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Œdipe (Corneille)/Au lecteur

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Œuvres de P. Corneille, Texte établi par Charles Marty-LaveauxHachettetome VI (p. 124-128).

AU LECTEUR.

Ce n’est pas sans raison que je fais marcher ces vers à la tête de l’Œdipe, puisqu’ils sont cause que je vous donne l’Œdipe. Ce fut par eux que je tâchai de témoignerà M.[1] le procureur général quelque sentiment de reconnoissance pour une faveur signalée que j’en venois de recevoir ; et bien qu’ils fussent remplis de cette présomption si naturelle à ceux de notre métier, qui manquent rarement d’amour-propre, il me fit cette nouvelle grâce d’accepter les offres qu’ils lui faisoient de ma part, et de me proposer trois sujets pour le théâtre, dont il me laissa le choix[2]. Chacun sait que ce grand ministre n’est pas moins le surintendant des belles-lettres que des finances ; que sa maison est aussi ouverte aux gens d’esprit qu’aux gens d’affaires ; et que soit à Paris, soit à la campagne, c’est dans les bibliothèques qu’on attend ces précieux moments qu’il dérobe aux occupations qui l’accablent[3] pour en gratifier ceux qui ont quelque talent d’écrire avec succès. Ces vérités sont connues de tout le monde ; mais tout le monde ne sait pas que sa bonté s’est étendue jusqu’à ressusciter les muses ensevelies dans un long silence, et qui étoient comme mortes au monde, puisque le monde les avoit oubliées. C’est donc à moi à le publier après qu’il a daigné m’y faire revivre si avantageusement. Non que de là j’ose prendre l’occasion de faire ses éloges : nos dernières années ont produit peu de livres considérables, ou pour la profondeur de la doctrine, ou pour la pompe et la netteté de l’expression, ou pour les agréments et la justesse de l’art, dont les auteurs ne se soient mis sous une protection si glorieuse[4] et ne lui ayent rendu les hommages que nous devons tous à ce concert éclatant et merveilleux de rares qualités et de vertus extraordinaires qui laissent une admiration continuelle à ceux qui ont le bonheur de l’approcher. Les téméraires efforts que j’y pourrois faire après eux ne serviroient qu’à montrer combien je suis au-dessous d’eux : la matière est inépuisable, mais nos esprits sont bornés ; et au lieu de travailler à la gloire de mon protecteur, je ne travaillerois qu’à ma honte. Je me contenterai de vous dire simplement que si le public a reçu quelque satisfaction de ce poëme, et s’il en reçoit encore de ceux de cette nature et de ma façon qui pourront le suivre, c’est à lui qu’il en doit imputer le tout, puisque sans ses commandements je n’aurois jamais fait l’Œdipe et que cette tragédie a plu assez au Roi pour me faire recevoir de véritables et solides marques de son approbation : je veux dire ses libéralités, que j’ose nommer des ordres tacites, mais pressants, de consacrer aux divertissements de Sa Majesté ce que l’âge et les vieux travaux m’ont laissé d’esprit et de vigueur[5].

Au reste, je ne vous dissimulerai point qu’après avoir arrêté mon choix sur ce sujet, dans la confiance que j’aurois pour moi les suffrages de tous les savants, qui l’ont regardé comme le chef-d’œuvre de l’antiquité, et que les pensées de ces grands génies qui l’ont traité en grec et en latin me faciliteront les moyens d’en venir à bout assez tôt pour le faire représenter dans le carnaval[6], je n’ai pas laissé de trembler quand je l’ai envisagé de près et un peu plus à loisir que je n’avois fait en le choisissant. J’ai reconnu que ce qui avoit passé pour miraculeux dans ces siècles éloignés pourroit sembler horrible au nôtre, et que cette éloquente et curieuse description de la manière dont ce malheureux prince se crève les yeux, et le spectacle de ces mêmes yeux crevés, dont le sang lui distille sur le visage, qui occupe tout le cinquième acte chez ces incomparables originaux, feroit soulever la délicatesse de nos dames, qui composent la plus belle partie de notre auditoire, et dont le dégoût attire aisément la censure de ceux qui les accompagnent[7] ; et qu’enfin, l’amour n’ayant point de part dans ce sujet, ni les femmes d’emploi, il étoit dénué des principaux ornements qui nous gagnent d’ordinaire la voix publique. J’ai tâché de remédier à ces désordres au moins mal que j’ai pu, en épargnant d’un côté à mes auditeurs ce dangereux spectacle, et y ajoutant de l’autre l’heureux épisode des amours de Thésée et de Dircé, que je fais fille de Laïus, et seule héritière de sa couronne, supposé que son frère, qu’on avoit exposé aux bêtes sauvages, en eût été dévoré comme on le croyoit ; j’ai retranché le nombre des oracles[8] qui pouvoit être importun, et donner trop de jour à Œdipe pour se connoître ; j’ai rendu la réponse de Laïus[9], évoqué par Tirésie, assez obscure dans sa clarté pour faire un nouveau nœud, et qui peut-être n’est pas moins beau que celui de nos anciens ; j’ai cherché même des raisons pour justifier ce qu’Aristote y trouve sans raison[10], et qu’il excuse en ce qu’il arrive au commencement de la fable ; et j’ai fait en sorte qu’Œdipe, encore qu’il se souvienne d’avoir combattu trois hommes au lieu même où fut tué Laïus, et dans le même temps de sa mort, bien loin de s’en croire l’auteur, la croit avoir vengée sur trois brigands à qui le bruit commun l’attribue. Cela m’a fait perdre l’avantage que je m’étois promis de n’être souvent que le traducteur de ces grands hommes qui m’ont précédé. Comme j’ai pris une autre route que la leur, il m’a été impossible de me rencontrer avec eux ; mais en récompense, j’ai eu le bonheur de faire avouer à la plupart de mes auditeurs que je n’ai fait aucune pièce de théâtre où il se trouve tant d’art qu’en celle-ci, bien que ce ne soit qu’un ouvrage de deux mois, que l’impatience françoise m’a fait précipiter, par un juste empressement d’exécuter les ordres favorables que j’avois reçus.


  1. L’édition originale (1659), la seule, nous l’avons dit, qui contienne cet avis Au lecteur n’a ici que l’initiale M. En tête des vers (voyez p. 121) Corneille traite le procureur général surintendant de Monseigneur.
  2. Voyez ci-dessus, p. 104.
  3. Dans l’année même où Corneille écrivait cet avis Au lecteur, la Fontaine donnait la description suivante du curieux musée de Saint-Mandé, où probablement il rencontrait parfois notre poëte :

    Si je vois qu’on vous entretienne,
    J’attendrai fort paisiblement

    En ce superbe appartement,
    Où l’on a fait d’étrange terre,
    Depuis peu, venir à grand’erre
    (Non sans travail et quelques frais)
    Des rois Céphrim et Kiopès
    Le cercueil, la tombe ou la bière ;
    Pour les rois, ils sont en poussière,
    C’est là que j’en voulois venir.
    Il me fallut entretenir
    Avec ces monuments antiques,
    Pendant qu’aux affaires publiques
    Vous donniez tout votre loisir.

    (Épître à Foucquet, vers 74 et suivants.)
  4. On ne se rappelle guère aujourd’hui, parmi les livres offerts à Foucquet, que le magnifique manuscrit sur vélin du poëme d’Adonis que la Fontaine lui dédia en 1658.
  5. Voyez ci-dessus, p. 107 et 108.
  6. Voyez ci-dessus, p. 104.
  7. Dacier, traducteur d’Œdipe roi, répond au scrupule de Corneille neille par le début du troisième chant de l'art poétique de Boileau :

    Il n’est point de serpent, ni de monstre odieux,
    Qui par l’art imité ne puisse plaire aux yeux.
    D’un pinceau délicat l’artifice agréable
    Du plus affreux objet fait un objet aimable.
    Ainsi, pour nous charmer, la tragédie en pleurs
    D’Œdipe tout sanglant fit parler les douleurs.

  8. Les oracles, les réponses fatidiques abondent dans l’Œdipe roi de Sophocle et dans l’Œdipe de Sénèque. Chez Sophocle, Créon revient de Delphes, annonçant qu’il faut bannir le meurtrier de Laïus ; ensuite Tirésias, consulté par Œdipe, finit, après un long silence, par l’accuser d’être le coupable ; puis Jocaste, croyant rassurer Œdipe, lui raconte qu’un des ministres d’Apollon avait prédit à Laïus qu’il périrait de la main de son fils ; alors Œdipe, effrayé, lui rapporte à son tour un oracle de Delphes, qui le menace de devenir le meurtrier de son père, et l’époux de sa mère.
  9. Voyez ci-après, acte II, scène iii, vers 605-610.
  10. Αλογον δἑ μηδἑν εἶναι ἐν τοῖς πράγμασιν. εἰ δἐ μἠ, ἔξωτραγῳδίας, οἷον τὰ ἐν τῷ Οἰδίποδι τοῦ ΣοφΌκλέουσ. (Poétique, chapitre xv.)