Œil pour œil/009

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Edouard Garand (74 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 31-33).

IX


Les troubles de la veille ne furent que les préludes d’autres plus grands qui se répandirent sur toute l’Uranie.

Le mouvement confiné à Leuberg au début s’étendit comme une traînée de feu dans une prairie aux herbes sèches, sur toute l’étendue du pays. Les clubs par leurs ramifications encerclèrent la nation. Dès le 9 janvier des assemblées eurent lieu simultanément dans toutes les villes et les villages importants. Des comités de citoyens se formèrent qui refusèrent de reconnaître toute autorité constituée. Ce fut l’anarchie la plus complète. La police, dans chaque cas, était impuissante à endiguer la fureur des manifestants. Partout la lie de la population remontait à la surface. Le pillage devint à la mode. Les vengeances s’opéraient. Sous le couvert de la politique on lavait dans le sang les injures personnelles.

Les instincts de convoitises, allumées par la possibilité de la satisfaction se donnaient libre cours. On mettait à sac les maisons des fonctionnaires du royaume. On égorgeait les propriétaires.

Tout était désorganisé, les services publics, les chemins de fer, les postes, le télégraphe.

Certaine province voisine des frontières était inondée d’agents étrangers. Des agents de la Boshvie entretenaient le brasier de la discorde civile, prêchaient l’insoumission à l’autorité quelle qu’elle soit, dans l’espérance d’enlever cette province à l’Uranie…

Depuis une semaine, cet état de choses, ce chaos durait.

Qui donc d’entre les ministres, les politiques, ou les militaires aurait la puissance nécessaire pour élever un nouveau mode de gouvernement sur les ruines de l’ancien.

Des hommes en vue, aucune personnalité n’avait la force voulue pour s’imposer. Karl III en se débarrassant dans son entourage, de tous ceux qui ne fermaient pas les yeux sur ses faiblesses et ne subissaient par l’influence de la Borina, avait éloigné de l’administration publique les hommes de valeur qui auraient pu endiguer le flot montant de l’anarchie.

Le pouvoir se trouvait donc à la merci du premier aventurier venu pourvu qu’il eût l’audace nécessaire pour s’en emparer.

Si jusqu’ici aucun ne l’avait pris en main c’est que trop le convoitaient qui se portaient ombrage et se nuisaient mutuellement.

Par un coup de témérité incroyable, Lucrezia Borina était rentrée à Leuberg. Elle comptait pour dompter ses ennemis et dominer ses amis sur son pouvoir de séduction et sa fascination. Elle connaissait l’âme humaine et méprisait les humains. Elle savait que le meilleur moyen d’éviter le danger est quelquefois de le braver. D’ailleurs, elle ne s’exposait pas. Le peuple ignorait sa retraite. L’eût-il connue qu’il l’aurait probablement respectée. Le sang de son frère Heinrich, l’abdication de Karl avait expié les folies de sa politique. On était prêt à oublier la politique déplorable qu’elle fut en faveur de l’artiste admirable qu’elle était…

Flairant qu’en l’absence de Karl elle pourrait dominer quand même, elle réunit un soir quelques créatures influentes sous l’ancien régime, élabora avec eux un projet de constitution. Un militaire, simple capitaine dans un régiment d’infanterie où la jalousie de ses supérieurs l’avait seule empêché d’être promu à un grade plus élevé, s’était offert à elle, et lui avait promis de pacifier en moins d’un mois l’Uranie et plus particulièrement la province qui menaçait de s’en détacher au bénéfice de la Boshvie.

Muni des pouvoirs discrétionnaires d’un ministre de la guerre, Albert Kemp dans le gouvernement provisoire qui siégea peu de jours après, se décréta généralissime des forces uraniennes et se fit fort de briser toute résistance que rencontrerait le gouvernement nouveau. À la vérité c’était le même gouvernement d’autrefois, composé des mêmes hommes, mais opérant sous un vocable nouveau, et avec une constitution nouvelle. La grande figure en était la Borina.

Comme elle s’était étudiée à tenir sous le charme Karl III, faisant de ce monarque jeune une marionnette humaine qu’elle manœuvrait à son gré, elle prodigua ses attentions et ses faveurs à Albert Kemp pour le tenir davantage assujetti à ses désirs. Elle pressentit que ce militaire dans la force de l’âge aurait tôt fait de dominer le gouvernement actuel et qu’avant peu il en serait le maître effectif.

Pour combien de temps ?

Elle s’en souciait peu. Le jour où son étoile pâlira, elle le déposera comme on fait d’un objet devenu inutile.

La psychologie de la Borina est assez difficile à démêler.

Cette femme adorait le pouvoir. Elle risquait sa vie pour le conserver. Beauté, talent, fortune, elle avait tout ce qu’il faut pour plaire, par conséquent être heureuse. Plaire n’est-il pas pour la majorité des femmes le but ultime de la vie ?

À ses pieds, les hommes les plus célèbres de l’Europe avaient déposé leurs hommages. Certains grands hommes s’étaient même humblement traînés devant elle, mendiant son amour comme le bien le plus inestimable.

La Borina n’aimait pas, n’avait jamais aimé entièrement avec tout son être physique et moral. L’amour n’était qu’un moyen, non un but.

Blasée sur les triomphes artistiques dont pullulaient sa carrière, blasée sur les hommages des mâles, il lui fallait pour combler sa vie, une activité plus grande et qui la rendrait l’égale en quelque sorte des héroïnes qu’elle incarnait sur la scène. Le goût de l’intrigue lui vint, et avec la fièvre du pouvoir. Elle ne vécut plus que pour régner.

Explique ce cas qui voudra. Je ne suis pas un psychiatre mais un reporter qui relate des faits, un homme qui regarde agir d’autres hommes et qui confine sur le papier leurs mouvements et leurs gestes.

Pas plus que von Buelow, je n’ai compris la Borina et qu’elle ait pu, tout en demeurant à Leuberg, traverser la période sanguinaire de la Révolution Uranienne, sans payer de sa vie sa participation aux troubles ; ceci a toujours été une énigme pour moi.

Albert Kemp qui venait tout à coup d’émerger de la foule avait quarante-quatre ans. Il était issu d’une famille d’ouvriers. Son père était souffleur de verre mais désirait pour Albert, son unique enfant une position plus recherchée. À dix-sept ans au sortir de l’école, le jeune Kemp obéit à ses goûts les plus intimes et qui le poussaient vers l’armée. Il s’engagea dans l’infanterie avec, dès cette époque la décision ferme de gravir l’un après l’autre les degrés de l’échelle et de s’élever aux plus hauts grades.

Il acquit celui de capitaine. Là se bornait son ascension. Là sa carrière se serait bornée s’il n’eût vécu dans une ère, où le courage, l’audace, la volonté ferme d’arriver et surtout le manque de scrupules constituaient les qualités primordiales du succès.

Il faut dire, et ce fait m’a été confirmé par Kenneth Brown qui l’a vu à l’œuvre durant la grande guerre, qu’il possédait à fond son métier de soldat, et savait prendre une décision rapide et sûre, quand le moment le commandait. Instruit par le cours de l’histoire, dont l’étude, surtout l’histoire des grandes guerres et des grands généraux était une passion pour lui, qu’il faut, aux périodes de troubles ne reculer ni devant la violence et la terreur, il réussit ce tour de force de se maintenir six mois au pouvoir après avoir pacifié les provinces rebelles. Comme durant la terreur, il fit siéger l’échafaud en permanence pour les civils réfractaires et fonctionner chaque matin un peloton d’exécution. Je passe rapidement sur la période de son règne. Ce fut celui de la première terreur. Il ressemble à toutes les périodes initiales des grandes révolutions. Un seul homme sut le braver ouvertement, comme il avait bravé Karl, comme il avait bravé la Borina. Von Buelow, ses autres ennemis, et il en avait beaucoup tramèrent dans l’ombre le complot qui résulta en son assassinat.

Aujourd’hui, il est relégué dans l’oubli. On lui doit que son pays n’a pas été morcelé et qu’il a réussi à empêché la Boshvie de prendre une importance trop prépondérante dans les destinées de l’Uranie.

Dans le récit qui m’occupe, d’autres figures sont plus intimement nivelées. C’est à elles surtout que je veux attacher le plus d’importance. Avant de passer à un autre acte du drame, je veux présenter d’autres acteurs, des acteurs de premier plan.

La Borina est connue. Natalie Lowinska commence à l’être. Il reste Luther Howinstein et le maréchal Junot, ce soldat d’origine française et que le besoin et un goût morbide pour les aventures a entraîné dans différents pays, jusqu’à ce qu’il s’établisse définitivement à Leuberg où il devait finir sa carrière, d’une façon dramatique, comme chaque acte de sa vie.

Luther Howinstein fut sans contredit la figure dominante de la seconde révolution, la seconde terreur. Dans le secret, il y travailla, la prépara, la trama. Comme von Buelow, Howinstein était un jeune homme. Il avait à peine trente ans. Taillé en hercule, les traits irréguliers et énergiques, les yeux d’un gris presque blanc, il dégageait de sa personne une force terrifiante. Brutal dans ses manières, violents dans ses paroles, il avait fait siennes toutes les passions, et travaillait à les satisfaire avec acharnement. Homme du peuple, il avait des goûts de grands seigneurs. Il s’habillait avec recherche, une recherche qui ne parvenait pas à receler ses origines plébéiennes. Il manquait de goût, de mesure. En tout, il était excessif.

Une intelligence supérieure le servait, doublé d’un talent d’orateur fougueux, âpre. S’il ne plaisait pas, il en imposait. Avocat de son métier, spécialisé dans les matières criminelles, il affectait la société des voleurs, des bandits, des êtres louches comme il cherchait à s’immiscer dans le beau monde.

En cela, il travaillait à ses fins, d’une manière calculée. Sa violence de tempérament ne l’empêchait pas de raisonner à froid, et de calculer ses actes en les coordonnant en vue du succès.

Le maréchal Junot, était une de ses créatures. Il avait conquis tous ses grades, les uns après les autres, en servant sous Albert Kemp. En réalité, il étudiait, observait les événements et les hommes, pressentant que son heure viendrait.

Nous voilà prêt maintenant pour le grand acte. Avant de tracer un tableau aussi fidèle que me permettent mes renseignements, complétés de déduction, de l’état de l’Uranie je me permets la fantaisie d’un intermède, de laisser tomber le rideau et de retourner au lendemain de l’abdication du roi à la demeure des von Buelow. Insensiblement, je reprendrai la marche des faits pour en arriver à ce moment précis où un homme vit la minute la plus tragique de son existence et qui oriente désormais toutes ses pensées comme aussi toutes ses actions.

Comme encore une fois, je ne suis qu’un reporter, je n’essayerai pas de me perdre en des considérations psychologiques ou physiologiques ou philosophiques des mobiles humains. Je laisse cela aux romanciers professionnels…

Je n’invente rien, je ne mêle rien, je ne noue rien. Je me laisse emporter par le courant de mes souvenirs, coordonnés le mieux que j’ai pu, avant d’en arriver au dénouement que je connais depuis hier.

Une lettre des États-Unis, d’une petite ville d’un état du centre m’apprend la rencontre de deux hommes, puissants et forts tous les deux. Cette rencontre termine mon récit

J’ai reçu également l’autorisation d’utiliser mes notes comme bon me semblerait et de les publier si je le désire. Il n’y a qu’une condition : respecter la vérité, la vérité toute nue, toute crue.