Œuvres complètes (Beaumarchais)/Mémoires/Addition au Supplément du Mémoire à consulter 1
Écrivez, monsieur, que je ne me mêle ni des audiences de mon mari ni des affaires de son cabinet, mais seulement de mon ménage, etc.
(Confrontation entre madame Goëzman et moi.)
Eh bien, madame, il est donc décidé que je vous trouverai toujours en contradiction ? Vous ne vous mêlez, dites-vous, ni du cabinet ni des audiences de monsieur votre mari ; et sur les audiences de ce même cabinet vous nous donnez un mémoire bien long, bien hérissé de textes d’ordonnances, de passages latins, de citations savantes, le tout renforcé des plus mâles injures ; vous nous argumentez dans cinquante-quatre mortelles pages, comme un docteur ès lois, sans vous soucier pas plus de répondre à mes mémoires que s’ils n’existaient point, ou ne traitaient pas l’affaire à fond.
Mais à qui parlé-je aujourd’hui ? Est-ce à madame ? Est-ce à monsieur ? Qui des deux a plaidé ? Ce ne peut être vous, madame : vous ne vous piquez certainement pas d’entendre un mot des choses qu’on y traite. Ce ne peut pas être monsieur non plus : l’ouvrage serait plus conséquent, il irait au fait ; on n’y rebattrait pas des objets combattus d’avance par mon supplément, qui était entre ses mains plus de douze jours avant la publication de ce mémoire.
Quoi qu’il en soit, il me convient mieux, madame, de vous adresser la parole. Indépendamment du respect et des égards qui vous sont dus personnellement, le souvenir que je parle à une femme contiendra la juste indignation que j’aurais peine à maîtriser autrement. Ce n’est pas que tous ceux qui m’ont fait l’honneur d’écrire contre moi ne doivent trouver ici le juste salaire de leurs soins obligeants. En m’éloignant le moins possible du fond de la question dont chacun cherche à me distraire, je ne laisserai pas, chemin faisant, que de répondre à tout le monde : et l’on doit me savoir gré de ma civilité.
Car tant que vous ne détruirez pas les faits articulés dans mon Supplément ; tant que vous ne prouverez pas que j’ai dit faux sur les débats de notre confrontation, sur vos aveux forcés, sur les contradictions de vos interrogatoires ; tant que vous ne laverez pas M. Goëzman de l’infamie d’avoir suborné le Jay, d’avoir minuté la déclaration chez lui, dans sa maison, à son bureau, avant qu’il y eût de procédure entamée, et d’avoir fait et nié les faux remarqués dans ces déclarations ; tant que vous ne me prouverez que je suis un imposteur que par des injures, des lettres mendiées et des récriminations étrangères à la cause, je ne suis pas tenu d’user mon temps à vous répondre.
Six mémoires à la fois contre moi ! c’était assez d’un seul pour mes forces ; et je me vois accablé sous les boucliers des Samnites. Mais c’est une plaisante ruse de guerre que de dire, comme le comte de la Blache : Cette affaire dérangera sa fortune, il faut gagner sur le temps, plaider longuement, surtout le consumer en menus frais, et le désoler comme un essaim de frelons : six réponses lui coûteront dix à douze mille francs d’impression, dans le temps que tous ses biens sont saisis, et qu’il n’a pas dix à douze écus de libres au monde. Est-ce là votre projet, messieurs ? Il est sans doute très-bon contre moi ; mais croyez qu’il ne vaut rien pour vos défenses ; et j’écrirai que vous ne vous défendez seulement pas ; et je le répéterai jusqu’au tronçon de ma dernière plume ; j’y mettrai l’encrier à sec ; et quand je n’aurai plus de papier, j’irai jusqu’à disputer vos mémoires aux chiffonnières, et j’en griffonnerai les meilleurs endroits, qui sont les marges ; j’emploierai le crédit de mon libraire pour en obtenir de l’imprimeur ; et si je n’en trouve aucun traitable sur mes mémoires, je vendrai les premiers pour payer les derniers.
Enfin, vous n’aurez ni trêve ni repos de moi, que vous n’ayez répondu catégoriquement à tous les faits graves dont je vous charge devant le parlement et la nation, ou que vous n’ayez passé condamnation sur tous les chefs : car de vous amuser à critiquer la légèreté de mon style, et donner ma gaieté pour un manque de respect à nos juges, c’est se moquer du monde : il est bien question de cela !
Lorsque Pascal, dans un siècle bien différent du nôtre, puisqu’on y disputait encore sur des points de controverse, écrivait du ton le plus léger, le plus piquant, d’un ton enfin où ni vous, ni le comte de la Blache, ni Me Caillard, ni Marin, ni Bertrand, ni Baculard, ni moi, n’arriverons jamais ; lorsque Pascal, dis-je, reprochait à ses adversaires, du style le plus plaisant, l’étrange morale d’Escobar, Bauny, Sanchez et Tambourin, les gens sensés l’accusèrent-ils de manquer de respect à la religion ? s’offensèrent-ils pour elle qu’il répandît à pleines mains le sel de la gaieté sur les discussions les plus sérieuses ? Après avoir plané légèrement sur les personnes, il élevait son vol sur les choses, et tonnait enfin à coups redoublés, quand sa pieuse indignation avait surmonté la gaieté de son caractère.
Quant à moi, messieurs, si je ris un peu de vos défenses, parce qu’en effet vos défenses sont très-risibles, par quelle logique me prouverez-vous que de vous plaisanter soit manquer de respect au parlement ? Quand il m’arrive d’adresser la parole à nos juges, ne mesuré-je pas à l’instant mon ton sur la dignité de mon sujet ? et mon profond respect, alors, est-il au-dessous de ma parfaite confiance.
Faut-il, pour vous plaire, que je sois, comme Marin, toujours grave en un sujet ridicule, et ridicule en un sujet grave ? lui qui, au lieu de donner son riz à manger au serpent, en prend la peau, s’en enveloppe, et rampe avec autant d’aisance que s’il n’eût fait autre métier de sa vie.
Voulez-vous que d’une voix de sacristain, comme ce grand indécis de Bertrand, j’aille vous commenter l’Introibo, et prendre avec lui le ton du Psalmiste, pour finir par chanter les louanges de Marin, après avoir discerné ses intérêts de ceux du gazetier dans son épigraphe : Judica me, Deus, et discerne causam meam… ab homine iniquo, etc. ?…
Irai-je montrer une avidité, une haine aveugle et révoltante, en imitant le comte de la Blache, qui vous suit partout, vous M. Goëzman, vous défend dans tous les cas, vous écrit dans tous les coins, et qu’on peut appeler, à juste titre, votre homme de lettres ?
Serait-il bienséant que, d’un ton boursouflé, j’allasse escalader les cieux, sonder les profondeurs de l’enfer, enjamber le Tartare, pour finir, comme le sieur d’Arnaud, par ne savoir ce que je dis ni ce que je fais, ni surtout ce que je veux ? Eh ! messieurs, laissez mon style, et tâchez seulement de réformer le vôtre. Je n’ai qu’à vous imiter, et me mettre à dire, comme vous, des injures pour toutes raisons ; personne ne sera lu, et l’affaire n’en marchera pas mieux.
Il faut pourtant une fin, messieurs : car toutes vos intrigues, vos cabales, vos criailleries, vos mémoires, vos efforts pour me rendre odieux aux puissances, aux ministres, au parlement, au public, ne sont pas le fond de l’affaire. Je vous vois, je vous suis dans vos marches ténébreuses.
Je sais que vous me donnez partout pour un émissaire des mécontents, chargé de ridiculiser le système actuel ; mais cela ne prendra pas, je vous ou avertis ; je sais aussi que c’est le sieur Marin qui a suggéré au sieur Bertrand de dire que je favorisais la … ; qui lui fait prêter à ma sœur le propos que mes mémoires serviront de suite à la … Je sais même que vous travaillez tous à me faire passer pour l’auteur de la … J’indiquerais, si je voulais, le lieu où l’on s’assemble pour conspirer ma perte, où l’on tient ce sabbat, ce tribunal de haine ; je dirais quel est le président de cette noire assemblée, quel en est l’orateur, quels en sont les conseillers, quel en serait, au besoin, le bourreau…
Allez, messieurs, entassez noirceurs sur noirceurs, dénigrez, calomniez, déchirez. Tourmenté sous le fouet des Furies, Oreste embrassait la statue de Minerve, et moi j’embrasse celle de Thémis ; il demandait à la Sagesse d’expier ses crimes, et moi à la Justice de me venger des vôtres.
Calmons nos sens, quittons la figure ; et débattons froidement, si je puis, tous les écrits livrés à mon examen.
Pour commencer, remettons sous les yeux de mes juges un tableau succinct de tout ce que contiennent mes mémoires ; et rendons à mes défenses, par la brièveté d’un résumé, la force que leur étendue a peut-être énervée. Mais lorsqu’on réfléchira que je suis dénoncé sans être coupable, décrété sans corps de délit, poursuivi à l’extraordinaire dans un procès où j’avais droit de me rendre accusateur ; on me pardonnera d’avoir enchaîné par la multiplicité des détails la vérité furtive, et toujours prête à s’égarer dans une affaire aussi chargée d’incidents étrangers.
Dans ces mémoires j’ai dit en substance :
Désolé de ne pouvoir obtenir d’audience de mon rapporteur, j’ai dû au seul hasard l’intervention du sieur le Jay, que je n’ai jamais vu, pour arriver à madame Goëzman, que je n’ai jamais vue, et pénétrer enfin jusqu’à M. Goëzman, que je n’ai fait qu’entrevoir.
Prisonnier et souffrant, deux objets seuls m’intéressaient : la promesse des audiences et le prix qu’on y attachait ; le zèle de mes amis a fait le reste.
J’ai dit et prouvé qu’il n’y aurait pas eu moins d’absurdité à moi d’espérer corrompre un rapporteur incorruptible, à travers sept intermédiaires, qu’il n’y a eu de cruauté à lui de le supposer en me dénonçant.
J’ai dit et prouvé qu’après avoir sacrifié cent louis pour obtenir une audience, je n’avais que plus vivement recherché celui à qui je la demandais : démarches, comme on sait, très-superflues pour qui se fût flatté d’avoir corrompu le juge en payant sa femme.
J’ai dit et prouvé que, quand j’aurais voulu le corrompre, dès qu’il soutient être resté incorruptible, le mal n’ayant pas eu son effet, l’intention non prouvée ne serait jamais un délit punissable dans les tribunaux.
J’ai dit et prouvé que je n’avais eu qu’une seule et unique audience de M. Goëzman ; et je reviendrai encore sur la preuve de ce fait qui m’est de nouveau contesté.
J’ai dit et prouvé que madame Goëzman avait reçu cent quinze louis ; qu’elle en avait depuis rendu cent, mais en avait réservé quinze.
J’ai dit et prouvé que M. Goëzman était l’auteur des déclarations de le Jay ; qu’il avait minuté la première et dicté la seconde ; enfin, qu’il avait fait un faux, puis une dénonciation calomnieuse, au parlement contre moi.
J’ai dit ensuite, sans le prouver, que mon exposé était en tout conforme aux dépositions des témoins et interrogatoires des accusés ; mais la preuve est au procès.
Ensuite j’ai prouvé, sans avoir besoin de le dire, que le sieur Marin avait tenu une conduite peu honnête en toute cette querelle, où il s’était immiscé sans y être appelé ; que le sieur d’Arnaud, vivement sollicité, avait trop légèrement accordé une lettre à M. Goëzman, dont il n’avait pas senti les conséquences alors, et qu’il a démentie depuis.
Que me reste-t-il à faire ? Bien prouver ce que je n’ai fait qu’avancer ; me taire sur ce que je crois avoir bien prouvé, surtout répliquer en bref à une foule de mémoires dont aucun ne répond aux miens.
Je commencerai par le vôtre, madame, dont j’aurai bientôt fait l’analyse. Si j’en retranche les injures, les mots atroce, infâme, misérable, monstre, horrible, etc., etc., etc., je l’aurai déjà resserré d’une bonne douzaine de pages. En faisant évanouir par une seule remarque cette fameuse liste de votre portière, et ces preuves victorieuses qu’elle fournit contre moi, j’en aurai gagné au moins encore une vingtaine d’autres ; cinq ou six à passer pour l’honnête éclaircissement des honnêtes motifs de l’honnête rapport que M. Goëzman a fait au parlement, de mon procès contre M. de la Blache, absolument étranger à votre défense ; sept ou huit autres pour votre naissance, votre éducation, vos mœurs, et la notice de toutes les places qu’a manquées M. Goëzman, de toutes les recommandations qui n’ont pas pu avoir de succès pour lui, les baptêmes, les billets d’enterrements de sa famille, les ouï-dire sur sa noblesse, etc. ; neuf ou dix encore pour les pièces justificatives, qui ne sont justificatives que de faits inutiles à la question, ou même absolument contraires aux choses qu’il entend prouver, etc.
Alors il nous restera quelques pages au plus sur l’affaire, et qui, loin de résoudre mes pressantes objections, ne mériteraient pas plus de réponse que le reste, si elles ne contenaient pas deux ou trois graves imputations que je ne puis feindre d’oublier sans me déshonorer entièrement, quoique la plus grave de toutes soit même étrangère à ce procès.
Mais peut-être aussi n’est-ce pas là le grand, le véritable mémoire que vous promettiez ? Quelques gens ont pensé que M. Goëzman en ferait un autre, où vous et lui seriez plus sérieusement défendus, car c’est se moquer ! mais que, ne voulant pas perdre l’honneur que celui-ci devait vous faire à tous deux, vous le donniez toujours en attendant, pour tenir le public en haleine, et de peur qu’il n’en chômât, quoiqu’on puisse le regarder, d’après mon supplément, comme un almanach de l’an passé.
Vous entamez ce chef-d’œuvre par me reprocher l’état de mes ancêtres. Hélas ! madame, il est trop vrai que le dernier de tous réunissait, à plusieurs branches de commerce, une assez grande célébrité dans l’art de l’horlogerie. Forcé de passer condamnation sur cet article, j’avoue avec douleur que rien ne peut me laver du juste reproche que vous me faites d’être le fils de mon père… Mais je m’arrête, car je le sens derrière moi qui regarde ce que j’écris, et rit en m’embrassant.
Ô vous qui me reprochez mon père, vous n’avez pas d’idée de son généreux cœur : en vérité, horlogerie à part, je n’en vois aucun contre qui je voulusse troquer. Mais je connais trop bien le prix du temps, qu’il m’apprit à mesurer, pour le perdre à relever de pareilles fadaises. Tout le aussi ne peut pas dire comme M. Goëzman :
Je suis fils d’un bailli,
Oui ;
Je ne suis pas Caron,
Non.
Cependant, avant de prendre un dernier parti sur cet objet, je me réserve de consulter, pour savoir si je ne dois pas m’offenser de vous voir ainsi fouiller dans les archives de ma famille, et me rappeler à mon antique origine qu’on avait presque oubliée. Savez-vous bien, madame, que je prouve déjà près de vingt ans de noblesse ; que cette noblesse est bien à moi, en bon parchemin scellé du grand sceau de cire jaune ; qu’elle n’est pas comme celle de beaucoup de gens, incertaine et sur parole, et que personne n’oserait me la disputer, car j’en ai la quittance ?
Quant à l’arrêt du parlement, rendu sur l’avis de M. Goëzman, madame, usant des voies de droit ouvertes à tout citoyen, je m’étais pourvu au conseil du roi ; et mon profond respect pour la cour me tenait dans un silence modeste sur le juste espoir que j’avais de faire adopter au conseil les moyens de cassation que cet arrêt semblait offrir. Mais il suffit que vous nous ayez enfin donné les véritables motifs de l’avis de M. Goëzman, pour que tous les jurisconsultes soient actuellement persuadés, comme moi, que le conseil me rétablira bientôt dans tous mes droits. Mon seul regret alors sera de n’être pas renvoyé en révision de cause devant ces mêmes juges, que M. Goëzman induisit en erreur : car, s’il faut l’avouer ingénument, mes frayeurs, dans cette affaire, n’ont jamais tombé que sur le rapporteur ; avec tout autre, je crois fermement que j’aurais gagné ma cause d’emblée.
On sait bien qu’au rapport des procès un peu chargés d’incidents, tous les juges ne peuvent pas apporter le même degré d’attention ; que tous ne sont pas également frappés de la liaison des faits justificatifs, surtout quand elle est coupée sans cesse par le plaidoyer d’un rapporteur fort de poitrine et préoccupé de tête : de sorte qu’avec toute l’intégrité et les lumières possibles, lorsqu’un rapporteur à la voix de Stentor soutient opiniâtrément son avis, il peut arriver que les juges, fatigués d’une trop longue contention d’esprit s’accordent moins qu’ils ne lui cèdent, et que la pluralité des suffrages se forme plus alors de l’ennui de disputer, que d’une véritable conviction de la bonté de l’avis qui prévaut sur tous les autres.
Voilà, madame, ce que j’avais à vous dire sur l’affectation très-cruelle avec laquelle monsieur Goëzman étale en public les prétendus motifs de l’arrêt, qui ne sont avoués par aucun de ses confrères. Selon lui, le parlement, renversant tous les principes exprès pour me nuire, au lieu d’ordonner de faire le procès à la pièce, et de dire ensuite, s’il y avait eu lieu : L’acte qu’on nous présente est reconnu faux, donc l’homme doit perdre son procès, aurait ainsi raisonné : Le comte de la Blache, et M. Goëzman, d’après lui, nous répètent sans cesse que l’homme est suspect ; sans autre examen, il n’y a pas d’inconvénient de décider que l’acte dont il demande l’exécution est faux.
Et c’est, monsieur, sous le manteau de madame que vous vous enveloppez pour nous apprendre de si belles choses, digne défenseur du comte de la Blache, qui se rend à son tour le vôtre ! Je ne suis pas si grand jurisconsulte que vous ; mais je répondrai au plus faux, au plus odieux des arguments, par une pièce qui ne vous était pas destinée, et que je brochai rapidement à Fontainebleau, la veille de l’admission de ma requête, pour joindre une courte instruction sur le fond du procès aux lumières que le rapporteur allait répandre sur le défaut de formes de l’arrêt. Voici ce que j’osai présenter en peu de mots au conseil du roi.
Deux questions emmbrassent entièrement le fond de l’affaire.
L’acte du 1er avril est un arrêté de compte.
Il est intitulé Compte définitif entre messieurs Duverney et de Beaumarchais.
Il est fait double entre les parties.
Il renferme un examen, une remise et une reconnaissance de la remise des pièces justificatives de cet arrêté.
Il porte une discussion exacte de l’actif et du passif de chacun, et finit par constater irrévocablement l’état réciproque des parties, en en fixant la balance par un résultat.
Si l’acte n’eût pas été un arrêté définitif, il ne contiendrait pas une transaction : car la transaction même ne porte que sur un des articles fixés par l’arrêté de compte.
Aux yeux de la loi, c’est la disposition la plus générale d’un acte qui en détermine l’essence. L’arrêté de compte est général, et la transaction seulement partielle. Donc cet acte est un arrêté de compte ; donc c’est sous ce point de vue qu’on a dû le juger ; donc la déclaration de 1733 n’y est nullement applicable ; donc l’arrêt qui l’a déclaré nul, sans qu’il fût besoin de lettres de rescision, doit être réformé.
D’après ce qui vient d’être dit, la seconde question : l’arrêté de compte est-il faux ou véritable ? n’est plus dans l’espèce présente qu’un tissu d’absurdités, dont voici le tableau.
Si l’arrêté n’est pas de M. Duverney, à propos de quoi présentiez-vous au parlement à juger si cet acte est un arrêté, une transaction, un compte définitif, ou seulement un acte préparatoire ? Pourquoi demandiez-vous un entérinement de lettres de rescision ? Il fallait contre un acte faux vous pourvoir par la voie de l’inscription de faux. Je vous ai provoqué de toutes les manières ; vous vous en êtes bien gardé.
Et si l’arrêté est de M. Duverney, nous voilà rentrés dans la première question, laquelle exclut absolument la seconde.
Or, il s’agit ici de l’arrêt du parlement ; la cour n’a pas pu regarder l’acte comme faux, puisqu’on lui présentait à juger la proposition précisément contraire : c’est à savoir si un arrêté de compte définitif entre majeurs doit être exécuté.
Donc le parlement n’a pas pu le rejeter en entier, ni l’annuler sans qu’il fût besoin de lettres de rescision ; donc l’arrêt doit être réformé.
Mon adversaire, tournant sans cesse dans le cercle le plus vicieux, cumulait à la fois les lettres de rescision, la voie de nullité, et le débat des différents articles du compte.
Sur le premier article, il disait : La remise de 160,000 liv. de billets, exprimée dans l’arrêté, n’est qu’une illusion. Il jugeait donc faux l’acte par lequel M. Duverney reconnaissait les avoir reçus de moi.
Sur le quatrième article, il disait : Il y a ici un double emploi de 20,000 liv. Cette somme n’est pas entrée dans l’actif de M. Duverney, porté à 139,000 liv. Il reconnaissait donc véritable l’acte où il relevait une erreur prétendue : car il n’y pas de double emploi où il n’y a pas d’acte.
Sur le cinquième article, il disait, sans aucune autre preuve que son allégation : Le contrat de rente viagère au capital de 60,000 liv. n’a jamais existé. Il regardait donc de nouveau comme faux l’acte qui en portait le remboursement.
Il prétendait ensuite prouver son assertion sur la nullité de cette rente par les termes de l’acte même ; n’était-ce pas avouer de nouveau que l’acte était véritable ?
Sur le sixième article du compte, il disait : Il n’y a jamais eu de société entre M. Duverney et le sieur de Beaumarchais pour les bois de Touraine. Il revenait donc à soutenir que l’acte qui la résiliait était faux.
Sur le septième article, contenant une indemnité, il disait : C’est en trompant M. Duverney qu’on se fait adjuger l’indemnité sur une affaire qu’on lui présentait comme onéreuse, quand il est prouvé qu’elle est très-bonne. Il regardait donc derechef l’acte comme véritable : car, pour abuser de l’esprit d’un acte, il faut que le fond en existe entre les parties.
Plus loin, il disait : Payez-moi pour 56,000 liv. de contrats, car vous les deviez à M. Duverney. L’acte qui les passe en compte était donc faux, selon lui ?
Plus loin encore, il disait : Je ne vous prêterai point 75,000 liv. : car, selon l’acte même, j’ai le droit de rentrer en société. L’acte dont il excipait alors était donc redevenu véritable ?
C’est ainsi que, pirouettant sur une absurdité, il trouvait l’acte faux ou véritable, selon qu’il convenait à ses intérêts.
N’alla-t-il pas jusqu’à dire et faire imprimer : Si je préfère de discuter l’acte comme véritable, à l’attaquer comme faux, c’est parce que j’y trouve plus mon profit. Il est honnête le comte de la Blache !
Enfin, sans qu’on ait jamais pu savoir au vrai ce que mon adversaire voulait et ne voulait pas sur cet acte, on a tranché la question d’après l’avis de M. Goëzman, en annulant l’arrêté de compte, sans qu’il fût besoin de lettres de rescision.
Était-ce décider que l’acte est faux. C’eût été juger ce qui n’était pas en question ; on ne s’était pas inscrit en faux : donc il faudrait réformer l’arrêt.
Était-ce juger que l’acte est véritable, mais qu’il y a erreur ou dol, double emploi ou faux emploi ? Mais dans ce cas on ne pouvait l'annuler sans qu’il fût besoin de lettres de rescision. Donc, de quelque côté qu’on l’envisage, l’arrêt du parlement ne peut se soutenir, et doit être réformé.
Je n’ai traité dans ce court exposé que la partie du fond de mon affaire qui a rapport à la cassation que je sollicitais ; j’ai laissé de côté mon droit incontestable, parce qu’il ne s’agit pas aujourd’hui de savoir si j’ai tort ou raison sur le fond de mes demandes, mais seulement si le parlement a jugé selon les lois l’entérinement des lettres de rescision, la seule question qui lui était soumise.
J’aurais cru, monsieur, vous faire la plus mortelle injure en osant publier l’odieux propos qu’on vous attribuait alors. M. Goëzman, disait-on, répond à tous ceux qui lui objectent l’irrégularité du prononcé : On a jugé l’homme et non la chose. Mais vous avait-on donné un homme à juger ? Rapporteur d’un procès civil, deviez-vous faire acception de personnes ; et parce qu’un des clients vous semblait accrédité, dénier la justice à l’autre ? Et vous avez la confiance aujourd’hui d’imprimer pour motifs d’un arrêt attaqué au conseil : Qu’on décide maintenant quel homme le parlement a jugé !
Est-elle assez justifiée l’opinion que j’avais prise et donnée de votre partialité, quand j’avançai dans mon premier mémoire que vous aviez dit, en sortant de la chambre : Le comte de la Blache a gagné son procès, et l’on a opiné du bonnet d’après mon avis ?
En parlant à le Jay, monsieur, vous aviez arrangé les choses pour qu’il ne fût pas entendu comme accusé. En rapportant mon procès, vous les avez arrangées pour que je fusse traité comme coupable.
Mais ce n’est jamais impunément qu’un magistrat s’écarte de son devoir. Il s’élève un cri public ; et, s’il est un moment où les juges prononcent sur chaque citoyen, dans tous les temps la masse des citoyens prononce sur chaque juge. Le jugement des premiers est légal, celui des seconds n’est que moral ; mais il est encore à décider lequel est d’un plus grand poids pour retenir chacun dans le devoir. Tout citoyen sans doute est soumis aux magistrats ; mais quel magistrat peut se passer de l’estime des citoyens ? Dans l’ordre civil, l’action des juges sur les particuliers, et la réaction de ces derniers sur les juges, forment entre la nation et les magistrats un équilibre de respect et d’équité qui fait l’honneur des uns, la sûreté des autres, et le bonheur de tous.
Mais le souvenir de ce que j’ai souffert depuis ce fatal arrêt abat mes forces et trouble ma sérénité. Changeons d’objet : j’ai besoin des unes pour achever ces défenses, et l’autre m’est nécessaire pour soutenir tant de malheurs.
Suit après la discussion inutile des stations inutiles que j’ai faites à votre porte, madame, et les preuves tirées de la liste de votre portière. Ce long article de votre mémoire semble y avoir été mis exprès pour le tourment de qui voudra le discuter.
Mais, comme il n’y a pas d’absurdité si forte qui ne trouve encore des partisans, j’ai vu de bons et honnêtes gens émus par votre air d’assurance, et qui, n’ayant rien compris à ce que vous avez écrit à ce sujet, n’en vont pas moins disant partout : La liste de la portière est une preuve invincible ; d’autres qui, entraînés par l’autorité de ceux-ci, répètent, sans y mieux voir : Je crois, en effet, qu’il y a peu de chose à répondre à cette liste ; et d’autres enfin qui, n’ayant pas même lu votre mémoire, à force d’entendre citer cette fameuse liste, ne laissent pas que d’aller aussi répétant, pour figurer : Beaumarchais ne se tirera jamais de la liste de la portière. Et c’est ainsi que se sont établies toutes les absurdités du monde, jetées en avant par l’audace, répandues par l’oisiveté, adoptées par la paresse, accréditées par la redite, fortifiées par l’enthousiasme, mais rendues au néant par le premier penseur qui se donne la peine de les examiner.
Voyons donc celle-ci. Qu’avez-vous entendu prouver par cette liste, madame ? Que je n’étais pas venu autant de fois chez vous que je le prétendais ? Et pourquoi voulez-vous prouver que j’y suis venu moins de fois que je ne le dis ? N’est-ce pas dans la vue d’établir qu’en faisant un sacrifice d’argent, je voulais moins acheter des audiences que le suffrage inachetable d’un rapporteur ? Il faut assez d’adresse pour démêler un écheveau que vous avez si artistement embrouillé ; mais avec un peu de patience on parvient à le remettre en bon état au dévidoir. Enfin, n’est-ce pas là, madame, tout ce que vous avez voulu dire ?
Voyons maintenant ce que vous avez dit.
Présentant aux juges sa liste d’une main, et faisant la révérence de l’autre, madame Goëzman a dit : « Messieurs, le sieur de Beaumarchais ou plutôt le sieur Caron (car tout me choque en lui, jusqu’au nom qu’il porte), le sieur Caron, dis-je, vous en impose lorsqu’il prétend être venu neuf fois chez nous pendant les quatre jours pleins que mon époux a été son rapporteur.
« À la vérité je ne puis savoir s’il y est venu ou non, puisqu’il n’y est pas entré, et que l’ignorance d’un fait ne suffit pas pour le combattre et l’annihiler ; mais j’ai ma liste, et j’ai l’honneur de vous observer, messieurs, que ma liste doit en être crue sur son silence : car, par une bizarrerie qui n’existe que chez nous, la portière a ordre de n’écrire le nom de personne : de sorte que si le laquais qui frappe ne sait pas tracer le nom de son maître, ce nom reste en blanc sur la liste ; ce qui la rend du plus grand poids, comme vous voyez, contre ceux qui prétendent être venus à l’hôtel.
« Or, messieurs, d’après ce que je vous dis, si, au lieu de neuf visites que le sieur Caron articule, ma liste n’en présentait aucune : si’ce vilain Caron, ce monstre, ce serpent venimeux qui ronge des limes, pour parler comme son adversaire, le comte de la Blache ; ce misérable qu’il faudrait marquer d’un fer chaud sur la joue, comme dit son bienfaiteur Marin ; cet abîme d’enfer que Jupiter a tort de ne pas foudroyer, suivant l’expression poétique du sieur d’Arnaud ; ce mauvais riche qui ne paye ni les luminaires ni les autres mémoires du sieur Bertrand, d’après le sieur Dairolles, qui est la même personne ; ce reptile insolent dont le nom seul déshonore une liste comme celle de ma portière ; si, dis-je, ce vilain Caron n’y était pas écrit une seule fois pendant les quatre jours si intéressants pour lui, me refuseriez-vous la grâce d’admettre le silence de ma liste de préférence au témoignage du gardien sermenté d’une pareille espèce ? »
Les commissaires du parlement reçoivent la liste de sa main tremblante, et la feuillettent exactement ; mais, n’y trouvant pas mon nom écrit une seule fois pendant ces terribles quatre jours, où il m’avait si fort importé de me présenter chez mon rapporteur, ils m’ordonnent de répondre, et je dis :
Messieurs, le sieur Santerre, mon gardien, interpellé par M. de Chazal, à sa confrontation, de déclarer si j’avais été, autant de fois que je le disais et l’avais imprimé, chez M. Goëzman a répondu : Monsieur dit vingt fois : nous y avons peut-être été plus de trente ; mais surtout pendant les quatre ou cinq jours du délibéré, matin et soir, avant et après dîné, nous n’en bougions : de ma vie je n'ai éprouvé autant d’ennui ; et rien ne peut y être comparé, si ce n’est l’impatience immodérée de mon prisonnier.
Mais comment une chose aussi nette peut-elle exciter tant de débats ? Uniquement parce qu’un a mal posé la question sur laquelle on dispute. Un premier point légèrement accordé mène souvent assez loin les gens inattentifs. Rétablissons les principes.
Dans quel cas, messieurs, cette liste pourrait-elle être justement opposée au témoignage d’un homme public, d’un homme sermenté, chargé par le gouvernement de me suivre partout, et de rendre compte jour par jour de toutes mes actions et paroles, lequel me prenait tous les matins en prison et m’y remettait tous les soirs, et qui se démantelait la mâchoire à force de bâiller, du cruel métier que M. Goëzman et moi lui faisions faire ? dans quel cas, dis-je, cette liste pourrait-elle être justement opposée à son témoignage ? Dans celui seulement où, me trouvant écrit de ma main sur la liste un certain nombre de fois, je soutiendrais, et mon gardien certifierait, que nous avons été moins de fois à la porte, ou même que nous n’y avons pas été du tout : car alors, la liste offrant la preuve positive, tant du fait que du nombre des visites, il n’y a aucun témoignage humain qui pût détruire celui de la liste. Mais ici, par le plus vicieux renversement d’idées, on appuie la négation de neuf visites avérées, attestées par la déposition d’un homme public et sermenté, sur le seul silence d’une misérable liste que mille choses devaient rendre suspecte dont la première est l’ordre bizarre, à la portière, de ne jamais écrire personne.
Est-il étonnant qu’un laquais ne sache pas écrire, et que son maître, qui ne peut deviner qu’un portier n’écrit personne, reste avec sécurité dans sa voiture, au lieu d’en sortir pour s’inscrire lui-même ? À mon égard, voici comment les choses se sont passées.
Las de descendre inutilement, trente fois le jour, de voiture, pour écrire mon nom et ma supplique, je fis sur la fin du procès un billet circulaire, que mon laquais remettait à chaque porte des conseillers qui se trouvaient absents. Cette circonstance, attestée par mon gardien et ajoutée à tous les caractères d’infidélité que peut présenter une liste, doit faire rejeter avec mépris la preuve tirée contre moi du silence de celle-ci ; à moins qu’on ne suppose que, pendant ces quatre jours où je fis des sacrifices de toute espèce pour parvenir à être introduit chez cet invisible rapporteur, je ne me sois pas présenté à sa porte une seule fois. La patience échappe de voir un grave magistrat se défendre avec de tels moyens.
Et pourquoi tant d’absurdité, je vous prie ? Pour amener un autre sophisme encore plus vicieux que le premier.
Pour établir que j’ai eu l’intention de gagner le suffrage du rapporteur, en faisant le sacrifice auquel on m’a forcé, l’on ose opposer le silence de cette liste à la déposition de la dame Lépine, de la demoiselle de Beaumarchais, des sieurs Santerre, de la Châtaigneraie, de Miron, Bertrand, le Jay, qui tous ont attesté que jamais je n’ai sollicité que des audiences ; on l’ose opposer au récolement même de madame Goëzman, qui pouvait seule contredire tant de témoignages, et qui, sans le vouloir, unit son attestation à celle de tout le monde. Je déclare que jamais le sieur le Jay ne m’a présenté d’argent pour gagner le suffrage de mon mari, qu’on sait bien être incorruptible ; mais qu’il sollicitait seulement des audiences pour le sieur de Beaumarchais : attestation confirmée dans un supplément imprimé de madame Goëzman, où elle s’énonce en ces termes : J’ai dit, j’en conviens, que le sieur le Jay, en m’offrant des présents de la part du sieur Caron, avait masqué ses intentions criminelles par une demande d’audiences ; et où elle ajoute encore, de peur qu’on ne l’oublie : Ne voit-on pas que je ne fais que rapporter les discours du sieur le jay ?
Eh mais, madame, si les discours de le Jay furent tels que vous le dites, comment donc espérez-vous, par le seul silence de votre liste, prouver qu’un argent reçu par vous pour des audiences, des mains de le Jay ; qui l’avait reçu pour des audiences, de Bertrand ; qui l’avait reçu pour des audiences, de la dame Lépine ; qui l’avait reçu pour des audiences, du sieur de la Châtaigneraie ; qui me l’avait prêté pour des audiences ; que cet argent, dis-je, ait été destiné par moi pour gagner le suffrage de monsieur votre mari, qu’on sait être incorruptible ?
Voilà pourtant, madame, comment vous raisonnez ; voilà comment, du seul silence d’une liste qui n’est, comme tout autre silence, qu’une négation, une absence de bruit, d’écriture, de mouvement ou d’action, le néant, en un mot rien du tout, vous inférez une intention, laquelle n’est par sa nature qu’un autre être de raison ; et cela pour m’inculper, moi qui ne vous ai rien dit, que vous n’avez pas même vu, qui n’ai eu de relation avec vous qu’à travers un monde de personnes, dont tous les témoignages, ainsi que vos aveux, s’unissent en ma faveur.
Il est donc bien démontré par les dépositions des témoins, par les interrogatoires des accusés, par les mémoires de tout le monde, par votre récolement, votre supplément, tous vos raisonnements enfin, que je n’ai jamais désiré ni demandé autre chose de vous que des audiences ; il est bien démontré que la conséquence tirée de la liste n’est qu’une platitude mal inventée, plus mal soutenue, encore plus mal prouvée ; et surtout il est bien démontré qu’on m’a fait perdre quatre ou six pages à me battre à outrance et à ferrailler contre un moulin à vent d’intention, de corruption et de liste, qui ne m’a été opposé que pour faire bâiller le lecteur, embrouiller l’affaire, et me rendre, en répondant, aussi ennuyeux que le mémoire où l’on m’a tendu ce piége ridicule.
À la grave autorité de cette liste, madame, vous joignez celle du billet que le comte de la Biache vous a, dites-vous, écrit alors, et qui lui a suffi pour être admis chez vous : lequel billet vous avez gardé précieusement. Ô bon le Jay ! réclamez vos droits, mon ami ; l’on vous pille ici : cette naïveté est de votre force ! la liste du portier, le billet du comte de la Blache en preuves ! Ce n’est pas que ce gentilhomme, descendu des Alpes exprès pour devenir à Paris un riche légataire, ne soit bien fait pour obtenir de M. Goëzman des préférences de toute nature.
Mais permettez, madame, n’auriez-vous pas un peu manqué de goût ici ? Pour que son billet eût quelque force, il me semble qu’il n’eût pas fallu imprimer ensuite la lettre à ma louange qu’il vous a écrite de Grenoble, dont les expressions, dites-vous, évidemment dictées par l’honneur révolté, sont de nouvelles preuves de l’atrocité de mes imputations.
Il me semble qu’il eût mieux valu présenter quelque autre preuve de mes atrocités, qu’une lettre du comte de la Blache, qui, depuis dix ans, fait profession ouverte de me haïr avec passion ; où l’on lit : Il manquait peut-être à sa réputation celle du calomniateur le plus atroce (c’est de moi dont l’auteur entend parler), pour en faire un monstre achevé (qu’ils sont doux, nos adversaires ! lettres, mémoires, tout est fondu dans le même creuset) ; la vôtre est trop au-dessus de pareilles atteintes pour en être alarmée (une réputation alarmée des atteintes qu’on lui porte ! quelle phrase alsacienne !) ; c’est le serpent qui ronge la lime. (Il fallait dire : C’est la lime qui ronge le serpent ; il y aurait eu deux ou trois images rassemblées, et surtout une allusion à l’état de mon père, et cela eût été superbe : on y songera une autre fois.) La justice qu’on vous doit servira à purger la société d’une espèce aussi venimeuse. Cette lettre, madame, est d’un bout à l’autre un échantillon de la manière dont le comte de la Blache plaidait sa cause dans tous les cabinets des juges, pendant que j’étais en prison. Et je la crois plus propre à desservir le comte de la Blache qu’à vous servir vous-même. C’est dans les lois que les Beaumarchais doivent trouver la punition de leur audace. Oui, lorsque, dans l’abus de ces mêmes lois, les la Blache trouvent le moyen de dépouiller les héritiers directs d’un millionnaire, à l’aide d’un testament ; et son créancier, à la faveur d’un arrêt : car, à la fin, tant d’indignités m’arrachent à la modération que je me suis imposée.
Et la lettre est écrite de Grenoble, où le comte de la Blache était allé voir son père ! Bone Deus ! et le comte de Tuffières aussi allait voir le sien.
Mais pourquoi cette lettre n’est-elle pas cotée au rang d’une foule de pièces justificatives, qui ne sont pas plus justificatives que cette lettre ? Est-ce qu’elle ne serait pas timbrée de Grenoble ? Je vous demande bien pardon, M. le comte de la Blache, M. le conseiller Goëzman, madame, et vous aussi, messieurs Marin gazetier, Bertrand d’Avignon, Baculard d’ambassade, et autres qui voulez tous avoir part à l’excellente œuvre de ma perte, si je regarde à si peu de chose : mais vous êtes si adroits, si adroits, qu’il faut bien me passer un peu de vigilance. D’ailleurs, voyez combien de gens vous êtes après moi : gens d’épée, gens de robe, gens de lettres, gens d’affaires, gens d’Avignon, gens de nouvelles ; cela ne finit pas. Aussi mes ennemis n’auront-ils plus rien à y voir quand je serai sorti de cette coupelle où M. Goëzman m’a mis au creuset, où le sieur Marin fournit le charbon, et où Bertrand, Baculard et autres garçons affineurs soufflent le feu du fourneau.
Passons à l’examen de l’audience qui me fut, dit-on, accordée le samedi 3 avril au matin par M. Goëzman, et à celui des preuves sur lesquelles on l’établit.
Premièrement, je fais ici ma déclaration publique et formelle que je nie cette audience à mes risques, périls et fortune. Je déclare que je n’ai eu d’autre audience dans la maison de M. Goëzman, pendant les quatre jours du délibéré, que celle du samedi 3, à neuf heures du soir, en présence de Me Falconet et du sieur Santerre, mon gardien.
Je déclare que c’est chez M. de la Calprenède, conseiller de grand’chambre, que je montrai à M. Goëzman, avant le délibéré, l’article de la Gazette de la Haye où je suis si maltraité ; laquelle Gazette je ne laissai point à M. Goëzman, ni en aucun autre temps, comme il le dit ; car je l’ai chez moi enliassée avec les autres pièces extra-judiciaires relatives au même procès, soulignée aux mots importants, et avec ces notes en marge écrites de ma main : S’informer chez Marin où l’on peut avoir raison de ces infamies. Et plus bas : Voir M. Sartines. Et plus bas : Écrire à madame de… d’en parler à M. le duc de… Je déclare que, depuis ce jour, je n’ai vu qu’une seule fois M. Goëzman, le samedi 3 avril, à neuf heures du soir, accompagné, comme je l’ai dit, de Me Falconet et du sieur Santerre.
On me dispensera bien, je crois, de discuter la première preuve de cette audience du samedi matin, que M. Goëzman tire de son propre témoignage.
On me dispensera sans doute encore d’user mes forces contre la preuve tirée d’une lettre du comte de la Blache, datée de Paris le 18 septembre, c’est-à-dire plus de cinq mois après le 3 avril, du même style que celle de Grenoble, où il raconte à M. Goëzman que M. Goëzman lui a dit, le 3 avril au matin : Votre adversaire sort d’ici, quoiqu’il soit prouvé que l’adversaire du comte de la Blache n’en sortit pas ; et où il annonce que tout ce qui est écrit dans mon mémoire est faux, méchant, atroce, etc. ; quoique le comte de la Blache, absolument étranger à la querelle, ne puisse pas être plus instruit que le roi de Maroc ou le bacha d’Égypte, si ce que j’y ai dit est faux ou vrai, doux ou méchant, atroce ou modéré. Comme c’est sur des ouï-dire de M. Goëzman qu’écrit le très-reconnaissant comte de la Blache, cette preuve rentre et se fond dans la première ; et jusqu’ici, comme on le voit, la vérité n’a pas encore fait un pas.
La troisième preuve de M. Goëzman se tire d’un mémoire de moi, non daté, que M. Goëzman a, dit-il, heureusement conservé, sous le titre d’Argument en faveur de l’acte du 1er avril, et réfutation du système, etc. Lequel manuscrit n’a nul rapport à la question présente, et ne peut servir à fixer l’époque d’aucune audience.
La quatrième est fondée sur un autre manuscrit de moi, sans date, et que M. Goëzman a, dit-il, encore heureusement conservé, sous le titre de Réponse à quelques objections, etc. Et moi aussi, je dis heureusement ; car ce manuscrit contient une note précieuse qui le fait tourner en preuve contre l’audience du 3 avril au matin.
Si j’ai bien lu, voilà tout, je crois.
Après avoir montré la futilité des preuves que M. Goëzman rapporte de cette audience, je pourrais m’en tenir à ma déclaration formelle, que l’audience est fausse et ne m’a pas été donnée, parce que c’est à celui qui articule un fait à le bien prouver ; celui qui nie n’ayant qu’à se tenir les bras croisés jusqu’à ce qu’on lui taille de la besogne, en lui fournissant des preuves à combattre. Cependant, comme mon usage en cette affaire est d’aller au-devant de tout, après avoir prouvé négativement que les preuves mêmes de M. Goëzman détruisent son édifice, je vais prouver positivement que cette audience n’a jamais existé.
Il est prouvé au procès, par les dépositions des sieurs le Jay, Dairolles, de la dame Lépine, etc…, que, ce même samedi 3 avril au matin, Bertrand et le Jay furent chez madame Goëzman porter les cent louis ; que le Jay reçut de cette dame, à cette occasion, la promesse formelle que j’aurais une audience de son mari le soir même.
Mémoire de Bertrand, page 5 :
« J’envoyai chercher un fiacre ; nous y montâmes, le Jay et moi ; il fit arrêter au coin du quai Saint-Paul… Je le vis entrer dans une maison qu’il me dit être celle de madame Goëzman… Il me raconta dans la route la manière dont il avait été reçu… J’instruisis la sœur du sieur de Beaumarchais de tout ce que le Jay m’avait dit ; je vis le soir même le sieur de Beaumarchais, qu’on avait instruit du message du sieur le Jay ; il se prépara à sa visite. »
Dans mon Mémoire à consulter, page 8 :
« Le sieur Dairolles assura ma sœur que madame Goëzman, après avoir serré les cent louis dans son armoire, avait enfin promis l’audience, pour le soir même ; et voici l’instruction qu’il me donna quand il me vit : Présentez-vous ce soir à la porte de M. Goëzman ; on vous dira encore qu’il est sorti : insistez beaucoup ; demandez le laquais de madame ; remettez-lui cette lettre, qui n’est qu’une sommation polie à la dame de vous procurer l’audience, suivant la convention faite entre elle et le Jay. »
Et la lettre était écrite de la main du sieur Dairolles, au nom de le Jay, comme cela est prouvé au procès.
Ajoutons à tout ceci la déposition du sieur Santerre, qui contient qu’après des refus de porte aussi constants qu’ennuyeux, en vertu d’une lettre dont j’étais porteur, et que je remis devant lui au laquais blondin de madame Goëzman, le samedi 3 avril, à neuf heures du soir, nous fûmes introduits cette seule fois chez M. Goëzman. Ajoutons celle de Me Falconet, avocat, qui contient absolument la même chose. Que dit à tout cela M. Goëzman, caché sous le manteau de madame ? De quel front le sieur Caron ose-t-il faire imprimer que, jusqu’au samedi neuf heures du soir, la porte de son rapporteur lui avait été obstinément fermée ? — Du front d’un homme qui n’avance rien qui ne soit bien prouvé au procès. — Si à cette heure, qui était celle du souper, on ne l’eût pas reçu, lui qui était déjà entré le matin, comment aurait-il pu se plaindre ? — Comme un homme à qui l’on n’avait accordé aucune audience le matin, et qui venait de payer celle-ci d’avance, la somme de cent louis. — Cependant, comme il a insisté sur le fondement qu’il n’avait qu’un mémoire manuscrit à remettre. — Pardon, madame, il est prouvé au procès que je suis entré avec une lettre écrite à madame Goëzman, remise à son châtain clair ; et nullement pour remettre un mémoire dont il ne fut pas seulement question. — Mon mari eut la bonté de le recevoir encore ; la visite fut courte sans doute. — Raison de plus, madame, pour être outré de n’en avoir pu obtenir d’autres, surtout quand on les a payées si cher, et qu’elles ont porté aussi peu de fruit. — Il ne demandait qu’à remettre un mémoire. — Au contraire, madame, il n’en existait alors aucun de moi.
Le premier manuscrit indiqué sous le no 4, dans vos pièces justificatives, ne fut fait que d’après l’audience du samedi 3, au soir, pendant la nuit du samedi au dimanche, et vous fut envoyé le dimanche matin avec le précis imprimé de Me Bidault, mon avocat, encore mouillé de la presse ; le tout accompagné d’une lettre polie pour vous, comme je l’ai dit à mon interrogatoire, et comme il est prouvé au procès que le sieur Bertrand me l’avait conseillé de votre part.
Le second manuscrit, sous le no 5 de vos pièces justificatives, n’a été composé que dans la soirée du dimanche 4 avril, sur les observations que M. Goëzman avait faites le matin au sieur de la Châtaigneraie ; ce qui détruira l’imputation qui m’est faite, que je calomnie les magistrats. Je n’ai jamais dit qu’aucun membre du parlement m’eût fait des confidences ; mais j’ai dit, imprimé, consigné au greffe, que M. Goëzman avait lu des lambeaux de son rapport au sieur de la Châtaigneraie, et lui avait même permis de me communiquer ses objections ; ce que ce dernier fit en m’annonçant l’audience promise.
Il reste donc pour constant par les dépositions des témoins, par les interrogatoires des accusés, par les mémoires de tout le monde, par la procédure, par les preuves mêmes de M. Goëzman, que la séance du samedi matin, 3 avril, n’est qu’une chimère ; et c’est ici le lieu de répondre au nouveau plan de défense établi par M. Goëzman dans le supplément de madame.
« Je n’ai été que trois jours rapporteur du procès du sieur de Beaumarchais (vous l’avez été près de cinq) : j’étais donc fort pressé, je ne pouvais donc user mon temps à donner des audiences ; et cependant, sans compter celui que le comte de la Blache a pu me faire perdre, j’ai donné pour le seul Beaumarchais dans ces trois jours, quatre grandes audiences : le vendredi 2 avril, une à Me Falconet, son avocat ; le samedi matin 3, une au sieur de Beaumarchais : le samedi au soir, une autre au même ; et le dimanche 4, une au sieur de la Châtaigneraie, son ami : voilà donc quatre audiences en trois jours. Il est donc clair qu’en donnant de l’argent à ma femme, ce n’était pas des audiences qu’il voulait, mais seulement de me corrompre ou gagner mon suffrage. »
De vous corrompre ! Prænobilis et consultissime Goëzman, on ne joindra pas désormais à vos qualités l’adjectif veracissimus : vous venez de le perdre à jamais ; et j’ai bien peur qu’on n’y substitue même le superlatif contraire.
Que diront tous les baillifs vos ancêtres ? Que diront les princes dont vous n’avez pas été l’envoyé ? Que diront les Pithou, les Mabillon, les Baluze et les du Cange, qui, jusqu’à présent, s’il faut vous en croire, vous auraient avoué pour le digne héritier de leurs talents et de leurs vertus ? Mais que dira surtout le parlement de Paris, qui nous juge aujourd’hui, en lisant ce que je réponds aux quatre audiences ?
Loin d’avoir eu quatre audiences de M. Goëzman, tant par moi que par mes amis, je déclare hautement que Me Falconet, avocat, arrivé depuis quelques jours d’un voyage de trois mois, donne le démenti le plus formel à quiconque ose avancer que M. Goëzman lui a donné, le vendredi 2 avril, aucune audience chez lui pour moi, ou que cet avocat ait jamais mis le pied chez M. Goëzman en aucun autre instant que le samedi 3, au soir, avec le sieur Santerre et moi. Cela est-il clair ?
Je déclare encore que M. de la Châtaigneraie, loin d’avoir reçu, le dimanche 4 avril, aucune audience pour moi, n’a été chez M. Goëzman que pour essayer de m’en obtenir une, que ce rapporteur lui promit pour le lundi matin 5 avril, et qui n’a pas été donnée, quoique M. de la Châtaigneraie, sur la foi de cette promesse, ait vainement essayé le lundi de me servir d’introducteur. Je déclare que M. de la Châtaigneraie, loin de chercher à résoudre les objections de M. Goëzman, tira au contraire de son silence l’occasion de solliciter ce rapporteur, pour qu’il voulût bien me les faire à moi-même.
Je déclare en outre que je consens et me soumets à toutes les peines méritées pour celui des deux qui en impose au parlement et au public, M. Goëzman ou moi, si l’homme sermenté qui m’accompagnait, si le sieur Santerre n’atteste pas encore à la cour que je ne suis entré le samedi 3 avril qu’une seule fois, à neuf heures du soir chez M. Goëzman, accompagné de Me Falconet et de lui.
Ainsi, loin d’avoir obtenu de ce très-peu véridique rapporteur les quatre audiences qu’il articule, je déclare que je n’en ai reçu qu’une, et que cette une encore, je ne l’aurais pas obtenue si je ne l’eusse payée d’avance cent louis d’or.
Je déclare que je n’ai jamais chargé personne de faire aucun pacte avec madame Goëzman au sujet de cet or, et que, quand on vint me dire, le dimanche au soir 4, que madame Goëzman, en promettant une seconde audience, avait dit : Et si je ne puis la lui faire avoir, je rendrai tout ce que j’ai reçu ; je m’écriai devant tous mes amis, en me frappant le front : C’en est fait, j’ai perdu mon procès ! Cette offre inopinée de tout rendre en est le funeste présage.
Voilà mes réponses, mes discussions, mes déclarations ; et je signe exprès mon mémoire en cet endroit, parce que j’entends que tout le contenu de cet article tourne à ma honte, attire sur ma tête la juste punition, l’anathème et la proscription qui m’est due, si l’information que la cour ne me refusera pas à ce sujet y apporte le plus léger changement ; et j’en dépose un exemplaire au greffe, avec ces mots de ma main :
Regagnons à présent le temps perdu, madame.
Parcourant rapidement les objets auxquels vous avez vous-même donné moins d’importance (page 22 de votre mémoire), je vois un coup de crayon à la marge. Il s’agit de Me de Junquières, que vous faites s’écrier, à l’occasion des propos qu’on tenait sur votre compte : C’est une infamie de Beaumarchais. Pour ce Junquières-là, comme son métier est de défendre les autres, et qu’il a bec et ongles, entre vous le débat, messieurs ; mais je vous avertis qu’il donne le plus formel et public démenti à votre phrase, et qu’il prend à témoin de la fausseté de votre citation M. le procureur devant lequel il parlait alors. À mon égard, il est certain que je confiai dans le temps à Me de Junquières tout ce qui s’était passé entre madame Goëzman et le Jay : je n’ai point trouvé mauvais qu’il vous l’eût rendu ; je le lui ai dit depuis. Voilà le fait, dont la discussion ne vaut pas une ligne de plus.
En revanche, en voici un qui mérite attention. Votre objet ici, madame, est d’essayer de disculper M. Goëzman d’avoir été l’instigateur, le compositeur et l’écrivain de la minute de la première déclaration attribuée à le Jay ; c’est vous qui parlez (p. 23) : Le Jay monta dans le cabinet de M. Goëzman, se mit à son bureau (fort bien jusque-là) ; et, comme il est fort peu lettré, quoique libraire, il pria mon mari de lui arranger, dans la forme d’une déclaration, les faits don il venait de lui rendre compte (le Jay a protesté, dans ses interrogatoires, qu’on ne lui avait fait qu’une seule question, et qu’il n’avait répondu qu’un mot) ;’en conséquence, il fut fait un brouillon (n’oublions pas il fut fait) ; il fut fait un brouillon, que mon mari corrigea en plusieurs endroits (à moins de convenir de tout, on ne peut mieux parler) ; et il quitta ensuite le sieur le Jay (il fallait le quitter avant), qui écrivit et signa en ma présence la déclaration suivante, etc., etc.
Ainsi, vous convenez, madame, que votre mari arrangea les faits en forme de déclaration ; vous convenez que votre mari corrigea le brouillon en plusieurs endroits ; vous convenez que le Jay écrivit en suite du départ de votre mari : ce qui indique assez qu’il n’avait pas écrit avant son départ. En tout cela il n’y a que ces mots : il fut fait, d’équivoques ; tout le reste marche assez bien. Il fut fait ! charmante tournure pour laisser le monde incertain si ce brouillon fut fait par M. Goëzman ou par le Jay ! Mais de cela seul, madame, que vous ne dites pas à pleine bouche : Le Jay se mit au bureau de mon mari, où il écrivit librement et de son chef la déclaration, on en peut conclure hardiment que ce fut M. Goëzman qui fit la minute. Vous n’êtes pas gens à ménager l’adversaire, quand vous croyez avoir de l’avantage sur lui. Mais, comme une négation formelle vous eût trop exposés l’un et l’autre, aujourd’hui que j’ai prouvé par mon supplément que M. Goëzman a fait la minute, vous employez la bonne, fine, double phrase il fut fait, la seule qui pût être utile à deux fins, propre à vous servir si on la prend bien, et à ne vous pas nuire si on la prend mal.
Si la liberté de ma critique rend mes éloges de quelque prix à vos yeux, madame, recevez mes félicitations sur cette tournure : salut aux maîtres ! en honneur, on ne fait pas mieux que cela !
Vous transcrivez ensuite la déclaration ; après quoi vous ajoutez (p. 24) : Quiconque aura sous les yeux, (c’est toujours vous qui parlez) l’original de cette déclaration, reconnaîtra bientôt, à la manière dont elle est orthographiée, que le sieur le Jay n’a fait que se copier lui-même. Pourquoi ne pas convenir tout uniment, comme il l’a déclaré à ses interrogatoires, que vous dictiez sur la minute de votre mari pendant qu’il écrivait ? Cela explique bien mieux ses fautes d’orthographe. Et il m’a priée de corriger moi-même quelques mots qu’il avait mal formés, et d’en ajouter un ou deux qu’il avait omis Excellente réponse à tous les faux reprochés à M. Goezman dans mon supplément ! grâce à son adresse, c’est madame aujourd’hui qui se charge de l’iniquité.
Nous voilà tous deux dans le puits, dit le renard à son compagnon : tends tes jarrets, dresse tes cornes, allonge ton corps, je grimperai par dessus toi ; et, sorti de la citerne, je t’en tirerai à mon tour. L’animal peu rusé fait ce qu’on lui dit ; et le renard, hors de danger, le paye par une phrase à peu près semblable à celle de M. Goëzman dans sa note imprimée, distribuée à ses confrères par M. le président de Nicolaï : Si, malgré la raison que j’ai de croire ma femme innocente, j’avais été moi-même induit en erreur, je demanderais que la justice prononçât, et l’on verrait que l’honneur sera toujours le lien le plus fort qui m’attache à la société, et le seul guide de ma conduite.
Pauvre madame Goëzman ! vous prenez sur votre compte un faux justement reproché à votre mari ; et, pour récompense, cet époux, qui a toujours mérité votre respect autant que votre amour, détachant ses intérêts des vôtres, offre de composer à vos dépens : peu lui importe que vous restiez dans la citerne, pourvu qu’il n’y demeure pas avec vous. Pauvre, pauvre madame Goëzman !
Pour revenir à cette déclaration, on voit, par leur propre mémoire, que M. Goëzman a corrigé la minute, et que madame a corrigé la copie. Quels correcteurs ! Ce devait être un bon spectacle que madame Goëzman, érigée en magister de le Jay, corrigeant sa leçon d’écriture ! La plume échappe et tombe de dégoût, d’être obligé de répondre à de pareilles défenses[1].
Suit après la seconde déclaration de le Jay : Je déclare en outre que jamais ni le sieur de Beaumarchais, ni le sieur Bertrand, etc.
Et moi Beaumarchais, je déclare qu’il y a sur l’original de cette deuxième déclaration, attribuée à le Jay : Je déclare que jamais Bertrand ni Beaumarchais ou Beaumarchais ni Bertrand, comme on voudra : mais sans aucun mot de sieurs : car cela m’a singulièrement frappé, en lisant au greffe cette déclaration.
Je déclare encore qu’il y a à la fin siné le Jay, et non signé le Jay : ce que je fis alors remarquer au rapporteur et au greffier, qui ne purent s’empêcher de rire de ma plaisante découverte.
Suit après la lettre du sieur d’Arnaud.
À vous donc, M. Baculard.
Ce serait bien ici le cas de me venger de toutes les injures dont l’exorde de votre mémoire est rempli ; mais, comme elles ne s’adressent pas directement à moi, et qu’à la rigueur je puis douter si vous me regardez de travers ou si vous louchez seulement en défilant votre tirade, je veux bien ne pas me l’appliquer, et vous traiter doucement en conséquence : car vous savez qu’il ne tiendrait qu’à moi de vous montrer tel que vous fûtes dans votre confrontation, c’est-à-dire tout à côté de madame Goëzman, si votre embarras, et le peu d’habitude à vous déguiser, ne vous mit pas même au-dessous ; mais je suis doux, moi, et je veux bien convenir que vous n’avez jamais senti la conséquence d’avoir accordé à le Jay une lettre mendiée qui m’inculpait aussi gravement sur un fait que vous ignoriez, et qui se trouve faux aujourd’hui ; je veux bien convenir encore que vous n’avez pas senti la conséquence d’avoir recommencé la lettre, parce que le Jay ne trouvait pas cet écrit assez fort : comme si un fait, quand vous en eussiez été témoin, pouvait avoir deux faces sous la plume de celui qui vous le rend ; ou comme si votre complaisance pour le Jay, qui agissait de son côté par complaisance pour madame Goëzman, laquelle voulait complaire en ce point à son mari, pouvait vous excuser sur une démarche aussi inconsidérée. Mais j’ai cru, dites-vous, que le Jay méritait toute ma confiance, et j’ai cédé à cette conviction : ainsi, d’erreur en erreur, de complaisance en complaisance, vous avez causé sans le savoir l’emprisonnement de le Jay et mon décret d’ajournement personnel ; et voilà comment le transport qui saisit un pauvre homme de bien sur l’avantage de faire une bonne action le conduit souvent à en faire une très-blâmable.
Il faut ajouter ici que vous aviez alors un procès criminel important à la Tournelle, où vous espériez quelques bons offices de la reconnaissance de M. Goëzman : ce qui n’a pas laissé que de rendre votre distraction un peu plus profonde.
Mais le plus curieux, que je n’entends pas encore, c’est qu’après être convenu à votre confrontation de tous vos torts, on ait pu depuis vous déterminer à donner un mémoire… où, sans vous en douter, vous complétez la conviction que vous ne sentez jamais la force de ce que vous dites ni de ce que vous faites. J’ai donc eu raison quand j’ai dit de vous dans mon supplément : N’est-ce pas par faiblesse que ce pauvre Arnaud Baculard, qui ne dit jamais ce qu’il veut dire, et ne fait jamais ce qu’il veut faire, etc.
Je n’en veux qu’un exemple : Oui, j’étais à pied, et je rencontrai dans la rue de Condé le sieur Caron, en carrosse. Dans son carrosse ! répétez-vous avec un gros point d’admiration. Qui ne croirait, d’après ce triste oui, j’étais à pied, et ce gros point d’admiration qui court après mon carrosse, que vous êtes l’envie même personnifiée ? Mais moi, qui vous connais pour un bon humain, je sais bien que cette phrase dans son carrosse ! ne signifie pas que vous fussiez fâché de me voir dans mon carrosse, mais seulement de ce que je ne vous voyais pas dans le vôtre ; et c’est, comme j’avais l’honneur de vous l’observer, parce que vous ne dites jamais ce que vous voulez dire, qu’on se trompe toujours à votre intention.
Mais consolez-vous, monsieur : ce carrosse dans lequel je courais n’était déjà plus à moi quand vous me vîtes dedans ; le comte de la Blache l’avait fait saisir, ainsi que tous mes biens ; des hommes appelés, à hautes armes, habit bleu, bandoulières et fusils menaçants, le gardaient à vue chez moi, ainsi que tous mes meubles, en buvant mon vin ; et, pour vous causer, malgré moi, le chagrin de me montrer à vous dans mon carrosse, il avait fallu, ce jour-là même, que j’eusse celui de demander, le chapeau dans une main, le gros écu dans l’autre, permission de m’en servir à ces compagnons huissiers ; ce que je faisais, ne vous déplaise, tous les matins. Et, pendant que je vous parle avec tant de tranquillité, la même détresse subsiste encore dans ma maison.
Qu’on est injuste ! on jalouse et l’on hait tel homme qu’on croit heureux, qui donnerait souvent du retour pour être à la place du piéton qui le déteste à cause de son carrosse. Moi, par exemple, y a-t-il rien de si propice que ma situation actuelle pour me désoler ? Mais je suis un peu comme la cousine d’Héloïse : j’ai beau pleurer, il faut toujours que le rire s’échappe par quelque coin. Voilà ce qui me rend doux à votre égard. Ma philosophie est d’être, si je puis, content de moi, et de laisser aller le reste comme il plaît à Dieu.
D’ailleurs, monsieur, votre mémoire m’oblige en un point dont vous ne vous doutez guère : c’est qu’après avoir cité l’endroit du mien où je raconte que je vous dis : Vous êtes l’ami du sieur le Jay ; je vous invite, monsieur, par l’intérêt qui vous prenez à lui, de le voir et de l’engager à dire la vérité : c’est le seul parti qui lui reste, dans l’embarras où il s’est plongé lui-même ; les magistrats ne font point le procès à la faiblesse, c’est la mauvaise foi seule qu’on poursuit ; vous ajoutez : Le sieur Caron me tint à peu près les mêmes discours qu’il rapporte ici ; ce qui me suffit pour renverser je ne sais quel échafaudage de subornation de le Jay, que la maison Goëzman a voulu élever contre moi, dans le mémoire de madame pour monsieur ; échafaudage qui prouve seulement que cette maxime est de leur connaissance : Qu’en un cas embarrassant, il vaut mieux dire des riens que de ne rien dire.
Pardon, monsieur, si je n’ai pas répondu dans un écrit, exprès pour vous seul, à toutes les injures de votre mémoire ; pardon, si, voyant que vous m’y faites marcher à l’éruption de ma mime ; si, vous voyant mesurer dans mon cœur les sombres profondeurs de l’enfer, et vous écrier : Tu dors, Jupiter. À quoi te sert donc ta foudre ? j’ai répondu légèrement à tant de bouffissures. Pardon ; vous fûtes écolier sans doute, et vous savez qu’au ballon le mieux soufflé il ne faut qu’un coup d’épingle.
Vient ensuite la dénonciation de M. Goëzman, que j’ai analysée dans mon supplément.
Deux remarques à y faire. La première, c’est que M. Goëzman rejette sur la chambre des enquêtes la nécessité où il s’est trouvé de me dénoncer. Sophiste dangereux qui déguisez tout, la chambre des enquêtes exigeait-elle de vous la justification d’un magistrat soupçonné ou la dénonciation d’un innocent opprimé ? La seconde, c’est que les ménagements que l’auteur garde envers le sieur le Jay, dont il parle en termes si doux, si paternels : Cette personne interposée, pénétrée de douleur d’avoir commis une faute dont elle ne sentait pas la conséquence, moins armée peut-être contre la séduction, etc… ; ces ménagements, dis-je, rentrent tout à fait dans les choses amicales que M. Goëzman, allant au Palais, disait dans le même temps au sieur le Jay, et que ce dernier rapporte dans ses interrogatoires : Mon cher monsieur le Jay, soyez sans inquiétudes ; j’ai arrangé les choses de façon que vous ne serez entendu que comme témoin au procès, et non comme accusé. En rapprochant ainsi diverses actions d’un homme, on parvient à pénétrer dans les replis de son cœur : comme les géomètres, à l’aide de quelques points correspondants, mesurent des hauteurs ou sondent des profondeurs inaccessibles.
Une autre phrase assez curieuse à rapprocher de ces deux-ci est celle du mémoire de madame Goëzman, page 30, où M. Goëzman la fait parler ainsi : Le Jay fut assigné lui-même pour déposer, chose qui a paru étonnante à bien des personnes instruites… Pouvait-il être autre chose qu’accusé ? etc… Voyez la ruse ! Monsieur et madame Goëzman, dans le cours de ce mémoire, parlent toujours comme s’ils n’avaient pas lu mon supplément (qui était dans leurs mains depuis dix jours quand ils ont imprimé) ; et de temps en temps ils glissent des phrases adroites, des demi-réponses à ce que j’y ai dit : comme si, de leur chef, ils avaient prévenu toutes mes objections avant de les connaître. Réellement il y a du plaisir à voir cela.
À l’égard du reproche que M. Goëzman fait à la cour, de la conduite qu’elle a tenue envers le Jay, et qui, dit-il, a paru étonnante à bien des personnes instruites ; la cour est bonne et sage pour juger quel cas elle doit faire de la mercuriale de M. Goëzman. Mais la vérité est que cette phrase n’est jetée en avant que pour éluder indirectement, par une réflexion sévère, le reproche d’avoir dit à le Jay : Mon cher ami, j’ai arrangé les choses de façon que vous ne serez entendu que comme témoin. Dans un autre mémoire, il dira : Comment aurais-je tenu de pareils propos à le Jay, moi qu’on a vu blâmer publiquement la conduite modérée de la cour à son égard ? et les gens inattentifs, qui ne se rappelleront pas que la réflexion n’est venue que depuis le reproche, diront : Voyez la méchanceté de ce Beaumarchais !
Je passe les neuf ou dix pages qui suivent, parce qu’elles ne contiennent qu’un remplissage rebutant sur ma prétendue subornation de le Jay, que j’ai vu, pour la première fois, le 8 septembre, c’est-à-dire près de quatre mois après tous ces misérables détails de subornation. J’en saute encore deux ou trois autres, parce que le respect que tout Français a pour le grand Sully ferme la bouche, d’indignation de voir à quelle comparaison lui et madame de Rosny sont ravalés dans ce mémoire. Madame de Rosny rendit à Robin ses 8000 écus ; et vous, madame, non-seulement vous gardez les quinze louis, mais vous avez l’intrépidité d’accuser le Jay de ne vous les avoir pas remis, quoique ce fait soit prouvé au procès jusqu’à l’évidence. Aussi, madame, on a beau vous comparer tantôt à la femme de César, tantôt à la femme de Sully, avec de pareils procédés vous ne serez jamais que la femme de M. Goëzman.
Page 41. Le sieur Caron se plaint… que la première audience que le sieur le Jay lui avait promise lui a été accordée à une heure qui la rendait inutile. Pas un mot de cela. J’ai dit : « L’agent n’écrit qu’un mot, j’en suis le porteur, la dame le reçoit, et le juge paraît. Cette audience si longtemps courue, si vainement sollicitée, on la donne à neuf heures, à l’instant incommode où l’on va se mettre à table. »
Incommode pour vous ne veut pas dire inutile pour moi : l’incommodité de l’heure n’est citée là que pour prouver qu’il avait fallu des motifs d’un grand poids pour vous faire ouvrir cette porte à l’heure incommode du souper.
Mais, dites-vous, puisque la table était servie, l’on n’attendait donc pas à cette heure-là le sieur Caron. Et la lettre, madame ! la lettre remise au châtain clair ! Vous oubliez cette lettre magique, à laquelle la meilleure serrure ne résiste point. Les plus grands efforts n’avaient pu jusqu’alors en ébranler le pêne ; la plus simple cédule, au nom de le Jay, fait rouler la porte à l’instant sur ses gonds : cela n’est-il pas admirable ?
Vous faites ensuite un mortel calcul des messages des sieurs Bertrand et le Jay chez vous, samedi et dimanche. Voici ma réponse, je la crois péremptoire : c’est qu’il m’a été compté en ces deux jours pour douze francs de fiacres par le sieur Bertrand, et que le sieur le Jay en réclame encore autant aujourd’hui pour les mêmes courses.
Passons à des objets plus sérieux.
À vous, M. Marin.
Ce n’était donc pas assez pour vous, monsieur, de vouloir accommoder l’affaire de M. Goëzman ; il vous manquait encore de la plaider. À quoi se réduit votre mémoire ? À dire que vous n’étiez pas l’ami de M. Goëzman, et que vous étiez le mien : voilà bien les assertions ; reste à débattre les preuves.
Vous n’étiez pas son ami ! Si vous ne l’étiez pas, pourquoi donc, lorsque je vous visitai, le 2 avril, avec mon gardien le sieur Santerre, me dîtes-vous que M. Goëzman vous devait sa fortune (car vous êtes un grand bienfaiteur) ; que c’était vous seul qui l’aviez fait connaître à M. le chevalier d’A…, lequel l’avait présenté à M. le duc d’A…, ce qui l’avait mené à s’asseoir enfin au grand banc du Palais ? Pourquoi donc me dîtes-vous que sa femme venait vous voir assez souvent le matin ; que vous lui aviez donné un libraire et des débouchés pour la vente de je ne sais quelles brochures de son mari ?
Si vous n’étiez pas son ami, pourquoi donc, quand je vous appris qu’il était mon rapporteur et que j’avais été en vain trois fois chez lui la veille, me répondîtes-vous : Oui, il est comme cela ? Quand je vous dis qu’on en parlait très-diversement, et que je vous demandai quel homme c’était, pourquoi me prîtes-vous par la main en faisant des excuses à mon gardien, et m’emmenâtes-vous dans un cabinet intérieur, où vous m’apprîtes tout ce qu’il y avait à m’apprendre sur l’objet de ma consulte ?
Si vous n’étiez pas son ami, pourquoi, lorsque je vous fis sentir combien il était important pour moi d’obtenir une ou deux audiences de lui, me dîtes-vous ; J’arrangerai ça, je verrai ça ; laissez-moi faire, je vous ouvrirai toutes ces portes-là ? etc., etc., etc.
Dans la même journée, lorsqu’on m’eut procuré l’intervention de le Jay, et qu’un homme de bon sens m’eut dit : Je vous conseille de vous en tenir au libraire, qui sera sûrement moins cher que Marin, car on dit que ce le Jay est un bon homme qui ne prend rien ; je vous écrivis pour vous prier de suspendre vos bons offices : un ami se chargea de vous porter la lettre, et s’y prêta d’autant plus volontiers qu’il n’en ignorait pas le contenu. Il ne vous trouva pas ; il la remit à votre valet de chambre portier : on peut assigner mon ami sur ce fait, indépendamment des gens qui me virent écrire la lettre. Or, si vous n’étiez pas l’ami de M. Goëzman, pourquoi donc fîtes-vous une seconde démarche auprès de lui, postérieure à la réception de ma lettre, à moins que, voulant absolument faire une affaire de mon procès, vous ne vous soyez retourné, je ne sais comment, dans cette seconde visite ? car toutes les affaires ont deux faces, comme tous les agioteurs ont deux mains.
Si vous n’étiez pas l’ami de M. Goëzman, pourquoi, suivant votre propre mémoire, votre entrevue des Tuileries commença-t-elle avec une espèce d’aigreur de sa part, et finit-elle par le conseil que vous lui donnâtes de faire faire une déclaration par le Jay ? Pourquoi vint-il vous remercier le surlendemain chez vous, de ce que vous appelez vous-même le succès de votre conseil, et vous montra-t-il la déclaration de le Jay ?
Si vous n’étiez pas son ami, pourquoi me fîtes-vous sur-le-champ l’invitation la plus pressante de me rendre chez vous, par une lettre datée du 2 juin, que je déposerai au greffe ? et pourquoi, lorsque je vous vis sur cette invitation, voulûtes-vous m’engager à lui écrire (page 3 de votre mémoire) ? ce que je refusai avec dédain.
S’il n’était pas votre ami, pourquoi, vous rencontrant au Palais-Royal (car il vous rencontrait partout), après avoir dit (page 3) : Il évitait de me voir ; je l’abordai, il me fit un accueil très-froid, la séance finit-elle par mettre les deux indifférents dans le même carrosse, où le glacé M. Goëzman vous lut sa dénonciation au parlement, en vous accompagnant jusqu’à la porte de ma sœur ?
S’il n’était pas votre ami, pourquoi voulûtes-vous me tromper, chez ma sœur, devant six personnes, à l’instant où vous veniez de lire l’outrageuse dénonciation ? Pourquoi voulûtes-vous me faire croire qu’elle était en ma faveur, et non dirigée contre moi, pour nous tendre à tous un piége affreux, et nous empêcher de parler de ces misérables quinze louis, sans lesquels pourtant tout le poids de votre iniquité retombait sur ma tête ?
Si vous n’étiez pas son ami, pourquoi cherchâtes-vous avec lui le sieur Bertrand pour l’engager à faire une déposition courte et qui ne compromît personne, espérant user en cela de l’influence naturelle de MM. Turcarets sur leurs MM. Râffles ? Pourquoi, le lendemain, outré de n’avoir pu le trouver et l’empêcher de faire une déposition étendue, voulûtes-vous lui en faire faire une autre (car il n’y a rien de difficile pour vous) ? Pourquoi allâtes-vous dîner ce jour-là chez M. le premier président avec M. et madame Goëzman, et arrangeâtes-vous avec ce dernier, qui n’était pas votre ami, que Bertrand irait chez lui le soir même ? Pourquoi, l’instant d’après, ne quittâtes-vous pas ce Bertrand sans en avoir obtenu sa parole expresse de la visite que vous veniez d’arranger ? Pourquoi m’arrêtâtes-vous le jour même sur le Pont-Neuf, et me pressâtes-vous de nous réunir, pour envoyer Bertrand chez M. Goëzman ? Et vous ne pouvez plus contester tous ces faits, qui sont avoués dans vos mémoires, ou prouvés au procès par des témoins que vous essayez en vain de rendre suspects. Et comme il n’y a qu’un pas de la série des intrigues à celle des noirceurs : si vous n’étiez pas l’ami de ce magistrat, pourquoi donc avez-vous constamment échauffé la tête de ce pauvre Bertrand, et n’avez-vous pas eu de repos que vous ne l’ayez amené, par une dégradation d’honnêteté sensible à tout le monde, et dont vos entrevues étaient le thermomètre, à nier enfin que vous lui eussiez conseillé de changer sa déposition ?
Si vous n’étiez pas l’ami de M. Goëzman, pourquoi, sentant que les dépositions de deux étrangers étaient de la plus grande force contre vous, avez-vous dénigré bassement l’un des deux, le docteur Gardane, et voulu jeter du louche sur l’honnêteté de l’autre, le sieur Deschamps de Toulouse ? comme, si les faits dont ils ont déposé n’étaient pas connus d’autres personnes, et comme si ce Bertrand, dans un temps où il n’avait pas reçu l’ordre exprès de mentir, sous peine de ne plus tripoter vos fonds, n’avait pas été le lendemain dire à trois ou quatre personnes : Ils veulent me faire changer ma déposition, ils me tourmentent à ce sujet ; mais j’ai été ce matin au greffe protester que, loin de changer ou diminuer, je suis prêt à y ajouter de nouveau, si l’on veut m’entendre ! comme si ces gens étaient muets ou morts, et comme si le ministère public n’avait pas des moyens sûrs de les forcer de parler !
Si vous n’étiez pas l’ami de ce magistrat, pourquoi toutes assemblées secrètes, toutes ces entrevues chez des commissaires ? Pourquoi M. Goëzman distribue-t-il les mémoires de Marin, Bertrand, Baculard, pendant que Bertrand, Baculard et Marin colportent les siens ? Pourquoi ces lettres pitoyables de vous et de vos commis au sieur Bertrand ? Pourquoi des juifs qui vont et viennent de chez vous chez lui, de chez lui chez vous ? Pourquoi la réponse que vous avez exigée du sieur Bertrand, qui, toujours contraire à lui même, ne l’a pas eu plus tôt envoyée, et su que vous entendiez vous en servir, qu’il a été conter partout qu’il sortait de chez vous, et vous avait dit : Si vous êtes assez osé pour imprimer la lettre que j’ai eu la complaisance de donner, je vous brûlerai la cervelle, et à moi ensuite : ce qui sera constaté au procès par l’addition d’information ?
Si vous n’étiez pas l’ami de M. Goëzman, pourquoi l’excellente plaisanterie du nom de Beaumarchais, que j’ai pris, dites-vous, d’une de mes femmes, et rendu à une de mes sœurs, se trouve-t-elle dans le mémoire de madame Goëzman, lorsqu’elle était d’abord en tête du vôtre ? Vous voyez que je dis tout, M. Marin, et qu’il n’y a ni réticences, ni points, ni phrases en l’air, ni ridicules ménagements, ni plate économie dans mon style ; je suis comme Boileau :
Je ne puis rien nommer, si ce n’est par son nom :
J’appelle un chat un chat…
et Marin un fripier de mémoires, de littérature, de censure, de nouvelles, d’affaires, de colportage, d’espionnage, d’usure, d’intrigue, etc., etc., etc., etc. Quatre pages d’et cætera.
À vous à parler, mon bienfaiteur, le bienfaiteur de tout le monde, et que tout le monde accuse de n’avoir jamais bien fait sur rien. Je viens de montrer comment vous m’avez servi, comment je l’ai reconnu, comment vous l’avez prouvé, comment je vous ai répondu : amenez vos témoins, fournissez vos preuves, creusez votre mine, arrangez votre artillerie. Je dis tout haut que je ne suis ni assez riche ni assez pauvre pour vous avoir jamais emprunté de l’argent. Cela est-il clair ? m’entendez-vous ? Répondez à cela.
Je vous félicite d’être honoré de votre propre estime : c’est une jouissance qui ne sera troublée par aucune rivalité. Mais vous allez trop loin en invoquant les suffrages des honnêtes gens, et même ceux de la police.
Oseriez-vous compter sur le témoignage des inspecteurs ou officiers de police qui vous ont éclairé dans vos voies ténébreuses ?
Oseriez-vous compter sur celui des chefs qui ont été chargés de vérifier les informations faites contre vous ?
Oseriez-vous compter sur celui de Me C… de C…, à qui ont été renvoyés les examens de diverses plaintes sur des capitaux renforcés par les intérêts ?
Oseriez-vous compter sur celui de M. de St.-P…, qui depuis cinq ans gémit du malheur de vous avoir confié ses pouvoirs pour un arbitrage, et qui ne cesse de demander vengeance au ministère contre vous ? Et l’affaire Roussel ? et l’affaire Paco ? et l’affaire, etc., etc., etc., etc. ? encore quatre pages d’et cætera.
Et vous mettez des points dans votre style, pour vous donner l’air de me ménager ! Allons, mon bienfaiteur, que ma franchise vous encourage ; dites, dites : Voilà de beaux mystères ! À présent on dit tout. Encore un ennemi, encore quelques mémoires, et je suis blanc comme la neige. Je vous invite à ne me ménager sur rien. À votre tour osez me porter le même défi.
Maintenant que nous sommes entre quatre yeux, eh bien ! vous avez donc vos petits témoins tout prêts, pour m’accuser d’avoir dit que le comte de la Blache avait donné cinq cents louis à M. Goëzman ? eh mais ! vos pieuses intentions à ce sujet sont déjà consignées au greffe par mon récolement. Je savais votre dessein : ce pauvre Bertrand m’en avait menacé un jour devant dix personnes, qui certifieront le fait. Un abbé, des amis de Marin, l’avait, disait-il, chargé de m’avertir que si je prononçais un seul mot contre lui, son projet était de me mettre à dos le comte de la Blache, etc… Je vous attends, mon bienfaiteur. Vos bontés ne m’ont pas empêché de parler ; vos menaces ne me réduiront pas au silence.
Ce n’est pas que l’on ne me dise et ne m’écrive tous les jours que vous êtes l’ennemi le plus dangereux, que vous avez un crédit étonnant pour faire du mal, un grand pouvoir pour nuire. Je cherche en vain comment la Gazette peut mener à tant de belles choses, car toutes ces belles choses ne vous ont sûrement pas mené à la Gazette.
On dit aussi que vous avez juré ma perte. Si c’est faire du mal à un homme que d’en dire beaucoup de lui, personne à la vérité n’est plus en état de faire ce mal-là que vous.
Mais lorsqu’on vous confia la trompette de la Renommée, était-ce pour corner qu’on vous la mit à la bouche ? était-ce pour ramper dans le plus aisé de tous les genres d’écrire qu’on vous en attacha les ailes ? Encore, ne pouvant vous livrer à toute l’âpreté de vos petites vengeances sous les yeux d’un ministre éclairé qui vous veille de près, vous briguez sourdement un paragraphe dans chaque gazette étrangère, où je suis déchiré à dire d’experts. Ainsi, de brigue en brigue, et briguant partout assidûment contre moi, vous trouvez le secret de me dénigrer toutes les semaines, et d’ennuyer l’Europe entière de ma personne et de mon procès.
Pour finir, mon bienfaiteur, nommez-nous donc les personnages à qui j’ai dit : Je dois trop à Marin pour abuser encore de ses bontés. C’est, dites-vous, chez un grand seigneur qui m’admettait alors à sa table. À cet alors insultant, voici ma réponse.
Le grand seigneur chez lequel je vous ai rencontré est M. le duc de la Vallière, auquel depuis douze ans je suis attaché par devoir, comme lieutenant général de sa capitainerie ; par respect, c’est un homme de qualité qui a l’esprit solide et le cœur généreux ; par reconnaissance, il m’a toujours comblé d’une bonté qu’il pouvait me refuser ; par justice, il m’a honoré d’une estime que j’ai méritée : car, si l’amitié s’accorde, l’estime s’exige, et si l’une est un don, l’autre est une dette ; il n’y a point d’alors sur ces choses-là : et si, pour repousser une injure aussi misérable, j’avais besoin d’un témoignage de probité, d’honneur, de désintéressement, d’exactitude et de loyauté, c’est à ce grand seigneur surtout que je m’adresserais, et dont je l’obtiendrais à l’instant. Osez-vous en dire autant d’un seul des gens en place qui se sont servis de vous comme on se sert à l’armée, en certains cas, de certaines gens… très-bien payés ? Mais il est une délicatesse, une pudeur qu’un homme d’honneur sent mieux qu’il ne l’exprime, et qui, depuis que je suis attaqué par des méchants, m’a fait me renfermer dans le cercle étroit de mes plus chers amis. C’est moi qui, refusant toute espèce d’avances ou d’invitations, ai dit à tout le monde : Je suis accusé, je ne recevrai point à titre de grâce les témoignages publics d’une estime qui m’est due à titre de justice ; et tel qu’un noble Breton qui dépose son épée, jusqu’à ce qu’un commerce utile l’ait remis en état de s’en parer de nouveau, je ne prétends à l’estime de personne, jusqu’à ce que j’aie prouvé à tout le monde que personne ne doit rougir de m’avoir estimé.
C’est par une suite de cette délicatesse que, dès que j’ai été attaqué, je n’ai pas cru devoir remplir aucune fonction de judicature ou d’autres charges. Un homme attaqué, quand il a l’honneur d’appartenir à un corps, doit se justifier ou se retirer. Quel magistrat oserait monter au tribunal pendant qu’on est en suspens s’il est digne d’y siéger ? de quel front irait-il prononcer sur la fortune, l’honneur ou la vie des autres, quand il est lui-même courbé sous le glaive de la justice ; et s’asseoir au rang des juges, quand l’attente d’un arrêt l’a presque jeté parmi les coupables ? Il faut être reconnu intact et pur, avant d’oser paraître sous la robe ou le mortier ; et l’audace de revêtir ces marques de dignité, si révérées dans l’homme honorable, ne sert qu’à mieux faire éclater l’avilissement d’un sujet dégradé dans l’opinion publique. Le premier malheur sans doute est de rougir de soi, mais le second est d’en voir rougir les autres. Je ne sais pourquoi je vous dis toutes ces choses, que vous n’entendez seulement pas. Je me retire, moi, parce que j’ai quelque chose à perdre… Vous… vous pouvez aller partout.
À vous, M. Bertrand.
Avez-vous lu, monsieur, le long mémoire tout saupoudré d’opium et d’assa fœtida, qui court sous votre nom ? Je ne vous parle point de la diction, parce que c’est ce qui doit nous importer le moins, à vous et à moi qui ne l’avons pas écrit : je n’ai fait que l’entre-lire, parce qu’en y sent je ne sais quoi de fade, de saumâtre et de mariné, qui le rend tout à fait désagréable au goût ; mais, comme il a paru sous votre nom, je vais y répondre comme s’il était de vous. Il n’est pas toujours facile, messieurs, dans vos fournitures provençales, de distinguer la facture du vendeur de celle qu’on présente à l’acheteur : allons au fait, je suis pressé, car dans ce moment-ci la foule est aux mémoires. Que dit le vôtre ?
Madame Goëzman a donc toujours juré ses grands dieux qu’elle ne rendrait pas les quinze louis ? En vérité, vous le dites tant de fois, qu’on serait tenté de croire que c’est pour moi contre elle que vous écrivez ; du moins jusqu’à la vingt-sixième page y a-t-il peu de chose qui contrarie cette idée ; et sans la fin du mémoire, sans le fond du sac, où, la marchandise étant plus avariée, le goût marin se sent davantage, en vérité je n’aurais que des grâces à vous rendre.
Au reste, si madame Goëzman a tant dit qu’elle ne rendrait jamais ces misérables quinze louis, elle les a donc reçus : car, en termes de commerce, la banqueroute suppose toujours la recette, comme vous savez ; je tâche de parler à chacun sa langue familière, pour être entendu de tout le monde. Le fait des quinze louis une fois bien avéré, et la certitude renouvelée par vous que jamais on n’a sollicité pour moi que des audiences auprès de madame Goëzman, le reste va tout seul.
En vingt-six mots j’ai déjà répondu aux vingt-six premières pages du mémoire du sieur Dairolles Bertrand, ou Bertrand Dairolles, car il n’importe guère comment les noms s’arrangent sous ma plume, pourvu qu’on sache de qui je veux parler.
Mais qu’ils ont donc l’épiderme chatouilleux, ces messieurs ! En voici un à qui je n’ai donné qu’un petit cinglon dans une note de mon supplément, et à qui ce petit cinglon fait verser des flots de bile et répondre par quarante-quatre page d’injures.
Le sieur Marin, comme je l’ai établi dans son article, connaissant assez son Bertrand pour savoir que c’est un homme sans caractère, qui a peu de suite dans les idées, toujours aux extrêmes, enthousiaste, exalté comme un grenadier à l’assaut, ou faible comme un pleurard milicien qui voit le premier feu ; le sieur Marin, dis-je, s’était flatté qu’en l’effrayant d’un décret certain, d’une condamnation possible, il l’empêcherait de dire la vérité avec une extension qui pût compromettre M. et madame Goëzman ; et c’est ce que le sieur Marin avoua devant six témoins, chez ma sœur, le jour que M. Goëzman l’accompagna jusqu’à la porte, et qu’il lui lut sa dénonciation, à peu près comme on donne une ample instruction à son plénipotentiaire.
Il faut que Bertrand et vous ne fassiez tous, nous disait-il, que des dépositions courtes, sans parler de ces misérables quinze louis ; et avant peu j’arrangerai l’affaire.
Mais comment l’arrangera-t-il, M. Marin ? Personne n’ayant parlé des quinze louis, la fausse déclaration de le Jay, qui n’en parle pas non plus, restera dans toute sa force ; et les faits y contenus n’étant contrariés juridiquement par personne, la dénonciation faite au parlement en acquerra un nouveau prix ; et cette manœuvre était (comme dit Panurge, ou plutôt frère Jean) le joli petit coutelet avec lequel l’ami Marin entendait tout doucettement m’égorgiller. Mais le soin qu’il prit pour me décevoir sur la dénonciation qu’il prétendait être en ma faveur, pendant que j’étais sûr du contraire, m’inspira de la défiance ; et l’horreur de lui voir conseiller de sacrifier le Jay m’ouvrit les yeux sur le secret de sa mission.
Il n’y a rien de sacré pour ces gens-ci, me dis-je ; il faut redoubler d’attention sur leur conduite, et me trouver demain à l’entrevue des deux compatriotes Marin et Bertrand.
Enfin, pour ne pas rebattre ennuyeusement tout ce qu’on a lu dans l’article Marin (car ces messieurs sont tellement identifiés, que parler à l’un c’est répondre à l’autre), tout le fond de la conduite du sieur Dairolles est appuyé sur deux points capitaux : la mémoire parfaite et l’oubli total.
Par exemple, il se souvient bien qu’il lui est échappé de dire beaucoup de choses dont il ne se souvient pas le jour de sa déposition.
Mais il se souvient bien que le sieur Marin ne lui a pas conseillé ce jour-là de changer sa déposition.
Il ne se souvient pas des choses que le sieur Marin m’a dites, ni de celles que je lui ai répondues dans son cabinet ce même jour.
Mais il se souvient bien qu’il y a raconté, lui, dans le plus grand détail, ce qu’il avait dit et fait au Palais.
Il ne se souvient pas si les commis de Marin étaient, ou non, dans son cabinet quand nous y dissertions.
Mais il se souvient bien que nous y restâmes seuls quand le sieur Marin nous quitta pour se raser.
Il ne se souvient pas des choses qu’il a pu dire en quittant le sieur Marin l’après-midi, à la dame Lépine, à sa sœur, au docteur Gardane.
Mais il se souvient bien que Marin lui dit, en propres termes, qu’il fallait qu’il allât chez M. Goëzman ; que ce dernier, sachant la vérité de sa bouche, ferait enfermer sa femme, et dirait ensuite au parlement : Je me suis fait justice, car il ne faut pas que la femme de César, etc., etc.
Il ne se souvient pas qu’il ait dit à quatre personnes, chez le Jay, le lendemain : ils veulent me faire changer ma déposition, ils me vexent à ce sujet : pour qui me prend-on ? Je suis vrai dans tout ce que je dis et fais, je persisterai ; j’en ai porté ce matin l’assurance au greffe.
Mais il se souvient bien qu’il a été au Palais ce jour-là, dire quelque chose dont il ne se souvient plus.
Voilà, certes, un beau sujet pour le prix de l’Académie de chirurgie en 1774 ! Gagner la médaille en expliquant comment la cervelle du pauvre Bertrand a pu tout à coup se fendre en deux, juste par la moitié, et produire dans sa tête une mémoire si heureuse sur certains faits, si malheureuse sur certains autres ; comment le grand cousin Bertrand a pu devenir tout à coup paralytique d’un côté de l’esprit, et d’une façon si curieuse pour les amateurs, que la partie de sa mémoire qui charge Marin est paralysée sans ressource, pendant que toute la partie qui le décharge est saine, entière, et d’un brillant si cristallin, que les plus petits détails s’y peignent comme dans un fidèle miroir.
Ce sont là, mon cher Bertrand, les petites remarques qui m’ont fait dire dans mon supplément : N’est-ce pas par faiblesse que ce pauvre Dairolles, qui ne veut pas être nomme Bertrand, etc. Vous avez donné une assez bonne explication du motif qui vous avait fait désirer de n’être appelé que Dairolles, et non Bertrand, dans mon mémoire. C’était, dites-vous, pour que nos deux noms ne fussent accolés nulle part, car, dis-moi qui tu hantes, etc. Tout cela est joli, mais pas assez simple.
J’avais pensé, moi, que jouer un rôle à deux visages dans cette affaire, sous le nom de Dairolles seulement, cela ne ferait pas de tort au Bertrand qui signe les lettres de change, et qui doit être connu sous ce nom dans le commerce pour un homme vrai, s’il veut conserver quelque, crédit.
Mais comment vous et Marin, qui avez de l’esprit comme quatre et du sens commun, avez-vous pu vous tromper à cette expression de pauvre un tel, qui ne se dit jamais sans qu’un geste d’épaule en fixe le vrai sens ? Quoi ! vous avez cru que je parlais de vos facultés numéraires ? Lorsqu’on dit d’un homme : Ce pauvre un tel, ce n’est jamais dans le sens d’Esurientes implevit bonis, etc. ; mais toujours dans celui de Beati pauperes spiritu. Voilà, mon cher psalmiste, ce que vous ne pouvez pas honnêtement ignorer, vous qui parlez latin comme madame Goëzman. Mais vous croyez peut-être que je vous trompe sur la pitié que votre mémoire inspire ; tenez, lisez avec moi.
(Pag. 15.) En effet, je ne parle pas au sieur Gardane, mais à des juges respectables, qui n’ont pas de peine à supposer des sentiments honnêtes à d’honnêtes citoyens. Ainsi vous apportez en preuve de votre probité la supposition que les juges doivent faire que vous êtes honnête parce qu’ils sont respectables. Est-ce là raisonner ? Je m’en rapporte. Et ils avoueront (les juges) de bonne foi, que si le sieur Marin m’avait tenu ce discours (de changer la déposition), j’en aurais été indigné ; toute considération aurait cessé ; j’aurais consigné dans mes interrogatoires cette proposition ; et, dans ma confrontation avec lui, je l’aurais certainement interpellé sur le fait en question : or cela n’est pas arrivé : ce fait est donc un mensonge avéré de la part du sieur Gardane. Qu’est-ce que tout cela veut dire ? Mettons-le en français. Les juges (qui ont décrété Bertrand) avoueront de bonne foi que, si Marin avait tenu ce propos (à Bertrand son agioteur), Bertrand, indigné, l’aurait consigné au procès (ce qui aurait nui à Marin) : or Bertrand n’a pas consigné ce fait contre Marin (qui tient la bourse de tous deux), donc Gardane est un imposteur de l’avoir dit. Et l’on appelle cela des défenses ! C’est du bel et bon galimatias double, où l’auteur ne s’entend pas plus qu’il ne se fait entendre aux autres. Réellement je vous croyais plus avancé dans la composition. Mais ceci me paraît être du Marin tout pur.
C’est encore une chose assez curieuse que de voir comment ces messieurs s’accordent sur les faits. Je prends au hasard le premier trait qui me tombe sous la main ; et il est d’autant plus grave, qu’il s’agit ici de la première impression que firent sur tout le monde la colère et les menaces de M. Goëzman, et que cette impression, qui a dirigé les premières démarches de chacun, a dû au moins laisser d’elle un souvenir très-net. Écoutons raconter ces messieurs. « Sitôt que je l’appris, dit Bertrand (page 8 de ce mémoire), j’allai chez le sieur Marin, et je le priai instamment de voir M. Goëzman, et d’engager ce magistrat à se trouver chez lui, où je me rendrais, et tâcherais de l’engager à ne faire aucun éclat. Sitôt que je l’appris, dit Marin (page 3 de son mémoire), je m’efforçai de persuader au sieur Bertrand de voir M. Goëzman, et de lui dire tout ce qu’il savait. »
Je ne vous le fais pas dire, messieurs, je vous copie fidèlement : mais quelle volupté pour moi de montrer à la cour le doux ami Marin et le grand cousin Bertrand, à genoux l’un devant l’autre, sur le fait le plus important du procès ! Marin, les bras étendus, s’efforçant de persuader à Bertrand (qui résistait apparemment) de voir M. Goëzman pour l’apaiser ; et Bertrand, les mains jointes, suppliant instamment Marin (qui sans doute n’en voulait rien faire) de lui procurer l’occasion de voir ce magistrat pour l’apaiser.
Et pourquoi tant de maladresse, je vous prie ? Pour tâcher de persuader au public que j’avais grand’peur, et que Marin et Bertrand me rendaient à l’envi le signalé service d’intercéder pour moi auprès de M. Goëzman.
Mais cette contradiction entre les deux compatriotes jette un grand jour sur ce qu’ils ont tant intérêt de cacher à la cour, le conseil donné par Marin de changer la déposition. On a vu Bertrand (page 8 de son mémoire) prier le sieur Marin de l’aboucher avec M. Goëzman pour l’apaiser. Mais voici bien autre chose (page 10). Le sieur Marin me conseilla d’aller voir M. Goëzman, qui me recevrait bien ; il ajouta que ce magistrat, instruit par moi-même de tous les faits, prendrait sans doute des moyens pour arrêter les suites de cette affaire ; qu’il ne fallait pas que l’amitié que je portais à la maison du sieur de Beaumarchais me fît manquer aux égards qu’on devait à un magistrat honnête, intègre et vertueux. Je rentrai chez moi ; j’étais troublé de tout ce qui se passait ; absorbé dans mes idées, on s’aperçut de cette altération. On me questionna beaucoup ; je rendis compte de la situation de mon âme : je dis que j’étais occupé du conseil que le sieur marin m’avait donné, d’aller voir ce soir M. Goëzman. Que dirai-je ? comment me recevra-t-il ? Ma déposition est faite ; que résultera-t-il de cette visite ? J’aime mieux ne point aller chez lui.
Ainsi donc, le sieur Bertrand, si empressé d’aller voir M. Goëzman, et qui demandait si instamment au sieur Marin l’entrevue avec ce magistrat, est troublé, et n’ose plus se présenter chez lui sitôt qu’il a déposé : Que lui dirai-je ? comment me recevra-t-il ? Ma déposition est faite. Mais puisque cette déposition faite troublait le sieur Bertrand et l’éloignait de M. Goëzman, pourquoi le sieur Marin, qui n’ignorait pas la déposition, insistait-il à l’y envoyer ? pourquoi l’encourageait-il à faire cette démarche ? Et lorsqu’il dit (selon Bertrand) qu’il ne fallait pas que l’amitié qu’il portait à la maison du sieur de Beaumarchais lui fît manquer aux égards dus à un magistrat honnête, intègre et vertueux, ne supposait-il pas que la famille de Beaumarchais avait suggéré la déposition du sieur Bertrand ? ne préjugeait-il pas en faveur de M. Goëzman ? n’engageait-il pas le sieur Bertrand à aller voir ce magistrat, pour convenir des moyens qu’il y aurait à prendre, afin de faire une déposition différente de celle que le sieur Bertrand avait faite, et que le sieur Marin supposait dictée par la famille de Beaumarchais contre un magistrat respectable et vertueux ?
Voilà donc en substance le conseil de changer la déposition donné par Marin, et l’injure faite à la famille de Beaumarchais, constatés par les mémoires de ces messieurs ; injure que le sieur Marin, comme on le voit, préméditait d’avance, et qu’il a prodiguée depuis dans son mémoire.
Reste à jeter, M. Bertrand, un coup d’œil sur votre confrontation avec le docteur Gardane, dont vous nous donnez une version à votre manière, c’est-à-dire bonne pour ce qui vous profite, et louche sur ce qui l’intéresse.
Vous avez là une singulière maladie ! mais ce docteur dont le cerveau est bien entier, ses deux lobes également sains, vient de présenter une requête au parlement, afin d’obtenir une réparation d’honneur, avec affiche de l’arrêt, pour toutes les horreurs dont vous avez voulu le souiller : cela ne fait rien à notre affaire.
Mais ce qui y fait beaucoup est la partie de cette confrontation où ce médecin vous reproche d’être venu, pâle et l’air égaré, chez la dame Lépine, un jour, devant neuf personnes, lui dire : « Mon ami, tâtez-moi le pouls, je dois avoir la fièvre. Ah ! messieurs, je viens de les prendre les mains dans le sac : c’est une horreur, je suis perdu ; vous l’êtes aussi, M. de Beaumarchais. Je viens de dîner chez une dame avec quatre conseillers de grand’chambre, qui, ne me connaissant pas, se sont expliqués sans ménagement sur l’affaire, et ont fini par assurer que l’intention du parlement était de traiter sans pitié le Jay, Bertrand et Beaumarchais, pour avoir osé toucher à la réputation du magistrat le plus intègre, etc. »
Je me rappelle fort bien tous ces faits, et comment vous refusâtes obstinément de me dire le nom des quatre conseillers, comment je me mis en colère, et comment enfin je résolus de n’avoir plus aucun commerce avec un homme aussi faux et aussi faible.
L’anecdote du cartel intercepté, dont parle la confrontation, est apparemment la suite de cette colère.
Mais que vouliez-vous donc dire, monsieur, en m’invitant à prendre une épée d’or ? Est-ce que vous aviez posé pour loi de ce combat que la dépouille du vaincu resterait au vainqueur ? Les gens de votre état ont beau être en colère, ils ne perdent jamais la tête.
Mais quelle est enfin cette affreuse histoire des quatre conseillers ? était-ce encore un piége de Marin ? car on m’en a tendu mille en trois mois, pour m’engager à faire une fausse démarche. Était-ce un leurre ou une vérité ? Comme ce fait intéresse l’honneur de la magistrature, et qu’il importe autant au parlement qu’à moi qu’il soit éclairci ; avant de juger l’affaire, je supplie la cour d’ordonner qu’il soit informé scrupuleusement sur ce fait, que les neuf témoins soient entendus, que le sieur Bertrand soit interrogé sur le nom de la dame, sur celui des convives du dîner, sur leurs discours, etc., etc.
Dans une affaire aussi importante, un tel examen n’est pas à négliger. Ou le sieur Bertrand est un fourbe, qui doit être puni pour avoir calomnié quatre magistrats sur le point le plus délicat de leur devoir, dans la seule vue de nous effrayer ; ou les quatre conseillers reconnus doivent être suppliés de vouloir bien se dispenser de juger dans une affaire sur laquelle ils ont montré tant de partialité.
Jusqu’à ce moment nous avions tous aimé ce Bertrand, quoiqu’il soit entaché du petit défaut d’altérer toujours la vérité ; mais il y a beaucoup de gens en qui l’habitude de mentir est plutôt un vice d’éducation, une faiblesse, un embarras de ne savoir que dire, qu’un dessein prémédité de mal faire. Et, dans le fond, cela revient au même. Une fois connus, ce n’est plus qu’une règle d’équation très-aisée, et qui ne gêne personne : Il a dit cela, donc c’est le contraire ; et les choses n’en vont pas moins leur train.
Mais, pour cette aventure, elle est trop sérieuse, il n’y a pas moyen d’y appliquer notre équation. Qui sait si l’éclaircissement de ce fait ne nous montrera pas le nœud caché de toute l’intrigue entre Bertrand, Marin et consorts ?
Tel qui croyait n’avoir harponné qu’un marsouin,
Amène quelquefois un lourd hippopotame.
En courant une chose, on en rencontre une autre ; et c’est ainsi qu’un cénobite allemand, en cherchant le grand œuvre dans la mixtion de divers ingrédients méprisables, n’y trouva pas à la vérité la poudre d’or qui devait enrichir le genre humain, mais découvrit, chemin faisant, la poudre à canon qui le détruit si ingénieusement. Ce n’est pas tout perdre ; et, comme on voit, en toute affaire il est bon de chercher, informer, scruter ; aussi espéré-je que la cour voudra bien ordonner qu’il soit informé sur le fait des quatre magistrats, avant de s’occuper de l’examen des pièces du procès.
La fin de votre mémoire, monsieur, n’a aucun rapport à l’affaire présente ; mais il n’est pas moins juste de vous donner satisfaction sur tous les articles.
À l’occasion d’une lettre que le sieur Marin vous a forcé de lui écrire, et que j’ai osé prévoir n’être jamais préjudiciable qu’à vous, vous me reprochez les services que vous avez bien voulu me rendre, et dont j’ai toujours été très-reconnaissant : cela est dur.
Je vous dois, dites-vous, le luminaire du convoi de ma femme que vous m’avez fourni. À la rigueur cela se peut : j’ai même quelque idée que, depuis cet affreux événement qui a renversé ma fortune encore une fois, l’épicier de la maison s’est plaint qu’un autre eût fait le bénéfice de cette triste fourniture : je lui dis alors ce que je vous répète aujourd’hui. Abîmé dans la douleur de la perte d’une femme chérie, vous sentez que tous les détails funéraires, confiés à quelque ami, m’ont été absolument étrangers. Mais à cette époque il a été payé chez moi pour 39,000 francs de dettes, mémoires ou fournitures : comment avez-vous négligé de parler de la vôtre alors ? Était-ce pour me rappeler un jour au plus affreux souvenir, en me demandant, par la voie scandaleuse d’un mémoire imprimé, 150 ou 200 livres, qui vous auraient tout aussi bien été payées que d’autres mémoires de vous, du même temps, que je trouve acquittés pour huile, anchois, etc. ?…
Vous avez depuis été chargé, par moi, d’un billet de deux mille livres que j’ai été obligé de rembourser par l’insolvabilité du vrai débiteur, et que j’ai chez moi : s’il vous est dû des frais de poursuite, de courtage, escompte, etc…, ou même quelque appoint, je suis bien éloigné de vous refuser le juste salaire de vos soins en toute occasion.
Le jour qu’il a plu au roi de me rendre à ma famille, à mes affaires, mes parents accoururent m’apporter cette bonne nouvelle en prison. On est toujours pressé de quitter de pareils domiciles ; mais le loyer, le traiteur, le greffe, les porte-clefs, tout est hors de prix dans ces maisons royales : je me rappelle bien que je vidai ma bourse, et que ma sœur, pour compléter la somme et m’emmener bien vite, tira douze louis de sa poche, et que je ne l’embrassai seulement pas pour la remercier de ce service.
Comment donc arrive-t-il aujourd’hui que vous, qui aviez, à la vérité, d’excellentes raisons pour ne pas me visiter en prison, et qui, le seul de tous les gens de ma connaissance, n’avez jamais osé y mettre le pied, vous vous trouviez mon créancier de douze louis que vous ne m’avez pas prêtés pour le fait de ma sortie ? Pour cet article, monsieur, comme je l’ai remboursé à ma sœur, qui me l’avait avancé, permettez qu’il soit rayé de votre mémoire ; et puisque les bons comptes font les bons amis, pour le petit restant que je puis vous devoir, vous avez à moi, depuis un an, deux effets de cent louis chacun, dont j’ai espéré que vous voudriez bien me procurer le payement (en reconnaissant vos peines, bien entendu), vous m’obligerez de m’acquitter envers vous par vos mains ; ou s’ils sont d’une trop longue rentrée, le sieur Lépine, mon beau-frère, dont vous connaissez les talents, la fortune indépendante, le grand commerce et le crédit, et dont vous paraissez autant révérer l’honnêteté que j’aime sa personne, a dans ses mains un effet de quatorze mille francs à moi, sur le roi, dont il s’est chargé de solliciter le payement : il voudra bien vous tenir compte de trois ou quatre cents livres, si je vous les dois, et nous serons quittes.
À toutes les amères tirades dont votre mémoire est plein à ce sujet, j’avais d’abord ainsi répondu :
On sait qu’il y a beaucoup de gens du Sud à Paris, dont l’unique métier est d’obliger tout le monde. Y a-t-il un mariage dans une famille ? ils ont des gants, des cocardes et des odeurs ; un repas ? des olives, du thon, du marasquin : des besoins ? de l’argent et un dépôt tout prêt pour vos effets ; un voyage ? des courroies, des malles, des selles et des bottes ; et puis, à propos de bottes, ils prétendent à la reconnaissance en présentant la mémoire.
Tout considéré, j’ai eu peur que cette réponse ne vous offensât ; je l’ai retranchée pour y substituer le détail plus sérieux que vous venez de lire, et j’espère que vous m’en saurez gré.
Mais pendant que je relève ici les erreurs d’un autre, je m’aperçois que j’ai pensé en faire une à l’article Marin. Pourquoi ces juifs (y ai-je dit) qui vont et viennent de chez vous chez lui, et de chez lui chez vous ? J’avais soupçonné que ces juifs qui venaient chez Bertrand, de la part de Marin, étaient chargés d’espionner ce que disaient ou faisaient les honnêtes gens de la maison de ma sœur. Mais j’ai appris depuis que ces juifs y venaient pour des affaires absolument étrangères aux honnêtes gens de la maison de ma sœur. Je fais justice à moi comme aux autres, et suis toujours prêt à m’accuser quand je me prends en faute ou en erreur.
Je me appelle encore que dans ma première chaleur, en vous lisant, j’avais résolu, mon cher Bertrand, de répondre assez durement à votre mémoire ; mais, le sieur Marin ayant émoussé d’avance la pointe de mon plus sanglant reproche, par l’aveu qu’il fait de vous avoir donné ses fonds à tourmenter, je n’en dirai rien ; ce ne serait plus qu’une insipide injure, et cela ne me va point : les honnêtes gens me savent gré de vous répondre, les gens de goût me blâmeraient de vous piller.
Quant aux lettres du sieur Marin et de vous, relatées dans son mémoire ou dans le vôtre, je ne sais lequel eh !… c’est beaucoup mieux que je ne pensais : elles sont, ma foi, dans tous les deux ; tant mieux, on ne saurait trop multiplier les belles choses, permettez que je les range pour l’importance à côté de celles du comte de la Blache, qui écrit ainsi que vous, messieurs, très-délicatement. Toutes ces lettres étaient réellement des ouvrages à imprimer. Mais le dégoût que vous cause, comme à moi, messieurs, une autre lettre imprimée par Marin et signée Mercier, doit-elle nous empêcher de lui donner aussi un rang dans la collection ? Si elle est affreusement dictée, au moins a-t-elle quelque mérite au fond.
On se rappelle assez qu’un des objets du sieur Marin est de prouver que j’avais grand’peur de M. Goëzman ; et sur ce fait, on n’a pas sans doute oublié ma lettre à M. de Sartines sur M. Goëzman, imprimée page 29 de mon mémoire à consulter ; on n’a pas oublié mes réponses à M. le premier président, ni mon dédain pour les offres de Marin d’arranger l’affaire ; on n’a pas oublié que je fus chez ce dernier le jour de la déposition de Bertrand. Or, c’est de cette visite, où je portais la défiance de l’avenir et le mécontentement du passé, surtout un reste d’aigreur de la scène de la veille chez ma sœur, que messieurs les témoins aux gages de mon bienfaiteur Marin écrivent d’avance au sieur Bertrand, et lui offrent d’affirmer avec lui que j’arrivai en étendant les bras ; mais il faut écouter ces messieurs eux-mêmes : Je souviens (dit l’un d’eux parlant de moi) qu’en étendant les bras vers M. Marin, il lui avait dit, avec une chaleur que j’ai prise pour un sentiment vrai, pour un élan du cœur : Ah ! mon ami, je vous dois tout, l’honneur et la vie. Et dans cette lettre, qui pétille de bêtises, le clerc du gazetier, oubliant qu’il écrit à Bertrand, plus instruit que lui-même de toute la conduite de Marin a mon égard, a la gaucherie d’ajouter, en style de témoin qui répète la leçon du greffe : Il est bon de remarquer que cet aveu était le prix des démarches faites par M. Marin pour lui sauver l’un et l’autre.
Témoin, mon ami, je vous suis obligé de votre remarque. Il est bon de remarquer à mon tour que cette lettre porte d’un bout à l’autre le caractère d’un maladroit qui en instruit un autre ; vous souvient-il, monsieur ?… ne vous rappelez-vous pas ?… vous souvient-il encore ?… et qu’elle finit par la douce invitation que fait le maladroit à l’autre maladroit de se joindre à lui pour me dénigrer. Il me suffit d’avoir démasqué l’imposture, c’est un mérite que je serais jaloux de partager avec vous. Enfin, pour couronner l’œuvre, un troisième maladroit, aux mêmes gages que les deux autres, écrit au premier : Si mon témoignage est nécessaire à l’appui de ces faits, je ne m’y refuserai point. Et voyez Marin s’extasier de son adresse, et s’écrier : Assurément on ne dira pas que ces lettres soient mendiées, qu’elles soient concertées ; et, pour qu’on ne puisse jamais douter que ces lettres sont de lui, nous dire ensuite spirituellement : Les sieurs Mercier et Adam (ses commis), indignés de l’audace du sieur de Beaumarchais, ont eux-mêmes écrit également les deux lettres suivantes. Ces commis qui ont écrit eux-mêmes et Marin qui certifie que c’est bien eux-mêmes qui ont écrit ! Lorsque le maître de classe au collège avait fait nos épitres de bonne année, il ne manquait jamais de certifier à tous les parents, au bas de la copie, que c’étaient les enfants eux-mêmes qui les avaient écrites ; et par le mot écrire il entendait, comme le précepteur Marin, composer, dicter : et les bons parents larmoyaient de plaisir de voir leurs enfants de petits prodiges : comme vous et moi pleurons de joie de voir les défenses de M. Goëzman et la Gazette de France en des mains aussi pures, et livrées à des gens aussi véridiques.
Ceci me ramène tout naturellement, comme on voit, à M. Goëzman : car le sieur Marin n’a jamais été pour moi qu’un pont-volant jeté légèrement sur le ravin, pour atteindre l’ennemi à la rive opposée. Que si l’on trouve par hasard un rapport intime entre la conduite du sieur Marin envers Bertrand, et celle que tenait en même temps M. Goëzman envers le Jay, ce ne sera pas ma faute ; moins encore si, ne tirant de ma part aucunes conséquences de tous ces rapports contre ce magistrat, le parlement bien éclairci se trouve en état de les tirer lui-même.
Mais que de monde occupé à vous soutenir, monsieur ! Tot circa unum caput tumultuantes deos ! tant d’amis qui parlent si haut pour vous, quand vous vous défendez si mal ! on voit bien qu’il vous est plus aisé de trouver de grands défenseurs que de bonnes défenses. Cependant, en contemplant votre édifice soutenu par madame Goëzman, les sieurs Marin, Bertrand, Baculard et autres, on est tenté de retourner sa phrase, et de convenir que vos défenseurs ne valent pas mieux que vos défenses ; puis, comparant ce que vous écrivez vous-même avec les mémoires ou lettres de tous ces messieurs, on est forcé de refaire encore son thème, et d’avouer que, toutes mauvaises que sont vos défenses, elles valent encore mieux que vos défenseurs. Quant à moi, pour ne vous laisser rien à désirer sur mon opinion à cet égard, je vous dirai franchement qu’à votre place, et pour mon usage, je ne voudrais pas plus de vos défenseurs que de vos défenses.
Mais je ne confonds pas avec ces défenses les services essentiels que vous rend publiquement M. le président de Nicolaï. Mon profond respect pour le nom de Nicolaï, qui a toujours tenu un rang distingué dans la robe et dans l’épée, celui que je porte à tous messieurs les présidents à mortier, surtout celui que M. le président de Nicolaï sait bien que j’ai pour sa personne, aurait peut-être dû me faire trouver grâce à ses yeux dans une querelle qui lui était si étrangère.
Cependant j’apprenais de tous côtés que M. le président de Nicolaï, non content de solliciter en faveur de M. Goëzman, parlait dans le monde très-désavantageusement de moi. Il me revenait aussi que MM. Gin et Nau de Saint-Marc semaient, au sujet du procès auquel la plainte de M. le procureur général avait donné lieu, les discours les plus indiscrets, soit en montrant toute leur partialité pour M. Goëzman, soit en m’injuriant sans aucune retenue.
Mais, quoiqu’il me fût très-essentiel de prendre les voies de droit pour écarter de pareils juges, j’eus la respectueuse délicatesse de dire, par ma requête du mois d’août dernier, que je m’en rapportais à leur déclaration, sur la vérité des faits qui y étaient exposés. Par l’arrêt qui intervint, la cour leur donna acte des déclarations par eux faites, et en conséquence elle mit néant sur ma requête.
Depuis ce temps je suis resté tranquille, quoique M. le président de Nicolaï non-seulement ait continué à me déchirer sans ménagement, mais encore ait ouvertement sollicité pour M. Goëzman, qu’il conduit chez tous nos juges, et dont il distribue et fait distribuer publiquement les mémoires chez lui. Ce n’est plus même un secret, qu’il a conseillé M. Goëzman dans cette affaire. M. Goëzman nous l’apprend dans sa note imprimée, page 6, où il s’exprime ainsi : Ce fut d’après le conseil d’un des présidents de la cour (M. de Nicolai : il est trop généreux pour me démentir), que j’ai exigé du sieur le Jay qu’il déclarât par écrit…, etc. M. le président de Nicolaï a donc conseillé M. Goëzman ; c’est par son conseil que M. Goëzman a fait faire une déclaration au sieur le Jay. Or, l’art. 6 du tit. xxiv de l’ordonnance de 1667 porte que le juge pourra être récusé, s’il a donné conseil, s’il a sollicité ou recommandé. M. de Nicolaï est doublement dans le cas de cet article, puisqu’il a donné conseil et qu’il sollicite ouvertement. D’après cela, je me suis cru en droit de profiter de la disposition de la loi, et de donner en conséquence, le 16 décembre 1773, ma requête en récusation contre M. de Nicolaï ; et, comme il m’est aussi important d’écarter ses sollicitations que son suffrage, j’ai observé à la cour, par cette requête, que l’article 14 de l’ordonnance de François Ier, de 1539, défend expressément à tous présidents et conseillers de solliciter dans les cours où ils sont officiers. Voici les termes :
« Nous défendons à tous présidents et conseillers de nos cours souveraines de solliciter pour autrui les procès pendants ès cours où ils sont officiers, et d’en parler aux juges directement ni indirectement, sous peine de privation de l’entrée de la cour et de leurs gages pour un an, et d’autres plus grandes peines s’ils y retournent, dont nous voulons être avertis, et en chargeons notre procureur général sur les peines que dessus. »
L’ordonnance de 1667 a renouvelé la même disposition sur l’article 6 du titre xxiv des récusations. « Sans qu’ils (les présidents ou conseillers) puissent solliciter pour autres personnes, sous peine d’être privés de l’entrée de la cour et de leurs gages pour un an, ce ne pourrait être remis ni modéré pour quelque cause ou occasion que ce soit ; chargeons nos procureurs généraux de nous en donner avis, à peine d’en répondre par eux, chacun à leur égard, en leur nom. »
Fondé sur des textes aussi précis, j’ai conclu par ma requête à ce que, attendu qu’il est prouvé par écrit que M. le président de Nicolaï a donné conseil à M. Goëzman, et qu’il est de notoriété qu’il sollicite ouvertement et journellement pour lui, il fût ordonné qu’il serait tenu de s’abstenir du jugement du procès, sauf à M. le procureur général à prendre tel parti qu’il avisera, conformément aux ordonnances ci-dessus citées.
Pour présenter cette requête, il fallait qu’elle fût signée d’un avocat titulaire ; la crainte de déplaire à un président à mortier les a tous éloignés. Forcé de m’adresser à M. le premier président pour m’en commettre un, j’ai eu l’honneur de le voir ; ce magistrat m’a donné sa parole que M. de Nicolaï ne serait pas de mes juges ; et sur cette parole respectable j’ai consenti à ne pas user du droit que j’avais de donner ma requête. En effet, M. le président de Nicolaï s’est abstenu de se trouver aux chambres depuis que le rapport de ce procès est commencé.
Mais MM. Gin et Nau de Saint-Marc ont craint apparemment que je ne manquasse de juges ; malgré mes prières, ils ont constamment refusé de se récuser.
Je me contenterai de leur rappeler ici le trait d’Auguste, cité par Suétone. Lorsque Nonius fut accusé d’un crime atroce au sénat de Rome, Auguste, qui l’aimait tendrement, voulut se lever et sortir du Capitole, de peur de gêner les délibérations ; et, malgré les prières des sénateurs, il n’y resta que très-peu de temps, sedit per aliquot horas in subselliis ; mais sans dire un mot, sans recommander la cause de son ami, et sans jamais la solliciter pour lui : tacitus, ac ne laudatione quidem judiciali data.
Quel exemple pour MM. Gin et Nau de Saint-Marc, sans celui qu’ils ont reçu de plusieurs de leurs confrères en cette affaire même ! Mes inquiétudes sur leurs liaisons avec M. Goëzman, et les discours qu’ils ont tenus sur mon compte, ne devraient-ils pas être un assez puissant motif pour les engager à s’abstenir du jugement ? Je ne prononce point sur leur conduite, je m’en plains seulement à eux-mêmes, sans sortir du respect dû à des conseillers de la cour. Mais pourquoi s’obstinent-ils à être mes juges ?
À l’égard du conseil que M. de Nicolaï a donné de faire les déclarations, mon profond respect pour lui m’empêchera d’agiter la grande question de savoir si l’aveu qu’on fait à la cour de conseil est propre à disculper un homme, ou à en inculper deux.
Dois-je répondre au nouveau mémoire de madame Goëzman, divisé en trois sections, sous le titre de première, seconde et troisième atrocité, ou l’auteur, ne pouvant plus contester tous les faits rapportés dans mon supplément, se réduit à les tordre, à les tourmenter, pour se les rendre moins défavorables ; mais où il fait l’aveu public de la fidélité de ma mémoire et de mes citations, en supposant que le procès en entier m’a été communiqué[2] ? Le but de ni ouvrage est de prouver que j’ai voulu corrompre M. Goëzman et gagner son suffrage ; mais, tandis que M. Goëzman soutient que son suffrage était ingagnable, je soutiens, moi, que mon procès était imperdable. Entre deux hommes aussi éloignés de se rechercher dans aucune vue de corruption, quel autre motif pouvait interposer de l’or, que le besoin pressant d’audiences d’une part, et le refus constant d’en donner de l’autre ?
L’obstination de mes ennemis à m’opposer un fantôme de corruption que l’évidence des faits et la multitude des preuves ont mille fois anéanti, me force à m’arrêter encore un moment sur question trop rebattue.
Oui, j’ai donné de l’or pour obtenir des audiences qu’on me refusait obstinément ; et je n’ai pas fait plus de mystère de mes sacrifices que de la fatalité qui les rendit indispensables.
Sur ce fait posons quelques principes :
Si l’on ne corrompt point un juge intègre avec de l’or, on n’arrive point sans or à se faire écouter d’un juge corrompu.
Mais à quelles marques un particulier peut-il reconnaître dans quelle classe est son juge ? Est-ce aux bruits publics ? aux avis secrets ? aux difficultés qu’on fait de l’admettre tant qu’il n’a pas employé l’or, ou aux facilités qu’il trouve à s’introduire aussitôt que les sacrifices sont consommés ?
J’avoue qu’un plaideur peut être abusé par de faux bruits, par des avis infidèles, se tromper même à la nature des obstacles qui lui barrent le chemin ; mais du moins en est-il sûr lorsque, forcé d’ouvrir sa bourse, il se voit introduit à l’instant où son or est parvenu.
Quel est alors l’auteur de la corruption ? quelle en est la malheureuse victime ? Dépouillé par un Algérien, un voyageur promet encore une rançon pour échapper à l’esclavage : direz-vous qu’il a corrompu le corsaire ?
C’est ainsi que les Syracusains portaient leur or à ce Verrès, qu’on ne pouvait aborder par aucune autre voie. C’est ainsi que ce vizir, dont la peau couvrit depuis le fauteuil du divan, refusait l’audience à tous les Byzantins qui ne se faisaient pas précéder par un présent. C’est ainsi que ce Henri Capperel, prévôt de Paris, condamné à mort pour avoir sauvé un riche coupable et fait périr un innocent indigent, vendait la justice aux infortunés qui la lui demandaient. C’est ainsi qu’un Hugues Guisi, puni par le même supplice, exerçait de semblables concussions sur les Parisiens d’alors. C’est ainsi qu’un Tardieu, de qui Boileau a célébré l’infâme avarice, en usait avec les plaideurs de son temps. C’est ainsi qu’un Veideau de Grammont, conseiller au parlement de Paris, auquel on arracha la robe et qu’on bannit au commencement du siècle, pour avoir fait un faux sur un registre public, traitait les malheureux dont il rapportait les procès. Enfin, c’est ainsi… : car tous les siècles et tous les pays ont produit, au milieu des tribunaux les plus intègres, des juges avares et prévaricateurs.
Mais les Siciliens, les Byzantins, et toutes les autres victimes de la cupidité des brigands que je viens de nommer, furent-ils taxés d’avoir voulu les corrompre, parce qu’ils avaient cédé à la dure nécessité de les payer ?
Il n’était réservé qu’à moi d’être accusé pour avoir donné de l’or à un juge, par le juge même que je n’ai pu aborder qu’au prix de cet or. Je n’avais donc que le choix des maux avec un tel rapporteur : si je ne payais pas, de perdre mon procès faute d’instruction ; et si je payais, d’être attaqué par lui-même en corruption.
Est-ce tout ? Non. Comme si ce rapporteur eût cru me trop bien traiter en me laissant au moins choisir entre les maux qu’il offrait à mon courage, l’or dont j’ai payé son audience est devenu dans ses mains le moyen d’une double vexation. Il m’intente un procès au criminel, pour en avoir, dit-il, trop offert, quand je traîne avec moi le cruel soupçon qu’il m’en fit perdre un au civil pour n’en avoir pas assez donné.
Changeons de style. Depuis que j’écris, la main me tremble toutes les fois que je réfléchis qu’il faut ou mourir déshonoré, ou franchir les bornes étroites que le plus profond respect avait imposées à mon ressentiment. Il me semble voir chaque lecteur parcourant avec inquiétude ce mémoire, et me disant : Monsieur de Beaumarchais, vous plaisantez vos petits adversaires, vous accablez les grands, tous les faits sous votre plume s’éclaircissent, et votre justification s’avance à pas de géant ; mais un seul article afflige tous vos amis. Ces lettres de protection de Mesdames, supposées pour gagner votre procès ; ce désaveu foudroyant des princesses ; cette note d’un de vos mémoires, supprimée par sentence ; la dénonciation que le comte de la Blache et M. Goëzman en font contre vous à la nation : tout cela reste en arrière, et vous gardez le silence. Ce fait, étranger à la cause, n’est pas sans doute aujourd’hui du ressort du parlement ; maison le présente au public comme au seul tribunal où le déshonneur qu’on vous imprime doit vous couvrir à jamais d’opprobre, ou retomber sur le front de vos ennemis.
Je vous entends, lecteur : je relis avec amertume les noms d’audacieux, de téméraire, d’imposteur, que M. Goëzman me donne, et l’imputation qu’il me fait d’avoir abusé des noms les plus sacrés à l’appui de mon intérêt et de mes vues iniques. Et mon courage renaît.
Quelque dessein que j’eusse formé d’abord de ne pas répondre à ces affligeantes citations, j’ai réfléchi depuis qu’il valait mieux me faire honneur de ma bonne foi en avouant publiquement mes torts, quels qu’ils fussent, que de les laisser soupçonner plus grands ; ce qui ne manquerait pas d’arriver si je me renfermais dans un silence respectueux, que tout le monde n’attribuerait pas à une cause aussi modeste.
En effet, si je m’étais rendu coupable d’imposture et de témérité, en publiant que Mesdames accordaient à mon affaire une protection décidée ; si j’avais eu la faiblesse de supposer qu’elles m’avaient donné par écrit la permission d’honorer publiquement ma personne et mon procès d’une aussi auguste protection, ne serait-on pas tenté de m’excuser, quand on saurait que le comte de la Blache, mon ennemi, par une imposture plus odieuse encore, cherchait à me nuire chez tous nos juges, en leur disant que Mesdames, qui m’avaient autrefois accordé leur protection, ayant reconnu que je m’en étais rendu indigne par mille traits déshonorants, disaient ouvertement qu’elles m’avaient chassé de leur présence ?
Sans prétendre excuser ici, sur l’importance de l’occasion, la faiblesse qui m’est reprochée d’avoir abusé du nom des princesses, sans rappeler combien il était dangereux pour moi que les propos du comte de la Blache n’obtinssent créance sur l’esprit de nos juges, qu’aurais-je fait autre chose en cette occasion que battre mon ennemi de sa propre arme, et payer son horrible mensonge par un mensonge beaucoup moins coupable ? Et vous qui ne rapportez cette note et ce désaveu des princesses que pour détourner, par une récrimination indiscrète et peu respectueuse, l’attention du public un moment de dessus vous, la honte dont vous cherchez à me couvrir vous lavera-t-elle de celle qui vous est si justement reprochée dans une affaire à laquelle cette note et ce désaveu sont absolument étrangers ?
Mais si je n’avais pas supposé de fausses lettres pour appuyer un mensonge ; si je ne m’étais pas rendu coupable d’imposture, en publiant que les princesses honoraient ma personne et mon procès d’une protection particulière ; si j’avais mérité seulement le reproche d’avoir donné trop de publicité à une grâce accordée pour en faire usage auprès de mes juges ; le comte de la Blache, qui n’aurait pu l’ignorer, et qui vous fait parler à présent, ne serait-il pas, ainsi que vous, doublement odieux, d’employer un si honteux moyen pour me déshonorer, sous l’espoir que mon profond respect pour les princesses, dont il vous fait imprimer le désaveu, retiendra ma plume aujourd’hui, comme il m’a fermé la bouche depuis deux ans ?
Mais si rien de tout cela n’existait ; si, loin d’avoir supposé de fausses lettres de protection pour parvenir à gagner mon procès, je n’avais pas même commis l’indiscrétion de me vanter d’aucune protection de Mesdames accordée à cette affaire ; si, loin de compromettre des noms sacrés à l’appui de mon intérét et de mes vues iniques, je n’avais même jamais songé à solliciter les princesses au sujet de ce procès, et si je n’avais jamais publié verbalement, ni par écrit, ni par aucune note imprimée, que Mesdames accordaient leur protection à mon procès, de quelle indignation les honnêtes gens ne seraient-ils pas saisis, de voir le comte de la Blache, et M. et madame Goëzman, me traiter publiquement d’audacieux, de téméraire, d’imposteur, et tenter de verser sur moi la honte qui appartient tout entière au comte de la Blache, dans un événement où je n’ai montré que respect, discrétion, modération et patience ?
Mon profond respect pour des personnes sacrées, la frayeur d’être accusé de les compromettre en me justifiant, m’a fermé la bouche depuis deux ans que le comte de la Blache a rouou.elé, sou ? toute ? les faces, l’accusation calomnieuse à laquelle il donne aujourd’hui sous votre plume le dernier degré d’indécence et de publicité. Mais ces respectables princesses, dont le cœur est toujours ouvert aux malheureux par esprit de religion, et par une bonté d’âme dont ceux qui n’ont jamais eu le bonheur de les approcher ne peuvent se former aucune idée ; ces généreuses princesses, dont le revenu se consume à soulager les pauvres, et dont la vie entière est un cercle de bienfaisance aussi constante que cachée, ne s’offenseront pas qu’un homme qui les a toujours servies avec zèle et désintéressement, qui n’a jamais démérité auprès d’elles, repousse, par le plus modeste exposé de la vérité, l’affreuse et nouvelle injure qui lui est faite en leur nom, à la face de toute la nation. Lorsqu’un paysan fut blessé par un cerf, on vit toute cette auguste famille oublier l’horreur d’un tel spectacle, et ne sentir que l’intérêt qu’il inspirait ; on les il voler à lui, l’entourer, fondre en larmes, et retourner la bourse de tout le monde, en verser l’or dans le tablier de sa femme éplorée, prodiguer les soins paternels à cet heureux infortuné, lui envoyer des secours abondants, consoler sa famille ; enfin, lui assurer un sort. Si le mal passager que lit un cerf à un inconnu trouva ces princesses aussi sensibles, la rage d’un troupeau de tigres acharnés sur un de leurs plus zélés, de leurs plus malheureux serviteurs, n’en obtiendra pas moins de compassion ; elles ne regarderont point comme un manque de respect qu’un homme d’honneur, lâchement accusé d’imposture et de faux, brûle de secouer la honte d’avoir abusé de leur nom sacré pour servir son intérêt et ses mes ini~ , ». i ; il si le hasard fait tomber ce mémoire entre leurs mains, loin de blâmer la fermeté de mes défenses et l’ardeur de ma justification, elles sentiront qu’au péril de ma vie je ne pouvais rester le chef courbé sous un tel deshonneur ; et, malgré les efforts que l’on fera pour empoisonner cette action auprès d’elles, elles distingueront aisément d’une vanité indiscrète la fierté noble et courageuse avec laquelle j’ose publier un témoignage qui honore également leur justice et ma probité. Voici le fait : Pendant que le comte de la Blache me faisait injurier avec autant d'indécence que d’éclat aux audiences des requêtes de l’hôtel, par un avoi al à qui la nature avait donné assez de talent pour qu’il cru pu se passer d’adopter le plus aisi. mais le moins honorable <r^ genres de plaidoiries ; mon adversaire, sentanl bien que le fond du proi es ne présentait aucune ressource à son avidité, employait celle di jeter de la défaveur sur ma pers pour tâcher d’en verser sur ma cause. En conséquence, il allait chez tous les maîtres des requêtes, nos communs juges, leur dire que j’étais un malhonnête homme ; il leur donnait en preuves que Mesdames, qui m’avaient autrefois honoré de leurs bontés, ayant reconnu depuis que j’étais un sujet exécrable, m’avaient fait chasser de leur présence, et rendaient ce témoignage de moi. Ces propos, qui frappaient tout le monde et mettaient des nuages dans toutes les têtes, me furent rendus par quelqu’un qui me dit : Il est de la plus grande importance pour vous de les détruire ; ils vous font un tort affreux dans l’esprit de vos juges ; il n’y aurait même pas de mal, ajoutait-on, que vous vous fissiez étayer auprès d’eux d’une aussi puissante protection que celle des princesses, contre un adversaire avide, adroit et peu délicat, à qui tout est bon, pourvu qu’il vous ruine et vous déshonore.
Je ne solliciterai, répondis-je, aucune protection pour un procès qui n’en a pas besoin : Mesdames auraient lieu d’être très-offensées que j’allasse me rappeler à leur souvenir aujourd’hui, pour obtenir un appui dans une affaire où elles ignorent si j’ai tort ou raison. Mais ce dont elles ne peuvent pas s’offenser, c’est que je les prie de m’accorder un témoignage public que je me suis toujours comporté avec honneur tant que j’ai eu l’avantage de les approcher. On a l’indécence de leur prêter des discours qu’elles n’ont jamais tenus ; ces discours peuvent entraîner ma ruine, en indisposant, en égarant mes juges. Un serviteur soupçonné montre avec joie les certificats de tous ses maîtres ; un militaire attaqué sur sa bravoure atteste les généraux sous lesquels il a eu l’honneur de servir : de tout inférieur à son supérieur, le certificat mérité qu’il sollicite est de droit rigoureux. J’oserai donc, non implorer la protection des princesses, mais invoquer leur justice ; et je m’expliquerai si clairement dans ma demande, qu’elles ne puissent pas me supposer l’intention de faire un criminel abus de leurs anciennes bontés, ni de les solliciter en faveur d’une cause qu’elles ne connaissent peut-être que par le compte insidieux et faux que mon adversaire en a fait rendre autour d’elles. Et j’écrivis sur-le-champ la lettre suivante à madame la comtesse de P…, leur dame d’honneur :
« Du février 1772.
« Madame la comtesse,
« Dans une affaire d’argent qui se plaide à Paris, et sur laquelle mon adversaire n’a fourni que des défenses malhonnêtes, il a osé sourdement avancer chez nos juges que Mesdames, qui m’avaient honoré de la plus grande protection autrefois, ont depuis reconnu que je m’en étais rendu indigne par mille traits déshonorants, et m’ont à jamais banni de leur présence. Un mensonge aussi outrageant, quoique portant sur un objet étranger à mon affaire, pourrait me faire le plus grand tort dans l’esprit de mes juges. J’ai craint que quelque ennemi caché n’eût cherché à me nuire auprès de Mesdames. J’ai passé quatre ans à mériter leur bienveillance, par les soins les plus assidus et les plus désintéressés sur divers objets de leurs amusements. Ces amusements ayant cessé de plaire aux princesses, je ne me suis pas rendu importun auprès d’elles, à solliciter des grâces sur lesquelles je sais qu’elles sont toujours trop tourmentées. Aujourd’hui je demande, pour toute récompense d’un zèle ardent, qui ne finira point, non que madame Victoire accorde aucune protection à mon procès, mais qu’elle daigne attester par votre plume que, tant que j’ai été employé pour son service, elle m’a reconnu pour homme d’honneur, et incapable de rien faire qui pût m’attirer une disgrâce aussi flétrissante que celle dont on veut me tacher. J’ai assuré mes juges que toutes les noirceurs de mon adversaire ne m’empêcheraient pas d’obtenir ce témoignage de la justice de Mesdames. Je suis à leurs pieds et aux vôtres, pénétré d’avance de la reconnaissance la plus respectueuse avec laquelle je suis,
« Madame la comtesse, etc.
Y a-t-il, dans tout ce qu’on vient de lire, un seul mot qui tende à demander protection et faveur pour mon procès ? Y sollicité-je autre chose qu’un témoignage de bonne conduite et d’honneur, pendant que j’avais approché des princesses ? Voici la réponse que je reçus de la dame d’honneur : « Versailles, ce 12 février 1772.
« J’ai fait part, monsieur, de votre lettre à madame Victoire, qui m’a assuré qu’elle n’avait jamais dit un mot à personne qui pût nuire à votre réputation, ne sachant rien de vous qui pût la mettre dans ce cas-là. Elle m’a autorisée à vous le mander. La princesse même a ajouté qu’elle savait bien que vous aviez un procès ; mais que ses discours sur votre compte ne pourraient jamais vous faire aucun tort dans aucun cas, et particulièrement dans un procès, et que vous pouvez être tranquille à cet égard.
« Je suis charmée que cette occasion, etc.
Il n’est donc pas vrai, M. le comte de la Blache, que je sois l’homme malhonnête et couvert d’opprobre que Mesdames, selon vous, ont dit avoir chassé de leur présence, à cause de mille traits déshonorants dont il s’était rendu coupable ?
Voyons maintenant si j’ai abusé de ce témoignage ; voyons si j’ai voulu m’en servir pour me rendre mes juges favorables, en leur allant dire ou en écrivant, que Mesdames m’avaient permis de m’appuyer de leur protection auprès d’eux, et qu’elles prenaient un vif intérêt à mon affaire.
Je ne vis aucun de mes juges, et je me contentai d’insérer, dans un mémoire que je fis imprimer, la note dont le commencement se rapporte à la conduite de mon adversaire, connu de tout le monde ; et la fin, que je vais transcrire ici, se rapporte à la lettre que j’avais reçue de la dame d’honneur des princesses.
« Heureusement pour ce dernier (moi), il en a été assez tôt instruit (des propos du comte de la Blache) pour pouvoir réclamer la justice de madame Victoire avant le jugement du procès. Cette généreuse princesse veut bien l’autoriser à publier que tous les discours qu’on lui fait tenir dans l’affaire présente sont absolument faux, et qu’elle n’a jamais rien connu qui fût capable de nuire à sa réputation, pendant tout le temps qu’il a eu l’honneur d’être à son service. »
Eh bien ! M. le comte ; eh bien ! M. Goëzman ; eh bien ! madame, où est l’audace, la témérité, l’imposture dont vous m’accusez publiquement ? L’homme qui ose compromettre les noms les plus sacrés à l’appui de son intérêt et de ses vues iniques, où est-il ? La fin de mon récit va le montrer à toute la France.
À l’instant où cette note paraît, le comte de la Blache, instruit par ma note que j’avais éventé sa mine, court à Versailles ; il y prévient l’arrivée de mon mémoire. Il m’y présente comme ayant fait un usage pernicieux pour lui de la protection que madame Victoire avait daigné, disait-il, m’accorder ; il suppose que l’intérêt que Mesdames sont annoncées par moi prendre à mon affaire est seul capable d’entraîner tous les esprits, et de lui faire perdre son procès. Mesdames, qui ne se persuadent pas qu’on puisse leur en imposer à ce point, justement indignées de l’insolent abus que je suis accusé d’avoir fait d’un simple témoignage, accordé seulement pour m’empêcher de perdre l’honneur, et non pour me faire gagner un procès d’argent, croient faire justice en remettant à mon adversaire un désaveu de mon audacieuse conduite, en ces termes :
« Nous déclarons ne prendre aucun intérêt à M. Caron de Beaumarchais et à son affaire, et ne lui avons pas permis d’insérer dans un mémoire imprimé et public des assurances de notre protection.
« Signé Marie-Adélaïde, Victoire-Louise, Sophie-Philippine-Élisabeth-Justine.
« Versailles, le 16 février 1772. »
Mais avais-je dit que Mesdames prenaient intérêt à mon affaire ? avais-je imprimé que les princesses m’avaient donné des assurances de leur protection à ce sujet ?
Ne m’étais-je pas contenté de dire, parlant de madame Victoire : Cette généreuse princesse veut bien m’autoriser à publier que tous les discours qu’on lui fait tenir dans l’affaire présente sont absolument faux, et qu’elle n'a jamais rien connu qui fût capable de nuire à ma réputation pendant tout le temps que j’ai eu l’honneur d’être à son service ?
Avais-je pu me renfermer plus littéralement, plus respectueusement dans le témoignage que contient la lettre de la dame d’honneur ? « J’ai fait part, monsieur, de votre lettre à madame Victoire, qui m’a assuré qu’elle n’avait jamais dit un mot à personne qui pût nuire à votre réputation, ne sachant rien de vous qui pût la mettre dans ce cas-là. Elle m’a autorisée à vous le mander. »
À l’occasion d’un procès d’argent, on avait voulu me donner pour un homme perdu d’honneur ; ce que les princesses (ajoutait-on) disaient hautement. J’avais sollicité auprès d’elles la plus simple attestation de mon honnêteté. L’instant où je la demandais, la circonstance de mon procès, avait rendu ce témoignage austère de la part de la princesse, Pas un mot dont je pusse abuser pour m’en faire un titre auprès de mes juges. De ma part, scrupuleux transcripteur de ce témoignage austère, je ne m’étais pas permis d’y rien ajouter qui pût annoncer le plus léger abus de la justice rigoureuse qui m’était rendue ; et j’étais si convaincu de mon exactitude à cet égard, que, pour m’en faire un mérite auprès de Mesdames, pendant que mon adversaire allait renverser mon édifice à Versailles par un faux exposé, j’y envoyais de Paris à madame la comtesse de P… le mémoire et la note imprimés, et je lui écrivais la lettre suivante en action de grâces :
« Du 14 février 1772.
« Madame la comtesse,
« Je n’avais nul titre à vos bontés : cette considération augmente infiniment le prix du service que vous m’avez rendu, et celui du procédé obligeant qui l’accompagne.
« J’ai l’honneur de vous faire passer un de mes mémoires, dans lequel j’ai fait l’usage respectueux que madame Victoire a permis, de la justice qu’elle daigne me rendre, et de la lettre dont vous m’avez honoré. Il me reste à vous prier de mettre le comble à vos bienfaits, en assurant la princesse que je suis vivement touché de l’honorable témoignage qu’elle n’a pas refusé à un serviteur zèlé, mais devenu inutile. Il est des moments où la plus simple justice devient une grâce éclatante ; c’est lorsqu’elle arrive au secours de l’honneur outragé. Aussitôt que le jugement de ce procès m’aura permis de respirer, mon premier devoir sera de vous aller assurer de la respectueuse reconnaissance avec laquelle je suis, madame la comtesse, etc. »
Toutes les pièces justificatives du procès sont maintenant connues. En voici les suites :
Mon adversaire, croisant mon envoi, revient de Versailles aussi vite qu’il en était parti, fait tirer trente copies du billet des princesses, et les porte ou les envoie le soir même à tous les juges. Je l’apprends : je cours chez M. Dufour, notre rapporteur, qui me fait les plus vifs reproches de ma mauvaise foi. Mon adversaire avait dit partout que j’en imposais par de fausses lettres de protection ; que c’était ainsi que j’en usais toujours : et il en faisait tirer des conséquences à perte de vue, relativement à l’acte qui était l’objet de notre querelle. Pour toute réponse, je montre à M. Dufour les lettres originales dont j’étais porteur : il reste stupéfait. Dans son étonnement, il va jusqu’à douter de ce qu’il voit. Il confronte, il examine les écritures, et me dit enfin : Expliquez-moi donc, monsieur, ce que veut dire le billet de Mesdames que M. de la Blache montre partout ? Je lui fais, en tremblant d’indignation, le détail qu’on vient de lire.
En rentrant chez moi, je trouve une lettre de M. de Sartine. J’y vole : mêmes reproches, même justification. Je suis pourtant chargé, me dit-il, de demander au procureur général des requêtes de l’hôtel, qu’il fasse supprimer la note du mémoire ; je ne puis pas ne le pas faire. Et pour vous, je vous conseille d’aller promptement vous en expliquer avec madame la comtesse de P…
Pendant que les explications se faisaient à Versailles, l’affaire se jugeait à Paris ; on y supprimait ma note. Et moi, par respect, je gardai le silence sur ce bizarre événement, qui eût pu me faire le plus grand tort, si mes juges n’avaient pas senti que tout cela n’était qu’un jeu ténébreux de l’intrigue de mon adversaire.
On conçoit bien qu’il ne s’en tint pas là. Tout Paris fut trompé, tout Paris crut que j’avais supposé de fausses lettres de Mesdames ; au point que mes plus zélés défenseurs, pliant l’épaule, se bornaient à dire que cet incident n’avait aucun rapport au fond de notre procès.
Et moi, déchiré, déshonoré publiquement par le plus perfide enneni, mais retenu par mon respect pour Mesdames et par la circonspection qu’impose un procès entamé, je dévorais mes ressentiments ; je m’en pénétrais en silence ; chaque jour je les comptais par mes doigts, j’en repassais les titres ; et je le fais encore aujourd’hui, dans l’espérance que tout ceci ne sera pas éternel.
Mon adversaire une fois connu, je laisse à penser de quelle manière il usa depuis au parlement contre moi de ce prétendu désaveu des princesses. J’étais alors en prison par ordre du roi, à l’occasion d’une querelle sur laquelle l’autorité m’a depuis imposé le plus profond silence.
Le comte de la Blache, défigurant tout, me donnait pour un homme absolument perdu d’honneur et au-dessous du moindre égard : il citait en preuve mon emprisonnement ; il citait la note supprimée par les requêtes de l’hôtel ; il montrait à tous les conseillers du parlement le billet des princesses ; il allait jusqu’à citer les causes prétendues de mon renvoi honteux de Versailles. Plus les imputations étaient absurdes, moins il m’était permis de m’en justifier. Ce point de discussion était vraiment pour moi l’arche du Seigneur : je n’osais y toucher.
Pendant ce temps, on faisait circuler les infamies dans toute l’Europe, par le moyen de ces judicieuses gazettes dont madame Goëzman rapporte un si doux fragment : il n’y en avait pas une où je ne fusse immolé, diffamé. Dans le public j’étais un monstre, un serpent venimeux qui s’était joué de tous les principes : j’avais tout empoisonné, tout moissonné autour de moi ; j’étais un enragé qu’il fallait enchaîner à son grabat, ou plutôt étouffer entre deux matelas : ce que la justice allait ordonner, disait-on, avant peu.
Cependant on plaidait au palais, et le porte-voix du comte de la Blache, pour servir la haine de mon ennemi, chargeait ses plaidoyers des plus grossières injures, les ornait de misérables allusions sur ma captivité. Le sieur de Beaumarchais (disait-il), qui suivait les audiences des requêtes de l’hôtel, n’est pas ici, messieurs. L’avocat fut hué, son client méprisé ; mais je n’en perdis pas moins mon procès. Malgré les lois qui n’admettent point de nullités de droit, au grand étonnement de tous les jurisconsultes et négociants du monde, un arrêté de compte fait double entre majeurs, contre lequel on n’avait jamais osé s’inscrire en faux, sur l’avis de M. Goëzman le conseiller, en quatre jours de temps est annulé, sans qu’il soit besoin, dit-on, de lettres de rescision : comme si celui qui ne tient son ministère que de la loi pouvait s’élever au-dessus d’elle, et, s’érigeant en législateur, annuler, casser d’autorité un engagement civil et sacré !
Ce jugement n’est pas plus tôt prononcé, qu’on saisit mes meubles à la ville et à la campagne ; huissiers, gardiens, recors, fusiliers, s’emparent de mes maisons, pillent mes celliers ; mes immeubles sont saisis réellement ; le feu se met dans toutes mes possessions ; et, pour payer trente mille livres exigibles aux termes de ce fatal arrêt, qui m’en fit perdre cent cinquante mille par un miserable jeu d’huissiers, nommé poursuites combinées, revenus, meubles, immeubles, tout est arrêté ; l’on met sous la terrible main de justice pour plus de cent mille écus de mes biens ; on me fait en trois semaines pour trois, quatre, cinq cents livres de frais abusifs par jour ; il semble que le bonheur de me ruiner soit le seul attrait qui anime mon adversaire ; il le pousse même si loin, qu’on lui fait craindre que son acharnement ne devienne enfin aussi nuisible à ses intérêts qu’aux miens. On le voyait chaque jour au palais, suivant partout les huissiers, comme un piqueur est à la queue des chiens, les gourmandant pour les exciter au pillage ; ses amis mêmes disaient de lui qu’il s’était fait avocat, procureur et recors, exprès pour me tourmenter.
Outragé dans ma personne, privé de ma liberté, ayant perdu cinquante mille écus, emprisonné, calomnié, ruiné, sans revenus libres, sans argent, sans crédit, ma famille désolée, ma fortune au pillage, et n’ayant pour soutien dans ma prison que ma douleur et ma misère, en deux mois de temps, du plus agréable état dont pût jouir un particulier, j’étais tombé dans l’abjection et le malheur ; je me faisais honte et pitié à moi-même.
Ces murs dépouillés, ces triples barreaux, ces clameurs, ces chants, cette ivresse de l’espèce humaine dégradée, dont toutes les prisons retentissent, et qui font frémir l’honnête homme, me frappant sans cesse, augmentaient l’horreur de ce séjour infect ; mes amis venaient pleurer en prison auprès de moi la perte de ma fortune et de ma liberté. La piété, la résignation même de mon vénérable père, aggravaient encore mes peines : en me disant avec onction de recourir à Dieu, seul dispensateur des biens et des maux, il me faisait sentir plus vivement le peu de justice et de secours que je devais désormais espérer des hommes.
J’avais tout perdu ; mais mon courage me restait. J’essuyais les larmes de tout le monde en disant : Mes amis, cachez-moi votre douleur ; ne détendez pas mon âme, dont l’indignation soutient encore le ressort. Si je perds la mâle fierté qui lutte en moi contre l’humiliation, si le découragement me saisit une fois, si je pleure avec vous, c’est alors que je suis perdu. Eh quoi ! mes amis, si le degré de lumière qui devait éclairer mes droits a manqué à mes juges, si l’adresse de mes ennemis a surpassé mes forces, rougirez-vous de moi, parce qu’on m’a calomnié ? Dois-je périr en prison parce qu’on s’est trompé au Palais ? Triste jouet de la cupidité, de l’orgueil ou de l’erreur d’autrui, mon infortune ou mon bonheur seront-ils enchaînés à des événements étrangers ? Je n’aurais donc qu’une existence relative ! Ah ! qu’ils comblent mon infortune ; mais qu’ils ne se vantent pas d’avoir troublé ma sérénité ! J’ai beaucoup perdu pour les autres, et peu de chose pour moi ; mais quand ils m’auront bien accablé, la pitié succédant à la fureur, peut-être ils diront un jour : Ce n’était pas une âme méprisable que celle qui sut en tout temps se modérer, dédaigner l’outrage, affronter le péril, et soutenir le malheur.
Mes amis se taisaient, mes sœurs pleuraient, mon père priait, et moi, les dents serrées, les yeux fixés sur le plancher de mon horrible prison, j’en parcourais rapidement le court espace, en recueillant mes forces et me préparant à de nouvelles disgrâce : elles sont arrivées, et ne m’ont point étonné. Je sais les supporter : d’autres viendront après celles-ci ; je les supporterai encore, assuré que rien ne m’appartient véritablement au monde que la pensée que je forme, et le moment où j’en jouis.
Le plus incroyable procès criminel a couronné tant d’infortunes : et parce que M. Goëzman est un homme peu délicat, je me suis vu dénoncé par lui comme corrupteur et calomniateur ; et parce que c’est un homme peu réfléchi, il n’a pas prévu les conséquences d’une fausse déclaration et d’une dénonciation calomnieuse.
Vous m’avez encore dénoncé depuis, monsieur, comme un faussaire, par le compte insidieux que vous rendez à la nation, dans votre mémoire, des motifs de votre rapport au parlement. Vous m’avez dénoncé devant la nation comme un faussaire et un imposteur, dans ce même mémoire, en disant que j’avais supposé de fausses lettres de protection de Mesdames, etc. Tous ces faits étaient étrangers à vos défenses ; mais, emporté par la haine qui vous aveugle, vous n’avez pas réfléchi que si, poussant votre adversaire à bout, vous lui donniez l’exemple de sortir du fond de l’affaire pour examiner votre conduite, il vous écraserait à la première parole. Eh bien ! cette parole que je retenais depuis longtemps, et que vous avez provoquée à grands cris par tant d’horreurs, elle est enfin sortie de ma bouche.
Vous m’avez dénoncé comme faussaire ; je viens de me justifier. Moi, je vous dénonce à mon tour comme faussaire aux chambres assemblées, avec cette différence que vous n’aviez nullement besoin de m’accuser faussement pour vous justifier, et qu’il m’importe à moi de prouver les faux que vous avez faits dans la déclaration de le Jay, tant par le positif de ces déclarations, que par l’analogie de votre peu de délicatesse en d’autres circonstances.
Le défaut d’intérêt et la clandestinité sont les seuls vices qui rendent un dénonciateur odieux. Mon honneur offensé par vous sur tous les chefs me garantit du premier reproche ; et la publicité que je donne à mon attaque va me mettre à couvert du second.
Je suis poursuivi criminellement par-devant nosseigneurs du parlement, les chambres assemblées, sur une dénonciation que M. Goëzman a faite contre moi en corruption de juge. J’ai donné mes défenses, et les preuves les plus fortes de mon innocence existent dans l’instruction du procès qui s’en est suivi ; la cour décidera si M. Goëzman est aussi fondé qu’il le présume. L’honneur est aujourd’hui pour moi le principal objet de ce procès. Dans les défenses de mes adversaires, je suis qualifié des plus infâmes titres ; on y emploie contre moi les épithètes les plus abominables. Mon honneur, grièvement blessé, m’autorise donc à employer tous mes moyens pour repousser l’outrage par une défense légitime ; et je dois à mes juges de les éclairer sur le compte de mon dénonciateur. Il me combat avec des mots, je vais y opposer des faits ; et mes juges décideront de la valeur de nos défenses.
Antoine-Pierre Dubillon et Marie-Madeleine Janson, sa femme, ont imploré les bontés de M. l’archevêque de Paris par le mémoire ci-joint (signé d’eux, et les faits y contenus attestés au bas par madame Dufour, maîtresse sage-femme, qui a accouché ladite femme Dubillon), dans lequel ils le supplient de subvenir aux frais de cinq mois de nourriture qu’ils doivent à la nourrice de Marie-Sophie, leur fille, disant qu’ils n’ont recours à la charité de ce prélat que parce que M. Goëzman, parrain de leur fille, n’a eu aucun égard de leur situation, malgré la promesse formelle qu’il leur avait faite de pourvoir à l’entretien de cette enfant.
J’ai voulu savoir s’il était vrai que ce magistrat, qui refusait ses secours à ces infortunés, eût une raison aussi forte pour devoir leur être utile : j’ai été à la paroisse de Saint-Jacques de la Boucherie, j’y ai levé l’extrait baptistaire ci-joint. On sera sans doute aussi étonné que je l’ai été moi-même d’y voir : Louis Dugravier, bourgeois de Paris, y demeurant rue des Lions, paroisse Saint-Paul, parrain de Marie-Sophie. Serait-il possible que M. Goëzman, qui se pare de tant de vertu, se fût joué du temple de Dieu, de la religion, et de l’acte le plus sérieux, sur lequel est appuyé l’état du citoyen, en signant Louis Dugravier, au lieu de Louis Goëzman, et y ajoutant un faux domicile à un faux nom ?
Je joins ici les pièces[3] justificatives, et je n’étends point mes réflexions, pour qu’on ne taxe pas de haine et de vengeance une dénonciation qui est pour moi un point essentiel de défense. J’ai été moi-même injustement dénoncé, accablé d’injures les plus grossières, et de reproches aussi mal fondés qu’étrangers au fait pour lequel on m’a dénoncé. J’use de tous mes moyens pour me défendre. Je découvre un fait qu’il importe à mes juges et au public de savoir ; je le dénonce à M. le procureur général, pour me servir en tant que de besoin dans le procès intenté contre moi par-devant les chambres assemblées : il en fera l’usage que sa prudence et son exactitude connues lui dicteront.
« Je supplie mes juges de me pardonner si j’ai été obligé de leur envoyer à tous ma requête d’atténuation, sans qu’elle fût signée d’un avocat titulaire. À l’heure que je distribue ces mémoires, je n’ai pas encore de signature, malgré mes prières, mes efforts, et les ordres signés et réitérés de M. le premier président. J’aime mieux commettre une légère irrégularité, que de courir le risque d’être jugé sans que tous mes juges aient lu ma requête d’atténuation. »
- ↑ Pendant qu’on imprime, j’apprends que le commis de le Jay vient d’être confronté avec madame Goëzman, et qu’entre plusieurs écritures qu’on lui a présentées, il a très-bien reconnu celle dont fut tracée la minute de la première déclaration qu’il a copiée. Mais, au grand étonnement de tout le monde et au mien (car j’avoue que je ne m’y attendais presque pas), cette écriture s’est trouvée être celle de prænobilis et consultissimus Ludovicus Valentinus Goëzman. Et voilà comment tout ce que je débats devient inutile, à mesure qu’on suit l’instruction.
- ↑ J’ai fait vœu de répondre à tout. Dans une de ces gazettes de Hollande, dont on vient de m’envoyer l’extrait,
le scrupuleux nouvelliste s’explique en ces termes, à la date du 7 décembre 1773.
« Ce n’est point sans surprise que l’auteur de cette gazette s’est vu citer dans une note à la page 66 du Supplément au mémoire a consulter du sieur Caron de Beaumarchais, pour un fait dont il n’a jamais parlé. Il somme le sieur de Beaumarchais de désigner le numéro où il prétend que s’est trouvée la fausse anecdote, que lui-même peut-être eût souhaité y voir insérée. Ce plaideur inquiet, qui semble avoir l’art funeste d’envelopper tout le monde dans ses tracasseries, n’aurait-il pas dû craindre qu’une citation, si aisée à convaincre elle-même de fausseté, ne fît très mal augurer du reste des assertions contenues dans son mémoire ? »
Il est juste de donner satisfaction au gazetier, qui me fait l’honneur de me sommer. Le trait qui paraît le blesser a été puisé dans la Gazette de la Haye, du vendredi 23 juillet 1773, no 88. Je copie, la gazette à la main.
« M. de Beaumarchais a été décrété d’ajournement personnel ; Bertrand Dairolles, Provençal, faisant toutes sortes d’affaires, a été décrété d’assigné pour être ouï, et le Jay décrété de prise de corps : on ne sait point ce que tout cela deviendra. Ce qu’il y a de très-sûr, c’est que madame Goëzman, anciennement actrice à Strasbourg, où M. Goëzman l’épousée, dans le temps qu’il était au conseil supérieur de Colmar, vient d’être enfermée dans un couvent. » - ↑ L’extrait baptistaire de Marie-Sophie, et le placet de Pierre Dubillon et sa femme, père et mère de Marie-Sophie, attesté par la dame Dufour, maîtresse sage-femme, dont le double a été présenté à M. l’archevêque.