Œuvres complètes (M. de Fontanes)/Discours à l’occasion des drapeaux, etc.

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DISCOURS


PRONONCÉ PAR LE PRÉSIDENT DU CORPS LÉGISLATIF


À L’OCCASION


De la présentation faite à cette assemblée


DES DRAPEAUX ENVOYÉS


PAR L’EMPEREUR,


Séance du 11 mai 1806.




Messieurs les Orateurs du Conseil d’État,


Il était juste aussi qu’en distribuant à tous les grands corps de l’État les drapeaux conquis par nos braves armées, le vainqueur n’oubliât pas l’enceinte où se rassemblent tous les députés de ce peuple qui donne son sang et ses subsides pour la gloire du trône et la défense de la patrie. Le conquérant vient déposer, en ce jour, une partie de ses trophées devant cette même statue que nous érigions l’année dernière au législateur. Il semble nous dire, par cet hommage d’un genre nouveau, que l’art de vaincre à ses yeux n’est rien sans l’art de gouverner.

À toutes les nobles idées qu’ont déjà fait naître ailleurs de semblables cérémonies, se mêle ici pour nous un intérêt plus vil et plus touchant. Les étendards qui nous sont offerts sont ceux-là mêmes qu’enlevèrent aux ennemis les bataillons commandes par deux illustres généraux qui sont nos collègues[1]. Un tel choix manifeste à notre égard l’attention la plus honorable, et le Corps législatif, en suspendant ces étendards autour des murs qu’il habite, va, pour ainsi dire, s’environner de sa propre gloire.

Ce Corps, dont j’ai l’honneur d’être l’organe, n’était point réuni quand une campagne de six semaines a changé l’état de l’Europe. Il n’a donc pu faire entendre sa voix dans cette première ivresse du succès qui favorise l’éloquence et l’enthousiasme. Les éloges seraient aujourd’hui sans but, et cette pompe serait superflue, s’il ne fallait y rappeler qu’une de ces victoires ordinaires qui restent sans influence, et méritent à peine un souvenir. La gloire des triomphes militaires s’estime par les résultats qu’elle produit ; plus ils se développent, et plus elle augmente. À ce titre on célébrera toujours avec une admiration nouvelle cette bataille d’Austerlitz qui a repoussé les Russes dans leurs déserts, et qui, suivant les premiers orateurs anglais eux-mêmes[2], a séparé, comme autrefois, la Grande-Bretagne du reste du monde.

Combien l’aspect de ces drapeaux retrace à nos yeux d’événements mémorables ! À quelle époque le génie de la guerre a-t-il montré plus d’audace et de combinaisons ? Comment cette armée, que je cherche encore aux rives de la Manche, est-elle déjà campée sur les bords du Danube ? Quel général fut mieux éclairé par cet instinct merveilleux que ne peut comprendre la raison vulgaire, et qui est le secret des grands hommes ! C’est en vain que le héros s’éloigne des côtes de l’Angleterre, il ne les perd jamais de vue ; il précipite sa marche, un mois s’écoule à peine : et Londres est à demi vaincue dans les murs de Vienne. Il a prédit avant son départ ses succès et toutes les fautes de ses ennemis. Il fait entrer dans ce calcul et la rapidité de sa marche et la lenteur de leurs mouvements et l’incertitude de leurs conseils et la constance des siens, et surtout la vieillesse de leurs habitudes et la nouveauté de ses entreprises.

Oserai-je le dire cependant ? ce génie militaire, si profond quand il conçoit, si hardi quand il exécute, trente mille hommes mettant bas les armes, Vienne ouvrant ses portes, deux cours alliées confondues, des trônes élevés et détruits, tous ces prodiges ne sont pas ce que j’admire davantage. C’est là ce que l’Univers attendait d’un si grand capitaine : mais ce qui m’étonne véritablement, c’est de ne voir jamais les affaires civiles négligées dans le tumulte des armes, c’est de retrouver le père de la patrie jusque dans les champs du carnage.

Du haut de ce bivouac, où placé à trois cents lieues de sa capitale, il observe les fausses manœuvres de ses ennemis et marque leur défaite, son œil, qui embrasse l’Europe entière, distingue, au fond des provinces les plus reculées de la France, les moindres détails du gouvernement intérieur. Il porte toutes les idées d’ordre public au milieu de la licence des camps. Il administre en même temps qu’il combat. Le soir d’une victoire, il fonde des écoles pour l’étude des lois. Avant de livrer la bataille, il avait ordonné la fête qui devait célébrer le triomphe.

Nous apprenons tout à coup que de nouveaux embellissements sont préparés pour nos villes, que des canaux se multiplient pour les besoins des campagnes, que les fabriques nationales sont encouragées. que nos arsenaux se réparent, que nos hôpitaux s’enrichissent, et ces décrets bienfaisants sont datés du palais de Marie-Thérèse, ou de cette tente à demi déchirée qu’il habite au milieu des orages, de l’hiver et des frimas de la Moravie. Les délassements de l’esprit se joignent même aux occupations guerrières. Un jeune talent s’élève, il le récompense : une doctrine funeste est publiée, il la condamne avec les ménagements convenables pour le nom de l’auteur ; et, devant les trônes que son courage vient d’ébranler, sa haute sagesse proclame les idées morales et religieuses qui les raffermissent.

En un mot, à chaque poste militaire où il s’arrête un moment, je le vois signer quelques lois sages, méditer quelques travaux pour les jours de la paix, comme s’il était assis tranquillement au milieu de son conseil.

Voilà ce qu’il est rare de trouver dans la vie des conquérants, et voilà ce que les députés du peuple aiment à louer dans leur Monarque. Redisons-le à nos ennemis du haut de cette tribune ; il est aussi propre aux vertus pacifiques qu’aux vertus guerrières. S’il était bien connu d’eux, s’ils entendaient surtout leurs véritables intérêts, le traité qui désarmera l’Europe serait bientôt conclu. Pourquoi veulent-ils éternellement provoquer à la guerre celui qui en possède tous les secrets ? Eux-mêmes, par leurs attaques inconsidérées, fortifient sa puissance ; c’est à l’aide de leurs faux calculs que s’est élevé l’édifice toujours croissant de sa fortune et de ses hautes destinées. Plus ils prétendront resserrer ses frontières, et plus il les agrandira. Leurs vaisseaux à la vérité voyagent sur toutes les mers ; mais il les repousse de tous ses ports, et pour armer contre eux tous les rivages, il renferme peu à peu des mers dans les limites de son vaste Empire ! Ah ! puissent-ils enfin permettre à ce courage invincible de s’arrêter lui-même où la nature des choses et l’intérêt de l’avenir doivent lui indiquer les bornes de sa domination naturelle ! Qu’ils ne le forcent point d’enfanter encore une de ces pensées par qui change le sort des Empires ; ils ont assez senti son ascendant, et sans doute ils ne voudront plus qu’il leur prépare, comme dans les champs de Marengo ou d’Austerlitz, une de ces journées fécondes en changements pour plus d’un siècle.

Je trouve, dans cette cérémonie même, tout ce qui confirme ces grandes vérités : le trône de Naples tombe, et du fond de ses ruines s’élève un cri contre ses alliés, qui le livrent, en fuyant, au juste courroux d’un vainqueur qu’indigne la foi violée.

Malheur à moi, si je foulais aux pieds la grandeur abattue ! Plus j’ai de plaisir à contempler tous ces rayons de gloire qui descendent sur le berceau d’une dynastie nouvelle, moins je veux insulter aux derniers moments des dynasties mourantes. Je respecte la majesté royale jusque dans ses humiliations, et, même quand elle n’est plus, il reste je ne sais quoi de vénérable dans ses débris. Mais l’histoire est pleine de ces grandes catastrophes : partout la force et l’habileté saisissent les sceptres que laissent tomber la faiblesse et l’imprudence ; et, si ces nouveaux jeux de la fortune font couler les larmes des rois, celles des peuples seront au moins essuyées. Oui, cette ville, que les volcans dont elle est voisine agitèrent moins que ses révolutions politiques, va respirer sous un gouvernement paternel.

La France lui fait un don inestimable, en lui envoyant un prince qui montra toutes les vertus privées dans la retraite, toutes les lumières et tous les talents dans les négociations, à la tête des conseils, dans les assemblées du sénat, et qui, dès qu’il a paru sur le théâtre de la guerre, a prouvé que l’héroïsme est un apanage de son nom. Il va donner au plus beau pays de l’Europe des mœurs nouvelles. Il y secondera la nature qui à tout fait pour y rendre les hommes heureux. Il régnera, et les bénédictions de ses sujets légitimeront tous ses droits ; car j’aime à le dire en finissant : à l’aspect de ces drapeaux, devant ces braves qui ne me désavoueront pas, et surtout aux pieds de cette Statue qu’on invoque toutes les fois qu’il faut parler de la gloire, j’aime à dire que l’amour et le bonheur des peuples sont les premiers titres à la puissance ; que, seuls, ils peuvent expier les malheurs et les crimes de la guerre, et que, sans eux, la postérité ne confirmerait pas les éloges que les contemporains donnent aux vainqueurs.



  1. M. le maréchal Masséna, M. le général Oudinot.
  2. Lisez les discours de MM. Windham et Fox dans les dernières séances du parlement d’Angleterre. C’est maintenant, disent-ils, qu’on peut nous appliquer ce vers de Virgile :

    Et penitùs toto divisos orbe Britanno