Œuvre de Lie-tzeu/8. Anecdotes

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Chap. 8. Anecdotes.

A. Alors que Lie-tzeu était disciple de maître Linn de Hou-K’iou, celui-ci lui dit un jour : quand tu auras saisi ce qui est derrière toi, je t’apprendrai à te saisir toi-même. — Et qu’y a-t-il derrière moi ? demanda Lie-tzeu. — Ton ombre, dit maître Linn de Hou-K’iou ; examine-la. Lie-tzeu examina donc son ombre. Il constata que quand son corps se courbait, l’ombre devenait courbe ; que quand son corps se dressait, l’ombre devenait droite. Il se dit que, d’elle-même, l’ombre n’était donc ni courbe ni droite, mais qu’elle dépendait entièrement de la forme du corps. Et il tira, de cette considération, cette conséquence, que l’homme doit s’adapter en tout, rien ne dépendant de lui. C’est là le sens de la formule : après avoir saisi ce qui est derrière, se tenir immobile devant. — Koan-Yinn-tzeu dit à Lie-tzeu : selon que le son fut beau ou laid, l’écho est beau ou laid ; quand l’objet croît, son ombre croît ; quand l’objet diminue, son ombre diminue. La réputation est l’écho de l’homme, la conduite est l’ombre de l’homme. L’adage dit : veillez sur vos paroles et sur votre conduite, car vos paroles seront redites et votre conduite sera imitée. Le Sage juge de l’intérieur d’après l’extérieur ; c’est là sa manière de pronostiquer. Il impute à l’homme, ce qu’il a remarqué dans ses manières. — Chacun aime qui l’aime, et hait qui le hait. Les empereurs T’ang et Ou régnèrent, parce que, ayant aimé le peuple de l’empire, celui-ci les paya de retour. Les tyrans Kie et Tcheou périrent, parce que, ayant haï le peuple de l’empire, celui-ci le leur rendit. C’est là la grande loi, le résumé de l’histoire. Depuis Chenn-noung, Chounn, les trois dynasties, toutes les fortunes, toutes les infortunes, ont eu ces deux raisons. — Yen-k’oei dit : à quoi bon tant de théories ? Moi je pense qu’il suffit de profiter des occasions… Lie-tzeu dit : je n’admets pas votre opinion. Eût-on plus que l’occasion, eût-on la chose, on la perd par une conduite déréglée, comme il arriva à Kie et à Tcheou. Ceux qui s’adonnent à la gourmandise, ne valent pas mieux que les poules et les chiens. Ceux qui ne savent que se battre, sont des animaux. Personne ne respecte ces hommes, qui ne sont pas des hommes. Leur déshonneur cause leur perte.

B. Lie-tzeu désirant apprendre à tirer de l’arc, s’adressa à Koan-yinn-tzeu, et le pria de vouloir bien l’enseigner. Celui-ci lui demanda : sais-tu le but du tir à l’arc ? — Non dit Lie-tzeu. — Alors va l’apprendre, dit Koan-yinn-tzeu, puis tu reviendras. — Trois ans plus tard, Lie-tzeu revint. — Sais-tu le but ? demanda Koan-yinn-tzeu. — Oui, dit Lie-tzeu. — Bien, dit Koan-yinn-tzeu ; conserve-le bien présent à ta mémoire ; garde-toi de l’oublier. C’est la règle de tout progrès, qu’avant d’entreprendre, il faut savoir pourquoi. Le Sage ne calcule pas s’il réussira ou échouera, les chances pour et contre. Il fixe le but, puis y tend.

C. C’est en vain qu’on parlerait du Principe, aux arrogants et aux violents ; ils n’ont pas ce qu’il faut pour comprendre ; leurs vices les empêchent de pouvoir être enseignés et aidés. Pour être enseignable, il faut croire qu’on ne sait pas tout. C’est là la condition sine qua non. L’âge n’est pas un obstacle, l’intelligence n’est pas toujours un moyen, la soumission d’esprit est l’essentiel. — Un artiste de Song mit trois années à découper, dans du jade, pour son prince, une feuille de mûrier, au naturel. Lie-tzeu l’ayant su, dit : si la nature y mettait le même temps, il y aurait bien peu de feuilles aux arbres. De même, pour la propagande doctrinale, le Sage s’en remet au pouvoir inhérent à la vérité, non à l’art factice.

D. Lie-tzeu était extrêmement pauvre. Les souffrances de la faim se lisaient sur sa figure amaigrie. Un étranger venu pour visiter le ministre Tzeu-yang, dit à celui-ci : Lie-tzeu est un Sage ; si vous le laissez dans cette misère, on dira que vous n’estimez pas les Sages. — Tzeu-yang ordonna à un officier de porter du grain à Lie-tzeu. Celui-ci sortit de sa maison, vit l’officier, salua, remercia et refusa. L’officier s’en retourna, remportant son grain. — Quand Lie-tzeu fut rentré dans sa maison, sa femme le regarda tristement, se frappa la poitrine de chagrin, et dit : Je croyais que la femme et les enfants d’un Sage, avaient quelque droit à vivre heureux. Or nous sommes exténués de misère. Longtemps indifférent, le prince s’est enfin souvenu de vous, et voilà que vous avez refusé ses dons. Nous faudra-t-il mourir de faim ? — Non, dit Lie-tzeu en riant, le prince ne s’est pas souvenu de moi. Il m’a fait ce don, à la prière d’autrui ; tout comme il m’aurait envoyé ses sbires, si on lui avait mal parlé de moi. Je n’accepte pas un don fait pour un pareil motif. (Cela ne devait pas être. De plus Lie-tzeu ne voulait rien devoir à Tzeu-yang. Celui-ci fut massacré par le peuple de Tcheng, peu après.)

E. Un certain Cheu de Lou avait deux fils, l’un savant, l’autre valeureux. Le savant alla s’offrir au marquis de Ts’i, qui l’agréa et le nomma précepteur de ses enfants. Le valeureux alla s’offrir au roi de Tch’ou, lui plut, et fut par lui nommé général, enrichi et anobli. — Or un voisin du Cheu, nommé Mong, avait aussi deux fils, l’un savant, l’autre valeureux. Comme il était très pauvre, la fortune des Cheu le tenta d’envie, et il s’informa comment ils s’y étaient pris. Les Cheu le lui dirent bien simplement. Aussitôt le Mong savant alla s’offrir au roi de Ts’inn. Celui-ci dit : en ce temps de guerres, je n’ai besoin que de soldats ; ce lettré qui enseigne la bonté et l’équité, fera tort à mon royaume. ... et il ordonna de lui faire subir le supplice de la castration, puis le renvoya. — Le Mong valeureux s’offrit au marquis de Wei. Celui-ci dit : mon État petit et faible, a de grands et redoutables voisins, auxquels il me faut me garder de déplaire. Il me faut me tenir en paix. Toute apparence de velléité guerrière, pourrait me coûter mon marquisat. Je ne puis pas employer cet habile homme, sans risquer des aventures. D’un autre côté, si je le renvoie sans en avoir fait un invalide, il ira s’offrir à un autre prince et me ruinera. ... Il ordonna donc de lui couper un pied, puis le renvoya. — Quand le vieux Mong eut vu revenir ses deux fils mutilés, se frappant la poitrine de douleur, il alla faire des reproches au père Cheu. Celui-ci lui dit : A l’heure de la fortune, on réussit ; à l’heure de l’infortune, il n’arrive que des malheurs. Vos fils et les miens ont fait les mêmes démarches exactement. Le résultat a été absolument différent. Cela tient uniquement au destin (à l’heure néfaste), et nullement aux procédés employés. La fortune et l’infortune ne sont pas régies par des règles mathématiques. Ce qui réussit hier, ratera aujourd’hui. Ce qui rata aujourd’hui, réussira peut-être demain. Le succès tient à ce que l’on s’y est pris au bon moment, mais il n’y a pas de règles qui permettent de déterminer ce moment. Les plus sages s’y trompent parfois. Même un K’oung-k’iou, un Lu-chang, connurent l’insuccès. — Quand ils eurent reçu ces explications, le Mong et ses fils se rassérénèrent et dirent : merci ! n’en dites pas davantage, nous avons compris.

F. Le duc Wenn de Tsinn ayant décidé une attaque contre Wei, son fils le prince Tch’ou se mit à rire. De quoi riez-vous ? demanda le duc. Je ris, dit le prince, de la mésaventure arrivée à un de mes voisins. Cet homme allait à la ville, pour y accuser sa femme d’infidélité. En chemin, il rencontra une personne qui lui plut, et lui fit des propositions. Un instant après, il reconnut en elle son épouse, et constata qu’il y avait des témoins apostés. On lui avait rendu la monnaie de sa pièce. Cette histoire n’est-elle pas risible ? ... Le duc comprit que son fils l’avertissait qu’on l’attaquerait pendant que lui attaquerait Wei. Il renonça à son expédition, et ramena soudain son armée. Il n’était pas encore revenu à sa capitale, qu’il apprit qu’un ennemi avait de fait déjà envahi sa frontière septentrionale. — Les voleurs pullulaient dans la principauté de Tsinn. Or un certain Hi-Young, doué d’un don de seconde vue particulier, reconnaissait les voleurs à leur figure. Le marquis le chargea de découvrir les voleurs pour son compte, et de fait Hi-Young en fit capturer des centaines. Très satisfait, le marquis dit à Tchao-wenn-tzeu : Un seul homme a presque nettoyé ma principauté des voleurs qui l’infestaient. ... Croyez bien, répondit Tchao-wenn-tzeu, qu’avant d’avoir achevé son nettoyage, cet homme mourra de male mort. ... Et de fait, exaspérés, les voleurs qui restaient se dirent : nous périrons tous, si nous ne nous défaisons pas de ce Hi-Young. ... S’étant donc tous réunis, ils massacrèrent Hi-Young. Quand le marquis l’eut appris, il fut très saisi, appela Tchao-wenn-tzeu et lui dit : ce que vous avez prédit, est arrivé ; Hi-Young a été assassiné ; comment ferai-je maintenant, pour prendre le reste des voleurs ?... Tchao-wenn-tzeu dit : Souvenez-vous de l’adage des Tcheou, vouloir voir les poissons au fond de l’eau est néfaste, vouloir savoir les choses cachées porte malheur. Il ne faut jamais y regarder de trop près. Pour vous défaire des voleurs, il suffira que vous mettiez en charge de bons officiers, qui administrent bien, et inculquent au peuple une bonne morale. ... Le marquis fit ainsi, et bientôt, étant devenus l’objet de la réprobation publique, tous les voleurs qui restaient dans ses États, s’enfuirent dans le pays de Ts’inn.

G. Confucius revenant de Wei à Lou, s’arrêta pour contempler la cascade de Ho-leang[1], laquelle tombant de deux cent quarante pieds de haut, produit un torrent qui bouillonne sur quatre-vingt-dix stades de longueur, si fort qu’aucun poisson ni aucun reptile n’y peut séjourner. Or, sous les yeux de Confucius, un homme traversa ces eaux tumultueuses. Confucius le fit féliciter par ses disciples, puis il lui dit lui-même : vous êtes très habile ; avez-vous une formule qui vous permette de vous confier ainsi à ces eaux ? — Avant d’entrer dans l’eau, dit l’homme, j’examine si mon cœur est absolument droit et loyal, puis je me laisse aller. Ma rectitude unit mon corps aux flots. Comme je fais un avec eux, ils ne peuvent pas me nuire. — Retenez ceci, dit Confucius à ses disciples. La rectitude gagne même l’eau, combien plus les hommes.

H. Le prince héritier Kien, fils du roi P’ing-wang de Tch’ou, ayant été calomnié par Fei-ouki, avait fui à Tcheng, où il avait été assassiné. Son fils Pai-koung méditait de le venger. Il demanda à Confucius : Y a-t-il des chances pour qu’un complot ne soit pas découvert ? — Confucius perça son intention et ne répondit pas. — Pai-koung reprit : une pierre jetée au fond de l’eau, peut-elle être découverte ? — Oui, dit Confucius ; par un plongeur du pays de Ou. — Et de l’eau mêlée à de l’eau, peut-elle être découverte ? — Oui, dit Confucius. I-ya discerna qu’il y avait, dans un mélange, de l’eau de la rivière Tzeu, et de l’eau de la rivière Cheng. — Alors, dit Pai-koung, à votre avis, une conjuration ne peut pas ne pas être découverte ? — Elle ne le sera pas, dit Confucius, si l’on n’en a pas parlé. Pour réussir, et à la pêche, et à la chasse, il faut le silence. La parole la plus efficace, est celle qui ne s’entend pas ; l’action la plus intense, est celle qui ne paraît pas. L’imprudence et l’agitation ne produisent rien de bon. Vous trahissez vos projets, par vos discours et votre attitude.Pai-koung ne tint pas compte de cet avertissement. Il provoqua une émeute, dans laquelle il périt.

I. Tchao-siang-tzeu ayant chargé Mou-tzeu le chef de ses meutes, d’attaquer les Ti (peuplade nomade), celui-ci remporta une victoire, et leur prit deux douars en un jour. Mou-tzeu en envoya la nouvelle à Tchao-siang-tzeu. Celui-ci l’ayant reçue pendant son repas, devint triste. — Qu’avez-vous ? demandèrent les assistants. Deux douars pris en un seul jour, c’est là une bonne nouvelle. Qu’est-ce qui vous afflige ? — Je pense, dit Tchao-siang-tzeu, que les crues des fleuves ne durent que trois jours, que les tempêtes ne durent qu’une fraction d’un jour. Ma maison est à l’apogée de sa fortune. Sa ruine va peut-être venir[2]. — Confucius ayant appris cette parole, dit : — Le prince de Tchao prospérera. — En effet, c’est la tristesse (avec la prudence qui en résulte) qui fait prospérer, tandis que la joie (imprudente) ruine. Remporter une victoire est assez facile, mais en conserver les fruits est difficile, et seul un souverain sage y réussit. Ts’i, Tch’ou, Ou et Ue, ont remporté bien des victoires, sans rien conserver de l’avantage acquis. Seul un prince imbu de sages doctrines, conservera ce qu’il a conquis. C’est la sagesse qui agrandit, ce n’est pas la force. ... Confucius était si fort, qu’il pouvait enlever à lui seul l’énorme barre qui fermait la porte de la capitale de Lou, mais il ne fit jamais montre de sa force. Mei-ti très entendu à construire des machines de guerre défensives et offensives, ne se fit jamais gloire de ce talent. C’est en s’effaçant, qu’on conserve le mieux ce que l’on a acquis.

J. Un homme de Song pratiquait l’humanité et la justice. Il en était ainsi, dans sa famille, depuis trois générations. — Un jour, sans qu’on pût en découvrir la cause, sa vache noire mit bas un veau tout blanc. Notre homme envoya demander à Confucius ce que ce phénomène présageait. — C’est faste, dit Confucius ; ce veau doit être sacrifié au Souverain d’en haut. — Au bout d’un an, sans cause connue, le père de famille devint aveugle. Peu après, sa vache noire mit bas un second veau tout blanc. Le père envoya de nouveau son fils demander a Confucius ce que cela lui présageait. Le fils dit : après la consultation précédente, vous avez perdu la vue ; a quoi bon recommencer ? ... Vas-y ! dit le père. Les paroles des Sages paraissent parfois contraires, mais elles se vérifient en leur temps. Croyons que le temps n’est pas encore venu. Vas-y ! — Le fils interrogea donc Confucius, qui dit encore : c’est faste, offrez-le encore au Souverain d’en haut. ... Le fils rapporta la réponse au père, qui lui ordonna de l’exécuter. — Un an après, le fils aussi devint aveugle. Or soudain ceux de Tch’ou envahirent le pays de Song et assiégèrent sa capitale. La famine devint telle, que les familles échangeaient leurs enfants pour les manger, et broyaient les ossements des morts pour en faire une sorte d’aliment. Tous les hommes valides durent défendre le rempart. Il en périt plus de la moitié. Dans cette extrémité, les deux aveugles étant incapables de rendre aucun service, furent exemptés de toute charge. Quand le siège fut levé, soudain ils recouvrèrent la vue. Le destin les avait fait devenir aveugles, pour leur salut.

K. A Song, un aventurier demanda à montrer son savoir-faire au prince Yuan. En ayant obtenu la permission, il se mit à marcher sur deux échasses plus hautes que son corps, en jonglant avec sept épées, dont cinq volaient dans l’air, pendant que ses mains recevaient ou lançaient les deux autres. Plein d’admiration pour son adresse, le prince Yuan ordonna qu’on le récompensât libéralement. — Un autre aventurier l’ayant appris, se présenta aussi pour égayer le prince. Celui-ci s’offensa de sa demande. Ce gaillard-là, ne vient que parce que j’ai bien traité le précédent. ... et il le fit emprisonner et maltraiter durant un mois[3].

L. Le duc Mou de Ts’inn[4] dit à Pai-Yao son pourvoyeur de chevaux : Vous vous faites vieux. Avez-vous un fils ou un autre parent qui puisse vous remplacer dans votre charge ? — Pai-Yao dit : un bon cheval se reconnaît par l’examen des os et des tendons, et mes fils seraient capables de cela. Mais reconnaître un cheval digne du prince, c’est plus difficile, et mes fils n’en seraient pas capables. Mais, parmi mes palefreniers, il y a un certain Kao de Kiou-fang, qui en sait aussi long que moi. Essayez celui-là. — Le duc Mou fit appeler le palefrenier, et le chargea de lui trouver un cheval princier. Kao revint au bout de trois mois, annonçant que le cheval était trouvé, à Cha-k’iou. — Quel cheval est-ce ? demanda le duc. — C’est une jument alezane, dit le Kao. — Le duc ayant donné ordre qu’on lui amenât la bête, il se trouva que c’était un étalon bai. — Le duc Mou ne fut pas content. Ayant fait appeler Pai-Yao, il lui dit : l’affaire est manquée. Celui que j’ai envoyé à votre recommandation, ne sait même pas distinguer le sexe et la robe des chevaux ; que peut-il entendre à leurs qualités ? — Pai-Yao dit : distinguer le sexe et la robe, tout le monde est capable de cela. Ce Kao va toujours droit au fond des choses, sans s’occuper des détails accessoires. Il ne considère que l’intérieur, que ce qui importe, négligeant tout le reste. S’il a choisi un cheval, c’est certainement un animal de haute valeur. — Le cheval ayant été amené, il se trouva que c’était de fait une monture digne d’un prince.

M. Le roi Tchoang de Tch’ou demanda à Tchan-ho : que dois-je faire pour bien gouverner ? — Je ne m’entends qu’au gouvernement de moi-même, non à celui de l’État, dit Tchan-ho. — Alors, demanda le roi, dites-moi comment je dois faire pour conserver le temple de mes ancêtres, les tertres du Patron de la terre et du Patron des moissons ? — Tchan-ho dit : le domaine de l’homme bien ordonné, est toujours en bon ordre ; celui de l’homme désordonné, est toujours en désordre. La racine est intérieure. Veuillez faire vous-même l’application. — Le roi de Tch’ou dit : vous avez bien parlé.

N. Hou-k’iou tchang-jenn dit à Sounn-chou-nao : trois choses attirent l’envie, la haine et le malheur ; à savoir, une haute dignité, un grand pouvoir, un revenu considérable. — Pas nécessairement, dit Sounn-chou-nao. Plus ma dignité s’est élevée, plus je me suis conduit humblement. Plus mon pouvoir a grandi, plus j’ai été discret. Plus mes richesses ont augmenté, plus j’ai fait de largesses. Ainsi je n’ai encouru, ni l’envie, ni la haine, ni le malheur. — — Quand ce Sounn-chou-nao fut près de mourir, il dit à son fils : Le roi a essayé plusieurs fois de me faire accepter un fief. J’ai toujours refusé. Après ma mort, il t’offrira probablement une dotation. Je te défends d’accepter aucune bonne terre. S’il te faut accepter quelque chose, entre Tch’ou et Ue se trouve la colline de Ts’inn-k’iou au nom néfaste, où ceux de Tch’ou et de Ue vont évoquer les morts ; demande cette terre-là ; personne ne te l’enviera. — De fait, quand Sounn-chou-nao fut mort, le roi offrit un beau fief à son fils, qui le pria de vouloir bien lui donner plutôt la colline de Ts’inn-k’iou. Ses descendants la possèdent encore de nos jours.

O. Niou-k’ue était un lettré famé de Chang-ti. Étant descendu vers Han-tan, en pleine campagne, il fut assailli par des brigands qui le dépouillèrent de tout, même de ses vêtements, sans qu’il se défendît. Il s’en alla ensuite, sans manifester aucune tristesse. Etonné, un brigand courut après lui, et lui demanda pourquoi il n’était pas affligé. C’est, dit Niou-k’ue, que le Sage préfère la vie aux biens. Ah ! fit le brigand, vous êtes un Sage. Quand il eut rapporté ce mot aux autres brigands, ceux-ci dirent : Si c’est un Sage, il doit aller voir le prince de Tchao. Il va nous accuser et nous perdre. Tuons-le à temps. ... Ils coururent après Niou-k’ue et le tuèrent. — Or un homme de Yen ayant appris cette histoire, réunit ses parents et leur dit : si vous rencontrez jamais des brigands, ne vous laissez pas faire, comme fit Niou-k’ue de Chang-ti. ... A quelque temps de là, le frère cadet de cet homme allant à Ts’inn, rencontra des brigands près des passes. Se souvenant de l’instruction de son frère aîné, il fit toute la résistance possible. Quand les voleurs furent partis, il courut après eux, réclamant ce qu’ils lui avaient pris, avec force injures. C’en fut trop. Nous t’avions laissé la vie, contre l’usage, lui dirent-ils. Mais puisque, en nous poursuivant, tu nous exposes à être pris, il nous faut te tuer. Quatre ou cinq personnes qui l’accompagnaient, furent tuées avec lui. Morale, ne pas se vanter ; s’effacer.

P. Un certain U, gros richard de Leang, ne savait que faire de ses richesses. Ayant fait bâtir une terrasse près de la grande route, il y établit un orchestre, et passa son temps à boire et à jouer aux échecs, avec des hôtes de tout acabit, aventuriers ou spadassins pour la plupart. Un jour qu’un de ces hôtes fit un beau coup au jeu, le U dit en riant et sans penser à mal : oh ! voilà qu’une buse a ramassé un mulot crevé ! (c’est un coup de hasard). Les joueurs le prirent mal. Cet U, dirent-ils entre eux, est riche depuis trop longtemps. Cela le rend arrogant. Mettons-y ordre ! Nous avons été insultés ; lavons notre honneur. — Ils prirent jour, se réunirent en armes, et détruisirent la famille U, par le fer et l’incendie. Morale, le luxe et l’arrogance perdent.

Q. Dans l’Est, un certain Yuan-tsing-mou qui voyageait, défaillit d’inanition sur le chemin. Un brigand de Hou-fou, nommé K’iou, qui passa par là, lui versa des aliments dans la bouche. Après la troisième gorgée, Yuan-tsing-mou revint à lui. — Qui êtes-vous ? demanda-t-il. — Je suis le nommé K’iou de Hou-fou, dit l’autre. — Oh ! fit Yuan-tsing-mou, n’es-tu pas un brigand ? Et tu m’as fait avaler de tes aliments ? Je suis un honnête homme, je ne les garderai pas ! ... Et, s’appuyant sur ses deux mains, notre homme se mit à faire, pour vomir, des efforts si violents, qu’il expira sur place. — Il agit sottement. Si K’iou de Hou-fou était un brigand, ses aliments n’avaient rien du brigand. En appliquant aux aliments ce qui revenait au brigand, ce Yuan-tsing-mou montra qu’il manquait de logique.

R. Tchou-li-chou servait le duc Nao de Kiu. Trouvant que celui-ci le traitait trop froidement, il le quitta, et alla vivre en ermite au bord de la mer, mangeant des macres en été, des glands et des châtaignes en hiver. Quand le duc Nao eut péri, Tchou-li-chou fit ses adieux à ses amis, et leur déclara qu’il allait se suicider. — Ses amis lui dirent : vous avez quitté le duc parce qu’il vous traitait froidement, et maintenant vous voulez vous tuer parce qu’il est mort ; vous manquez de logique. — Non pas, dit Tchou-li-chou. J’ai quitté le duc, parce qu’il me témoignait trop peu de faveur. Je me tue, parce qu’il ne pourra jamais plus me témoigner de faveur. Je veux enseigner aux maîtres de l’avenir à traiter convenablement leurs officiers, et laisser aux officiers l’exemple d’un dévouement plus qu’ordinaire. — Ce Tchou-li-chou sacrifia vraiment sa vie à un idéal élevé.

S. Yang-tchou dit : quand le bien s’en va, le mal arrive. Les sentiments intérieurs, se répercutent au dehors. Aussi les Sages veillent-ils sur tout ce qui émane d’eux.

T. Le voisin de Yang-tchou ayant perdu un mouton, réunit tous ses gens, et appela même les domestiques de Yang-tchou, pour l’aider à le chercher. — Yang-tchou dit : pour un seul mouton, est-il besoin de tant de monde ? — C’est que, dit l’autre, dans la montagne, les sentiers sont très nombreux. — Quand les chercheurs furent revenus, Yang-tchou demanda : le mouton est-il retrouvé ? — Non, dirent-ils. — Pourquoi pas ? — Parce que les sentiers se subdivisant à l’infini, impossible de les battre tous. — Yang-tchou devint triste. Il cessa de parler et de rire. — Après plusieurs jours, étonnés de cette mélancolie, les disciples lui dirent : perdre un mouton, ce n’est pas une perte ; et puis, ce n’était pas votre mouton ; pourquoi vous affecter à ce point ? — Yang-tchou ne répondit pas. Les disciples n’y comprirent rien. — Mong-sounn-yang étant sorti, dit la chose à Sinn-tou-tzeu. A quelques jours de là, Sinn-tou-tzeu entra avec Mong-sounn-yang chez Yang-tchou, et lui parla en ces termes : Dans le pays de Lou, trois frères étudièrent la bonté et l’équité sous le même maître. Quand ils furent revenus à la maison, leur père leur demanda : Qu’est-ce que la bonté et l’équité ?.. C’est, dit l’aîné, sacrifier sa réputation pour le bien de sa personne. C’est, dit le puîné, sacrifier sa personne pour acquérir de la réputation. C’est, dit le cadet, avoir soin de sa personne et de sa réputation. ... Ainsi ces trois élèves d’un même lettré soutenaient trois thèses différentes. A qui la faute ? au maître ou à eux ? — Yang-tchou répondit : parmi les riverains des fleuves et des rivières, beaucoup sont bateliers ou passeurs. Ces hommes ont des apprentis, auxquels ils apprennent à manier barques et bacs. Près de la moitié de ces apprentis se noie. A qui la faute ? au maître ou à eux ? Le maître leur a-t-il appris à se noyer ? — Sinn-tou-tzeu sortit sans rien dire. Dehors, Mong-sounn-yang mécontent lui dit : pourquoi avez-vous ainsi jasé ? nous n’en savons pas plus que devant. — Vous n’y entendez rien, dit Sinn-tou-tzeu. Ne voyez-vous pas que j’ai fait dire au maître son secret ? Le mouton égaré dans les sentiers si nombreux de la montagne, l’avait fait penser aux disciples égarés dans l’infinie diversité des écoles. C’est sur les esprits égarés qu’il s’attriste. Somme toute, la science est une et vraie, mais, parmi les multiples déductions qu’on en tire, il en est d’erronées. Le maître qui se trompe, égare ses élèves ; les disciples qui se trompent, s’égarent malgré leur maître.

U. Yang-pou, frère de Yang-tchou, étant sorti en habits de toile blanche, fut mouillé par la pluie, changea, et rentra en habit de toile noire. Le chien de la maison qui l’avait vu sortir en blanc, aboya contre lui quand il rentra en noir. Irrité, Yang-pou allait le battre. Ne le bats pas, lui dit Yang-tchou. Tu as passé du blanc au noir. Comment pouvait-il te reconnaître ? (Morale profonde : Le changement de l’être moral, par exemple du bien au mal, rompt ses rapports habituels avec les autres êtres ; il n’est plus le même.)

V. Yang-tchou dit : quoiqu’il n’en ait pas l’intention, celui qui fait du bien à autrui, s’attire de la réputation, cette réputation lui attire la fortune, et la fortune lui attire des ennemis. Aussi les Sages y regardent-ils à plusieurs fois, avant de faire du bien à autrui.

W. Jadis quelqu’un prétendit avoir la recette pour ne pas mourir. Le prince de Yen envoya un député pour la lui demander. Quand le député arriva, l’homme à la recette était mort. Le prince en voulut au député d’être arrivé trop tard, et allait le faire punir, quand un de ses favoris lui dit : Si cet homme avait vraiment eu la recette pour ne pas mourir, il ne se serait certainement pas privé d’en faire usage pour lui-même. Or il est mort. Donc il n’avait pas la formule. Il ne vous aurait donc pas procuré l’immortalité. ... Le prince renonça à punir le député. — — Un certain Ts’i qui avait aussi grande envie de ne pas mourir, se désola pareillement de la mort de cet homme. Un certain Fou se moqua de lui, disant que, l’homme étant mort, regretter son secret inefficace était agir déraisonnablement. Un certain Hou dit que le Fou avait mal parlé ; car, dit-il, il arrive que celui qui possède un secret, ne sait pas s’en servir ; comme il arrive que quelqu’un produise tel résultat (par hasard ou invention), sans en avoir eu la formule. — Un homme de Wei était incantateur habile. Quand il fut près de mourir, il enseigna ses formules à son fils. Celui-ci récita parfaitement les formules, qui n’eurent aucun effet. Il les enseigna à un autre, qui les récita avec le même effet que feu son père. ... Un vivant ayant pu agir efficacement avec la formule d’un mort, je me demande (dit Lie-tzeu) si les morts ne pourraient pas agir efficacement avec les formules des vivants ? (Mort et vie, deux formes du même être.)

X. Pour le jour de l’an, le peuple de Han-tan offrait des pigeons à Kien-tzeu. Celui-ci les recevait avec plaisir et les payait bien. Un de ses hôtes lui ayant demandé pourquoi. C’est, dit-il, pour montrer, en les lâchant le jour de l’an, combien je suis bon. — L’hôte dit : le peuple les prend, pour que vous puissiez les lâcher. Or, en les prenant, il en tue beaucoup. Si vous vouliez leur vie, vous feriez mieux d’interdire qu’on les prenne. Vous montreriez ainsi bien mieux, combien vous êtes bon. — Vous avez raison, dit Kien-tzeu.

Y. T’ien-cheu de Ts’i ayant fait des offrandes à ses ancêtres, donna un grand banquet à un millier de convives, lesquels apportèrent selon l’usage, chacun son présent. Un des invités offrit des poissons et des oies sauvages. A leur vue, T’ien-cheu soupira pieusement et dit : Voyez comme le ciel traite bien les hommes ; il ne fait pas seulement croître les diverses céréales ; il fait encore naître les poissons et les oiseaux, pour que les hommes en usent. ... Tous les convives firent servilement chorus. Seul le fils de Pao-cheu, un garçon de douze ans, s’avança et dit à T’ien-cheu : Ce que vous venez de dire là, n’est pas exact. Même le ciel et la terre, sont des êtres comme tous les êtres. Il n’y a pas d’êtres supérieurs, il n’y en a pas d’inférieurs. C’est un fait que les plus ingénieux et les plus forts mangent les plus sots et les plus faibles, mais il ne faut pas dire pour cela que ceux-ci aient été faits ou soient nés pour l’usage de ceux-là. L’homme mange les êtres qu’il peut manger, mais le ciel n’a pas fait naître ces êtres pour que l’homme les mangeât. Au­trement il faudrait dire aussi que le ciel a fait naître les hommes, pour que les moustiques et les cousins les sucent, pour que les tigres et les loups les dévorent.

Z. Dans la principauté de Ts’i, un pauvre mendiait toujours sur le mar­ché de la ville. Ennuyés de ses instances, les gens finirent par ne lui plus rien donner. Alors le pauvre se mit au service du vétérinaire de la famille princière T’ien, et gagna ainsi de quoi ne pas mourir de faim. On lui dit que servir un vétérinaire était une honte. Il répondit : être réduit à mendier passe pour la pire des hontes. Or j’étais mendiant. Comment servir un vété­rinaire peut-il être honteux pour moi ? C’est un avancement dans l’échelle. Un homme de Song trouva sur la route la moitié d’un contrat découpé, que son propriétaire avait perdu. Il le serra précieusement, compta soigneusement les dents de la découpure, et confia à son voisin que la fortune allait venir pour lui. Il se trompa en pensant que le sort, qui lui avait donné une moitié d’un contrat, devrait lui donner aussi l’autre moitié. — Un hom­me avait dans son jardin un arbre mort. Son voisin lui dit : un arbre mort, c’est un objet néfaste. L’homme abattit l’arbre. Alors le voisin lui demanda de lui en céder le bois. L’homme soupçonna alors que le voisin lui avait fait abattre son arbre dans cette intention, et se tint pour offensé. Il se trompa. La demande qui suivit ne prouve pas qu’il y eut intention précédente. — Un homme ayant perdu sa hache, soupçonna le fils de son voisin de la lui avoir dérobée. Plus il y pensa, plus il le crut. A force d’y penser, la démar­che, la mine, les paroles, tous les faits et gestes de ce garçon, lui parurent être d’un voleur. Or, ayant vidé sa fosse à fumier, il y retrouva sa hache. Le lendemain, quand il revit le fils de son voisin, il lui trouva l’air du plus honnête garçon qui fût. (Autosuggestion.) — Lorsque Pai-koung tramait sa vengeance (ci-dessus H), il fit une chute dans laquelle l’aiguillon fixé au manche de sa cravache lui perça le menton, sans qu’il sentit rien. Le peuple de Tcheng l’ayant su, dit : s’il n’a pas senti cela, que sentira-t-il ? Faut-il qu’il soit absorbé par ses projets de vengeance, pour ne s’être pas aperçu de sa chute et de sa blessure ! (Transport.) — Un homme de Ts’i fut pris soudain d’un tel désir d’avoir de l’or, qu’il se leva de grand matin, s’ha­billa, se rendit au marché, alla droit à l’étalage d’un changeur, saisit un morceau d’or et s’en alla. Les gardes le saisirent et lui demandèrent : comment as-tu pu voler, dans un endroit si plein de monde ? — Je n’ai vu que l’or, dit-il ; je n’ai pas vu le monde. (Transport.)


7. Yang-tchou << Œuvre de Lie-tzeu


  1. Comparez chapitre 2 I.
  2. Comparez Lao-tseu chapitre 9.
  3. Comparez ci-dessus E. Même talent, pas le même temps.
  4. TH page 148.