Œdipe (Gide)/Acte III
ACTE TROISIÈME
retenant Jocaste par un pan de son manteau royal.
Non, non ! je veux savoir. Ne te dérobe pas comme une ombre. Je ne te tiens pas quitte. Tout ce qu’il peut y avoir en toi de vérité, tant que tu ne me l’auras pas livré, je ne te laisserai pas repartir. Il y a là quelque chose de trouble que je veux éclaircir à tout prix. Et d’abord : lorsque j’entrai dans Thèbes après avoir triomphé du sphinx, connaissais-tu déjà la mort de Laïus ?
Comment promettre le trône au vainqueur du sphinx avant de savoir que j’étais veuve ?
Car pour régner sur Thèbes, il ne suffisait pas de répondre au sphinx. Il fallait aussi tuer le roi.
De quoi vas-tu donc t’accuser ?
Mais non ; mais non. Tu vas trop vite. Je veux simplement dire : il fallait que Laïus fût mort.
Écoute. Moi, je ne sais plus bien ce qui s’est passé, ni combien de temps a pu s’écouler… Créon, lui, doit se souvenir. Il te dira…
Que m’importe Créon ! Sais-tu ce qu’il m’a dit déjà ? Que je devrais récompenser le meurtrier de Laïus plutôt que le punir, car, sans son crime, je n’aurais pu régner. Mais cette mort du roi, dis, toi, Jocaste, la savais-tu ?
Mais mon ami, comment veux-tu qu’il m’en souvienne ? De quoi vas tu te tourmenter ? Je ne sais qu’une chose, c’est que, dès que je t’ai vu, je t’ai voulu.
Ce trône et cette couche, pour les avoir, il fallait d’abord les vider. Seul le meurtre du roi a permis que je les obtienne. Mais toi, tu ne te savais donc pas déjà libre ?…
Mon ami, mon ami, n’attire pas l’attention là-dessus. Aucun historien ne l’a jusqu’à présent remarqué.
Alors, je comprends tout. Tu savais… Le meurtrier du roi…
Tais-toi !
Le meurtrier, c’est moi.
Parle plus bas !
Quand je m’avançai vers le sphinx, j’étais mal ressuyé du sang d’un homme.
Arrête !
Il voulait m’arrêter. Son char barrait ma route. M’étant pris de querelle avec lui, afin qu’il me laissât le champ libre, je le tuai. Cet inconnu, qui ne portait pourtant pas de diadème, c’était…
Pourquoi veux-tu savoir ?
J’ai grand besoin.
N’auras-tu pas pitié de ton bonheur ?
Pitié de rien. Un bonheur fait d’erreur et d’ignorance, je n’en veux pas. Bon pour le peuple ! Pour moi, je n’ai pas besoin d’être heureux. C’en est fait ! Toute la nuée de cet enchantement doré se déchire. Tu peux venir, Tirésias.
As-tu besoin de moi ?
Pas encore. Je veux d’abord descendre au plus bas du gouffre. Ce roi que j’ai tué, dis… Mais non ; ne parle pas. Je comprends tout. J’étais son fils.
Ah ! par exemple !… Comment ! Qu’apprends-je ? Ma sœur serait sa mère ! Œdipe, à qui je m’attachais ! Se peut-il rien imaginer de plus abominable ? Ne plus savoir s’il est ou mon beau-frère ou mon neveu !
Que viens-tu m’étourdir avec ces problèmes de parenté ? Si mes fils sont aussi mes frères, je ne les en aimerai que mieux.
Permets-moi de trouver cette confusion de sentiments extrêmement pénible. Au surplus, en tant qu’oncle, j’ai bien droit à quelque respect.
Ô récompense affreuse de l’énigme ! Quoi ! De l’autre côté du sphinx, c’est donc là ce qui se cachait… Et moi qui me félicitais de ne connaître pas mes parents !… Grâce à quoi j’épousai ma mère, hélas ! hélas ! et avec elle tout mon passé. Ah ! je comprends à présent pourquoi ma valeur dormait. En vain m’appelait l’avenir. Jocaste me tirait en arrière… Jocaste, qui follement prétendis supprimer ce qui devait être, toi que j’aimais comme un mari et, sans le savoir, comme un fils… Il est temps. Quitte-moi ! Je romps l’attache… Et vous, enfants, compagnons de ma somnolence, opacité de mes désirs réalisés, c’est sans vous qu’il me faut entrer dans mon soir pour accomplir ma destinée.
Œdipe, fils de l’erreur et du péché, nais à neuf ! Il te manquait, pour être régénéré, la souffrance. Repens-toi ! Viens à Dieu qui t’attend ! Ton crime te sera remis.
Crime imposé par Dieu, embusqué par Lui sur ma route. Dès avant que je fusse né, le piège était tendu, pour que j’y dusse trébucher. Car, ou ton oracle mentait, ou je ne pouvais pas me sauver. J’étais traqué.
Traqué vers Dieu qui, seul, peut te réconcilier avec toi-même et te laver de ton péché. Il ne t’est pas laissé d’autre issue. Mais ne serait-il pas bon que le peuple fût averti ? Pour le délivrer de ses maux, toi-même lui fis espérer un châtiment pour le coupable, selon l’exigence de Dieu.
Va ! Préviens qui tu veux. Je voudrais que nul n’en ignore. Fais venir mes enfants aussi. Mais apprends-leur toi-même, apprends à tous, ce que je ne saurais leur dire, ce crime que je ne sais comment nommer.
Ah ! pourquoi faire connaître ainsi ce qui peut n’être su que de nous ? Nul ne se serait douté de rien. Il est temps encore. Le crime est oublié. Il n’a pas empêché, il a même permis ton bonheur. Rien n’est changé.
Comment ! rien n’est changé ? Penses-tu que rien désormais puisse revêtir, à mes yeux décillés, sa première innocente apparence ? Et, d’abord, j’étais donc fils de roi sans le savoir. Je n’avais pas besoin d’un meurtre pour régner, mais qu’à attendre.
Les dieux en ont autrement décidé.
Ce que j’ai fait, je ne pouvais donc pas ne pas le faire. Oui, certes, je me croyais guidé par un dieu ! Je puisais dans cette croyance l’assurance de mon bonheur. Et puis, même à cela j’avais cessé de croire pour ne dépendre plus que de moi. Mais à présent je ne me reconnais plus dans mes actes. Il en est un, pourtant bien né de moi, que je voudrais désavouer… tant il a changé de figure. Ou du moins mon regard a changé ; et tout m’apparaît différent.
Un dieu t’aveuglait alors.
Dieu, dis-tu. Moi, je me sentais assez fort pour résister même à Dieu. Je voulais me détourner de Lui, quand je me dirigeai vers le sphinx. Pourquoi ? C’est ce que je comprends aujourd’hui. Je consentais de demeurer soumis à Dieu, quand il menait à la gloire ; mais point s’il me poussait au crime, un crime dont il m’avait masqué l’horreur… Très lâche trahison de Dieu, tu ne me parais pas tolérable. Et maintenant suis-je encore astreint ? L’oracle a-t-il prédit ce que je devais faire à présent ? Dois-je le consulter encore ? Savoir, Tirésias, ce que vont raconter tes oiseaux ?… Ah ! je voudrais échapper au dieu qui m’enveloppe, à moi-même. Je ne sais quoi d’héroïque et de surhumain me tourmente. Je voudrais inventer je ne sais quelle nouvelle douleur. Inventer quelque geste fou, qui vous étonne tous, qui m’étonne moi-même, et les dieux. Ces yeux, qui n’ont su m’avertir, je ne…
Suis-le, Créon. Ne le quitte pas un instant.
Ô malheureux Œdipe ! qu’avais-tu besoin de savoir ? J’ai fait ce que j’ai pu pour t’empêcher de déchirer le voile qui protégeait notre bonheur. Repoussée par toi, hideusement nue à présent, comment oser désormais reparaître à tes yeux, aux yeux de nos enfants, aux yeux du peuple que j’entends venir… Oh ! je voudrais retourner en arrière et défaire ce qui fut fait ! oublier notre couche honteuse et, devant les morts qui m’attendent, n’être plus que l’épouse du seul Laïus qu’il me tarde de retrouver…
Où va la reine ? — Se cacher, parbleu ! — Où est Œdipe ? — Il se cache aussi. Il a honte. — Coucher avec sa mère pour lui faire à son tour des enfants… — Tout ça, c’est des histoires de famille ; cela ne nous regarde pas. — Ça regarde les dieux qui s’en irritent. — Et puis il y a le meurtre de Laïus, qu’Œdipe son fils a commis. — Qu’Œdipe lui-même a promis de venger. — On peut dire qu’il s’est mis là dans de mauvais draps. — Le justicier doit s’en prendre à soi, et s’est désigné pour victime. — Sans doute, afin d’apaiser les dieux, ne fallait-il pas moins qu’un roi, tant notre misère était grande. — Du reste, n’est-il pas naturel qu’un roi, pour son peuple, se sacrifie ? — Oui, si ce sacrifice doit nous délivrer de nos maux.
Œdipe, qui te disais heureux, mais qui faisais de l’ignominie ta litière, puissions-nous ne t’avoir jamais connu ! Tu nous as délivrés du sphinx, il est vrai ; mais ton mépris des dieux nous vaut des misères sans nombre, que ne compensent pas les biens que nous te devons. Toute félicité qu’on obtient en dépit des dieux est une félicité mal acquise et que les dieux tôt ou tard font payer. Exprimons hautement ces pensées, car voici venir Tirésias.
Mes enfants, vous savez où trouver un refuge quand la protection d’un père vous est ôtée. Voici qui va vous précipiter dans la vie. Œdipe est lié par son serment de venger la mort de Laïus.
Il ne peut plus occuper le trône de Thèbes.
Il ne peut plus rester dans le pays.
Ne prononcez pas de cruelles paroles, que les dieux entendent et retourneront contre vous.
Nous suivrons l’exemple de notre père.
Mais, pour lui succéder sur le trône, nous, du moins, n’aurons pas besoin de le tuer.
Mon père n’a pas sciemment commis son crime.
Nous n’aurons pas de crime à expier.
Quels sont ces cris ?
J’ai peur.
Viens près de moi.
L’horreur du châtiment a dépassé celle du crime. Jocaste, votre mère, n’est plus. Tandis que je surveillais Œdipe, elle a mis fin à ses jours. « Ce que mes yeux n’auraient pas dû voir » (telles furent les paroles d’Œdipe), je l’ai vu. J’ai vu ma pauvre sœur pendue. Puis, aussitôt après, comme je m’empressais pour la secourir, Œdipe, s’élançant à son tour, s’empare du manteau royal, en arrache les agrafes d’or et les enfonce férocement dans ses yeux, dont l’humeur au sang mélée m’éclabousse et ruisselle sur son visage. Ces cris que vous entendiez sont les siens, d’horreur d’abord, puis de douleur.
On ne les entend plus.
Il s’est évanoui sans doute.
Non ; le voici. Ses pas hésitent.
laissant Ismène, se précipite au-devant d’Œdipe.
Mon père…
Est-ce Antigone, dont je touche à présent les cheveux ? À la fois ma sœur et ma fille…
Ah ! ne rappelez pas cette honte. Je ne veux me savoir jamais rien d’autre que votre enfant.
Toi qui ne m’as jamais menti, apprends à celui qui n’a plus de regards, où se trouve Tirésias.
Là, devant vous, mon père.
Assez près pour entendre ma voix ?
Oui, je t’entends, Œdipe. Tu désirais me parler ?
Est-ce là ce que tu voulais, Tirésias ? Jaloux de ma lumière, souhaitais-tu m’entraîner dans ta nuit ? Comme toi, je contemple à présent l’obscurité divine. Tu ne pourras plus m’accabler désormais de ta supériorité d’aveugle.
C’est donc l’orgueil encore qui te fit te crever les yeux. Dieu n’attendait point de toi ce nouveau forfait, en paiement de tes premiers crimes, mais simplement ton repentir.
À présent que me voici plus calme et que s’apaise ma douleur avec mon irritation contre moi, je puis discuter avec toi, Tirésias. J’admire que cette proposition de repentance vienne de toi, qui précisément crois que les dieux nous mènent et qu’il n’était pas en mon pouvoir d’échapper à ma destinée. Sans doute cette offrande de moi était-elle prévue, elle aussi, de sorte que je ne pusse pas m’y soustraire. N’importe ! C’est volontiers que je m’immole. J’étais parvenu à ce point que je ne pouvais plus dépasser qu’en prenant élan contre moi-même.
Je me réjouis, mon cher Œdipe, de voir que ta douleur est, somme toute, supportable ; car il me reste à t’annoncer une chose assez pénible. Après ce qui s’est passé, et maintenant que le peuple connaît ton crime, tu ne peux plus rester à Thèbes.
Nous demandons que, selon l’indication des Dieux, tu nous débarrasses à la fois de ta présence et de nos maux.
Étéocle et Polynice déjà convoitent le trône. S’ils sont peut-être un peu jeunes encore pour régner, je ferai de nouveau l’intérim.
Que tes fils tirent ainsi parti de l’instruction que tu leur donnas, je pense que cela n’a rien qui t’étonne ?
C’est volontiers que je leur laisse, pour leur malheur, une royauté non conquise et non méritée. Mais, de mon enseignement, ils n’ont pris que ce qui les flatte, laissant échapper le difficile et le meilleur.
Mon père, je sais bien que, de tous les partis, vous choisirez toujours le plus noble. C’est pourquoi je ne vous quitterai pas.
Déjà promise à Dieu, tu ne peux disposer de toi.
Non, je ne romprai pas ma promesse. En m’échappant de toi, Tirésias, je resterai fidèle à Dieu. Même il me semble que je le servirai mieux, suivant mon père, que je ne faisais près de toi. Je t’écoutais m’enseigner Dieu jusqu’à ce jour ; mais, plus pieusement encore, j’écouterai maintenant le seul enseignement de ma raison et de mon cœur. Père, pose ta main sur mon épaule. Je ne fléchirai pas. Tu peux te reposer sur moi. J’écarterai les ronces de ta route. Dis où tu veux aller.
Je ne sais. Droit devant moi… Désormais sans foyer, sans patrie…
Oh ! cela me désole de vous voir vous en aller ainsi… Le temps de me préparer un costume de deuil, et je vous rejoins à cheval.
Avant de laisser partir Œdipe, écoutez tous ce que me révèlent les dieux. Une grande bénédiction est promise par eux à la terre où reposeront ses os.
Allons, bon !… Tu vois que tu ferais décidément mieux de rester parmi nous. On pourra toujours s’arranger.
Trop tard, Créon. Mon âme a déjà quitté Thèbes, et tous les liens qui me rattachaient au passé sont rompus. Je ne suis plus un roi ; plus rien qu’un voyageur sans nom, qui renonce à ses biens, à sa gloire, à soi-même.
Reste avec nous, Œdipe. On te soignera bien, tu verras. Souviens-toi que, dans le temps, tu nous as rendu de grands services. Si ton crime irritait les dieux contre nous, tu viens de le venger magistralement sur toi-même. Songe à tes chers Thébains, à ton peuple. Que t’importent ceux qui ne te connaissent pas ?
Quels qu’ils soient, ce sont des hommes. Au prix de ma souffrance, il m’est doux de leur apporter du bonheur.
Ce n’est pas leur bonheur qu’il faut vouloir, mais leur salut.
Je te laisse expliquer cela au peuple. Adieu ! Viens, ma fille. Toi, seule de mes enfants en qui je veuille me reconnaître et à qui je me fie, Antigone très pure, je ne me laisserai plus guider que par toi.