Évenor et Leucippe/XII/3

La bibliothèque libre.
Garnier Frères (3p. 225-241).


Le Paradis retrouvé.
(Suite.)


Évenor et Leucippe quittèrent l’Éden, suivis des chiens de Téleïa, qui ne voulaient plus les quitter, et ils furent, dès le lendemain, de retour à la tribu.

Une grande agitation y régnait. Sath et une partie considérable des hommes forts de sa tribu y étaient revenus, non dans le désir de se réconcilier avec les anciens ni avec les exilés, mais avec la tentation de les déposséder de cette région, la plus fertile et la plus saine du plateau, à moins qu’ils ne voulussent subir tous les caprices de leur despotisme. Ces hommes, qui s’intitulaient les libres, ne comprenaient la liberté que pour eux-mêmes. Celle des autres ne leur était rien, et l’esprit de caste s’était emparé d’eux à ce point, qu’ils avaient cherché les exilés dans les forêts maritimes avec le projet de les employer à leur service, de les faire chasser pour eux, de les nourrir et de les loger à leur guise, en un mot, de les réduire en esclavage. Tel était le résultat de l’énergie sans cœur et de l’activité sans lumière de leur chef, le redoutable Sath.

Une raison plus personnelle encore avait déterminé celui-ci à venir poursuivre les exilés jusque dans la tribu des anciens. Il avait perdu sa femme ; elle était morte par suite de ses mauvais traitements. Il n’avait osé exiger d’aucun de ses hardis compagnons le sacrifice de son amour, et il comptait trouver dans la tribu une vierge encore libre, ou une épouse mal défendue.

La plupart des réconciliés, enseignés et inspirés par Évenor et Leucippe, s’étaient comportés avec tant de sagesse depuis leur retour, que les anciens crurent pouvoir accueillir les libres avec confiance. Mais depuis deux jours qu’ils étaient là, déjà les libres parlaient en maîtres, déjà Sath exigeait qu’on lui livrât la jeune Lith, la seule fille de la tribu qui attendît encore le jour de son union. Elle était naturellement fiancée à Ops, qui était le dernier des jeunes gens à marier, les convenances de l’âge ne comportant pas de meilleur choix réciproque, et les deux adolescents s’étant promis l’un à l’autre. Lith éprouvait en outre pour Sath une vive répugnance, et ses parents, effrayés, alléguèrent qu’elle n’était pas encore nubile. Mais Sath ne tenait point compte de leur refus et se préparait à enlever la jeune fille, lorsque Évenor, à peine rentré chez sa mère, fut adjuré par cette famille alarmée et par celle d’Ops, qui était la sienne propre, de leur venir en aide.

Évenor se rendit auprès de Sath, suivi de Leucippe, qui ne voyait pas sans terreur cette conférence, mais qui se tint dehors pendant que son époux entrait dans la cabane où, installé chez ses propres parents comme en pays conquis, le superbe chef des libres, presque nu, ceint d’un court sayon de peau de sanglier, beau d’une beauté rude et sauvage, toujours jouant avec sa massue comme prêt à frapper quiconque lui résisterait, se raillait des remontrances de son père et commandait à sa propre mère comme à une servante.

Évenor lui parla avec adresse et douceur, invoquant leur parenté, leurs souvenirs d’enfance, et s’efforçant de lui faire comprendre le respect dû à la liberté d’autrui. Sath répondit avec mépris, puis avec menace, et, comme il élevait sa voix rauque et tonnante, Leucippe, alarmée, entra avec Ops et s’approcha vivement de son mari.

À la vue de cette créature, alors sans égale sur la terre, le farouche Sath se sentit un moment vaincu et intimidé. Il parut même adouci, et promit de réfléchir.

Mais, à peine les époux se furent-ils retirés, que Sath alla retrouver ses compagnons :

— « J’ai vu la femme d’Évenor, leur dit-il ; elle ne ressemble à aucune autre et je la veux.

Tous lui promirent qu’il l’aurait. Contents de le voir épris de cette femme, ils pensaient, en l’aidant à s’en emparer, préserver les leurs à jamais de ses tentatives ; mais, le lendemain, quand ils eurent vu Leucippe, leurs propres compagnes ne leur inspirèrent plus que dédain, et plusieurs résolurent de l’enlever pour leur compte.

Leucippe fut épouvantée des regards audacieux et ardents qui se fixaient sur elle.

« — Que crains-tu, lui dit Évenor, ne suis-je pas là pour te défendre ?

— Que pourras-tu seul contre eux tous ? répondit Leucippe. La tribu voudra-t-elle s’engager dans une querelle sanglante pour une cause particulière ? Ce brutal Sath te hait, ses compagnons sont plus forts et plus nombreux que les nôtres, et d’ailleurs, attendrons-nous qu’un combat s’engage ? Ne vois-tu pas que ces hommes ne sont accessibles à aucune sagesse, à aucune raison ? Fuyons, mon cher Évenor, réfugions-nous dans l’Éden. Il nous sera facile de nous y fortifier contre leurs attaques, si jamais ils découvrent l’entrée mystérieuse que la Providence nous a fait trouver. »

Évenor, retenu par un reste d’orgueil, et aussi par un sentiment de juste fierté et de vrai courage, répugnait à la fuite. Il ne pouvait se persuader que Sath voulût en venir aux mains, et il pensait que son attitude énergique et celle de ses amis imposeraient aux libres ; mais il apprit avec douleur, dans la journée, que plusieurs des anciens et presque tous les jeunes gens des deux sexes de la tribu sédentaire s’étaient enfuis avec Mos. Mos avait plus de haine que de courage, et quand il n’était pas soutenu par l’exaltation fanatique, il était craintif et abattu. D’ailleurs, depuis longtemps, il méditait d’entraîner avec lui les adhérents qu’il avait su conquérir, et d’aller former avec eux un établissement où l’influence d’Évenor ne balancerait plus la sienne.

Évenor espéra encore que les anciens sauraient faire prévaloir leur autorité morale pour empêcher une iniquité. Il alla les trouver avec Leucippe, pendant que Sath, de son côté, animait ses compagnons. Évenor trouva des vieillards nonchalants qui aimaient mieux céder que lutter, et, comme il revenait affligé et pensif vers sa cabane, voulant cependant douter encore de la malice de Sath, il vit ses parents au milieu de ses amis qui se consultaient avec anxiété.

Ops vint au devant de lui et lui dit :

— « Sath est venu ici avec quelques-uns des siens ; il a exigé qu’on remît, ce soir, Leucippe entre ses mains. Sur notre refus de transmettre à Leucippe un pareil ordre, il s’est retiré en riant, et, à présent, il s’apprête certainement à employer la force. Nous nous sommes donc rassemblés autour de ta demeure, tandis que notre père s’efforce d’en réunir d’autres que nous pour la résistance ; mais nous ne pouvons espérer d’atteindre un nombre égal à celui des libres. Donne-nous donc confiance et courage, car il nous faudra peut-être mourir en défendant Lith et Leucippe, et il faut que, du moins, notre dévouement leur soit utile.

— Ô Dieu ! dit Leucippe, serai-je donc la cause de cette lutte fratricide ? Je te l’ai dit, Évenor, il faut fuir. »