Évenor et Leucippe/XII/2
Le Paradis retrouvé.
(Suite.)
Plusieurs saisons s’étaient écoulées déjà depuis que les époux avaient quitté leur solitude, et il leur semblait que c’était des années, car le temps se mesure aux émotions plus qu’à la durée. Traverser l’Éden fut pour eux comme un rêve. Leucippe volait plus qu’elle ne marchait, et elle ne s’arrêta pas un instant pour regarder sa cabane. Elle cherchait sa dive bien-aimée, et quand elle arriva au Ténare, inquiète, haletante, elle se sentit faiblir, comme au pressentiment d’un grand malheur. Évenor la soutint pour entrer dans la grotte. La grotte était déserte. Le lit de peau d’ours était dérangé et traînant. La louve apprivoisée par Téleïa s’en était emparée et y nourrissait ses petits. Elle gronda d’abord, puis, reconnaissant Leucippe, elle vint ramper à ses pieds.
— « Oh ! ma mère n’est plus, s’écria Leucippe, et je n’ai pas recueilli son dernier souffle ! Malheur à moi ! malheur à notre exil sur la terre des hommes ! »
Elle se traîna jusqu’aux rochers de la solfatare et y pénétra, oubliant la défense que Téleïa lui avait faite autrefois d’en approcher, et, ne songeant plus qu’à retrouver les restes de cette mère chérie. Des vapeurs suffocantes sortaient de l’abîme, et Évenor arrêta sa femme avec effroi en la voyant pâlir et perdre la respiration.
— « J’irai, lui dit-il ; au nom du ciel, reste ici. »
En ce moment, des hurlements plaintifs se firent entendre, et les chiens de la dive, sortant du gouffre, vinrent, comme avait fait la louve, caresser tristement Leucippe.
— « Viens, dit Leucippe à son époux. Puisque ces animaux fidèles ont pu braver l’air embrasé de ces cavernes, nous le pouvons, nous qui avons la volonté, et s’ils sont là, c’est que, morte ou vivante, celle qu’ils aiment y est aussi. »
Ils pénétrèrent dans les cavernes et y trouvèrent la dive étendue sur une cendre blanchâtre, éclairée par les livides reflets d’un jour bleu dont le foyer ne semblait être nulle part. En approchant davantage, ils virent que ce pâle rayonnement émanait d’elle, et ils contemplèrent son visage immobile et ses yeux éteints. Leucippe la crut morte, et, sans éprouver ni terreur ni dégoût, elle s’agenouilla pour baiser son front glacé et poli comme celui d’une statue de marbre, tandis qu’Évenor interrogeait la raideur de ses mains, qui semblaient s’être pétrifiées.
La Dive respirait encore. Elle ne fut pas ranimée par le baiser de Leucippe, mais elle le sentit dans son cœur, car tout son corps était paralysé par l’action d’une mort qui se présentait avec des phénomènes particuliers, étrangers à la race humaine. Sans faire un mouvement et sans essayer seulement un regard, elle parla ; elle parla d’une voix qui n’avait plus de timbre et qui ressemblait au clapotement des eaux souterraines :
— « Que Dieu est bon ! dit-elle. Il permet que mes enfants bien-aimés viennent me bénir à ma dernière heure ! Leucippe, je ne te vois plus ; Évenor, je ne puis plus t’entendre ; ne me parlez pas, ne touchez pas à mon corps, il n’est plus : il est tout enseveli, car il est bien où il est. Mon âme seule vous parle, écoutez-la. Dans un instant elle sera dans un plus bel astre. Elle n’est encore ici que parce qu’elle vous attendait. Elle sait ce que vous avez fait depuis notre séparation, car, grâce au divin prodige de la mort, elle voit pour un instant dans le temps et dans l’espace. Votre mission n’est pas finie. Elle va se décider. Retournez d’où vous venez. Vous y êtes nécessaires, et vous devez y rester tant qu’il vous sera possible ; mais ne vous affligez pas : bientôt vous serez dans l’Éden avec une tribu docile et choisie que vous ne devez jamais abandonner. Oui, c’est là, dans l’Éden que Dieu récompensera votre soumission en bénissant votre hyménée ; c’est là que des enfants naîtront de vous. À présent, adieu !… Croyez ! je vois… Espérez ! je saisis… Aimez-vous ! Dieu nous aime… Je vous bénis… Ô liberté ! le lien se brise, la vie m’appelle, la mort me quitte… J’entends des voix lointaines… Mes enfants !… ah ! les âmes sont bien heureuses quand elles quittent cette prison du corps !… À présent, sortez et ne revenez plus, car un grand mystère va s’accomplir. Allez ! »
Elle cessa de se faire entendre. Évenor et Leucippe étaient frappés de stupeur, car elle avait parlé sans que ses lèvres fissent aucun mouvement, et même sa voix ne semblait pas sortir d’elle, mais planer au-dessus d’elle. Le rayonnement qui l’enveloppait pâlit et se dissipa. La caverne rentra dans les ténèbres. Les chiens, qui se tenaient à l’entrée, s’enfuirent en hurlant. Évenor emporta Leucippe, qui, dans cet air lourd et brûlant de la bouche volcanique, avait perdu connaissance. Il la porta jusque dans l’Éden, et c’est là seulement qu’elle put pleurer, sur le sein de son époux, la dive qui l’avait tant aimée.
Elle voulait retourner auprès de son cadavre, mais Évenor lui rappela qu’en d’autres temps Téleïa leur avait ordonné, dans le cas où elle serait surprise par la mort, de la porter dans la caverne du Ténare, où elle voulait être abandonnée à l’action dissolvante de cette étuve naturelle où s’était consumée la poussière de ses parents, de son époux et de ses deux enfants.
Évenor, à genoux près de sa chère Leucippe dans la cabane de l’Éden, lui rendit le courage par l’effusion de sa tendresse sans bornes. Il lui demanda pardon du mouvement de faiblesse et d’égoïsme qu’il avait eu la veille et qu’il sentait maintenant indigne d’elle, indigne de la sagesse enseignée par Téleïa, et indigne de lui-même.
— « Partons, lui dit-il, retournons vers nos frères, et, que la dive ait prophétisé ou rêvé le sort qui nous est promis, accomplissons jusqu’au bout, avec patience, la tâche qui nous est confiée. S’il m’arrive encore, homme faible et vain que je suis, de prendre la souffrance de mon orgueil pour la sainteté de ma mission, rappelle-moi, Leucippe, que j’ai été appelé du nom de fils par la plus céleste des dives, que j’ai reçu d’elle la lumière de l’amour et obtenu de toi l’amour de la plus céleste des femmes. Si, en songeant à tant de gloire et de bonheur, je manque de patience avec les hommes de ma race, menace-moi de la sévérité du ciel, car j’aurai mérité d’expier ma folie et mon ingratitude. Mais non ! ceci n’arrivera point, car je sens que je dois maintenant m’élever au-dessus de moi-même. Ma confiance dans la suprême sagesse de Téleïa me rendait peut-être paresseux à me combattre. Si je tarde à montrer de la force et de la vertu, me disais-je, elle en aura pour moi et réparera, dans le cœur de ma bien-aimée Leucippe, le tort que je m’y serai fait par ma faiblesse. À présent, Leucippe, si j’ébranlais ta foi par mes doutes, et ton courage par mes abattements, qui donc te consolerait dans cette détresse que partagerait ton amour ? quelle main essuyerait les pleurs que tu verserais en secret, en essuyant mes pleurs indiscrètes et lâches ? Il te faudrait donc à ton tour, comme Téleïa, avoir de la force pour deux ; et moi, je te laisserais porter un double fardeau ? Non, non ! Je veux et je dois être désormais plus que ton frère et plus que ton époux ; je veux être le père et la mère que les flots t’ont ravis, et si je ne puis te donner les trésors de science divine que possédait la dive adorée, je veux, du moins, te rendre sa tendresse délicate et son dévouement maternel.
— Ô le bien-aimé de mon âme, dit Leucippe, pardonne-moi, à ton tour, le déchirement de mon cœur. Tu le vois, c’est moi qui suis faible, puisque j’ai tant de larmes pour ma dive, quand je ne devrais songer qu’à consoler ta propre douleur, aussi grande, aussi profonde que la mienne. Est-ce donc ainsi qu’elle m’avait appris à t’aimer, elle qui me disait sans cesse : « Nos propres douleurs ne sont rien en comparaison du mal qu’elles font à ceux qui nous chérissent ! Tuons donc en silence nos propres peines et soyons-en consolés par la joie de les leur avoir épargnées ! À ton tour, Évenor, il faudra me rappeler l’exquise tendresse de la dive, quand je penserai trop à elle sans m’occuper des regrets que je réveillerai dans ton cœur. Ne m’a-t-elle pas dit en te donnant à moi : « Voici ton père et ta mère dans ton frère et dans ton époux ? »