Évelina/Lettre 58

La bibliothèque libre.
Évelina (1778)
Maradan (2p. 78-85).


LETTRE LVIII.


Continuation de la précédente.
Berry-Hill, 21 juillet.

Vous m’accusez d’être mystérieuse ; et, puisque vous le dites, je dois croire que j’ai mérité ce reproche : — en attendant, vous ne savez pas, ma chère, combien il m’en coûte de me justifier. — Mais je ne connois point le moyen de résister à vos instances obligeantes, et je vais vous confier tous mes secrets : ma réserve seroit d’autant plus déplacée que j’y perdrois la première ; car j’espère bien que votre amitié et votre affection contribueront à me soulager. Soyez sûre que si mes chagrins partoient d’une autre source, je n’aurois pas balancé un instant à vous ouvrir mon cœur ; mais la situation dans laquelle je me trouve est telle, que je voudrois la cacher non-seulement au monde entier, mais à moi-même, si cela se pouvoit. Venons au fait, puisqu’il faut parler.

En vérité je ne sais comment m’y prendre pour vous l’expliquer ; j’essaie vingt tours de phrase, et aucune ne veut se prêter à mes idées ; je fais un effort pour entrer en matière.

Ah ! miss Mirvan, eussiez-vous jamais cru qu’un homme qui sembloit être formé pour servir de modèle, — qui approchoit de la perfection, — qu’un homme d’une politesse achevée, — d’une douceur de mœurs au-dessus de toute comparaison, — l’eussiez-vous cru, miss Mirvan, qu’un mylord Orville, auroit pu me traiter avec indignité ?

C’en est fait ! jamais je ne m’en fierai aux apparences, — jamais je n’en croirai mon foible jugement, — jamais je ne me persuaderai que, pour être homme de bien, il suffit d’être aimable. Quelles maximes cruelles la connoissance du monde n’inspire-t-elle pas ! — Mais, tandis que je m’abandonne à mes réflexions, j’oublie que je vous ai laissée en suspens.

J’avois précisément achevé la dernière lettre que je vous ai écrite de Londres, quand la servante du logis m’apporta un billet. Le laquais qui le lui avoit remis, avoit dit qu’il repasseroit le lendemain pour prendre la réponse.

Ce billet, — mais jugez-en vous-même, ma chère ; le voici :

À miss Anville.

« J’ai lu avec transport la lettre dont vous m’ayez fait le cadeau hier matin, ô la plus aimable des femmes ! je suis fâché que l’accident survenu à mon carrosse ait pu vous inquiéter un moment ; mais j’ai été très-flatté en même temps de la manière obligeante dont vous exprimez votre embarras. Croyez-moi, ma chère enfant, je suis très-sensible à la bonne opinion que vous avez prise de moi ; elle m’honore et me pénètre de tendresse et de gratitude. Je serai fier de continuer la correspondance que vous avez commencée avec tant de complaisance, et j’espère que vous sentez trop le prix de cette faveur, pour que vous pensiez à me la retirer. Je désire passionnément de mettre à vos pieds les expressions de ma reconnoissance, et de vous payer le tribut qui est dû à vos charmes et à vos perfections. Marquez-moi, je vous supplie, jusqu’à quand vous comptez rester en ville. Le domestique par lequel j’enverrai prendre votre réponse, est chargé de me l’apporter en poste. Je l’attendrai avec une impatience que rien ne peut égaler, si ce n’est de vous assurer de vive voix combien je suis, ma belle enfant,

Votre sincère admirateur,
Orville.

Quelle lettre ! chaque ligne est un outrage. Vous savez, ma chère amie, en quels termes je lui ai écrit ; méritois-je une telle réponse ? Ce qui m’humilie le plus, c’est de m’être attiré volontairement cet affront. Mon intention n’étoit que de lui faire une simple excuse : je croyois la lui devoir, je croyois la devoir à moi-même ; et à en juger par sa lettre, ne diroit-on pas que la mienne contenoit l’aveu de sentimens propres à exciter son mépris ?

Je me retirai dans ma chambre, au moment où la lettre me fut rendue ; je la parcourus rapidement, et, je l’avoue, elle me fit plaisir. Incapable de soupçonner une incongruité de la part de mylord Orville, je n’observai pas d’abord ce que sa réponse renferme de choquant ; je ne m’arrêtai qu’à ce qu’il m’y disoit d’obligeant, et je fus si peu maîtresse de mes mouvemens, qu’il me fallut du temps pour me remettre. Je me promenai à grands pas dans ma chambre, et je me demandai à diverses reprises : « Seroit-il possible que mylord Orville t’aimât » ?

Mais ce songe fut bientôt dissipé, et je me réveillai pour éprouver des sensations très-différentes. Une seconde lecture du billet me dessilla les yeux ; je ne le reconnus plus, chaque parole me parut changée, chaque phrase choisie pour me faire rougir : mon étonnement fut extrême, et je n’en revins que pour m’abandonner à une juste indignation.

Je ne me fais point de peine d’avouer que j’ai commis une faute en écrivant à mylord Orville ; mais étoit-ce à lui de m’en punir ? Si je l’ai offensé, ne pouvoit-il pas prendre le parti de garder le silence ? Si la démarche que je me suis permise lui sembloit déplacée, ne devoit-il pas l’excuser par mon âge et par mon défaut d’expérience ?

Oh ! Marie, comme je me suis trompée sur le compte de cet homme ! ma plume essaieroit en vain de vous exprimer la haute idée que j’avois de lui. Si je l’avois moins estimé, je ne me serois point tant précipitée de lui écrire : malheureuse précipitation, combien elle me cause de regrets !

Quoi qu’il en soit, je devrois peut-être me réjouir plutôt que de me chagriner, puisque cette affaire me découvre à fond le caractère de mylord Orville, et écarte une trop grande partialité qui m’aveugloit sur ses défauts, et ne me laissoit voir que ses vertus et ses bonnes qualités. Si j’avois été plus long-temps dans l’erreur, si j’avois eu le loisir de me fortifier dans les préjugés favorables que j’avois adoptés, qui sait à quelles extrémités mes fausses idées m’auroient conduite ! — Je crains que mon danger n’ait déjà été plus grand que je ne le croyois, et je n’y saurois penser sans trembler. Mon cœur n’étoit que trop enclin à recevoir des impressions, qui si elles avoient pris racine, ruinoient pour toujours mon repos et mon bonheur.

Quelque disposée que je sois à chasser de mon esprit la mélancolie qui l’assiége, et à vous présenter, mon amie, des images plus riantes, je n’y saurois réussir ; car, indépendamment de l’humiliation que je souffre, j’ai encore un autre sujet de chagrin : hélas ! ma chère Marie, j’ai troublé la tranquillité du meilleur des hommes.

Je n’ai pas eu le courage de lui montrer cette cruelle lettre ; je ne pouvois me résoudre d’avilir à ses yeux celui que peu auparavant j’avois élevé jusqu’aux nues. Mon premier plan fut de garder par-devers moi le secret que vos instances amicales viennent de m’arracher : aujourd’hui je voudrois que je n’en eusse jamais fait un mystère à M. Villars. Que doit-il penser du sérieux qui, malgré moi, et contre ma coutume, m’accompagne par-tout ?

Ce que je crains le plus, c’est qu’il ne s’imagine que mon séjour à Londres ne m’ait dégoûtée de la campagne. Tout le monde s’apperçoit que je ne suis plus la même ; mon visage est pâle et défait, ma santé dérangée. On me le dit, on glose : mais ces critiques ne me toucheroient pas, si elles n’attiroient en même temps l’attention de M. Villars ; chacun de ses regards me parle du tendre intérêt qu’il prend à ma situation.

Dans un entretien que j’ai eu aujourd’hui avec lui sur mon voyage de Londres, il a fait mention de mylord Orville. J’en ai été tellement décontenancée, que j’ai cherché à détourner immédiatement la conversation ; il l’a continuée malgré cette défaite, et, à ma grande surprise, il a fait le panégyrique du lord dans les termes les plus forts, prônant sur-tout sa conduite décente et honnête à Marybone. J’avois les joues en feu, et bien de la peine à contenir mon dépit. Pouvois-je, en effet, entendre louer tranquillement par le meilleur des hommes, celui dont je m’étois fait autrefois l’idée la plus flatteuse, et qui, par sa conduite, m’a détrompée si cruellement !

Je crains d’apprendre ce que M. Villars aura pensé de mon silence et de mon embarras ; mais j’espère qu’il ne touchera plus cette matière. En attendant, j’aurois des reproches à me faire, si je me livrois à une mélancolie qui devient contagieuse pour le respectable vieillard, dont le consentement me tient à cœur par devoir. Je suis reconnoissante de ce qu’il n’a point persisté à sonder ma plaie, et je tâcherai de la guérir par la conviction que j’ai de n’avoir pas mérité l’affront qu’on m’a fait essuyer. Mais n’est-il pas triste, ma chère, de vivre dans un monde trompeur, où il faut se défier de ce qu’on voit, de ce qu’on entend, et même de ce qu’on sent !