Évelina/Lettre 48

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Évelina (1778)
Maradan (1p. 372-376).


LETTRE XLVIII.


Suite de la lettre d’Évelina.

Depuis trois jours, monsieur, nous menons un genre de vie tranquille et retiré. Le Vauxhall a dégoûté madame Duval des endroits publics ; mais comme il lui est impossible de rester long-temps chez elle, elle a résolu ce matin de dissiper ses ennuis par quelque partie de plaisir. Nous sommes sorties pour aller prendre les Branghton, et de là nous devions nous rendre aux jardins de Marybone.

Une grosse ondée nous a surprises en chemin, et le temps sembloit se mettre à la pluie pour toute la soirée. Rendues à Snow-Hill, j’ai retrouvé dans la boutique M. Macartney assis, un livre à la main, dans le même coin où je l’avois vu dernièrement : il me paroissoit plus triste et plus abattu que jamais. Cependant j’ai cru remarquer que sa physionomie s’éclaircissoit un peu à notre arrivée. Je lui ai fait involontairement la première révérence : il s’est levé, et m’a saluée avec une précipitation qui marquoit sa surprise et son trouble.

Quelques minutes après, la famille est venue nous joindre : M. Smith étoit engagé en ville.

On délibéroit si nous sortirions malgré le mauvais temps ; M. Branghton nous a conseillé de patienter encore, et de monter en attendant dans sa chambre. Son invitation a été acceptée, et je me préparois à le suivre, quand je vis que M. Macartney, qui avoit fermé son livre, me fixoit avec une attention particulière. Je m’apperçus qu’il desiroit de me parler ; et, pour lui en faciliter le moyen, je revins sur mes pas, après que tout le monde se fut retiré de la boutique. J’espérois que cette démarche l’encourageroit à s’expliquer ; mais elle ne fit qu’augmenter son embarras. Il se promenoit à grands pas en soupirant : enfin il se jeta dans un fauteuil.

J’étois trop affectée pour être témoin de son angoisse, et j’allois le quitter, pour lui laisser le temps de se remettre. Il me rappela. « Madame, au nom du ciel » ! me dit-il.

Il s’interrompit, et je fis de mon mieux pour lui cacher le trouble dont j’étois moi-même agitée. Je me flattois qu’il en viendroit à une ouverture : j’étois sur le point de lui offrir ma bourse, si je n’avois craint de l’offenser. Comme il continuoit de garder le silence, je pris sur moi de lui demander s’il souhaitoit de me parler.

« Oui, je le souhaitais, mais je n’en ai plus la force ».

« Une autre fois peut-être quand vous serez plus calme — ».

« Une autre fois ! reprit-il d’un ton lamentable. Hélas ! l’avenir ne m’offre que misère et désespoir ».

« Oh ! monsieur, ne vous abandonnez pas à des idées aussi accablantes. — Si vous désespérez ainsi de vous-même, comment pourrois-je… ».

« Ah ! madame, qui êtes-vous ? d’où venez-vous ? par quel hasard semblez-vous être devenue l’arbitre du sort d’un malheureux comme moi » ?

« Veuille le ciel que je puisse vous être utile » !

« Vous le pouvez » !

« Dites-moi comment » ?

« Eh bien ! madame, vous le saurez. La mort étoit l’unique ressource qui me restoit ; vous me l’avez enlevée, et j’ai acquis le droit de réclamer vos secours ».

« Achevez, monsieur ; on va descendre, et vous n’avez plus de temps à perdre ».

« Oui, madame ; pourriez-vous donc ? — voudriez-vous ? — mais je n’en doute pas. — Ô Dieu ! je n’ai pas le courage de le lui dire ».

Je pris ma bourse en main, et je m’approchai de lui. « Monsieur, si, en effet, je puis vous servir, pourquoi me refuserez-vous cette satisfaction ? Permettriez-vous… ».

« Ah ! madame, votre voix est celle de la pitié ; depuis long-temps, Dieu le sait, je ne la connois plus ».

Dans le même moment, j’entendis le jeune Branghton qui m’appeloit. Je saisis ce prétexte pour me retirer. « Que le ciel soit votre protecteur et votre consolateur » ! Ce furent mes dernières paroles ; je laissai tomber la bourse, et je gagnai au plus vîte l’escalier.

Je vous connois trop, mon cher monsieur, pour craindre que vous désapprouviez cette bonne action : je suis bien aise cependant de vous dire que je puis me passer de nouvelles remises, puisque j’ai peu de dépenses à faire, et que d’ailleurs je compte retourner bientôt à Howard-Grove.

Je dis bientôt ! et je ne pense pas qu’à peine quinze jours soient expirés du long mois pendant lequel je suis condamnée à languir ici.

Les Branghton ont beaucoup plaisanté du tête-à-tête que j’avois eu avec le sot Écossais (c’est ainsi qu’on le nomme) ; mais j’étois trop émue pour faire attention à leurs sarcasmes. La partie de Marybone a été heureusement renvoyée à un autre jour, et nous sommes rentrées chez nous de fort bonne heure. J’ai laissé madame Duval avec son fidèle compagnon M. Dubois, et je me suis retirée dans ma chambre pour m’entretenir avec vous, le meilleur de mes amis.

Voilà, monsieur, une journée que je finis avec un cœur bien content ; j’ai contribué à soulager, autant qu’il dépendoit de moi, un infortuné ; que le ciel en soit béni ! J’espère qu’avec ce petit secours, le pauvre M. Macartney pourra acquitter ce qu’il doit à ses hôtes.


FIN DU TOME PREMIER.