Œdipe (Gide)/Acte II
ACTE DEUXIÈME
… Si nous n’étions si différents, nous n’aurions pas si grand plaisir à nous entendre. Si j’aime à causer avec toi, cher beau-frère, c’est que tu m’ouvres des aperçus dont je ne m’aviserais pas tout seul. À toi l’initiative, la nouveauté. Quant à moi, le passé me lie. Je respecte la tradition, les coutumes, les lois établies. Mais ne penses-tu pas qu’il est bon, dans un État, que tout cela soit représenté, et que je fais, en regard de ton esprit novateur, un heureux contrepoids qui te retienne d’aller trop vite, qui mette un frein à tes entreprises trop hardies, lesquelles risqueraient souvent de disloquer le corps social, si l’on ne leur opposait point cette force d’inertie et de cramponnement qui est mienne…
Il se peut.
L’esprit de famille est en moi particulièrement développé ; tu fais partie de ma famille, après tout, et je m’intéresse à tes enfants autant qu’aux miens propres. Permets-moi de m’inquiéter de l’état de santé d’Ismène ; elle est nerveuse, et cet évanouissement, hier, en entendant le récit de son frère…
… n’a pas duré.
N’empêche que tu devrais veiller à lui faire prendre plus d’exercice… Jocaste non plus ne m’a pas l’air d’aller très bien, depuis quelque temps. Elle s’inquiète des maux du peuple. Tu devrais chercher à la distraire.
C’est bon, c’est bon.
Et quand nous serons moins occupés, je te parlerai de tes deux garçons. Tirésias est sans doute un bon maître, mais eux ne semblent pas l’écouter beaucoup. Je ne sais quel regimbement, qu’ils tiennent de toi, les insurge. Étéocle t’a-t-il lu ses réflexions sur le mal du siècle ?
Sur la peste ?
Mais non… Le Mal du siècle, avec ce sous-titre : Notre Inquiétude. Il s’agit naturellement d’une inquiétude d’ordre tout à fait supérieur. Oh ! c’est un phénomène, ce garçon-là. Polynice, du reste, ne lui céde en rien pour la beauté, la force, ni l’intelligence. Pareils tous deux sans doute à ce que tu devais être à leur âge. Tu dois te reconnaître en eux.
Parfois.
Des tourmentés. Mais eux, du moins, ont devant leurs yeux ton exemple. Tandis que toi, te sentant étranger chez Polybe… Est-ce là ce qui te fit quitter sa cour ? Ne te sentais-tu pas bien chez lui ?
Moi ? J’étais comme un coq en pâte. Mais d’abord il ne me plaît pas beaucoup d’être choyé. En ce temps je me croyais fils de Polybe. Puis, certain jour, vint à la cour un devin qui disait à chacun la bonne aventure. Chacun voulait l’interroger. Mon tour vint. Le voici qui pâlit, qui refuse de parler devant l’assistance, puis, m’ayant pris à part, me dit qu’il est dans mon destin de tuer mon père. Cette prédiction, je commençai d’abord par en rire ; mais, devant l’assurance du devin, crus bon pourtant de prendre des précautions ; et la première fut de m’en ouvrir à Polybe, lui disant que, pour éviter ce malheur prédit, le plus sage était de m’éloigner de lui pour toujours, encore qu’il m’en coûtât beaucoup, car je l’aimais. C’est alors qu’il m’apprit, pour me rassurer, que je n’étais pas son enfant, qu’il m’avait adopté et que je n’avais donc, pour ce qui était de lui, rien à craindre. Quant à savoir de qui j’étais fils, il ne pouvait me renseigner. Un berger, en faisant paître son troupeau, m’avait trouvé dans la montagne, pendu par un pied, comme un fruit, aux basses branches d’un arbuste (c’est pour ça que je boite un peu), nu, exposé au vent, à la pluie — comme un fruit d’amours clandestines, enfant non souhaité, compromettant…
Bâtard. Oui, je comprends : cela doit être bien pénible.
Oh ! parbleu, non ! Même il ne me déplaît pas de me savoir bâtard. Du temps que je me croyais fils de Polybe, je m’appliquais à singer ses vertus. Qu’avais-je en moi qui n’eût d’abord été dans mes pères ? me redisais-je. Écoutant la leçon du passé, j’attendais d’hier seul mon ainsi-soit-il, ma dictée. Puis, soudain, le fil est rompu. Jailli de l’inconnu ; plus de passé, plus de modèle, rien sur quoi m’appuyer ; tout à créer, patrie, ancêtres… à inventer, à découvrir. Personne à qui ressembler que moi-même. Que m’importe, dès lors, si je suis ou Grec ou Lorrain ? Ô Créon ! si soumis, si conforme à tout, comment comprendrais-tu la beauté de cette exigence ? C’est un appel à la vaillance, que de ne connaître point ses parents.
Mais du moins pourquoi quitter Polybe, après qu’il t’avait rassuré ? Adopté par lui sans enfant, tu pouvais espérer de lui succéder sur le trône.
J’ai les passe-droits en horreur et ne veux profiter de rien que ma valeur n’ait mérité. En moi sommeillaient des vertus que je ne supportais pas inactives. Je sentais qu’à la cour de Polybe, dans le calme et dans le confort, je manquais à ma destinée.
Il est tout naturel que mon point de vue soit différent. Si j’eusse été bâtard, peut-être me serais-je efforcé comme toi vers des vertus et des biens qui ne me fussent pas revenus de droit, par héritage. Mais, fils de roi, frère de roi, je ne puis pas ne pas être conservateur. Sans être roi moi-même, j’aimais jouir à la cour de Laïus, j’aime jouir à la tienne, de tous les avantages de la couronne, sans en avoir le poids ni les soucis.
Jouis en paix. Jouis en paix, Créon. Sans doute est-il bon que les hommes de mon tempérament soient très rares. Mais je vois venir les enfants. Écoutons-les sans nous montrer.
On ne peut penser librement sans d’abord effacer ce pli qu’ont fait prendre à l’esprit les pratiques religieuses.
Les passions, dès qu’on s’y abandonne, le plissent plus fâcheusement et l’inclinent. Oui, mon esprit a pris ce pli de ne pouvoir plus penser que droit. Certes, il n’est plus un mouvement de mon être qui ne se dirige vers…
Achève.
… qui ne se dirige vers Dieu.
Pourquoi n’achevais-tu pas aussitôt ?
Parce que, je le sais, tu ne crois pas à Dieu.
Dieu, c’est tout simplement ce que tu mets au bout de cet élan de ta pensée. Y crois-tu vraiment ?
De tout mon cœur et de tout mon esprit. Si ce n’était à toi que je parle, je dirais : de toute mon âme. Mais tu ne crois pas à l’âme non plus.
Oh ! peut-être finiras-tu par me faire croire à la tienne… Mais, ce Dieu que tu dis, existe-t-il en dehors de toi ?
Oui, puisque c’est Lui qui m’attire.
Simple reflet de tes vertus.
C’est au contraire moi qui reflète. Il n’est nulle vertu qui n’émane de Lui.
Antigone, écoute… Ne rougis pas de ce que je vais te demander.
Je rougis donc d’avance. Mais, demande pourtant.
C’est défendu d’épouser sa sœur ?
Oui, certes ; défendu par les hommes et par Dieu. Pourquoi me demander cela ?
Parce que, si je pouvais t’épouser tout à fait, je crois que je me laisserais guider par toi jusqu’à ton Dieu.
Comment, faisant le mal, espérer rejoindre le bien ?
Le bien, le mal… Tu n’as que ces mots dans la bouche.
Pas un mot ne me vient aux lèvres qui n’ait d’abord été dans mon cœur.
Ah ! non, tu sais, l’inceste, moi je ne peux pas admettre ça.
Tais-toi.
C’est si rare de te voir seul ! Toujours avec ton frère. Comment fais-tu pour t’entendre si bien avec lui ?
N’est-il pas naturel d’être mieux compris par un frère que par un ami étranger ?
Antigone et moi, nos goûts différent tellement, que je la querelle sans cesse. Tout ce que j’aime, elle le blâme et me dit que c’est défendu. Je n’ose même plus rire ou jouer devant elle. Je sais bien qu’elle est plus âgée que moi, mais c’est à croire qu’elle n’a jamais été jeune.
Polynice et moi, nés à la fois, élevés ensemble, nous avons eu tout en commun. Je ne goûte pas une joie et n’ai pas une pensée, je crois, qui ne soit aussitôt la sienne, et qui, par son reflet en lui, ne se trouve aussitôt renforcée.
Je ne suis pas sûre que cela me plairait beaucoup d’avoir un double, ni même que ce double je ne le détesterais pas. Du reste, il est des choses que l’on ne peut partager.
Jusqu’à présent nous n’en avons pas rencontré.
Suppose que l’un de vous tombe amoureux…
Bah ! Peut-être nous éprendrons-nous de deux jumelles.
Et quand il s’agira de régner ?
Nous nous sommes déjà promis que nous occuperions le trône tour à tour.
Et… si vous ne trouvez pas de jumelles ?
Je te quitte pour le consulter.
Comment, lorsque le peuple est en deuil, peux-tu rire ?
Toi, même quand tout est heureux autour de toi, tu ne ris pas.
Il y a sur cette terre, hélas ! partout, plus de tristesse que de joie.
C’est en moi-même qu’est la joie, et je l’entends chanter dans mon cœur. En pleurant sur les malheureux, on ne supprime pas leur misère. Mais toi, tu ne sympathises qu’avec ce qui souffre, et même le bonheur d’autrui t’assombrit.
Le bonheur de certains m’inquiète, Ismène.
De certains ?
De mon père ; et plus je l’aime, et plus le bonheur auquel il prétend me fait peur. Il omet Dieu ; et l’on ne peut poser, que sur Dieu seul, rien de solide.
Ma joie est une chose ailée.
Non ! Mais crois-tu qu’ils s’expriment bien, ces enfants ! « Ma joie est une chose ailée… » c’est à retenir. Quant à Antigone, ça n’avait l’air de rien, mais, tu sais, c’est très profond, ce qu’elle disait. Juste ce que je voulais te faire sentir ; mais je ne savais pas bien m’y prendre.
Quoi donc ?
Eh bien ! qu’il ne m’a pas l’air si solide que ça, ton bonheur. Mais écoutons tes fils.
Au fond, qu’est-ce que nous cherchons dans les livres ? C’est toujours, plus ou moins, des autorisations. Et même ceux qui se prétendent amoureux de l’ordre, respectueux des choses établies ; ceux que Tirésias appelle « les bien-pensants », ce qu’ils y cherchent, c’est la permission de gêner, d’opprimer, de terroriser leurs voisins. Ce qu’ils y cherchent, c’est des apophtegmes, des théories, qui mettent leur conscience à l’aise, et de leur côté le bon droit.
Et ce que nous y cherchons, nous, mal-pensants, c’est des autorisations de faire ce que la coutume, la bienséance, ou, par contrainte et par peur, les lois, nous enseignent à ne pas faire.
Autrement dit : l’approbation de l’indécence.
Oui, à peu de chose près… quelque chose comme ça.
Ainsi, par exemple, à présent, j’y cherche quelque phrase qui m’autorise à coucher avec Ismène.
Un polisson !
Avec ta sœur ?
Avec notre sœur… Eh bien, quoi ?
Si tu la trouves… dis, tu me le diras.
Deux polissons !
Va-t’en.
Si je trouve quoi ?
Cette autorisation. Mais il y en a une, moins particulière, que donc tu pourrais trouver plus facilement. C’est celle de te passer d’autorisation.
Oh ! celle-là, je n’ai pas attendu de la trouver dans les livres, pour…
… pour la prendre ?
Parbleu ! Et si maintenant je cherche de bonnes raisons, c’est plutôt pour elle…
Pour Ismène ?
Oui, pour Ismène ; moi, personnellement, je m’en fous.
Et si je te foutais mon poing sur la gueule, personnellement… tu t’en foutrais peut-être un peu moins ?
Essaie voir seulement… Toi, jaloux ! Comme si, jusqu’à présent, nous n’avions pas tout partagé… Alors, j’ai eu tort de te parler… ? Et puis non ! grosse bête ; c’est pas vrai. J’ai dit ça pour te faire grimper.
Jure-moi qu’entre Ismène et toi, il n’y a rien.
Jusqu’à présent, non ; je refoule.
Pas tant que moi.
Si je ne t’en avais pas parlé, tu n’y penserais même pas.
C’est-à-dire que je n’aurais pas su que j’y pense. Il y a des tas de choses auxquelles nous pensons sans le savoir.
C’est de quoi nos rêves sont faits.
Ne te demandes-tu jamais jusqu’où n’irait point la pensée ? Dans ma dernière Ode, je la compare à un dragon dont nous ne connaîtrions le plus souvent que le corps et la queue, ce qui traîne dans le passé ; un sphinx que je sens promener en moi son mufle invisible, flairant tout, reniflant tout, promener partout une curiosité attentatoire. Et le reste suit comme il peut.
C’est ce dragon que j’appelle : le mal du siècle. Je sens en moi son interrogation incessante. Il me dévore à coups de questions.
Je songe au dragon dont triomphait Cadmus. On raconte que nous sommes nés de ses dents.
Tu crois à cela, Polynice ? On raconte aussi que Sémélé, fille de Cadmus et mortelle, porta dans son sein Bacchus dieu. Dans l’état de civilisation avancée où nous sommes, et depuis que le dernier sphinx a été tué par notre père, les monstres ni les dieux ne sont plus parmi les airs ou les campagnes, mais en nous.
Cadmus, Lycus, Amphion à qui nous devons l’écriture par quoi la pensée fut fixée… Ah ! que l’humanité me paraît vieille, et que tout ceci loin de nous ! Je songe au temps où la parole même n’était pas encore inventée.
Tirésias nous enseigne que la parole fut donnée aux hommes par les dieux.
Je crois moins volontiers aux dieux qu’aux héros.
Bien dit ! Je vous reconnais pour mes fils. À vous entendre (oui, je vous écoutais), je me reproche de ne pas converser davantage avec vous. Mais, je voudrais vous dire d’abord… Mes petits, respectez vos sœurs. Ce qui nous touche de trop près n’est jamais de conquête bien profitable. Pour se grandir, il faut porter loin de soi ses regards. Et puis, ne regardez pas trop en arrière. Persuadez-vous que l’humanité est sans doute beaucoup plus loin de son but que nous ne pouvons encore entrevoir, que de son point de départ que nous ne distinguons déjà plus.
Le but… Quel peut être le but ?
Il est devant nous, quel qu’il soit. J’imagine, beaucoup plus tard, la terre couverte d’une humanité désasservie, qui considérera notre civilisation d’aujourd’hui du même cil que nous considérons l’état des hommes au début de leur lent progrès. Si j’ai vaincu le sphinx, ce n’est pas pour que vous vous reposiez. Ce dragon dont tu parlais, Étéocle, est pareil à celui qui m’attendait aux portes de Thèbes, où je me devais d’entrer en vainqueur. Tirésias nous embête avec son mysticisme et sa morale. On m’avait appris tout cela chez Polybe… Tirésias n’a jamais rien inventé et ne saurait approuver ceux qui cherchent et qui inventent. Si inspiré par Dieu qu’il se dise, avec ses révélations, ses oiseaux, ce n’est pas lui qui sut répondre à l’énigme. J’ai compris, moi seul ai compris, que le seul mot de passe, pour n’être pas dévoré par le sphinx, c’est : l’Homme. Sans doute fallait-il un peu de courage pour le dire, ce mot. Mais je le tenais prêt dès avant d’avoir entendu l’énigme ; et ma force est que je n’admettais pas d’autre réponse, à quelle que pût être la question.
Car, comprenez bien, mes petits, que chacun de nous, adolescent, rencontre, au début de sa course, un monstre qui dresse devant lui telle énigme qui nous puisse empêcher d’avancer. Et, bien qu’à chacun de nous, mes enfants, ce sphinx particulier pose une question différente, persuadez-vous qu’à chacune de ses questions la réponse reste pareille ; oui, qu’il n’y a qu’une seule et même réponse à de si diverses questions ; et que cette réponse unique, c’est : l’Homme ; et que cet homme unique, pour un chacun de nous, c’est : Soi.
Œdipe, est-ce là le dernier mot de ta sagesse ? Est-ce là que ta science aboutit ?
C’est de là qu’elle part au contraire. C’en est le premier mot.
Les mots suivants ?
Mes fils auront à les chercher.
Ils ne les trouveront pas plus que tu ne les as trouvés toi-même.
Il est plus fatigant encore que le Sphinx. (À ses fils.) Laissez-nous.
Oui, tu demandes que tes fils te laissent, quand tu n’as plus rien à leur dire et que ta science se trouve à court. Tu ne peux leur enseigner que l’orgueil. Toute science qui part de l’homme et non pas de Dieu, ne vaut rien.
J’ai longtemps cru que j’étais guidé par un dieu.
Un dieu qui n’était autre que toi-même ; oui, que toi-même divinisé.
Un dieu dont tu m’as fait comprendre que je pouvais aussi me passer.
De ce faux dieu, oui certes ; mais non pas du Dieu véritable, de ce Dieu que tu refuses de connaître, mais qui, Lui, surveille tes pas, qui scrute tes pensées les plus secrètes, de Dieu qui te connaît comme tu ne te connais pas toi-même.
D’où prends-tu que je ne me connais pas ?
De ceci que tu te crois heureux.
Pourquoi ne me croirais-je pas heureux, quand je le suis ?
Le malade qui se croit sain n’a pas grand appétit de guérir.
Prétends-tu me persuader d’être malade ?
Et d’autant plus malade que tu ne sais pas que tu l’es. Œdipe, qui prétends échapper à Dieu et ignores même qui tu es, je voudrais t’apprendre à te voir.
On dirait, à t’entendre, que l’aveugle de nous deux, c’est moi.
Si mes yeux de chair sont fermés, c’est pour mieux laisser s’ouvrir ceux de l’âme.
Avec ces yeux de l’âme, que vois-tu ?
Ta misère. Mais réponds-moi : Depuis quand as-tu cessé d’adorer Dieu ?
Depuis que j’ai cessé de m’approcher de ses autels.
Certes, sans les pratiques religieuses, notre foi s’éteint. Mais pourquoi, si tu croyais encore, ne t’approchais-tu plus des autels ?
Parce que je n’avais plus les mains pures.
Quelque crime les avait-il souillées ?
Sur la route du dieu que j’allais consulter et du sphinx que j’allais combattre, un meurtre que j’avais commis.
Qui donc as-tu tué ?
Un inconnu qui, sur son char, obstruait ma route.
La route qui te menait à Dieu. Celle où tu rencontras le sphinx n’est pas la même. Mais tu savais que Dieu refuse de répondre à celui dont les mains sont souillées.
Il est vrai ; c’est pourquoi, renonçant à l’interroger, j’ai changé de route, et pris celle qui me menait au sphinx.
Que voulais-tu demander à Dieu ?
De m’apprendre de qui j’étais fils. Puis, j’ai soudain pris mon parti de l’ignorer.
Après ton meurtre.
Et j’ai soudain compris l’art de faire, de cette ignorance même, ma force.
Je te croyais si désireux toujours de tout connaître… Mais, avant ce parti pris d’indifférence, explique-moi donc, Œdipe : ce que tu t’apprêtais à demander à Dieu, pourquoi tu tenais tant à le savoir.
Parce qu’un oracle avait prédit que je devrais… Tirésias, tu m’importunes, et je ne te répondrai plus.
L’oracle avait prédit de même à Laïus qu’il serait tué par son fils. Œdipe, Œdipe, enfant trouvé ! Monarque impie ! C’est l’ignorance de ton passé qui te donne cette assurance. Ton bonheur est aveugle. Ouvre les yeux sur ta détresse. Dieu t’a retiré le droit d’être heureux.
Va-t’en ! Va-t’en ! Comme si le bonheur était ce que j’avais jamais cherché ! C’est pour m’en évader que je m’élançai de chez Polybe, à vingt ans, les jarrets tendus, les poings clos. Qui dira si l’aurore au-dessus du Parnasse était belle, quand j’avançais dans la rosée, vers le Dieu dont j’attendais l’oracle, ne possédant plus rien que ma force, mais riche de toutes les possibilités de mon être, et ne sachant encore qui j’étais. Oui, de la réponse du Dieu, devait dépendre ma destinée ; et je m’y soumettais avec joie… Mais il y a quelque chose ici, que je ne parviens pas à comprendre. Il est vrai que, jusqu’à présent, je n’ai pas beaucoup réfléchi. Il faut, pour réfléchir, s’arrêter. En ce temps, j’étais pressé d’agir… Quand j’ai quitté la route qui me conduisait vers le Dieu, était-ce vraiment parce que je n’avais plus les mains pures ? Je ne m’en souciais pas, alors. Il me semble même aujourd’hui que c’est mon crime qui m’achemina d’abord vers le sphinx. Que chercher près d’un Dieu ? Des réponses. Je me sentais moi-même une réponse à je ne savais encore quelle question. Ce fut celle du sphinx. Je l’ai vaincu, moi, perspicace. Mais depuis, tout n’a-t-il pas été pour moi s’obscurcissant ? Mais depuis, mais depuis… Qu’as-tu fait, Œdipe ? Engourdi dans la récompense, je dors depuis vingt ans. Mais à présent, enfin, j’écoute en moi le monstre nouveau qui s’étire. Un grand destin m’attend, tapi dans les ombres du soir. Œdipe, le temps de la quiétude est passé. Réveille-toi de ton bonheur.