Évenor et Leucippe/XII/4
Le Paradis retrouvé.
(Suite.)
Mais, la fuite ne semblait pas possible. Il était trop tard, car les libres surveillaient tous les mouvements des réconciliés et de leur chef. Le père d’Évenor revint avec quelques-uns des hommes mûrs de la tribu (de ce nombre était la famille de Lith), qui avaient reçu la parole d’Évenor et qui disaient :
— « La raison comme la justice nous commande de protéger Leucippe ; car si nous cédons aujourd’hui, demain de nouveaux libres, veufs ou fatigués de leurs femmes, qu’ils ne savent point aimer, viendront nous demander nos filles avant même qu’elles soient nubiles, ou contre le vœu de leur cœur, et ils les feront mourir de lassitude et de chagrin avant l’âge de mourir, comme la femme de Sath est morte à la fleur de ses ans. »
Les femmes de ces hommes mûrs et celles des réconciliés, qui avaient pour Leucippe une tendresse enthousiaste, et qui tremblaient du péril où s’engageaient leurs maris, voulurent aussi s’armer, et Leucippe, exaltée maintenant par le courage et le dévouement de la petite troupe, distribua les armes de métal, les flèches et les javelots qu’elle tenait de la dive, et s’arma elle-même, décidée à tuer, plutôt que de laisser tuer son époux ou souiller sa chasteté.
Cependant le jour s’écoulait, et les libres, que l’on attendait d’un moment à l’autre, ne se déclaraient pas. La division avait éclaté entre eux, ainsi qu’il arrive dans toute mauvaise entreprise, et plusieurs, enflammés d’amour pour Leucippe, voulaient, qu’après la victoire, la possession de la fille des dives fût décidée par le sort. Des enfants, s’étant glissés autour de leur conseil, vinrent rendre compte à Évenor de cet incident. Évenor en prenait d’autant plus de confiance dans le triomphe de sa cause ; mais Aïs, sa mère, voyant descendre les premières ombres de la nuit qui s’annonçait chargée d’orage, lui parla ainsi :
« — Voici que la fuite devient possible. Voici les libres rassemblés pour la dispute comme nous le sommes pour l’amitié. Dieu ne veut pas que le sang coule, et c’est lui qui a troublé l’accord des méchants pour favoriser notre départ. Que chaque mère prenne ses plus jeunes enfants, que chaque père veille sur les aînés, que chaque époux emmène sa femme, qu’Évenor et Leucippe soient nos guides, et qu’ils nous conduisent dans ce pays de l’Éden, où nous ferons une ville nouvelle et où nous adorerons le grand esprit protecteur des âmes justes. »
La nouvelle colonie partit donc furtivement, n’emportant ni vêtements ni vases, n’emmenant aucun animal, excepté les chiens de la dive, qui ne quittaient jamais les pas de Leucippe, et se rejoignant par petits groupes dans le bois où Évenor, parti le premier avec sa femme, les attendait pour ouvrir la marche.
À la lueur des éclairs et au bruit de la foudre, les fugitifs marchèrent une partie de la nuit, et, cette fois, le voyage ne dura que quelques heures, les chiens ayant ouvert une route plus directe et plus mystérieuse. Mais comme, aux approches de l’Éden, les enfants fatigués exigeaient que l’on prît une heure de repos, Évenor, qui veillait avec les hommes, s’aperçut qu’un des émigrants se tenait seul à quelque distance, et lorsqu’il voulut approcher pour le reconnaître, cet homme s’éloigna et disparut dans l’épaisseur des branches.
« — Nous avons été suivis, dit Évenor à son père, qui avait déjà cru remarquer l’espion, et il faut nous tenir sur nos gardes. »
Ils éveillèrent les femmes et l’on se remit en route sans rencontrer d’obstacles ; mais, comme on arrivait à la porte d’Éden, Sath, avec une petite bande déterminée qu’il avait réussi à rallier, s’y présenta. Le combat allait s’engager, lorsqu’ils crurent voir une femme, toute rayonnante de lumière, et d’une stature gigantesque, s’élancer à leur rencontre et leur présenter sa face enflammée. Leur terreur fut si grande qu’ils s’enfuirent en jetant leurs armes et en poussant des cris de détresse. Plusieurs tombaient en chemin comme terrassés par l’épouvante, d’autres ne s’arrêtèrent que sur les bords du fleuve qui les séparait du village des libres, et qu’ils repassèrent le lendemain en se jurant de ne jamais revenir sur leurs pas. Sath s’était éloigné sans exprimer sa frayeur par aucun signe trop apparent ; mais, revenu chez les anciens, il fut pris de délire et faillit mourir. Revenu à la santé, il montra, sinon plus de bonté, du moins plus de crainte quand ses compagnons lui rappelèrent l’apparition menaçante, et ses mœurs s’adoucirent au point qu’une réconciliation devint possible entre lui et ceux de l’ancienne tribu.
Quant à Évenor et à Leucippe, eux aussi avaient vu cette femme rayonnante qui les avait protégés ; mais ils la virent autrement, et sa stature ne leur parut pas excéder de beaucoup celle des hommes. L’apparition ne se révéla point à leurs compagnons, qui entrèrent dans l’Éden avec des transports de joie. Lorsque Évenor et Leucippe voulurent, avant de les y suivre, contempler la face de l’être mystérieux qui avait semblé jusque-là se dérober à leurs regards, il se retourna et ils reconnurent les traits adorés de la dive, resplendissants de jeunesse et de beauté.
Mais, avant qu’ils eussent pu s’élancer vers elle pour lui parler, elle avait disparu, et ils se demandèrent si ce qu’ils avaient vu était un rêve.
Leucippe, agitée et transportée, courut à la caverne du Ténare. Elle y trouva le cadavre de la dive déjà séché et noirci par la fumée volcanique, et gisant pour jamais sur la poussière de sa race.
Le reste de la vie d’Évenor et de Leucippe se perd dans la nuit des temps inconnus. Il est probable que l’établissement dans l’Éden fut prospère, et que l’âge d’or nouveau, éclairé des clartés de l’âge divin antérieur, y régna longtemps à l’insu des autres races. Cependant Évenor, fidèle aux préceptes de Téleïa, s’était juré, en rentrant dans la forteresse paradisiaque, de ne pas restreindre sa mission aux félicités morales de la famille et de la tribu. Il est à croire qu’il sortit plusieurs fois de l’Éden pour répandre la lumière dans les divers établissements que Sath, Mos, les anciens et les libres formèrent sur le plateau ; mais l’histoire des âges fabuleux, qui n’est qu’une tradition poétique, à force de varier dans ses légendes et dans ses symboles multiples, laisse dans une ombre impénétrable les événements des civilisations primitives.