Œuvres complètes (Crémazie)/Lettre à M. l’abbé Casgrain (15 décembre 1867)

La bibliothèque libre.


15 décembre 1867.


« Cher monsieur,


« Je viens de recevoir votre amicale du 12 novembre.

« J’apprends avec peine que vous avez souffert d’un violent mal d’yeux. Pour ceux qui, comme vous, vivent exclusivement de la vie de la pensée, c’est bien la pire de toutes les maladies que celle qui empêche de lire et d’écrire.

« Vous êtes maintenant en voie de guérison. Tant mieux, non seulement pour vous, mais encore pour la littérature canadienne, qui vous doit les plus beaux fleurons de sa couronne et qui attend avec impatience les nouvelles œuvres de votre plume. En Canada, les littérateurs ne produisent en général que des fleurs qui promettent des fruits ; malheureusement ces fruits ne viennent jamais ou presque jamais. Mieux doué et plus heureux, vous avez, dès votre début, produit des fleurs et des fruits, et vous continuez, avec une persévérance digne de votre talent, à marcher d’un pied ferme dans la voie de notre littérature nationale, que vous avez si largement agrandie et si magnifiquement ornée.

« Vous me demandez où j’en suis de mon poème des Trois morts. Je n’ai encore rien écrit, je vais me mettre, autant que ma tête me le permettra (car si vous êtes pris par les yeux, je suis pris par la tête), à remanier tous ces malheureux vers qui commencent à pourrir au fond de mon cerveau ; je serai obligé de refaire la seconde partie, qui est pas mal satirique. Comme je me moque de beaucoup de gens dans ce second chant, je dois faire des changements considérables, car je ne puis, dans ma position actuelle et quand j’ai besoin des sympathies de tout le monde, me permettre de fronder aucune classe de la société, ni de faire des allusions à telle ou telle personne.

« Je croyais bien que la fin des Trois morts ne serait jamais publiée. Je voulais cependant l’écrire, et après ma mort, la laisser à ma famille avec prière de vous la remettre. Vous en auriez fait ce que vous auriez voulu.

« Aujourd’hui que l’on veut bien se souvenir de moi et s’occuper de me faire ouvrir les portes de la patrie, je vais me remettre au travail et faire de mon mieux.

« Comment pourrai-je vous exprimer toute ma reconnaissance pour la sympathie que vous m’avez toujours témoignée et dont vous me donnez encore aujourd’hui une preuve si touchante en essayant de me faciliter les moyens de revoir le ciel natal ? Je ne puis que vous dire, du plus profond de mon cœur, merci, et soyez béni pour tout le bien que vous m’avez fait.

« Je vous prie de vous faire l’interprète de ma gratitude auprès des amis qui veulent bien se joindre à vous pour abréger les jours de mon exil.

« Réussirez-vous ? Je n’ose l’espérer. Quel que soit le résultat de vos démarches, soit que je puisse, grâce à vous, respirer encore l’air pur et fortifiant du Canada, soit que je doive,


Isolé dans ma vie, isolé dans ma mort,


boire jusqu’à mon dernier jour la coupe amère de l’exil, je garderai toujours dans le sanctuaire le plus intime de mon cœur le souvenir de ceux qui ne m’ont ni renié, ni oublié aux jours du malheur.

« Mes frères m’apprennent que l’Université Laval ne publiera pas les poèmes qu’elle a couronnés. Pourquoi ? Est-ce que ces œuvres ne sont pas dignes de voir le jour ? Si c’est là la raison qui empêche la publication de ces travaux poétiques, l’Université a eu tort de les couronner. Ce n’est pas encourager la littérature que de décerner des prix à des poèmes qui ne peuvent supporter le grand jour de la publicité, c’est seulement donner une prime à la médiocrité. En Europe, quand les œuvres soumises à un jury universitaire ne s’élèvent pas à un degré suffisant de perfection, on ne donne pas de prix : l’Académie française a été pendant trois ans sans décerner un seul prix, parce que les travaux sur lesquels elle avait à se prononcer, ne s’élevaient pas au-dessus de la médiocrité. Couronner une œuvre parce qu’elle est moins mauvaise que dix ou vingt autres, c’est tout bonnement ridicule. Si elle n’est pas supérieure, il faut au moins qu’elle soit bonne, et si elle est bonne, elle peut sans crainte affronter les périls de l’impression. Si les poèmes couronnés à Québec ont une valeur réelle, pourquoi ne les publie-t-on pas ? S’ils n’en ont point, pourquoi les a-t-on couronnés ?

« Mes frères me conseillent de me mettre sur les rangs pour le prochain concours de l’Université Laval.

« Je ne pense pas pouvoir suivre leur conseil. Il est toujours facile de faire quelques centaines de vers de pathos et de lieux communs sur n’importe quel sujet. Ces machines-là se font en une nuit, mais ce n’est pas là de la poésie sérieuse. Pour bien traiter un sujet comme celui des Martyrs de la foi en Canada, il faudrait étudier avec soin les premiers temps de notre histoire, se bien identifier avec les idées et le langage des héros qui doivent jouer un rôle dans le poème, en un mot devenir pendant un an un homme des premiers jours du XVIIe siècle.

« Comment pourrais-je faire les études nécessaires, indispensables pour mener à bien ce poème, quand ici je n’ai pas un seul volume sur le Canada ? Vous voyez donc que je suis dans des conditions qui me ferment l’entrée du concours.

« Puis, je vous le dirai franchement, je me sens médiocrement attiré vers ces concours qui vous sent un sujet qu’il faut livrer à heure fixe comme un pantalon. Quand un sujet me plaît, j’aime à le traiter à mes heures et à ne le livrer à la publicité que lorsque j’en suis complètement satisfait. Un bon poème, pris de haut, sur les martyrs de la foi, demanderait 5, 000 ou 6, 000 vers et au moins un an de travail. Je parle pour moi. D’autres, mieux doués, pourraient le faire en moins de temps, mais à moi il faudrait au moins une année pour le composer tel que je le rêve. Que l’Université Laval couronne donc qui elle voudra ; je ne puis me mettre sur les rangs et lutter avec mes confrères en poésie.

« Je regrette vivement que vos yeux ne vous permettent pas de me parler de votre voyage en Europe. C’eût été pour moi une bonne fortune de lire les choses charmantes que votre plume si élégante et si poétique aurait écrites sur ce vieux monde que vous venez de visiter pour la seconde fois. J’espère que plus tard je pourrai lire dans quelque revue canadienne vos souvenirs de voyage dans ces deux mères patries du Canada : Rome et la France. Encore une fois recevez l’expression de ma reconnaissance la plus profonde pour les démarches que vous voulez bien faire pour hâter la fin de mon exil et croyez-moi

« Votre tout et toujours dévoué
* * »

« P. S. — À propos de la Toussaint, j’ai lu des vers impossibles de M. Benoît. Pourquoi diable cet homme fait-il des vers ? C’est si facile de n’en pas faire. »