Évelina/Lettre 37

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Évelina (1778)
Maradan (1p. 286-289).


LETTRE XXXVII.


M. Villars à Évelina.
Berry-Hill, 5 mai.

Ne vous laissez point abattre, ma chère Évelina, par un coup du sort, dont vous n’êtes pas responsable. Ce n’est point pour avoir manqué à vos devoirs, ni même par inconsidération, que vous vous êtes attiré la disgrace qui vous afflige ; vous êtes à l’abri de tout reproche, cela doit vous suffire. Munissez-vous, mon enfant, du courage qu’inspire l’innocence, et laissez votre tristesse à celui qui en est l’auteur ; il ne sentira que trop un jour les remords de sa conscience.

Ce que sir Belmont dit de moi dans sa lettre, m’est absolument inintelligible ; mon cœur, j’ose le dire, ne me reproche aucun vice : mais ai-je jamais prétendu passer pour un homme sans tache ? Quoi qu’il en soit, il semble nous promettre dans la suite une explication plus précise : j’attendrai cette époque ; et s’il paroissoit alors que j’aie contribué, par ma faute, aux calamités que nous pleurons aujourd’hui, je serai tout aussi frappé de cette découverte que ceux de mes amis qui mettent le plus de confiance en ma probité.

Cette autre phrase où il parle de la fortune que je pourrois vous trouver dans la suite, passe également mon intelligence. — Mais je m’abandonne à des réflexions qui naturellement doivent rouvrir les plaies de votre cœur. — Je finirai par vous faire remarquer qu’il règne dans toute cette lettre un air de mystère que le temps seul peut expliquer.

Le projet de madame Duval est tel qu’on devoit l’attendre d’une femme ennemie de toute contradiction, et d’ailleurs entièrement incapable de sentir la délicatesse de votre position. J’approuve très-fort la répugnance que vous lui avez témoignée pour l’exécution de son plan, et votre façon de penser à cet égard est parfaitement d’accord avec la mienne. Que madame Duval entreprenne seule ce voyage, et personne ne s’y opposera. Ce seroit le plus sûr moyen de rendre à mon Évelina cette heureuse tranquillité que sa présence a renversée. Quant à la visite qu’elle me destine, je l’en dispenserais volontiers sans doute ; mais si elle est décidée à ne pas se contenter du refus que je lui ferai par lettre, elle peut venir prendre celui que je lui prépare de bouche.

Les détails que vous me rapportez du séjour de sir Clément Willoughby, me font souhaiter plus que jamais votre prompt retour. Je suis peu surpris de l’opiniâtreté qu’il met dans ses assiduités ; mais je suis choqué des familiarités dont il les accompagne. Vous ne sauriez, ma chère, être trop sur vos gardes ; cet homme est d’un caractère à tirer avantage de la moindre imprudence que vous pourriez commettre. Il ne vous suffit pas d’être réservée avec lui, sa conduite exige du ressentiment ; et s’il s’avisoit encore, comme il n’y manquera pas, de vous proposer des entrevues particulières, marquez-lui votre mépris et votre mécontentement, dans des termes qui soient capables de lui faire changer de manières. D’ailleurs, je vous préviens que si ses visites étoient répétées, votre séjour à Howard-Grove ne pourra plus être de longue durée ; lady Howard sera la première à reconnoître que votre départ deviendroit nécessaire.

Adieu, mon cher enfant : n’oubliez pas de présenter mes devoirs à la famille respectable à laquelle nous avons tant d’obligations.