Œuvres complètes (M. de Fontanes)/La Maison rustique/Chant III

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Œuvres de M. de FontanesL. Hachettetome 1 (p. 241-265).

LA MAISON RUSTIQUE.


CHANT TROISIÈME.


LE PARC.


 Heureux qui, tour-à-tour jardinier et poète,
Décore en la chantant une aimable retraite !
Il ne consulte point Le Nôtre ou Whately.
Un terrain que lui-même a sans peine embelli,
Un peu d’eau, quelques fleurs, de beaux fruits, un bocage,
Voila tout ce qu’il aime, en faut-il davantage ?

 Si pourtant la fortune, ou la faveur des rois,
Vous donna des trésors ou d’illustres emplois,
Alors de plus d’éclat entourez votre asile.
C’est en vain que, flattant un vulgaire imbécille,
De nos Mazaniels le délire nouveau
Veut ranger les humains sous le même niveau.
Malheur aux nations qu’éblouit la chimère
De ce dogme insensé dont l’envie est la mère !
Toi qu’accuse l’orgueil d’un sophiste effronté,
Ô des biens et des rangs sage inégalité,
On ne peut te bannir de l’état le plus libre,
Et du corps social tu maintiens l’équilibre.
Sur la pierre ou le tronc qui lui servait d’autel
Le dieu Terme eut jadis un culte solennel ;

Rendons-lui ses honneurs, désarmons sa colère ;
Mais qu’en nous accordant son appui tutélaire,
Ce Dieu muet et sourd, par d’heureuses rigueurs,
Divise les enclos, sans diviser les cœurs ;
Et que de la Pitié l’attendrissante image
Reçoive, auprès de lui, nos dons et notre hommage.

 Tout rang à ses devoirs, tout homme à ses destins :
À l’humble ami des champs, il faut d’humbles jardins ;
Le parc majestueux convient à l’opulence.

 Je veux que, déployé dans un espace immense,
Le parc autour de lui rassemble tous les arts,
Et de son noble aspect étonne mes regards.
Dès que les étrangers le verront apparaître,
Il doit leur annoncer la grandeur de son maître.
S’il montre avec orgueil, au penchant d’un coteau,
Un vieux bois dont le front couronne un vieux château,
S’il domine un beau fleuve, et, de lierre entourées,
Si d’anciens écussons quelques tours sont parées,
Je m’arrête, et m’écrie : Habitiez-vous ici,
Ô Dunois ! ô Nemours ! ô Bayard ! ô Couci !
Salut, mânes sacrés ! héros chers à la France !

 Cependant je m’approche, et je rêve en silence
Au pied de ces donjons, consacrés autrefois
Par d’illustres amours ou d’illustres exploits ;
J’entre au fond des bosquets : déjà le jour s’abaisse,
La nuit vient, je suis seul, et dans cette ombre épaisse
L’oreille du poëte entend de tous côtés

Des chants mystérieux ou des cors enchantés.
À ce magique son, sur les hauteurs voisines,
Soudain m’ont apparu d’aimables héroïnes ;
Leurs fantômes légers volent devant mes pas :
C’est Sorel dont la voix guidait Charle aux combats,
C’est Étampe et Diane auprès de Gabrielle.
Sous les rayons tremblants de la lune infidèle,
Je les vois tour à tour se montrer, se cacher,
Reparaître, et s’enfuir, quand je crois les toucher ;
Je me fatigue en vain sur leur trace riante.
Est-ce le doux zéphir, ou leur robe ondoyante,
Qui fait frémir la feuille, et glissant dans les airs,
Murmure autour de moi sous ces berceaux déserts ?

 Tel est des vieux manoirs le charme et la puissance ;
Leur fière antiquité fait leur magnificence.
Que de larges couverts étendus à l’entour,
Quand je sors du château, me dérobent au jour !
Entre les verts tilleuls, à la rose mêlées
Les fleurs du seringat parfument les allées :
Un sentier spacieux accueille mes amis,
Et sur un fin gravier mes pas sont affermis.
Rien ne gêne ma route, et d’espace en espace
Ma paresse rencontre un banc qui la délasse.
Je reprends mon chemin, et m’avançant toujours,
Je me suis enfoncé, de détours en détours,
Dans quelque bois profond chargé de noirs feuillages ;
Je vois fuir le château, les fermes, les villages ;
Je me croirais perdu loin du monde habité,
Si tout-à-coup, au creux d’un vallon écarté,

Io, de la clochette à son cou suspendue,
Ne faisait retentir cette sombre étendue.

 Ainsi les plus beaux parcs sont de vastes forêts ;
Le temps qui vieillit tout rajeunit leurs attraits.
Compiègne et Saint-Germain, c’est vous que j’en atteste.
Et toi, Fontainebleau ! site encor plus agreste,
Qui sous tes hauts abris m’égaras tant de fois !
J’admire ces donjons bâtis par les Valois,
Ces créneaux qui de loin, perdus dans le nuage,
Du palais de Fingal semblent offrir l’image.
Mais que j’aime bien mieux les sauvages beautés
De tes bois qu’Henri-Quatre a souvent fréquentés,
Et ces pins dont le deuil a noirci les collines
D’où s’échappe ta source en ondes cristallines !
À travers ces taillis et ce sable mouvant,
Aux gorges de Franchard je parviens plus avant ;
Terre dans le cahos de ces roches bizarres
Où rampent tristement quelques arbustes rares.
Eh quoi ! presqu’à leurs pieds, une brillante cour
Mène en pompe les arts, les plaisirs, et l’amour !
Jamais la pénitence, en des lieux plus arides,
N’a caché de Bruno les sombres thébaïdes.
Là, d’un monde écroulé, je crois voir les débris.
Souvent le voyageur arrivé de Paris,
Vient de ces noirs rochers parcourir le dédale ;
Et tout plein des splendeurs de la ville royale,
Muet, il contempla d’un œil épouvanté
Ce grand désert voisin de la grande cité.


 Mais ces bois qui du trône ont accru l’héritage,
D’un sujet, quel qu’il soit, ne sont point le partage ;
Et de moindres forêts sur-ont vous plaire encor.
Ne les dégrades point, ménagez leur trésor.
Que toujours, s’entourant d’une race nombreuse,
Dodone élève en paix sa tête vigoureuse,
Et livre à vos foyers ses bienfaits renaissants.
Abattez sans détruire, et plantez tous les ans.
Tel Sully gouverna ses forêts paternelles ;
S’il condamnait au fer leurs tiges les plus belles,
Il t’en portait le prix, ô Bourbon ! ô grand roi !
Et payait tes soldats aussi pauvres que toi.
Que des Grands à l’état le luxe soit utile.

 Voulez-vous qu’en tout temps ce pompeux domicile,
Ce parc que vous ornez, intéresse vos yeux ?
Occupez sagement vos jours laborieux.
Gouvernez les moissons, présidez aux vendanges,
Surveillez vos pressoirs, vos bercails et vos granges.
Lorsque Montmorency, fameux sous quatre rois,
Fut par l’exil enfin puni de ses exploits,
Aux murs de Chantilly suspendant sa cuirasse,
Il ne murmura point d’une injuste disgrâce,
Et, noble laboureur, comme les vieux romains,
Il cultiva les champs défendus par ses mains.
Ces travaux ont leur charme, et sous un toit tranquille,
Le plaisir règne aux champs aussi bien qu’à la ville.

 Quand des astres plus doux, tempérant les chaleurs,
Ont ramené l’automne aux changeantes couleurs,

Diane à ses combats invite votre audace.

 Déjà, dans les enclos préparés pour la chasse,
Les hôtes de ces bois sont par vous renfermés.
De serpolet, de thym ces gazons parfumés
Tapissent la garenne où s’agite ans cesse
Du fièvre emprisonné l’inutile vitesse :
Un mur retient l’essor de ses pas vagabonds.
Dans ce taillis voisin, m’amusant par leur bonds,
Des daims et des chevreuils les douces colonies
S’égarent au hasard, ou paissent, réunies ;
Des biches sont plus loin, et le roi leur époux
Lève un front couronné qui les domine tous.
Innocentes tribus qu’en ces lieux on rassemble,
Hâtez-vous de jouir, de folâtrer ensemble,
Multipliez vos jeux, vos courses, vos festins,
Charmez par vos amours vos rapides destins ;
J’entends déjà les cris de la même affamée.

 Toujours par les héros la chasse fut aimée.
Mais s’il est glorieux d’accompagner leurs pas
Dans ce noble exercice, image des combats,
Ce n’est point quand des bois le monarque paisible
Vaincu, pleure aux genoux du veneur insensible ;
C’est quand la force et l’art, au fond de ces halliers,
Frappent d’un coup mortel les hideux sangliers ;
C’est quand le loup gorgé du sang de ses victimes
Vient devant le bercail expier tous ses crimes.

 Le renard moins haï n’est pas moins dangereux ;

Sa force est dans la ruse, et les vols sont ses jeux ;
Ainsi que les brigands, il aime les ténèbres.
Les attentats du fourbe au hameau sont célèbres ;
Autour de l’humble ferme il a rôdé sans bruit ;
Et lorsque, mesurant les heures de la nuit,
Les cris aigus du coq au loin se font entendre,
Il médite le meurtre, il s’apprête à surprendre
La poule, dont le sein couve en paix ses petits
Qui de l’œuf entr’ouvert sont à peine sortis.
Il entre, égorge tout, ses meurtres sont sans nombre,
Il les transporte au loin, favorisé par l’ombre,
Rentre encore, et trainant son horrible butin,
N’interrompt sa fureur qu’au retour du matin.
Tel on peint ce brigand terrassé par Alcide,
Le difforme Cacus, dans son autre homicide
Dérobant, loin du jour, les hommes, les troupeaux :
Au seuil de l’antre affreux pendent les noirs lambeaux
Et des corps tout sanglants, et des têtes meurtries,
Dont le monstre affamé repait ses barbaries.
Le sol qu’aux environs charge un air infecté,
D’un carnage récent est toujours humecté.

 Venez, jeunes chasseurs ! protégez la chaumière
Contre cet ennemi que maudit la fermière !
Du terrier qu’il creusa reconnaissez l’abord.
Trop heureux si vos chiens l’ont surpris dans son fort !
Que les hardis bassets en assiègent l’entrée :
La tortueuse enceinte est par eux pénétrée ;
La forme de leurs pieds a servi vos desseins.
Si, las d’exécuter ses nocturnes larcins.

Le traitre est endormi, vous le vaincrez sans peine,
Son sommeil est profond ; mais s’il court dans la plaine,
Il fatigue la meute aboyant à grands cris,
Il va, revient, s’échappe, et d’abris en abris,
Aux plus épais buissons cherche une étroite issue :
C’est en vain, on l’y suit, et sa fraude est déçue.
Qu’importe sa vitesse et son art renommé ?
Il revole à son gite, et son gîte est fermé.
Il fuit encore, il fuit quand, sous l’œil qui la guide,
La balle, qui fend l’air, l’atteint d’un plomb rapide ;
Il tombe : les hameaux, vengés et satisfaits,
Triomphent de sa perte en contant ses forfaits.
Puisse le même sort atteindre ses semblables !

 Il est dans les forêts des hôtes plus aimables,
Dont le vol, le plumage, et le chant varié
Au chasseur inhumain demandent la pitié.
Laissez-les, près de vous, se jouer sans contrainte.
Rappelez-vous Julie, et la tranquille enceinte
Où sa main libérale attirait les oiseaux ;
Ils y trouvaient des fleurs, de la mousse et des eaux ;
Jamais rien n’y troubla leurs riants badinages,
Le secret de leurs lits, la paix de leurs ménages ;
Ils se fiaient à l’homme, et, sans craindre ses fers,
Vivaient à ses côtés comme au fond des déserts.
Rendez-moi ce bosquet : là, sous l’obscure voute,
Quand l’aube a reparu, je m’assieds et j’écoute,
Et des chantres ailés errant dans ces forêts,
L’orchestre harmonieux s’approche de plus près.
Quel barbare oiseleur, dans la saison nouvelle,

Pourrait ensanglanter le nid de Philomèle,
Rendre muets les bois, les grottes d’alentour,
Et ravir au printemps le chantre de l’amour ?

 Aimez donc les oiseaux : dans vos vertes charmilles,
Loin du tube homicide, appelez leurs familles ;
Jouissez de leurs jeux et de leurs doux penchants,
Des nids et des amours, des hymens et des chants.
La retraite avec eux n’est jamais solitaire ;
Ces fils légers du ciel, empressés à vous plaire.
Vont payer à l’envi par les sons les plus doux
Cette hospitalité qu’ils reçoivent de vous.
Sitôt que la froidure engourdit et resserre
Les germes paresseux renfermés sous la terre,
Répandez quelques grains aux portes des bosquets.
Si la mère commune en ses riches banquets
Voulut au premier rang placer la race humaine,
Qu’aux êtres moins chéris vos mains s’ouvrent sans peine
Écoutez ce récit dont la naïveté
Pourra du froid censeur blesser la dignité,
Mais que, chez l’Écossais, la nourrice fidèle
Chante à ses jeunes fils qui pleurent autour d’elle.

 Jadis fut un enfant, qui, dans un bois prochain,
Voyant le Rouge-gorge affligé par la faim,
Consola sa misère en des jours de froidure.
Tous deux ils partageaient la même nourriture,
Dans l’eau du même vase ils s’abreuvaient tous deux :
Chaque jour, à la voix d’un hôte généreux,
L’indigent Rouge-gorge accourant avec joie

Dans le sein qu’il chérit venait chercher sa proie,
Et disputait souvent aux lèvres d’un ami
Le pain ou les fruits secs dévorés à demi.
Mais le printemps renait : l’oiseau dans la campagne
Quitte enfin son ami pour revoir sa compagne.
L’enfant l’appelle encore, et le cherchant toujours,
Retourne au fond ds bois vers la fin des beaux jours
Là, d’un tuteur avide il éprouve la rage,
Et tombe massacré sur l’aride feuillage.
L’oiseau, qui du taillis parcourait l’épaisseur,
Reconnut dans son vol son jeune bienfaiteur ;
Il s’arrête, et couvrant ces dépouilles si chères
Et de mousse séchée et de feuilles légères,
Il meurt près de l’enfant dont la main l’a nourri.
De leur trépas commun l’Écossais attendri
Respecte encor les jours du Rouge-gorge aimable.
Soyons enfants aussi : c’est le but de ma fable.

 Si les bois sont d’un parc le premier ornement,
L’éclat, le bruit des eaux, leur fécond mouvement,
Seuls donneront la vie à ce beau paysage.
J’ai déjà peint leurs dons, j’en ai montré l’usage :
Mais vous pouvez ici, par de plus grands effets,
Développer leur charme ainsi que leurs bienfaits.
Loin de moi ces étangs à l’aspect monotone,
Et l’air qui s’en exhale au retour de l’automne
Que le morne pêcheur à sa ligne attaché
Porte ailleurs des plaisirs dont je suis peu touché.
Si l’eau n’a point de cours, l’eau doit être bannie.
J’ai vu, je m’en souviens, aux champs d’Occitanie,

L’orgueilleuse Garonne, en partageant ses eaux,
D’un parc qu’elle embellit traverser les berceaux.
Du haut des belvéders les nobles châtelaines
Souvent tournent les yeux vers ces barques lointaines
Qui courent échanger les trésors des deux mers,
La voile dont les plis se gonflent dans les airs,
Un flot pur, un beau soir, la rame balancée,
Le repos et le bruit, tout plait à la pensée.
Mais, quel que soit l’attrait de ce tableau mouvant,
Aux parcs les plus fameux il manqua trop souvent ;
Et si le dieu du fleuve est loin de vos domaines,
Guidez vers vous, du moins, la nymphe des fontaines :
Ses flots sont moins pompeux, son cristal est plus frais,
Et l’art embellira ses rustiques attraits.

Reviens près de cette onde, aimable Poésie
Qui célébrais jadis Vaucluse et Blandusie !
Blandusie et Vaucluse avaient moins de clarté.
Ici, la rêverie attend l’homme enchanté ;
Il s’arrête, il s’assied, repose, et sur la rive
Dans un vague abandon flotte l’âme pensive.
D’une eau qui toujours fuit le sourd frémissement
Me berce, me distrait, m’agite doucement.
Alors, suivant le cours de la vague incertaine,
L’imagination au hasard se promène ;
L’espoir, les vœux trompés, les volages amours,
Et les tendres regrets et les premiers beaux jours,
Mille doux souvenirs, fugitives images,
Et ces illusions qui suivent tous les ages,
Et de la vie enfin les mobiles tableaux,

Glissent sur la pensée aussi prompts que les flots.
Le saule échevelé sur ces ondes s’incline.

 Si, non loin de leurs bords, et s’allonge et domine
Un érable, un vieux chêne au tronc chargé de nœuds
Respectez leur grand âge et leurs flancs caverneux.
De mousse et de limon leurs racines chargées
Par l’onde infatigable à demi sont rongées ;
Leur cime est verte encore, elle croit, s’épaissit,
Se prolonge aux deux bords des flots qu’elle noircit,
Et ne laisse échapper, sur le ruisseau plus sombre,
Que de pales clartés qui vacillent dans l’ombre.
Là, qu’un siège sans art m’invite à m’approcher.
Peut-être la nature, au creux de ce rocher,
Tailla grossièrement quelque grotte sauvage ;
C’est à vous aujourd’hui d’achever son ouvrage.
Formez, sous cette voûte inconnue au soleil,
La grotte de l’amour, ou l’antre du sommeil,
Et que sur les cailloux l’onde y coule et serpente.

 Laissez-lui quelquefois développer sa pente,
Quelquefois d’un obstacle embarrassez son cours :
Le ruisseau s’en indigne, et grossissant toujours,
Monte, écume, et se brise, et se roule en cascade,
Et du bruit de sa chute enchante sa naïade.

 J’irai, quand Sirius rougit le firmament,
Quand la plaine est sans ombre, et l’air sans mouvement,
J’irai, je goûterai ta fraîcheur souterraine,
Grotte mystérieuse où le jour entre à peine !

Aimable obscurité ! puissent dans tous mes sens
Se glisser la vapeur de ces flots jaillissants !
Que leur murmure est doux ! ô combien ils me plaisent
Ces humides échos qui jamais ne se taisent !
Tel, Ovide nous peint des plus riches couleurs
L’abri de cette grotte où, fuyant les chaleurs,
Jadis venaient Diane et ses vierges fidèles
Jouer dans le cristal d’une eau pure comme elles.
Croirai-je au châtiment du chasseur indiscret
Qui de leur bain modeste a trahi le secret ?
La pudeur à ses droits, respectons ses mystères ;
Mais que les Déités ne soient plus si sévères !

 Un beau parc est des Grands l’ordinaire séjour ;
Le luxe est fait pour eux, il convient à leur cour.
Je veux y voir le goût éclairer l’opulence.
À la voix de Mansard la colonne s’élance,
Et donnant plus de grâce et de pompe au château,
Des replis de l’acanthe orne son chapiteau.
Là viendront à la fois, sans jamais se confondre,
Du parc, en un seul point, les aspects correspondre.
À l’œil comme à l’esprit tout plait par l’unité :
D’un drame et d’un poëme elle accroît la beauté ;
Je veux qu’elle orne aussi les jardins que je trace.
Artistes, venez tous ! c’est ici votre place ;
Venez : que vos travaux soient encor secondes
Et par d’autres Louis et par d’autres Condés.
N’allez donc point offrir, dans de vains paysages,
Des fermes, des hameaux les bizarres images.
Sommes-nous chez Mopsus, ou Ménalque, ou Mœris ?

Du palais d’Apollon élevez les lambris ;
Ouvrez-moi les bosquets où ce Dieu se repose :
Peignez-moi les héros et leur apothéose.
Étonnez, mais charmez : que tout plaise à mes yeux ;
Les Grâces dans l’Olympe habitent près des Dieux.
Faites jouer l’Amour au milieu des trophées ;
Rappellez-moi ces temps où d’amoureuses fées,
Vers un château lointain entraînant un héros.
Tentaient de l’endormir dans les bras du repos :
Les déserts étonnés fleurissaient autour d’elles.
Artistes des jardins, ce sont là vos modèles !
Voyez sous cet ombrage errer de toutes parts
De magiques esprits, emblème des beaux arts.
Ils animaient les bois, les rochers, les fontaines,
Faisaient vivre le bronze, et parler ces syrènes
Dont le sein demi-nu s’élevait sur les eaux :
Le Tasse et l’Arioste ont créé vos tableaux.
Déjà vous accourez : nos vieux parcs vous implorent ;
De sacrilèges mains partout les déshonorent :
Hélas ! Sceaux disparut, Anet a succombé,
Marly même, ô regrets ! sous le fer est tombé ;
Versaille étale au loin sa grandeur désolée,
Comme un reine en deuil qui, d’un crêpe voilée,
Vers Thèbe, ou Babylone, ou Palmire, ou Memphis,
Couvrirait de ses pleurs le tombeau de son fils.
Rendez à ces beaux lieux leur première jeunesse ;
Que d’un siècle immortel la splendeur y renaisse.
Beau Siècle, est-on français, lorsqu’on t’ose insulter ?

 J’aime (dut Gérardin contre moi s’irriter !)

Ces vieux parcs dont Le Notre inventa l’ordonnance ;
J’aime leur dessin pur et leur riche élégance,
Leur imposant abord, les doubles rangs d’ormeau
Qui dirigent nos pas vers ces nobles châteaux,
Où l’hospitalité, comme aux siècles antiques,
Semblait de son palais élargir les portiques,
Et découvrait de loin à l’œil du voyageur
L’asile du repos et celui de l’honneur.
Je retrouve en ces lieux les mœurs de nos ancêtres ;
Leur dignité brillait sous leurs abris champêtres :
Tout y fut régulier, sage, élégant comme eux.
Je ne dédaigne point, ainsi que leurs neveux,
Ces hauts murs de charmille à la verte fourrure,
Qui du vent de l’automne écartaient la froidure.
Je fais plus : je réclame, au lieu d’arbres lointains,
La treille aux pampres verts, doux abri des festins,
Ces salons de verdure, où la famille entière
En cercle allait jouir de l’ombre hospitalière ;
Le sol, le sable uni, cher aux pieds du vieillard,
Et ces bosquets en dôme arrondis avec art,
Qui jusqu’à l’horizon, sous leur voûte enfoncée,
Prolongeaient à la fois la vue et la pensée.
Vers le soir, les causeurs s’y donnaient rendez-vous ;
La marche était plus libre, et l’entretien plus doux :
C’était l’heureux tableau des sages d’Acadème.
Oui : de ces grands jardins l’harmonieux système
Eût autrefois charmé Pythagore et Platon :
C’est là, qu’en élevant leur esprit et leur ton,
Ils auraient enseigné ces doctes symphonies
Qui mesurent les pas des sphères infinies,

Ou révélé ces lois dont la sainte équité
Par de savants accords sait régir la cité.

 Tel, l’austère Molé décorait son domaine ;
Tel, s’offrait le coup-d’œil de Bâville ou de Fresne.
Ô gloire de la France ! ô vénérables noms !
Ô Bâville, ô séjour des sages Lamoignons !
Je me figure encor, dans tes longues allées,
De tes hôtes fameux les ombres rassemblées :
Sous ton auguste ombrage on croit voir en entrant
Tout ce que le grand Siècle eut jadis de plus grand.

 Racine et Despréaux sont arrivés ensemble :
Le bon sens, le bon goût, l’amitié les rassemble,
Et Lamoignon ravi s’assied au milieu d’eux.
D’où s’élève dans l’air ce nuage poudreux ?
Sous ces rapides chars quel bruit au loin résonne ?
C’est La Rochefoucauld, c’est Colbert, c’est Vivonne ;
Pour s’enfuir à Bâville, ils ont quitté la cour.
De nobles entretiens les charment tour-à-tour :
C’est le beau, c’est le vrai, c’est le roi, la patrie,
La morale et les lois, les arts et l’industrie.
Quel groupe un peu bruyant là bas s’est éloigné ?
Près de Corbinelli j’aperçois Sévigné ;
Tout près sont Cornuel, Coulange, et La Fayette :
Là, court en folâtrant l’anecdote secrète.
Ainsi, quand on nous peint, dans les palais du ciel,
Jupiter assemblant le sénat immortel,
Tous les dieux partagés gravement délibèrent ;
Par Minerve à propos leurs avis se tempèrent ;

Momus assis plus bas, dans le fond du palais,
Raconte de Vulcain les imprudents filets,
Redit du Dieu des Dieux les humaines faiblesses,
Et fait rire en un coin les malignes Déesses.

 Mais dans Bâville aussi Bourdaloue est venu :
Les jeux ont pris soudain un air plus retenu.
Ô jeux, ne fuyez point, devez-vous craindre un sage ?
Le masque de Tartuffe est loin de son visage.
Ici l’urbanité gouverne les propos,
Les égards attentifs ont choisi les bons mots,
Et prêtant au discours un charme inexprimable,
La folie est décente, et la sagesse aimable.

 Cependant jusqu’au soir un convive attendu
Dans les détours du bois en rêvant s’est perdu ;
C’est La Fontaine : on court, on appelle à la ronde,
Il se retrouve enfin et Despréaux le gronde.
Le bon-homme a trouvé sous cet ombrage vert
Le sommeil, doux ami qui se cache au désert ;
Est-on pour s’endormir si digne de censure ?
Il lit des deux pigeons la touchante aventure ;
On l’admire, on l’embrasse, et tout est pardonné.

 Si, par sa fantaisie en tout temps dominé,
La Fontaine, ennemi d’une gêne servile,
Préférait un désert au salon de Bâville ;
S’il redoutait le monde, ah ! sans doute aujourd’hui
Le sage a bien le droit de penser comme lui.


 Cherchez donc, en vos parcs, un abri solitaire
Qu’habitent le repos, l’étude, le mystère :
Les Muses avec vous y viendront se cacher,
Et de ce lieu chéri nul ne peut approcher.
Voulez-vous loin du bruit méditer sans contrainte ?
Au fond de vos bosquets tracez un labyrinthe,
Qui sous d’épais lauriers, sous des myrtes riants,
Confonde en cent détours ses sentiers tournoyant,
Et loin de l’importun qui voudrait vous surprendre,
Semble vous entourer des replis du Méandre.
Telle fut cette enceinte où, pour tromper Minos,
Un fil mystérieux dirigeait un héros.
J’ose ici réclamer cet art, né dans la Crète,
Qui vous dérobe aux yeux de la foule indiscrète.
Morel veut le bannir des modernes jardins ;
Mais bravez de Morel les orgueilleux dédains ;
Permettez-vous ces jeux où s’amusait Armide.
C’est dans un labyrinthe, au fond des bois de Guide,
Que Vénus avec Mars se cachait à Vulcain.
Lorsqu’aux rayons des nuits, en se donnant la main,
Les Nymphes ont dansé sur le haut du Ménale,
Le pasteur devançant l’aurore matinale
Retrouve, sur l’émail du gazon ranimé,
Le labyrinthe heureux que leurs pas ont formé.
Combien j’aimais de Sceaux les ombragés antiques
Là, s’ouvrait un dédale aux verdoyants portiques,
Qui souvent protégea, vers le déclin du jour,
Et les chants du poëte, et les jeux de l’amour.
Là, tout-à-coup Chaulieu, dans sa course incertaine
Rencontrait à l’écart les Muses ou Du Maine.

L’aurore, dans ce lieu, vous invite en secret ;
Vous rêvez, le temps vole, et rien ne vous distrait,
Et l’étoile du soir vous surprend sous l’ombrage.

 N’allez point cependant affecter l’air sauvage ;
N’entourez point vos parcs d’inflexibles verroux.
Quelquefois à la danse un joyeux rendez-vous
Invite sous l’ormeau la jeunesse voisine ;
Daignez au vieux fermier, qui lentement chemine,
Accorder quelque ombrage où, dans les jours d’été,
Il repose en louant la main qui l’a planté.
Que vos lits de gazon et l’eau de votre source
Délassent le passant fatigué de sa course !
Le pâtre vous implore, accueillez ses douleurs,
Et que ses jeunes fils croissent parmi vos fleurs !

 Si ma barque longtemps aux flots abandonnée
N’était prête à toucher la rive fortunée,
D’un seigneur de château j’aurais peint les bienfaits,
Les champs qu’il féconda, les heureux qu’il a faits ;
Et ces tableaux peut-être auraient eu quelque grâce.
Mais du chant pastoral aisément on se lasse ;
La muse géorgique est chez nous sans honneurs.
Elle a ses droits pourtant aussi bien que ses sœurs ;
Maron lui dut jadis son plus parfait ouvrage ;
Et si des temps passés j’en crois le témoignage,
Un jour, la flûte en main, par ses accords touchant :
De la muse héroïque elle a vaincu les chants.
On m’a conté sa gloire et je vais la redire.


 Un roi, dont la Chalcide a célébré l’empire,
Autrefois d’une fête ordonna les apprêts.
Les coursiers qu’en Épire on exerce à grands frais,
Ne vinrent point traîner dans des flots de poussière
Le char qui douze fois doit fournir la carrière.
Ce prince était un sage, il voulut à ses jeux
Inviter par des prix les poëtes fameux.
Plus d’un roi dans la Grèce honora les poëtes ;
On consultait d’un Dieu ces savants interprètes.
Que fallait-il alors pour régir l’univers ?
D’heureuses fictions, de beaux chants, et des vers.

 Cependant à Chalcis les peuples accoururent,
Deux chantres renommés à la fois y parurent :
L’un est plein de fierté, de grandeur et de feu,
Tel jadis Phidias eut peint un demi-dieu,
Tel on feint que, de l’homme empruntant la figure,
Jupiter voyageait à côté de Mercure.
Des lauriers se mêlaient au bandeau révéré
Qui couronne le front du sublime inspiré ;
Il eut près du Mélès une nymphe pour mère,
Smyrne fut sa patrie, et son nom est Homère.
Au nom de ce grand homme, à son auguste aspect,
Tout le peuple à grands cris s’est levé par respect,
Quand le chantre d’Ascrée à son tour se présente.
Il n’a point du premier la grandeur imposante ;
Son air est simple et doux : il tenait des pipeaux,
Comme ces dieux bergers qui gardaient les troupeaux
Aux fleurs de sa couronne un épi s’entrelace ;
Et, saluant Homère, à ses pieds il se place.

Un murmure flatteur les accueille tous deux ;
Les autres concurrents s’écartent autour d’eux.
Le roi, levant son sceptre, ordonne le silence.
Homère a pris sa lyre, on l’écoute, il commence :

 Les guerriers de Chalcis, sur quarante vaisseaux,
Pour venger Ménélas, avaient fendu les eaux ;
De ces hommes vaillants Elphénor est le guide ;
Leurs pavillons flottaient près du Xanthe rapide.
Soudain Mars aux Troyens a soufflé son courroux :
Contre le fier Ajax il les réunit tous.
On combat : la victoire est longtemps balancée.
Par la pique d’airain la pique est repoussée,
Les traits croisent les traits, l’acier heurte l’acier,
Le coursier hennissant attaque le coursier,
Poitrail contre poitrail leurs fureurs se répondent,
Et de leurs crins poudreux tous les flots se confondent.
Ajax des Phrygiens soutenait la fureur ;
Mars appelle la nuit, la fuite, la terreur ;
Du casque de Pluton il a chargé sa tête.
Trois fois Ajax s’élance, et trois fois il s’arrête,
Il cède au Dieu, s’éloigne et se retourne encor,
Quand tout-à-coup Minerve encourage Elphénor.
Trois cents Chalcidiens ont volé sur ses traces,
Et leurs piques de frêne entr’ouvrant les cuirasses
Rompent du chef troyen l’escadron belliqueux.
Mars recule indigné, Minerve est avec eux,
Et montrant dans les airs son égide éclatante,
Ramène aux Grecs vengés la fortune inconstante.


 Ainsi chantait Homère, et ses nobles récits
Plaisent aux fiers enfants des héros de Chalcis ;
De ces tableaux surtout la jeunesse est charmée.

 Hésiode, à son tour, quand l’ivresse est calmée,
Se lève et se recueille, et chante un air plus doux
Que l’Hélicon fidèle transmis jusqu’à nous :

 Quand le taureau céleste a paru dans les nues,
Quand les filles d’Atlas, après lui revenues,
Montrent leurs sept rayons au nord du firmament,
Moissonneur, hâte-toi ! jette ton vêtement ;
Abats les épis mûrs sous de larges faucilles ;
Et lorsque ont disparu ces éclatantes filles
Dont le père immortel soutient le poids des cieux,
Plonge au sein de la terre un soc laborieux.
Travaille, un Dieu l’ordonne : obtiens sa bienveillance ;
Son cœur s’est endurci pour l’oisive indolence ;
Cérès, protège-nous ! L’or germe sous tes pas,
Ta paisible équité fait fleurir les États.
Bienfaitrice du monde, écoute nos prières !
Viens calmer des héros les fureurs meurtrières ;
Les plus longs différends par toi sont assoupis ;
Les troncs des bons rois s’ornent de tes épis ;
Ton empire est sans trouble, et ta faulx recourbée,
Mieux qu’un glaive sanglant, illustrera l’Eubée ;
En tout âge, en tout lieu, tes libérales mains
Ont réparé les maux que Mars fit aux humains.

 Hésiode se tait, et ses douces images

Des vieillards attentifs ont gagné les suffrages.

 Sur des tons variés Homère dit encor
Et le grand Jupiter, et cette chaîne d’or
Qui, du puissant Destin mystérieux emblème,
Suspend à ses anneaux le monde et les Dieux même.
Il prépare à Junon un bain délicieux,
Dont les flots odorants ont parfumé les cieux.
Grâce à lui, la déesse a reparu plus belle.
Il lui prête à dessein cette écharpe immortelle,
Qui renferme en ses plis, et le désir ardent,
Et l’aimable refus qui combat en cédant,
Et les jeux, et les ris, et ce tendre langage
Dont l’invincible attrait peut dompter le plus sage.
Tout-à-coup un nuage, aux plus riches couleurs,
Qui verse en gouttes d’or la rosée et les fleurs,
Au sommet de l’Ida s’abaisse et se repose.
Des touffes de lotos, d’hyacinthe, et de rose,
Soulèvent de Junon les immortels appas ;
Un Dieu, vaincu d’amour, la retient dans ses bras,
Et bientôt, sur les yeux de l’époux qu’elle abuse,
Descend le doux Sommeil, complice de la ruse.

 Homère enfin s’arrête, et son humble rival
Reprend les chalumeaux et le chant pastoral.
Il dit le laboureur, ses pénates d’argile,
Ses vœux si modérés, son bonheur si facile ;
Les saisons qui pour lui font couler à longs flots
Et le miel de l’Hymette, et le vin de Biblos.
Aux champs règnent les mœurs ; là, Vénus toujours pure,

N’a livré qu’à l’hymen sa modeste ceinture ;
Et son charme s’accroît de sa fécondité :
Le travail est sa dot, la pudeur sa beauté.
C’est là que, retraçant tous les traits de son père,
Le fils rend témoignage aux vertus de sa mère.
Dès l’enfance il honore, ainsi que ses aïeux,
Et les Dieux, et son père aussi saint que les Dieux.
Trop souvent, ici bas, les spectacles du crime
Ont allumé du ciel le courroux légitime ;
Jupiter va frapper : mais le Dieu menaçant
A détourné les yeux vers le chaume innocent ;
Il s’apaise et pardonne, et son Aigle tranquille
Dort sur les feux éteints de la foudre immobile.

 Tels luttaient tour-à-tour deux célèbres rivaux :
Si leurs chants sont divers, leurs succès sont égaux,
Et d’un grand peuple entr’eux la faveur se partage.
Le roi descend du trône, et leur tient ce langage :

 Salut, divin Homère ! ô chantre des guerriers !
Règne avec Apollon sous les mêmes lauriers.
Mais, quel que soit ton art, fils des Muses ! pardonne,
Le chantre de la paix obtiendra la couronne.

 Hésiode rougit, il s’approche, et sa main
Prend la couronne d’or, et le trépied d’airain,
Dons chers et glorieux, le prix de sa victoire ;
Et de ce grand combat éternisant l’histoire,
Lui-même, au Dieu des vers, sur le haut Hélicon,
Dédia le trépied, la couronne, et son nom.

C’est ainsi qu’au milieu des discordes civiles,
Banni par cinq tyrans, je chantais loin des villes.
Caché dans les jardins, les vergers et les bois,
J’achevais des tableaux dont ma muse autrefois,
D’une main jeune encor, a jeté les esquisses.
Dieux des champs, à mes vers daignez être propices !
Et près de vos autels que mon nom répété
Vive un jour dans ces lieux dont j’ai peint la beauté !