Évelina/Lettre 18

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Évelina (1778)
Maradan (1p. 128-133).


LETTRE XVIII.


Suite de la Lettre d’Évelina.

Je n’eus pas plutôt achevé ma lettre de ce matin, que j’entendis frapper fortement à la porte : je descendis, et devinez qui je trouvai dans la salle des visites ? — Mylord Orville.

Il étoit seul, car la famille ne s’étoit pas encore assemblée pour le déjeûner. Il s’informa de ma santé, de celle de madame et de miss Mirvan : j’étois surprise du degré d’intérêt qu’il sembloit attacher à ces questions ; mais j’en sus bientôt le motif : il venoit d’être informé de l’accident qui nous étoit arrivé à Ranelagh. Il m’en témoigna son inquiétude dans les termes les plus polis, et il regretta d’avoir manqué l’occasion de nous offrir ses services. « Mais, ajouta-t-il, sir Clément Willoughby, si je ne me trompe, a été plus heureux que moi ».

Je lui répondis qu’il avoit été avec le capitaine Mirvan.

« On m’avoit dit qu’il étoit de votre partie, madame » ?

J’espère que cet étourdi ne se sera pas vanté d’avoir borné ses secours à moi seule. En attendant, mylord Orville ne pressa point ce sujet ; il me dit « qu’il espéroit que cette fâcheuse aventure ne m’empêcheroit pas de continuer à embellir Ranelagh de ma présence ».

« Le temps de notre séjour à Londres est sur le point d’expirer, mylord ».

« Comment madame, comptez-vous de nous quitter si vîte » ?

« Oui, mylord, nous nous sommes déjà arrêtés plus que nous ne pensions ».

« Avez-vous donc un goût si décidé pour la campagne » ?

« Nous n’avons fait le voyage que pour venir à la rencontre du capitaine Mirvan ».

« Et miss Anville ne s’intéresse-t-elle pas un peu à tant de personnes qui seront affligées de son départ » ?

« Mylord, je suis sûre que vous ne vous imaginez pas… ». — J’en demeurai-là, et certes je ne savois pas ce que j’allois dire. Mon ridicule embarras m’en attira un second. Mylord Orville s’avança vers moi ; et me prenant la main, il me dit : « Je m’imagine qu’il suffit d’avoir vu une fois miss Anville, pour en conserver un souvenir qui ne s’efface pas aisément ».

Un tel compliment, — dans la bouche du lord, me coupa entièrement la parole. Je sentis que je changeois de visage ; je ne dis mot, et je baissai les yeux. Je me remis pourtant d’abord, et, en retirant ma main, je lui dis que j’allois voir si madame Mirvan étoit habillée. Il ne me retint point, et je sortis.

Je rencontrai toute la famille sur l’escalier, et je rentrai avec eux pour déjeûner.

C’étoit-là le moment de lui faire des excuses de ma conduite du ridotto, et je suis fâchée de l’avoir laissé échapper ; mais, à dire vrai, cette affaire ne me revint point dans l’esprit pendant ce court tête-à-tête. Si cependant je retrouve jamais une occasion aussi favorable, je la mettrai sûrement à profit. L’idée de passer à ses yeux pour sotte ou pour présomptueuse, me chagrine véritablement, et je me veux bien du mal d’y avoir donné lieu, en quelque façon par ma propre faute.

Mais que dites-vous, monsieur, de ce compliment ; ne vous paroît-il pas singulier ? Je ne m’y attendois pas de sa part : — mais la galanterie est, je crois, commune à tous les hommes, quelles que soient d’ailleurs leurs bonnes qualités.

Notre déjeûner fut le plus délicieux de tous les repas que nous ayons faits ici depuis notre arrivée. Si cette madame Duval n’y étoit pas, je commencerois à me plaire à Londres.

La conversation du lord Orville est des plus agréables. Ses manières douces, polies et modestes, inspirent la confiance et lui assurent une estime générale. Loin de se reposer sur son mérite, il cherche toujours à plaire dans les sociétés ; et quoique sûr d’un succès constant, il n’en tire pas la moindre vanité. Qu’il diffère en cela de la plupart des jeunes gens d’ici, qui, sans atteindre à ses perfections, affichent des airs de prétention insupportables !

Je voudrois, mon très-cher monsieur, que vous fissiez la connoissance de ce lord Orville : je suis persuadée que vous l’aimeriez. Il est le seul à Londres pour qui j’aie été tentée de faire un pareil souhait. Quelquefois je me représente que, lorsque l’âge aura ralenti sa vivacité, et qu’il mènera une vie moins dissipée, alors il pourra bien ressembler à l’homme que j’aime et que j’honore le plus. Sa douceur actuelle, sa politesse, une modeste défiance de lui-même, semblent présager pour l’avenir cette même bienveillance, cette dignité et cette bonté de cœur que j’admire en vous… Mais je m’étends trop sur ce sujet.

Après que mylord se fut retiré, — sa visite fut bien courte, — je me préparai, quoiqu’avec répugnance, à retourner chez madame Duval. Madame Mirvan eut la bonté de m’éviter cet ennui : elle proposa au capitaine de la faire prier à dîner ; il y consentit, étant d’ailleurs bien aise, disoit-il, de lui demander des nouvelles de son négligé de soie.

Elle a accepté l’invitation, et on l’attend à tout moment. Je ne comprends pas qu’une femme, qui est maîtresse absolue de son temps, de ses biens et de ses volontés, puisse consentir à s’exposer de son plein gré aux incivilités d’un homme qui a visiblement pris à tâche de se jouer d’elle : mais elle est peu connue ici, et je suppose qu’elle ne sait pas trop comment s’occuper.

Que ne dois-je pas à madame Mirvan, de ce que son amitié veut bien me sacrifier un temps qu’elle passera très-mal elle-même ! Chaque querelle que suscite son indigne mari, lui prépare de nouveaux chagrins. Cette considération m’a engagée aussi à la prier de ne point inviter madame Duval ; mais elle m’a répondu qu’elle ne souffriroit pas que je passasse tout mon temps loin d’elle. Cette excellente dame a pour moi des bontés de mère.