Évelina/Lettre 57

La bibliothèque libre.
Évelina (1778)
Maradan (2p. 73-78).


LETTRE LVII.


Évelina à miss Mirvan.
Berry-Hill, 14 juillet.

Vous serez surprise, ma chère Marie, et j’ose même croire un peu affligée, quand, à la place de votre amie, vous ne recevrez qu’une lettre qui n’exprimera que bien foiblement les sentimens du cœur qui l’a dictée.

En vous écrivant vendredi, j’attendois à chaque instant madame Clinton, avec laquelle je me proposois de partir pour Howard-Grove. Elle arriva : mais il fallut changer mon plan ; car elle m’apporta, de la part du meilleur ami que jamais orpheline ait trouvé, une lettre pleine de tendresse, qui m’enjoignoit de retourner incessamment à Berry-Hill.

J’ai obéi, et vous me pardonnerez si je vous avoue que ce fut de bon cœur ; le pouvois-je autrement après une si longue séparation, sans être la plus ingrate des filles. Et cependant, ma chère Marie, quoique j’eusse souhaité de quitter Londres, l’accomplissement même de ce desir n’a point contribué à mon bonheur ; j’avois senti une impatience inexprimable pour revenir ici, et cependant une profonde tristesse m’a suivie sur la route. Vous auriez de la peine à me reconnoître ; — hélas ! je ne me reconnois plus moi-même. Peut-être en vous voyant aurois-je essayé de verser dans votre sein tous les secrets de mon cœur, et alors. — Mais reprenons le récit de mon voyage.

Madame Clinton remit à madame Duval une lettre de M. Villars, par laquelle il la prioit de consentir à mon départ. J’en obtins d’abord la permission : mais lorsqu’elle vit que je quittois Londres avec tant de facilité, et qu’elle se persuada que M. Dubois m’étoit réellement indifférent, elle commença à s’adoucir un peu, et elle me déclara que si elle m’avoit connu de pareils sentimens, elle n’auroit point souffert que je m’enterrasse de nouveau à la campagne ; qu’elle n’avoit pensé à me renvoyer que pour punir M. Dubois.

Les Branghton sont venus prendre congé de moi ; mais n’en parlons plus : la patience m’échappe quand je pense à ces gens, qui sont la cause de tout le trouble qui m’a accompagnée ici.

Mon abattement fut tel pendant tout le voyage, que j’eus toutes les peines du monde à faire revenir la digne madame Clinton de l’idée que j’étais malade. Hélas ! je me trouvois dans une assiette d’esprit plus accablante qu’aucune souffrance du corps.

Lorsque je fus arrivée à Berry-Hill, — lorsque la voiture s’arrêta devant la maison, oh ma chère, comme le cœur me battoit de joie ! Et lorsque le plus respectable des hommes parut à la fenêtre, quand je le vis lever ses mains vers le ciel, sans doute pour le remercier de mon heureuse arrivée, ô quelle fut mon émotion ! — J’ouvris moi-même la portière pour voler dans ses bras. Il s’étoit disposé à venir à ma rencontre ; mais à l’instant où je mis les pieds dans la chambre, il retomba dans son fauteuil, poussant un profond soupir ; et prononçant d’un air rayonnant de plaisir ces seules paroles : Je te rends graces, ô mon Dieu !

Dans l’effusion de ma tendresse, je n’eus rien de plus pressé que de m’élancer à ses genoux : je les embrassai, je baisai ses mains, et je les arrosai de mes larmes ; mais je n’eus pas la force de parler. Il me reçut dans ses bras paternels, me pressa sur son cœur, et, la tête appuyée sur mes joues, il eut de la peine à articuler les bénédictions que son ame bienfaisante répandoit sur moi.

Ô miss Mirvan ! chérie de la sorte du meilleur des hommes, ne devrois-je pas être heureuse ? — Devrois-je connoître d’autre désir que celui de mériter ses bontés ? — N’allez pas croire cependant que je sois ingrate ; non, je ne le suis point, quoique l’état actuel de mon esprit me rende incapable, pour le moment, d’apprécier, comme je le voudrois, les bienfaits de la Providence.

Je cherche en vain à mettre de l’ordre dans ce que j’écris : mes idées sont trop confuses aujourd’hui.

Le local influe bien peu sur notre bonheur ! Je m’étois flattée, qu’une fois rendue à Berry-Hill, je retrouverois la tranquillité ; mais je me suis trompée, et jusqu’ici le repos n’a rien de commun avec votre Évelina.

Je rougis de cet aveu. Excuserez-vous, Marie, le sérieux de cette lettre ? Mais je m’impose une contrainte si violente vis-à-vis de M. Villars, que j’ai cru devoir la quitter en m’entretenant avec vous. Adieu, ma chère miss Mirvan.

J’ajoute encore un mot ; ne vous laissez point abuser par le ton de cette lettre : n’imputez à personne la mélancolie dont je m’accuse ; ne vous imaginez point que mon cœur est trop facile à recevoir des impressions : c’est à moi seule, et non à des causes étrangères, qu’il faut attribuer la situation où je me trouve. Rien n’est plus vrai ; croyez-en votre affectionnée

Évelina.

P. S. Je vous supplie de faire agréer mes excuses à lady Howard et à madame votre mère.