Évelina/Lettre 38

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Évelina (1778)
Maradan (1p. 289-292).


LETTRE XXXVIII.


M. Villars à Lady Howard.
Berry-Hill, 27 mai.

Madame,

La visite de madame Duval, que j’ai à vous annoncer aujourd’hui, ne sauroit être une nouvelle inattendue pour vous, elle n’aura pas manqué de vous informer de ses desseins avant son départ. J’aurois désiré d’être dispensé de cette entrevue, mais je n’ai pu l’éviter décemment ; il n’étoit guère possible de renvoyer cette dame sans l’entendre.

Elle me dit qu’elle s’étoit déterminée à faire le voyage de Berry-Hill d’après la défense que j’ai faite à sa petite-fille de la suivre à Paris, et elle me demanda raison de l’autorité que je prétendois m’attribuer. Pour peu que j’eusse été disposé d’entrer en contestation avec elle, je l’aurois trouvée prête à disputer les titres valables que j’aurois pu alléguer ; mais mon intention étant d’éviter des débats inutiles, je pris le parti de l’écouter tranquillement ; et lorsque je remarquai qu’elle étoit lasse de parler, je la priai du plus grand sang-froid de me mettre au fait du motif de sa visite.

Elle me répondit qu’elle venoit pour me démettre du pouvoir que je m’étois arrogé sur sa petits-fille, et elle protesta qu’elle ne quitteroit point ma maison sans y avoir réussi.

Je m’abstiendrai de vous rapporter, madame, les détails de cette conversation désagréable ; je me bornerai à vous rendre compte du résultat de notre entrevue.

Madame Duval voyant que j’étais fermement résolu de m’opposer au départ de miss Évelina pour Paris, insista sur ce que ma pupille demeurât du moins avec elle à Londres jusqu’au retour de sir Belmont. Je combattis ce nouveau projet avec toute la force dont j’étois capable ; mais mes représentations n’aboutirent à rien, je perdis mon temps et elle sa patience : elle finit par me déclarer que de ce pas elle iroit faire son testament pour léguer à des étrangers tout son bien, qu’elle laisseront sans cela à sa petite-fille.

Cette menace auroit produit peu d’effet sur moi ; je suis persuadé depuis long-temps, qu’avec le seul nécessaire que je puis lui assurer, mon Evelina seroit aussi heureuse que si elle étoit riche à millions ; mais l’incertitude de son sort m’empêcha de suivre à la lettre le plan que je m’étois prescrit. Les liaisons qu’elle pourroit former dans la suite, le genre de vie pour lequel elle pourroit être réservée, la famille où elle pourroit entrer un jour, toutes ces raisons ajoutèrent du poids aux menaces de madame Duval ; et, après des discussions infiniment fatigantes, cette femme intraitable m’arracha enfin la promesse de lui céder ma pupille pour un mois.

Je ne me souviens pas d’avoir jamais accordé une demande d’aussi mauvaise grace et avec plus de répugnance. Je n’avois que trop de raisons pour persister dans mon refus ; le caractère emporté de la Duval, ses bassesses, sa grossière ignorance, ses liaisons de famille, les mauvaises sociétés qu’elle fréquente, voilà, je crois, des objections plus que suffisantes. Mais, d’un autre côté, avois-je le droit de frustrer mon Evelina d’un héritage immense qui dépendoit de mon consentement ? Cette seule considération m’a décidé ; et nous nous sommes quittés très-mécontens l’un de l’autre.

Il me reste à vous remercier, madame, de toutes les bontés que vous avez eues pour ma pupille pendant son séjour à Howard-Grove, et à vous prier de la laisser partir lorsque madame Duval jugera à propos de réclamer la promesse qu’elle m’a extorquée.

Je suis, &c.


Arthur Villars.