Œdipe et le Sphinx/Acte III
ACTE III
Le poste du Sphinx, à Harma, sur la route de Thèbes à Chalcis. Un promontoire s’élève portant une caverne accessible par des quartiers de roc. Il fait nuit noire, tonnerre, éclairs.
Scène I
Comment s’orienter dans cette nuit profonde ?
Mon guide, en approchant, se crispait d’épouvante.
Il a fui… je suis donc près de l’antre.
Si le Sphinx, averti par sa subtilité,
se refusait à mon colloque.
Voilà ma crainte unique !
Jocaste, noble femme qui sera mienne à l’aube,
qu’elle fut tendre ! Quelle douce pitié ?
À peine l’ai-je vue, que sitôt je la sentis chère.
Je n’éprouvai pas le désir qu’éveille la beauté,
mais un penchant plus profond et plus calme.
Si le monstre se dérobait ? Cette pensée m’obsède.
L’homme et la bête pressentent leur défaite ;
je perdrais un royaume, je perdrais un foyer ;
et, venu en héros, j’apparaîtrais menteur et dérisoire.
Cette peur-là est plus fiévreuse que celle du danger !
Quelle assurance ai-je de ma victoire ?
Je puis succomber : tout à l’heure
le prince de Corinthe ne sera qu’un cadavre,
la poitrine sanglante et le cœur arraché !
Oh la terreur abolirait les promesses thébaines,
nul ne viendrait laver mon corps, l’ensevelir !
Je pourrirais, déchiqueté par le bec des vautours.
Il faut vaincre !
Thèbes du haut des tours interroge le ciel.
Me souvenant de la grande leçon de Prométhée,
j’éveillerai le feu qui dort dans un morceau de bois.
La flamme brillera, pourpre vivante de la victoire.
Oh ! Oh ! j’étais au but, quand je croyais tarder.
C’est donc le grand moment ici tout se décide ;
je ne suis né que pour cette heure.
La voilà, la panthère au visage de femme ;
je vois luire ses griffes acérées.
— Apollon. Dieu subtil, inspire-moi !
Scène II
Le sphinx a la tête et les seins saillants et nus d’une jeune et belle femme les pattes et ce qui paraît du corps sont d’une panthère.
On rôde autour de mon rocher.
Je vois un homme qui interroge l’ombre.
Sa contenance ne marque aucun effroi !
Il ignore le lieu et le péril et moi !
Attendons qu’un éclair à ses yeux me révèle !
Toi qui défies la nuit et l’horreur de mon antre ;
si tu n’as pas heurté les os des téméraires,
profite d’un éclair ! Regarde !
Qui a poussé ses pas vers moi n’a plus marché ;
qui a levé son œil sur moi, pour toujours a clos sa paupière ;
qui m’a parlé est devenu silencieux ;
qui vint ici jamais n’est retourné !
Toi qui défies la terrestre harmonie,
si tu n’as pas pensé que ton vainqueur viendrait ;
profite d’un éclair ! Regarde !
Quand celui que tu vois a choisi un chemin, il le poursuit ;
quand son désir se lève, l’obstacle disparaît ;
quand il prononce un vœu, toujours il l’accomplit.
Il a juré ta perte et tu vas te précipiter !
Tu espérais surprendre mon sommeil
Le sphinx ne dort jamais son œil est sans paupière !
Je ne crains que ta fuite !
Ton audace me plaît ; je serai doux pour toi !
Quel animal marche, d’abord sur quatre pattes,
sur deux ensuite, enfin sur trois !
C’est l’homme ! Enfant, sur les mains il se traîne ;
puis, ses pieds affermis le portent ;
dans la vieillesse, il s’aide d’un bâton.
Oui, tu as deviné ? Qui es-tu ?
Un homme qui ne craint que les Dieux !
Ils n’opposent à leur créature
aucune épreuve insurmontable.
L’insurmontable est devant toi !
Par mes yeux de diamant, je te regarde :
il te menace, par mes griffes d’acier.
Si tu étais le monstre primitif, le dragon
comme en portait la terre, au temps de Prométhée ;
on pourrait t’assaillir, par le fer et le feu !
Tu es invulnérable, mais aussi impuissant à l’attaque.
Ta griffe ne déchire que si la chair frissonne.
Ceux qui périrent avaient eu peur !
L’énigme, Sphinx, l’énigme, je l’attends !
Je suis moi-même l’énigme que je propose ?
Il s’agit, en effet, de résister à ton horreur
et, si j’avais tremblé, déjà je serais mort.
Mais je veux te chasser de ce roc : donc, interroge ?
Eh bien ! Quel animal, suis-je, ô devin !
L’animal ne pense, ni ne parle.
Panthère à face humaine, tu es le monstre
hors série, hors nature !
Zeus est l’auteur de tout ce qui respire.
L’homme, à son tour, est créateur.
Du choc de ses passions avec les lois du monde
naissent les monstres, les chimères……
Vagues, values paroles d’Eleusis !
Tu es un châtiment, un fléau, une malédiction vivante,
pour un crime dont le coupable s’appelle une cité ;
tu es contre Thèbes dressée, une Erynnie !
J’incarne l’anathème, oui !
Mais tout être vivant se nourrit.
Depuis bien des années, j’habite la caverne d’Harma
et je ne mange pas mes victimes. Ah ! cela t’embarrasse ?
D’égoïstes pensers et de bas sentiments,
d’exhalaisons perverses, le monstre se substante.
La malédiction de Chalcis t’a donné l’être,
l’égoïsme de Thèbes t’entretient, te conserve…
J’aime l’intelligence La subtilité me désarme.
Je te fais grâce. Va ! Tu diras, glorieux :
moi, j’ai parlé au Sphinx et le Sphinx m’a laissé passer.
Je suis l’homme, roi légitime de la terre,
tu es le monstre. La nature te hait
et les Dieux t’utilisent, un moment, pour punir.
Tu es l’expiation de la faute thébaine !
Moi, courageux et pur, je viens, je me dévoue
et Thèbes est rachetée et tu es confondu !
Eh bien ! monte vers moi, triomphateur.
Apporte ta poitrine à ces griffes que tu vois luire.
Si tu détournes ton regard, si ta parole hésite,
d’un seul coup, je t’arrache le cœur !
C’est toi qui vas mourir Tu es né du péché de Thèbes
et ce péché, par moi, est expié.
J’incarne la volonté de Zeus !
Je remplis l’office d’Apollon : car je rétablis l’harmonie
en te chassant, monstre, de ce rocher.
Respecte en moi Thémis qui m’envoya.
Tu reconnais ton maître, enfin ! Obéis, disparais !
Toi qui as compris mon essence, comprends aussi mon cœur
Tu l’as ému, le cœur du monstre !
À ma lèvre vermeille, qui te prie, donne un baiser.
La caresse du Sphinx, si tu la connaissais
toute autre volupté te serait impossible !
Dans mon étreinte, tu croirais posséder le mystère ;
une ineffable joie échaufferait tes veines
et tu te croirais Dieu, sous la puissance du plaisir.
Tu n’as pu m’enrayer, tu voudrais me séduire ?
L’amour est la fatalité suprême.
Il n’est Dieu, homme ou sphinx, qui lui résiste.
Tu sais que la femme toujours adore celui qui la subjugue
et la chimère ne peut aimer que le héros.
Ta griffe redoutable, malgré toi, se rétracte ; ton œil s’effare.
C’est mon désir de femme qui se voit !
La véritable énigme, crois-le, c’est mon baiser.
Tu trembles et tu vas fuir !
Zeus, qui envoie les monstres, seul les rappelle.
Zeus envoie les héros !
Je te fais grâce !
Je veux dormir, sur ce rocher, à ta place !
Qui es-tu ! Par Typhon ! Qui es-tu ?
C’est moi qui suis l’énigme, maintenant !
Mon vainqueur sera le plus malheureux des mortels.
Les mains rougies dans le sang de son père,
il ira se coucher dans le lit de sa mère,
et il engendrera dans la chair où il fut engendré.
Malédiction Tu as su allumer ma fureur !
Disparais ou je te déchire !
Le destin qui t’attend est plus terrible que ma griffe d’airain.
Assez d’arguties, d’imposture il faut mourir ?
Mourir ! Pour l’homme c’est naître à l’immortalité ?
Même s’il fut coupable, en expiant, il se rachète.
Il n’est ni sombre bord, ni empyrée qui me reçoive, moi !
Si je meurs, je rentre dans la chose indicible
et que nul ne conçoit, la chose effroyable et sans nom ;
auprès de quoi, le plus violent supplice est une apothéose,
le néant ! — Laisse-moi vivre ! Grâce.
Menace, prie, flatte, pleure tu vas mourir !
Les Dieux m’ont placé sur ce roc, et tu veux m’en chasser !
L’irrésistible chant des sirènes a cessé Va rejoindre l’inerte matière !
Es-tu Orphée ?
Le vautour du Caucase tomba sous la flèche d’Hercule !
Es-tu le fils d’Alcmène ?
La Chimère éprouva le glaive d’un héros.
Es-tu Bellérophon ?
Le Minotaure, l’homme-taureau périt !
Es-tu Thésée ?
Andromède fut délivrée et Thèbes le sera !
Es-tu Persée ?
Je suis Œdipe !
Inceste, parricide… sacrilège… maudit !
Au néant, Sphinx !
Par la toute-puissance d’Apollon, au néant !
Au nom de l’harmonie, monstre, je te confonds !
Larve, je te dissous, au nom de la lumière !
Ah ! (Cri terrible.)
Désespoir de Chalcis ! égoïsme de Thèbes !
Œdipe, pur héros, vous efface ;
et le charme est rompu ! L’énigme est devinée !
Victoire à Thèbes et gloire à Apollon !
Scène III
Le roc s’est-il ouvert pour engloutir le monstre
ou bien s’est-il évaporé dans l’air ?
L’exploit est accompli, me voici roi de Thèbes ;
et quand on parlera des héros bienfaiteurs,
nul n’oubliera Œdipe qui devina l’énigme,
et contraignit le Sphinx à se précipiter.
Tu m’as choisi pour la délivrance de Thèbes, ô Phébus !
Pourquoi, sur ma mission, suspendre la menace atroce ?
Il me fallait peut-être cette force, fille du désespoir !
Sans l’odieuse prophétie, tranquille héritier de Corinthe,
j’aurais coulé des jours sans gloire.
L’infortune, accoucheuse insigne,
met seule au jour le fruit que nous portons.
La muse de l’action s’appelle la détresse.
Elle ne descend pas dans les foyers paisibles,
l’inspiration des grands desseins.
Mon exemple dira qu’au livre obscur du sort
la main de l’homme peut écrire son vœu.
Tu vivras, tous tes jours, ô Polybe, ô mon père ;
la seule main du temps te poussera vers le tombeau.
Il fallait bien t’aimer, ô Mérope, ô ma mère,
pour te fuir, sur la foi d’un oracle.
Adieu, Corinthe, enfance heureuse
et paternel foyer je dois vous oublier.
Salut, ville aux sept portes, ma ville…
Mon cœur se tourne entier vers toi, Jocaste.
Ah L’aurore sera belle pour Œdipe !
Mais une fatigue invincible accable tous mes sens.
Cette extrême tension de l’esprit m’a lassé.
Hercule s’endormit au milieu des tronçons
épars et convulsés de l’hydre,
Œdipe dormira à la place du Sphinx.
Scène IV
(avec des Insignes de deuil). LE CHŒUR TRIOMPHAL
(avec des insignes royaux. Tous portent des torches).
Elle n’a pas brillé la flamme de victoire !
Selon notre promesse,
voici le suaire et les baumes.
Car nous devons ensevelir,
avec les honneurs héroïques,
celui qui n’a pas deviné.
Elle a brillé la flamme de victoire !
Selon notre promesse,
voici le sceptre et la couronne.
Car nous devons ainsi saluer,
avec les honneurs royaux,
celui qui a deviné !
Hélas ! hélas ! il a péri,
le nouveau téméraire,
en qui Thèbes espérait.
Il est là, parmi ces rochers,
livide et la poitrine ouverte,
celui qui n’a pas deviné.
Non, non ; l’envoyé des Dieux,
l’homme mystérieux
n’a pas déçu l’espoir de Thèbes.
Il est là, parmi ces rochers,
il va paraître glorieux, notre roi,
celui qui a deviné.
Vous apportez le sceptre à un cadavre.
Vous apportez le suaire au vainqueur.
L’aurore, à ses premiers rayons,
dispersera votre espérance.
Nous rentrerons à Thèbes, le front baissé,
le désespoir au cœur.
L’aurore, à ses premiers rayons,
chassera votre angoisse.
Nous rentrerons à Thèbes, le front haut,
l’allégresse au cœur.
Anxiété terrible ! Parais, ô Phébus !
Attente frémissante ! Ô nuit, dissipe-toi !
Scène V
Avec hésitation et prudence, le chœur s’est rangé du côté opposé à la caverne, en silence. Puis, paraît JOCASTE. L’aube commence à poindre.
Cet homme qui, vainqueur, devenait mon époux,
esprit aventureux, confiant en lui-même, dois-je donc le pleurer ?
Ô douleur, déjà, je l’aimais !
Devant l’issue fatale, ou bienheureuse,
j’ai jeté le manteau de pourpre sur ma robe de deuil.
Oh ! l’affreux carrefour, je frissonne,
mais l’angoisse remporte sur l’horreur.
Il me fut cher sitôt que rencontré, ce téméraire.
Voici la caverne terrible ! Qui va paraître,
le Sphinx, ou bien mon glorieux époux ?
Réveil prestigieux, aurore d’une vie nouvelle,
Belle aube, mon cœur te salue, enivré.
Ô recommencement heureux de mon destin,
Oracle conjuré, innocence conquise,
et de la volonté, admirable succès !
Dieux bons ! Dieux protecteurs ! Dieux justes !
À la place du monstre, le héros se dresse rayonnant.
Victoire à Thèbes et gloire a Apollon !
Victoire à Thèbes ! Victoire !
Thébains, saluez votre roi !
Et toi, Jocaste, reconnais ton époux.
Thèbes est sauvée ! Gloire a Phébus !
Fils de Cadmus, approchez-vous sans crainte de cet antre.
J’ai confondu le Sphinx ; la route est libre !
Sauveur de Thèbes, ô mon époux,
viens recevoir le sceptre et mon embrassement !
Ce rocher est mon trône à moi je t’y convie, Jocaste !
Héros béni des Dieux, reçois le sceptre et reçois-moi !
Épouse aimée, ce sceptre, dans ma main,
te laisse aussi puissante qu’en la tienne.
Ô vous, qui vivrez désormais sous ma loi,
gardez l’enseignement de l’heure solennelle !
La volonté c’est la divinité dans l’homme !
Je parus, hier, parmi vous, inconnu, étranger ;
et je vais rentrer roi dans la ville aux sept portes.
Depuis combien d’années vous subissiez
le joug sanglant du monstre vous voilà délivrés !
Ne désespérez donc jamais du sort :
la justice est l’âme des Dieux,
et la prière qu’ils exaucent toujours,
ô Thébains ! c’est l’effort !