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Œdipe/Acte IV

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome VI (p. 186-201).
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ACTE IV.



Scène première

.
THÉSÉE, DIRCÉ, MÉGARE
Dircé.

Oui, déjà sur ce bruit l’amour m’avait flattée :
Mon âme avec plaisir s’étoit inquiétée ;
Et ce jaloux honneur qui ne consentoit pas
Qu’un frère me ravît un glorieux trépas,
1205Après cette douceur fièrement refusée,
Ne me refusoit point de vivre pour Thésée,
Et laissoit doucement corrompre sa fierté
À l’espoir renaissant de ma perplexité.
Mais si je vois en vous ce déplorable frère,
1210Quelle faveur du ciel voulez-vous que j’espère,
S’il n’est pas en sa main de m’arrêter au jour
Sans faire soulever et l’honneur et l’amour ?
S’il dédaigne mon sang, il accepte le vôtre ;
Et si quelque miracle épargne l’un et l’autre,
1215Pourra-t-il détacher de mon sort le plus doux
L’amertume de vivre, et n’être point à vous ?

Thésée.

Le ciel choisit souvent de secrètes conduites
Qu’on ne peut démêler qu’après de longues suites ;
Et de mon sort douteux l’obscur événement
1220Ne défend pas l’espoir d’un second changement.
Je chéris ce premier qui vous est salutaire.
Je ne puis en amant ce que je puis en frère ;

J’en garderai le nom tant qu’il faudra mourir ;
Mais si jamais d’ailleurs on peut vous secourir,
1225Peut-être que le ciel me faisant mieux connoître,
Sitôt que vous vivrez, je cesserai de l’être ;
Car je n’aspire point à calmer son courroux,
Et ne veux ni mourir ni vivre que pour vous.

Dircé.

Cet amour mal éteint sied mal au cœur d’un frère :
1230Où le sang doit parler, c’est à lui de se taire ;
Et sitôt que sans crime il ne peut plus durer,
Pour ses feux les plus vifs il est temps d’expirer.

Thésée.

Laissez-lui conserver ces ardeurs empressées
Qui vous faisoient l’objet de toutes mes pensées.
1235J’ai mêmes yeux encore, et vous mêmes appas :
Si mon sort est douteux, mon souhait ne l’est pas.
Mon cœur n’écoute point ce que le sang veut dire :
C’est d’amour qu’il gémit, c’est d’amour qu’il soupire ;
Et pour pouvoir sans crime en goûter la douceur,
1240Il se révolte exprès contre le nom de sœur.
De mes plus chers désirs ce partisan sincère
En faveur de l’amant tyrannise le frère,
Et partage à tous deux le digne empressement
De mourir comme frère et vivre comme amant.

Dircé.

1245Ô du sang de Laïus preuves trop manifestes !
Le ciel, vous destinant à des flammes incestes,
A su de votre esprit déraciner l’horreur
Que doit faire à l’amour le sacré nom de sœur ;
Mais si sa flamme y garde une place usurpée,
1250Dircé dans votre erreur n’est point enveloppée :
Elle se défend mieux de ce trouble intestin,
Et si c’est votre sort, ce n’est pas son destin.
Non qu’enfin sa vertu vous regarde en coupable :

Puisque le ciel vous force, il vous rend excusable ;
1255Et l’amour pour les sens est un si doux poison,
Qu’on ne peut pas toujours écouter la raison.
Moi-même, en qui l’honneur n’accepte aucune grâce,
J’aime en ce douteux sort tout ce qui m’embarrasse,
Je ne sais quoi m’y plaît qui n’ose s’exprimer,
1260Et ce confus mélange a de quoi me charmer.
Je n’aime plus qu’en sœur, et malgré moi j’espère.
Ah ! Prince, s’il se peut, ne soyez point mon frère,
Et laissez-moi mourir avec les sentiments
Que la gloire permet aux illustres amants.

Thésée.

1265Je vous ai déjà dit, princesse, que peut-être,
Sitôt que vous vivrez, je cesserai de l’être :
Faut-il que je m’explique ? Et toute votre ardeur
Ne peut-elle sans moi lire au fond de mon cœur ?
Puisqu’il est tout à vous, pénétrez-y, Madame :
1270Vous verrez que sans crime il conserve sa flamme.
Si je suis descendu jusqu’à vous abuser,
Un juste désespoir m’auroit fait plus oser ;
Et l’amour, pour défendre une si chère vie,
Peut faire vanité d’un peu de tromperie.
1275J’en ai tiré ce fruit, que ce nom décevant
A fait connoître ici que ce prince est vivant.
Phorbas l’a confessé ; Tirésie a lui-même
Appuyé de sa voix cet heureux stratagème :
C’est par lui qu’on a su qu’il respire en ces lieux.
1280Souffrez donc qu’un moment je trompe encor leurs yeux ;
Et puisque dans ce jour ce frère doit paroître,
Jusqu’à ce qu’on l’ait vu permettez-moi de l’être.

Dircé.

Je pardonne un abus que l’amour a formé,
Et rien ne peut déplaire alors qu’on est aimé.
1285Mais hasardiez-vous tant sans aucune lumière ?

Thésée.

Mégare m’avoit dit le secret de son père ;
Il m’a valu l’honneur de m’exposer pour tous ;
Mais je n’en abusois que pour mourir pour vous.
Le succès a passé cette triste espérance :
1290Ma flamme en vos périls ne voit plus d’apparence.
Si l’on peut à l’oracle ajouter quelque foi,
Ce fils a de sa main versé le sang du Roi ;
Et son ombre, en parlant de punir un grand crime,
Dit assez que c’est lui qu’elle veut pour victime.

Dircé.

1295Prince, quoi qu’il en soit, n’empêchez plus ma mort,
Si par le sacrifice on n’éclaircit mon sort.
La Reine, qui paroît, fait que je me retire :
Sachant ce que je sais, j’aurais peur d’en trop dire ;
Et comme enfin ma gloire a d’autres intérêts,
1300Vous saurez mieux sans moi ménager vos secrets :
Mais puisque vous voulez que mon esprit revive,
Ne tenez pas longtemps la vérité captive.


Scène II

.
JOCASTE, THÉSÉE, NÉRINE.
Jocaste.

Prince, j’ai vu Phorbas ; et tout ce qu’il m’a dit
À ce que vous croyez peut donner du crédit.
1305Un passant inconnu, touché de cette enfance
Dont un astre envieux condamnoit la naissance,
Sur le mont Cythéron reçut de lui mon fils,
Sans qu’il lui demandât son nom ni son pays,
De crainte qu’à son tour il ne conçût l’envie
1310D’apprendre dans quel sang il conservoit la vie.
Il l’a revu depuis, et presque tous les ans,

Dans le temple d’Élide offrir quelques présents.
Ainsi chacun des deux connoît l’autre au visage,
Sans s’être l’un à l’autre expliqués davantage.
1315Il a bien su de lui que ce fils conservé
Respire encor le jour dans un rang élevé ;
Mais je demande en vain qu’à mes yeux il le montre,
À moins que ce vieillard avec lui se rencontre.
Si Phædime après lui vous eut en son pouvoir,
1320De cet inconnu même il put vous recevoir,
Et voyant à Trézène une mère affligée
De la perte du fils qu’elle avait eu d’Ægée,
Vous offrir en sa place, elle vous accepter.
Tout ce qui sur ce point pourroit faire douter,
1325C’est qu’il vous a souffert dans une flamme inceste,
Et n’a parlé de rien qu’en mourant de la peste.
Mais d’ailleurs Tirésie a dit que dans ce jour
Nous pourrons voir ce prince, et qu’il vit dans la cour[1] ;
Quelques moments après on vous a vu paroître :
1330Ainsi vous pouvez l’être, et pouvez ne pas l’être.
Passons outre. À Phorbas ajouteriez-vous foi ?
S’il n’a pas vu mon fils, il vit la mort du Roi,
Il connaît l’assassin : voulez-vous qu’il vous voie ?

Thésée.

Je le verrai, madame, et l’attends avec joie,
1335Sûr, comme je l’ai dit, qu’il n’est point de malheurs[2]
Qui m’eussent pu réduire à suivre des voleurs.

Jocaste.

Ne vous assurez point sur cette conjecture,
Et souffrez qu’elle cède à la vérité pure.
Honteux qu’un homme seul eût triomphé de trois,
1340Qu’il en eût tué deux et mis l’autre aux abois,

Phorbas nous supposa ce qu’il nous en fit croire,
Et parla de brigands pour sauver quelque gloire.
Il me vient d’avouer sa faiblesse à genoux.
« D’un bras seul, m’a-t-il dit, partirent tous les coups ;
1345Un bras seul à tous trois nous ferma le passage,
Et d’une seule main ce grand crime est l’ouvrage. »

Thésée.

Le crime n’est pas grand s’il fut seul contre trois ;
Mais jamais sans forfait on ne se prend aux rois ;
Et fussent-ils cachés sous un habit champêtre,
1350Leur propre majesté les doit faire connoître.
L’assassin de Laïus est digne du trépas,
Bien que seul contre trois, il ne le connût pas.
Pour moi, je l’avouerai, que jamais ma vaillance
À mon bras contre trois n’a commis ma défense.
1355L’œil de votre Phorbas aura beau me chercher,
Jamais dans la Phocide on ne m’a vu marcher.
Qu’il vienne : à ses regards sans crainte je m’expose ;
Et c’est un imposteur s’il vous dit autre chose.

Jocaste.

Faites entrer Phorbas. Prince, pensez-y bien.

Thésée.

1360S’il est homme d’honneur, je n’en dois craindre rien.

Jocaste.

Vous voudrez, mais trop tard, en éviter la vue.

Thésée.

Qu’il vienne ; il tarde trop, cette lenteur me tue ;
Et si je le pouvois sans perdre le respect,
Je me plaindrois un peu de me voir trop suspect.


Scène III

.
JOCASTE, THÉSÉE, PHORBAS, NÉRINE.
Jocaste.

1365Laissez-moi lui parler, et prêtez-nous silence.
Phorbas, envisagez ce prince en ma présence :
Le reconnaissez-vous[3] ?

Phorbas.

Le reconnaissez-vous ?Je crois vous avoir dit
Que je ne l’ai point vu depuis qu’on le perdit,
Madame : un si long temps laisse mal reconnoître
1370Un prince qui pour lors ne faisoit que de naître ;
Et si je vois en lui l’effet de mon secours,
Je n’y puis voir les traits d’un enfant de deux jours.

Jocaste.

Je sais, ainsi que vous, que les traits de l’enfance
N’ont avec ceux d’un homme aucune ressemblance ;
1375Mais comme ce héros, s’il est sorti de moi,
Doit avoir de sa main versé le sang du Roi,
Seize ans n’ont pas changé tellement son visage
Que vous n’en conserviez quelque imparfaite image.

Phorbas.

Hélas ! J’en garde encor si bien le souvenir,
1380Que je l’aurai présent durant tout l’avenir.
Si pour connoître un fils il vous faut cette marque,
Ce prince n’est point né de notre grand monarque.
Mais désabusez-vous, et sachez que sa mort
Ne fut jamais d’un fils le parricide effort.

Jocaste.

1385Et de qui donc, Phorbas ? Avez-vous connoissance

Du nom du meurtrier ? Savez-vous sa naissance ?

Phorbas.

Et de plus sa demeure et son rang. Est-ce assez ?

Jocaste.

Je saurai le punir si vous le connoissez.
Pourrez-vous le convaincre ?

Phorbas.

Pourrez-vous le convaincre ?Et par sa propre bouche.

Jocaste.

À nos yeux ?

Phorbas.

1390À nos yeux ?À vos yeux. Mais peut-être il vous touche ;
Peut-être y prendrez-vous un peu trop d’intérêt,
Pour m’en croire aisément quand j’aurai dit qui c’est.

Thésée.

Ne nous déguisez rien, parlez en assurance,
Que le fils de Laïus en hâte la vengeance.

Jocaste.

1395Il n’est pas assuré, prince, que ce soit vous,
Comme il l’est que Laïus fut jadis mon époux ;
Et d’ailleurs si le ciel vous choisit pour victime,
Vous me devez laisser à punir ce grand crime.

Thésée.

Avant que de mourir, un fils peut le venger.

Phorbas.

1400Si vous l’êtes ou non, je ne le puis juger ;
Mais je sais que Thésée est si digne de l’être,
Qu’au seul nom qu’il en prend je l’accepte pour maître.
Seigneur, vengez un père, ou ne soutenez plus
Que nous voyons en vous le vrai sang de Laïus.

Jocaste.

1405Phorbas, nommez ce traître, et nous tirez de doute ;
Et j’atteste à vos yeux le ciel, qui nous écoute,
Que pour cet assassin il n’est point de tourments

Qui puissent satisfaire à mes ressentiments.

Phorbas.

Mais si je vous nommais quelque personne chère,
1410Æmon votre neveu, Créon votre seul frère,
Ou le prince Lycus[4], ou le Roi votre époux,
Me pourriez-vous en croire, ou garder ce courroux ?

Jocaste.

De ceux que vous nommez je sais trop l’innocence.

Phorbas.

Peut-être qu’un des quatre a fait plus qu’il ne pense ;
1415Et j’ai lieu de juger qu’un trop cuisant ennui…

Jocaste.

Voici le Roi qui vient : dites tout devant lui.


Scène IV

.
ŒDIPE, JOCASTE, THÉSÉE, PHORBAS, suite.
Œdipe.

Si vous trouvez un fils dans le prince Thésée,
Mon âme en son effroi s’étoit bien abusée :
Il ne choisira point de chemin criminel,
1420Quand il voudra rentrer au trône paternel,
Madame ; et ce sera du moins à force ouverte
Qu’un si vaillant guerrier entreprendra ma perte.
Mais dessus ce vieillard plus je porte les yeux,
Plus je crois l’avoir vu jadis en d’autres lieux :
1425Ses rides me font peine à le bien reconnaître.
Ne m’as-tu jamais vu ?

Phorbas.

Ne m’as-tu jamais vu ?Seigneur, cela peut être.

Œdipe.

Il y pourroit avoir entre quinze et vingt ans.

Phorbas.

J’ai de confus rapports d’environ même temps.

Œdipe.

Environ ce temps-là fis-tu quelque voyage ?

Phorbas.

1430Oui, seigneur, en Phocide ; et là, dans un passage…

Œdipe.

Ah ! Je te reconnais, ou je suis fort trompé :
C’est un de mes brigands à la mort échappé,
Madame, et vous pouvez lui choisir des supplices ;
S’il n’a tué Laïus, il fut un des complices.

Jocaste.

1435C’est un de vos brigands ! Ah ! Que me dites-vous ?

Œdipe.

Je le laissai pour mort, et tout percé de coups.

Phorbas.

Quoi ? Vous m’auriez blessé ? Moi, seigneur ?

Œdipe.

Quoi ? Vous m’auriez blessé ? Moi, seigneur ?Oui, perfide :
Tu fis, pour ton malheur, ma rencontre en Phocide,
Et tu fus un des trois que je sus arrêter
1440Dans ce passage étroit qu’il fallut disputer ;
Tu marchois le troisième : en faut-il davantage ?

Phorbas.

Si de mes compagnons vous peigniez le visage,
Je n’aurois rien à dire, et ne pourrois nier.

Œdipe.

Seize ans, à ton avis, m’ont fait les oublier !
1445Ne le présume pas : une action si belle
En laisse au fond de l’âme une idée immortelle ;
Et si dans un combat on ne perd point de temps
À bien examiner les traits des combattants,
Après que celui-ci m’eut tout couvert de gloire,
1450Je sus tout à loisir contempler ma victoire.
Mais tu nieras encore, et n’y connoîtras rien.

Phorbas.

Je serai convaincu, si vous les peignez bien :
Les deux que je suivis sont connus de la reine.

Œdipe.

Madame, jugez donc si sa défense est vaine.
1455Le premier de ces trois que mon bras sut punir
À peine méritoit un léger souvenir :
Petit de taille, noir, le regard un peu louche,
Le front cicatrisé, la mine assez farouche ;
Mais homme, à dire vrai, de si peu de vertu,
1460Que dès le premier coup je le vis abattu.
Le second, je l’avoue, avoit un grand courage,
Bien qu’il parût déjà dans le penchant de l’âge :
Le front assez ouvert, l’œil perçant, le teint frais
(on en peut voir en moi la taille et quelques traits) ;
1465Chauve sur le devant, mêlé sur le derrière,
Le port majestueux, et la démarche fière.
Il se défendit bien, et me blessa deux fois ;
Et tout mon cœur s’émut de le voir aux abois.
Vous pâlissez, madame !

Jocaste.

Vous pâlissez, madame !Ah ! Seigneur, puis-je apprendre
1470Que vous ayez tué Laïus après Nicandre,
Que vous ayez blessé Phorbas de votre main,
Sans en frémir d’horreur, sans en pâlir soudain ?

Œdipe.

Quoi ? C’est là ce Phorbas qui vit tuer son maître ?

Jocaste.

Vos yeux, après seize ans, l’ont trop su reconnaître ;
1475Et ses deux compagnons que vous avez dépeints
De Nicandre et du Roi portent les traits empreints.

Œdipe.

Mais ce furent brigands, dont le bras[5]

Jocaste.

Mais ce furent brigands, dont le bras…C’est un conte
Dont Phorbas au retour voulut cacher sa honte.
Une main seule, hélas ! fit ces funestes coups,
1460Et par votre rapport, ils partirent de vous.

Phorbas.

J’en fus presque sans vie un peu plus d’une année.
Avant ma guérison on vit votre hyménée.
Je guéris ; et mon cœur, en secret mutiné
De connoître quel roi vous nous aviez donné,
1485S’imposa cet exil dans un séjour champêtre,
Attendant que le ciel me fît un autre maître.

Thésée.

Seigneur, je suis le frère ou l’amant de Dircé ;
Et son père ou le mien, de votre main percé…

Œdipe.

Prince, je vous entends, il faut venger ce père,
1490Et ma perte à l’État semble être nécessaire,
Puisque de nos malheurs la fin ne se peut voir,
Si le sang de Laïus ne remplit son devoir.
C’est ce que Tirésie avoit voulu me dire.
Mais ce reste du jour souffrez que je respire :
1495Le plus sévère honneur ne sauroit murmurer
De ce peu de moments que j’ose différer ;
Et ce coup surprenant permet à votre haine
De faire cette grâce aux larmes de la Reine.

Thésée.

Nous nous verrons demain, Seigneur, et résoudrons…

Œdipe.

1500Quand il en sera temps, Prince, nous répondrons ;
Et s’il faut, après tout, qu’un grand crime s’efface
Par le sang que Laïus a transmis à sa race,
Peut-être aurez-vous peine à reprendre son rang,
Qu’il ne vous ait coûté quelque peu de ce sang.

Thésée.

1505Demain chacun de nous fera sa destinée.


Scène V

.
OEDIPE, JOCASTE, suite.
Jocaste.

Que de maux nous promet cette triste journée !
J’y dois voir ou ma fille ou mon fils s’immoler,
Tout le sang de ce fils de votre main couler,
Ou de la sienne enfin le vôtre se répandre ;
1510Et ce qu’oracle aucun n’a fait encore attendre,
Rien ne m’affranchira de voir sans cesse en vous,
Sans cesse en un mari, l’assassin d’un époux.
Puis-je plaindre à ce mort la lumière ravie,
Sans haïr le vivant, sans détester ma vie ?
1515Puis-je de ce vivant plaindre l’aveugle sort,
Sans détester ma vie et sans trahir le mort ?

Œdipe.

Madame, votre haine est pour moi légitime ;
Et cet aveugle sort m’a fait vers vous un crime,
Dont ce prince demain me punira pour vous,
1520Ou mon bras vengera ce fils et cet époux ;
Et m’offrant pour victime à votre inquiétude,
Il vous affranchira de toute ingratitude.
Alors sans balancer vous plaindrez tous les deux,
Vous verrez sans rougir alors vos derniers feux,
1525Et permettrez sans honte à vos douleurs pressantes
Pour Laïus et pour moi des larmes innocentes.

Jocaste.

Ah ! Seigneur, quelque bras qui puisse vous punir,
Il n’effacera rien dedans mon souvenir :
Je vous verrai toujours, sa couronne à la tête,

1530De sa place en mon lit faire votre conquête ;
Je me verrai toujours vous placer en son rang,
Et baiser votre main fumante de son sang.
Mon ombre même un jour dans les royaumes sombres
Ne recevra des Dieux pour bourreaux que vos ombres ;
1535Et sa confusion l’offrant à toutes deux,
Elle aura pour tourments tout ce qui fit mes feux.
Oracles décevants, qu’osiez-vous me prédire ?
Si sur notre avenir vos dieux ont quelque empire,
Quelle indigne pitié divise leur courroux ?
1540Ce qu’elle épargne au fils retombe sur l’époux ;
Et comme si leur haine, impuissante ou timide,
N’osoit le faire ensemble inceste et parricide,
Elle partage à deux un sort si peu commun,
Afin de me donner deux coupables pour un.

Œdipe.

1545Ô partage inégal de ce courroux céleste !
Je suis le parricide, et ce fils est l’inceste.
Mais mon crime est entier, et le sien imparfait ;
Le sien n’est qu’en désirs, et le mien en effet.
Ainsi, quelques raisons qui puissent me défendre,
1550La veuve de Laïus ne sauroit les entendre ;
Et les plus beaux exploits passent pour trahisons,
Alors qu’il faut du sang, et non pas des raisons.

Jocaste.

Ah ! Je n’en vois que trop qui me déchirent l’âme.
La veuve de Laïus est toujours votre femme,
1555Et n’oppose que trop, pour vous justifier,
À la moitié du mort celle du meurtrier.
Pour toute autre que moi votre erreur est sans crime,
Toute autre admireroit votre bras magnanime,
Et toute autre, réduite à punir votre erreur,
1560La puniroit du moins sans trouble et sans horreur.
Mais, hélas ! Mon devoir aux deux partis m’attache :

Nul espoir d’aucun d’eux, nul effort ne m’arrache ;
Et je trouve toujours dans mon esprit confus
Et tout ce que je suis et tout ce que je fus.
1565Je vous dois de l’amour, je vous dois de la haine :
L’un et l’autre me plaît, l’un et l’autre me gêne ;
Et mon cœur, qui doit tout, et ne voit rien permis,
Souffre tout à la fois deux tyrans ennemis.
La haine auroit l’appui d’un serment qui me lie ;
1570Mais je le romps exprès pour en être punie ;
Et pour finir des maux qu’on ne peut soulager,
J’aime à donner aux Dieux un parjure à venger.
C’est votre foudre, ô ciel, qu’à mon secours j’appelle :
Œdipe est innocent, je me fais criminelle ;
1575Par un juste supplice osez me désunir
De la nécessité d’aimer et de punir.

Œdipe.

Quoi ? Vous ne voyez pas que sa fausse justice
Ne sait plus ce que c’est que d’un juste supplice,
Et que par un désordre à confondre nos sens
1580Son injuste rigueur n’en veut qu’aux innocents ?
Après avoir choisi ma main pour ce grand crime,
C’est le sang de Laïus qu’il choisit pour victime,
Et le bizarre éclat de son discernement
Sépare le forfait d’avec le châtiment.
1585C’est un sujet nouveau d’une haine implacable,
De voir sur votre sang la peine du coupable ;
Et les Dieux vous en font une éternelle loi,
S’ils punissent en lui ce qu’ils ont fait par moi.
Voyez comme les fils de Jocaste et d’Œdipe
1590D’une si juste haine ont tous deux le principe :
À voir leurs actions, à voir leur entretien,
L’un n’est que votre sang, l’autre n’est que le mien,
Et leur antipathie inspire à leur colère
Des préludes secrets de ce qu’il vous faut faire.

Jocaste.

1595Pourrez-vous me haïr jusqu’à cette rigueur
De souhaiter pour vous même haine en mon cœur ?

Œdipe.

Toujours de vos vertus j’adorerai les charmes,
1600Pour ne haïr qu’en moi la source de vos larmes.

Jocaste.

Et je me forcerai toujours à vous blâmer,
Pour ne haïr qu’en moi ce qui vous fit m’aimer.
Mais finissons, de grâce, un discours qui me tue :
L’assassin de Laïus doit me blesser la vue ;
Et malgré ce courroux par sa mort allumé,
Je sens qu’Œdipe enfin sera toujours aimé.

Œdipe.

Que fera cet amour ?

Jocaste.

1605Que fera cet amour ?Ce qu’il doit à la haine.

Œdipe.

Qu’osera ce devoir ?

Jocaste.

Qu’osera ce devoir ?Croître toujours ma peine.

Œdipe.

Faudra-t-il pour jamais me bannir de vos yeux ?

Jocaste.

Peut-être que demain nous le saurons des Dieux.

fin du quatrième acte
  1. Var. Nous pourrions voir ce prince, et qu’il vit dans la cour. (1659-63)
  2. Var. Sûr, comme je l’ai dit, qu’il n’est malheurs si grands
    Qui m’eussent pu réduire à suivre ces brigands. (1659)
  3. Var. [Le reconnaissez-vous ?] phorb. Quoi ? huit lustres après,
    Je pourrois d’un enfant reconnoître les traits ?
    [joc. Je sais, ainsi que vous, que les traits de l’enfance.] (1659)
  4. Voyez ci-dessus, p. 134, note 1.
  5. Var. Mais ce fut des brigands, dont le bras… (1659)