Œil pour œil/010

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Edouard Garand (74 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 33-37).

X


Le curé de X… célébra la cérémonie. Le mariage fut très simple. Le père de Natalie lui servait de témoin ; l’intendant des von Buelow accompagnait Herman.

Herman cependant avait tenu à une chose : la musique. Un de ses amis, Péter Jacob, virtuose du clavier avait fait chanter l’orgue de joie et de bonheur.

Les fanfares éclatantes de la marche nuptiale de Lohengrin avaient fait retentir et vibrer la voûte du petit oratoire, quand les jeunes épousés s’approchèrent de l’autel pour recevoir la bénédiction du prêtre…

Natalie, très pâle dans sa robe blanche, lui droit, et le regard chargé de bonheur…

Un dîner intime suivit la cérémonie, puis malgré le danger qui partout les accompagnerait, Herman fit atteler son traîneau et durant une semaine, les deux pur sang les traînèrent par les villages et les villes de l’Uranie ensanglantée.

Herman, par une folie romanesque, conscient de sa puissance, se plaisait à braver tous les périls et Natalie, parce qu’il était là, et qu’en lui, elle avait une confiance illimitée, se laissait emmener là où il voulait, sûre qu’à ses côtés elle était en sécurité…

Cette semaine-là fut pour Herman, une semaine d’oubli pour tout ce qui n’était pas son bonheur. Le pays lui importa peu. D’ailleurs, il savait qu’il fallait, avant d’édifier sur les ruines un gouvernement capable d’agir dans le bien, laisser se calmer peu à peu l’effervescence populaire. Il se réservait pour le moment propice.

Quand il revint chez lui, l’anarchie cessait peu à peu sous la main de fer des sbires d’Albert Kemp. Présentement le dictateur sans le nom, aux ordres de la Borina, tournait contre les ennemis du dehors la force que son emprise sur l’armée, grossie par une conscription obligatoire et forcée, lui donnait. Il n’avait pas encore commencé d’être l’instrument des vengeances politiques des puissants de l’heure.

Mais l’heure ne tarderait pas. La liste se confectionnait de tous les suspects, qui paieraient de leur tête, le malheur d’avoir déplu ou de déplaire à la coterie gouvernante.

Herman von Buelow apprit par un capitaine des Dragons que son nom, l’un des premiers, figurerait sur la liste, et que bientôt dans une semaine ou deux les proscriptions commenceraient.

C’était un après-midi, un vendredi que le capitaine von Gofman, arriva au galop de son cheval devant le château… Couvert de neige, car il tombait depuis le matin une neige épaisse, floconneuse et lourde, il demanda à voir immédiatement le maître de céans. Affaire urgente.

On l’introduisit dans le cabinet de travail où le jeune homme fumait. Natalie en voyant le messager, et qui avait tant insisté pour être immédiatement admis, pressentit qu’une ombre passait sur leur bonheur et que la menace d’une catastrophe, comme une épée de Damoclès pendait sur leur tête. La pâleur de ses joues s’accentua. Elle regarda son mari. Souriant, il s’avança vers son ancien compagnon d’armes et lui serra la main.

Ce dernier, de la tête désigna la jeune femme…

— Oh ! vous pouvez parler…

Puis se ravisant…

— Voulez-vous me permettre, Natalie… Je vous ferai revenir dans un instant… Un secret d’état ajouta-t-il en souriant…

Par une indiscrétion d’un camarade von Gofman avait vu la liste noire… Herman n’en demanda pas plus long. Il savait d’où partait le coup.

Il sonna, commanda qu’on lui fit seller un cheval, endossa son uniforme d’officier, vit à ce que son revolver soit chargé, rassura sa femme inquiète, lui assura que le temps d’aller à Leuberg, d’avoir une entrevue d’une heure avec certains personnages et qu’il serait de retour immédiatement.

— Ne vous inquiétez pas sur mon compte. Chérie… J’ai à vous protéger. Je ne puis donc commettre aucune imprudence.

À bientôt…

Il l’embrassa, sauta à cheval, et l’instant d’après les deux officiers s’engageaient sur la grand’route au galop de leur monture.

Von Buelow avait prévu juste. La Borina voulait sa mort. Elle le craignait, elle le redoutait. Elle lui savait une influence considérable sur le peuple, le paysan et l’ouvrier, et ce malgré sa haute naissance.

Le souvenir de l’ancien chancelier, demeurait dans la nation, comme un culte national. Et le fils comme le père possédait des créatures innombrables.

Que personne dans la débâcle n’ait songé à s’attaquer à lui ; qu’il ait accompli le coup d’état du 8 janvier signifiait trop de chose pour la Borina. Elle doutait bien qu’il n’attendait que son heure pour à son tour, prendre en mains, les rênes du pouvoir. Aussi n’attendit-elle pas que sonnât cette heure fatale pour elle… Elle était seule, quand von Buelow fit son apparition dans ses appartements… En l’apercevant, elle se leva, hautaine, la taille dressée, la tête droite. Aucune surprise sur ses traits… une impassibilité belle et digne

— Excellence, se contenta-t-elle de dire, avec dans la voix, un quelque chose d’ironique.

— Madame, j’ai l’honneur d’être désigné par vous comme l’une des premières victimes expiatoires… C’est bien cela.

— C’est bien cela, dit-elle.

— Autrefois la crainte de la mort ne m’aurait rien fait, d’autant plus que j’ai déjà eu l’occasion de défendre ma vie. Maintenant, je ne suis plus seul. Une autre vie dépend de la mienne. Vous voyez que j’ai des raisons d’y tenir…

— Et si cela me plaît moi que vous disparaissiez…

— Faites attention que je ne vous dénonce au peuple, que vous voyiez se renouveler le sac du château d’Heinrich. Moins heureuse que votre royal amant, vous n’auriez pas pour vous défendre…

Il venait de remarquer que le regard se portait vers un meuble…

— Inutile d’appeler…

En un instant, il avait braqué sur elle le canon de son revolver.

— Bien qu’il me répugne d’assassiner une femme, je n’hésiterai pas à faire feu sur vous au premier geste… D’ailleurs je ne ferai qu’anticiper une œuvre de justice ; d’autres s’en chargeraient un jour ou l’autre… Faites venir le général Kemp immédiatement. Un appel téléphonique, un quart d’heure d’attente. Kemp à son tour faisait son apparition chez la Borina.

— Bonjour, général je tiens à vous faire la même déclaration qu’à Madame. Cent hommes du régiment des Dragons ont juré ce midi sur l’honneur de vous assassiner vous et la Borina, à la première nouvelle de mon arrestation ou au premier malheur qui m’arriverait. C’est tout ce que j’avais à vous dire. Sur le cent, il n’en faut qu’un. Il y a donc cent chances sur cent qu’à la première alerte vous sautiez. À bon entendeur salut.

Je ne suis pas encore dans la mêlée parce que j’approuve l’œuvre que vous accomplissez en chassant les ennemis du dehors et en déjouant leurs plans. Ne me forcez pas à y entrer avant l’heure.

Herman fut exact. Son absence avait duré le temps convenu. Cette affaire réglée, il était assuré d’une sécurité personnelle durable. Le peuple mâté et sous le joug de la faction Kemp-Borina n’avait aucune initiative et n’obéissait qu’aux ordres de la faction. Quiconque n’était pas dénoncé était en sûreté. Si le peloton d’exécution et l’échafaud siégeaient en permanence ses victimes avaient bénéficié d’un semblant de procès. L’assassinat s’était légalisé, et von Buelow possédait au sein du groupe dominant des amis fidèles, entre autres parmi ses camarades de l’armée. Il ne pouvait aux yeux du peuple être un suspect. Pour les ennemis du roi, il était le véritable créateur de la République Uranienne et l’auteur de la chute de la Monarchie par l’abdication arrachée à Karl. Pour les autres, au risque de sa propre vie il avait sauvé la vie du Roi en le conduisant à la frontière. Les modérés comme les extrémistes n’avaient aucune raison de vouloir sa perte. Seul de tous les politiciens en vue il aurait pu servir de truchement entre les deux clans. Pourquoi se tenait-il loin de la scène principale ?

Je lui ai posé la question. La réponse fut bien simple.

Il n’aurait pu ni retarder ni avancer la marche des événements. Comme Fabius le « Cunctator » il se contentait de temporiser, jusqu’au jour où le pays ayant retrouvé son assiette sera mûr pour un mouvement de réaction.

En attendant, il voulait vivre au moins quelques semaines de bonheur épanoui, dans la douceur confortable et luxueuse de son château. Il aimait Natalie avec une ferveur et une passion qu’accentuait et magnifiait le romanesque des temps.

N’a-t-on pas vu la plupart des hommes politiques des Grandes Révolutions vouer à la femme de leur rêve un amour illimité, un culte qui touchait à l’idolâtrie.

Qui n’a lu les lettres d’amour de Mirabeau ? Danton lui-même, l’homme terrible et fort, n’avait qu’une pensée et qui le dominait au milieu de tous les débats, de sa courte et mouvementée carrière : sa femme. Exilé en Belgique il y apprit la mort de la frêle créature qui avait partagé ses soucis et embelli son foyer. De retour, un mois après son enterrement, il n’eût rien de plus pressé que de se rendre au cimetière, d’exhumer le cadavre… Là « comme dit Michelet » il l’embrassa, la pressa dans ses bras, essayant de disputer leur proie aux vers.

Durant la Révolution russe les mêmes exemples se sont présentés. Je ne sais quel est ce ministre qui à la mort de son épouse, perdit tout empire sur lui-même et la foule, et disparut à son tour, frappé par une langueur incurable, comme une jeune poitrinaire. Ce que furent les amours d’Herman von Buelow et de Natalie Lowinska il faudrait les vivre dans le cadre et le temps, pour en comprendre toute l’intensité…

Il faudrait évoquer le décor dans ses détails, décor de féerie, de légende… le château colossal, tout imprégné d’histoire, avec son parc immense… que coupait le fleuve au bas de la falaise… le village des alentours avec les paysans et les paysannes qui regardaient leur seigneur, malgré la Révolution naissante, du même air de soumission, de respect et d’estime que les ancêtres de jadis.

Promenades en traîneau par des nuits de lune ou d’étoiles, ou d’autres imprégnées de noirceurs… courses à cheval dans des journées claires ou des soirées d’émeraudes alors que le froid vigoureux et bienfaisant met le rouge aux joues et la force au cœur.

Tête-à-tête silencieux devant l’immense foyer où brûlent des troncs presque complets d’arbres énormes !… Cette ivresse, cette volupté, Herman et Natalie la connurent. Chaque jour, au lieu de s’user par le temps, leur amour devenait plus vif, plus grand, plus impérieux. Il ne l’aimait plus, il l’adorait. Il passait des heures à ses côtés, sans rien dire, heureux jusqu’à la limite humaine, de seulement sentir glisser sur lui, la caresse de ses grands yeux de mystère, de presser sa main douce entre la sienne, et de la tenir, près de lui, petit être frêle, sa tête appuyée sur son épaule, le monde entier s’abolissait. Il n’y avait plus que deux êtres : Elle, Lui…

Et puis, plus tard, quand Leuberg recommença de vivre, chaque soir, sous l’éclat des lumières, qu’une aristocratie formée des débris de l’ancienne et d’apports nouveaux, dépensa en des fêtes somptueuses le besoin de s’amuser, il amena Natalie, dans les fêtes et les bals, où vite, elle brilla au premier rang et devint la reine incontestée de la haute société. Et cela flattait l’orgueil de mâle d’Herman von Buelow. Il n’avait cure des assiduités près de son épouse. Il la savait dévouée, fidèle. Il savait que chacune de ses pensées, chaque pulsation de son cœur lui appartenaient, comme lui appartenait à elle, chacune de ses pensées, et chaque pulsation de son cœur à lui… Les mois passèrent.

Le calme, un calme relatif régnait dans le pays. Il semblait que le peuple se fut adopté au nouveau régime. Il n’était pas solide pourtant.

Si Albert Kemp avait délivré les frontières, il ne faisait, au dedans, qu’à créer au sein de diverses classes de la société un mécontentement et une rancœur qui se manifesta jusqu’au milieu de ses fidèles.

Un jour à l’Assemblée Nationale qui portait encore le nom de Provisoire, un député se leva, un jeune professeur d’université qui osa se dresser à la face du pouvoir et l’accuser d’avoir forfait à sa mission.

Ce fut le signal d’un chahut parlementaire, qui dégénéra en discussions acerbes, voire en bagarres. Plusieurs députés en vinrent aux prises, et oublieux de leur dignité, échangèrent des injures ; il y eut des yeux noircis, des nez brisés, des visages meurtris…

Le pouvoir changea de main. Un groupe d’extrémistes s’en empara séance tenante, déclara la déchéance du dictateur, lui dressa un simulacre de procès, le condamna à être fusillé, ainsi qu’une dizaine de ses fidèles…

Albert Kemp présent, s’insurgea, refusa de reconnaître la légalité du Parlement. On fit venir les agents d’armes. Il dégaina son sabre, abattit deux des personnes qui s’approchaient pour l’appréhender, et tomba de son long, atteint d’une balle à la tempe.

La victoire des extrémistes fut de courte durée. La plupart étaient las de cet état chaotique et voulaient pour leur pays, l’établissement d’une république et d’un gouvernement plus stable. L’élément modéré triompha quelques jours après, et l’appel au peuple fut décidé… Il y eut un président d’élu qui devait incarner dans sa personne l’image officielle du pays. Dans la constitution nouvelle élaborée fiévreusement durant les nuits de veille qui précédèrent, on lui octroya le droit de veto. Ce fut presque sa seule prérogative. Pour le reste il était soumis au bon vouloir du ministère, et surtout du chancelier.