Œuvres complètes (M. de Fontanes)/La Maison rustique/Chant II

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Œuvres de M. de FontanesL. Hachettetome 1 (p. 215-238).

LA MAISON RUSTIQUE.


CHANT DEUXIÈME.


LE VERGER.


Déjà, grâce à mes soins, des plantes qu’il fait naître
Le fécond potager charme l’œil de son maître.
Maintenant ornez-vous des plus riches couleurs,
Prodiguez-nous des fruits plus nombreux que vos fleurs
Arbres dont la culture a doublé les largesses !
Les vergers vont fleurir, je peindrai leurs richesses.

 J’applaudís à Delille, à ce maître nouveau,
Dont le rhythme savant nous rappelle Boileau ;
Des jardins qu’il chanta j’admire l’élégance ;
Mais il me prône en vain leur simple négligence,
Cette simplicité n’est qu’un luxe de plus.
Les dons du cerisier, qu’apporta Lucullus,
La ligue, doux trésor des coteaux de Marseille.
La pomme de Neustrie, et la pêche vermeille
Dont le poids, à Montreuil, entraîna l’espalier,
Le muscat odorant que vante Montpellier,
Le moindre fruit, la ronce où se rougit la mûre,
Effaceraient pour moi l’inutile parure
Du pompeux catalpa qui, chez nous transporté,

Montre sa fleur tardive à la fin de l’été.
Je ne cultive point l’arbre dont le feuillage
Du port de la tulipe est l’élégante image,
Ces tuyas, ces vernis, dont la Chine à grands frais
Pour orner Trianon, dépouilla ses forêts ;
Leur ombrage est stérile, et leur pompe étrangère
Loin du sol paternel en nos champs dégénère.
L’orgueil du cèdre même, aux yeux au jardinier,
Vaut-il l’humble arbrisseau qui remplit son panier ?

 Descends, belle Pomone, et daigne me sourire,
De ta serpette d’or viens étendre l’empire ;
Si tu reçus dans Rome un hommage divin
Comme les déités des moissons et du vin,
Quels honneurs aujourd’hui sont dus à ta couronne
De quels nobles amants la foule t’environne !
Daguesseau, Lamoignon, épris de tes appas,
Souvent ont pris ta bêche et n’en rougissaient pas ;
Tu vis sans cesse errer dans tes riants domaines
Haller, Jussieu, Linné, Tournefort, Desfontaines ;
Et la grave science, autour de tes autels,
Découvre, en se jouant, des secrets immortels.
Pomone ! exauce-nous ; à nos vœux sois facile.

 Plantez-vous un verger ? que le sol soit fertile.
Craignez l’aspect du nord et celui du couchant.
Que le sol, enfoncé par le boyau tranchant,
Laisse, en des creux divers, et des vents et de l’onde
Pénétrer à loisir l’influence féconde.
On ferme alors la fosse où l’arbre est transplanté ;

Chacun a pris son rang et croit en liberté.
Aidons de tous nos soins leur enfance incertaine :
Que le fer autour d’eux quelquefois se promène ;
Qu’une herbe parasite, un importun gazon,
N’affame point l’arbuste en sa jeune saison.
Bientôt, développant ses branches vigoureuses,
Lui-même affamera ces herbes dangereuses
Qu’un sol trop abondant fit renaître à ses pieds.
Si pourtant il s’épuise en jets multipliés,
Émondons le feuillage, et connaissons d’avance
Le rameau fortuné qui promet l’abondance.

 Souvent, dans nos enclos, un jardinier sans art,
Sous l’imprudent acier qu’il promène au hasard,
Taille, abat, détruit tout, et, fier de son ouvrage,
Se croit sur d’enrichir le verger qu’il ravage.
Il part, et des bourgeons tout l’espoir disparaît ;
Le Scythe de la fable était moins indiscret.
Maudit soit le barbare ! Il faut qu’avec sagesse
Ce qu’on retranche au luxe ajoute à la richesse.

 Étudions la sève, observons ses détours ;
Qu’une savante main la dirige en son cours,
Et la force à monter dans la branche choisie
Où va d’un fruit plus doux s’épurer l’ambroisie.
Déjà, dans ses canaux que rouvre le printemps,
Le merveilleux fluide, enchainé trop longtemps,
Monte, descend, remonte et redescend encore,
Amollit d’un lait pur le bouton près d’éclore,
Et de la rude écorce endurcit tous les nœuds,

Confond les savants même, étonnés de ses jeux,
Renouvelle l’année, et va dans chaque tige
De son pouvoir fécond varier le prodige.
Ses effets sont connus, son principe est caché ;
Le Pline suédois vainement l’cherché.
Quel organe inconnu fait croître chaque plante ?
Ainsi que l’animal serait-elle vivante ?
Elle vit en effet par sa fécondité.
Si l’animal renaît dans sa postérité,
Le végétal aussi reproduit son semblable ;
Les races passeront, l’espèce est immuable.
Dans son germe immortel chaque être est tout entier ;
Le premier de sa race a transmis au dernier
Un trait sûr et distinct qui jamais ne s’altère.
L’homme existe caché dans le sein de sa mère ;
Le chêne est dans ce gland, nous l’en verrons sortir ;
Telle est la loi du ciel, et, sans la démentir,
Tous les sucs que la terre au printemps développe,
En élevant le cèdre, ont abaissé l’hysope.
L’auteur de ce prodige en a seul le secret.

 Toutefois sous nos mains l’arbre de la forêt
Corrige avec le temps sa grossière nature,
Et reçoit d’autres mœurs in force de culture.
Son germe s’adoucit, mais ne peut se changer.

 Dirai-je par quel art un hymen étranger
Féconde, en la domptant, une tige rebelle,
La couvre de ses dons pour la rendre plus belle,
Des sucs les plus amers fait des sucs bienfaisants,

Étonne la nature et double ses présents ?
Ce prodige est vulgaire, et cet art est facile.
L’arbre n’admire plus, comme au temps de Virgile,
Et ce nouveau feuillage et ces fruits adoptés
Que sa tige a nourris et n’a point enfantés.
La greffe industrieuse étendit ses conquêtes,
Et porte à ton verger des moissons toutes prêtes.
Choisis dans le berceau qui les tient enfermés
Les élèves naissants que Pomone a formés.
En quenouille arrondi, ce long arbre s’élance,
Et plus bas, opprimé de son trop d’opulence,
L’arbre nain vers la terre a courbé ses rameaux.
Ces fruits, nés promptement, sont aussi les plus beaux ;
Mais ceux qu’on obtiendra d’un tronc jadis sauvage,
Plus lents dans leurs progrès, en vivront davantage.
Des vergers paternels c’était là le trésor ;
Plusieurs comptent un siècle et fleurissent encor.
Nos ancêtres plantaient jusqu’à la dernière heure ;
Si pour nous autrefois ils ornaient leur demeure,
Puissent, sur nos tombeaux, nos enfants En leur tour
Hériter des bienfaits légués par notre amour !

 Laisse croître en plein champ les troncs les plus robustes,
Ils braveront l’hiver : mais des tendres arbustes
Que le branchage errant, par tes mains enhardi,
S’élève et se prolonge aux rayons du midi,
Et cache, en se couvrant des trésors de l’automne
Du mur qui le soutient le coup-d’œil monotone.
Autour de ces lambris que le nord ne voit pas,
Le pêcher de la Perse a suspendu ses bras ;

La chaux, le plâtre ardent et les pierres blanchies
Ont concentré du jour les clartés réfléchies,
Et même ont réchauffé le soleil des hivers.
Muse ! dis-moi l’auteur de ces treillages verts ;
Apprends-moi, tu le sais, d’où nous vint leur usage.

 Un illustre vieillard, un patriarche, un sage,
D’un nom que ses enfants ont encore ennobli,
Honorait autrefois le hameau d’Andilly.
C’était le vieux Arnauld, qui des vieux solitaires
Rappelait par ses mœurs les exemples austères.
Il raconta leur vie, et, pour mieux l’imiter,
Aux champs de Port-Royal il courut habiter.
Là, ses jours s’écoulaient, comme aux siècles antiques
Entre les livres saints et les travaux rustiques.
Jour et nuit, de la Bible ouverte à son côté,
Sa foi, d’un œil plus sûr, admirait la beauté.
Cependant quelques jeux égayaient sa retraite ;
Quittant sa docte plume, il tenait la serpette,
Et, nouveau jardinier, cultivait de ses mains
L’art qu’enseigna Dieu même au premier des humains.
Dieu bénit le travail du juste qui l’implore.
Dans ce pieux enclos tout s’empresse d’éclore ;
Chaque arbuste à ses fleurs, chaque fleur a son fruit.
Le vieillard est charmé, ses succès l’ont instruit.
Un jour, des jeunes plants, qu’en ces lieux il dirige,
Le long d’un mur voisin il fait errer la tige ;
Le docile arbrisseau, que défend ce rempart,
Brave du froid janvier le sinistre regard.
Son progrès est rapide, et tandis qu’il s’élève,

Les traits d’un jour plus vif en ont muri la sève ;
La branche a des tuteurs, le bourgeon des abris.
Arnauld de sa richesse est lui-même surpris.
Bientôt, par d’autres murs, de distance en distance
Des rayons du soleil il accrut la puissance,
Et pour les réunir, pour les multiplier,
À l’espalier en face opposa l’espalier.
La faveur des saisons fut pour lui plus constante ;
Ses fruits, dont la grosseur a passé son attente,
D’un éclatant duvet sont toujours revêtus.
Ses voisins l’enviaient : « Imitez ses vertus, »
Leur disait quelquefois le pasteur du village ;
« Au Dieu qui le protége adressez votre hommage ;
« Le travail, la sagesse et la faveur des cieux
« Font croître les beaux fruits chez les hommes pieux. »

 Quand le printemps renait, quand les arbres fleurissent
Les bourgeons trop hâtés quelquefois se flétrissent.
Crains le perfide éclat d’un soleil printanier ;
L’hiver, dans sa caverne un moment prisonnier,
Revient avec les vents et la grêle bruyante ;
Cours à tes espaliers : que ta main prévoyante
Sous des tissus de toile, ou de paille, ou de joncs,
Cache de l’arbrisseau les fragiles bourgeons,
Et trompe ainsi des airs la rigoureuse haleine.

 Il est d’heureux climats où l’arbre croît sans peine
Et fournit aux humains, sans s’épuiser jamais,
Leurs toits, leurs vêtements, leurs boissons et leurs mots ;
Ces climats, qui du ciel ignorent l’inclémence,

Des fruits de l’âge d’or ont gardé la semence :
Tel, exempt de tout soin, durant des jours entiers
L’Indien vit en paix sous les hauts cocotiers.
Notre sort est moins doux ; les sueurs d’une année
Ont payé l’humble gerbe en nos champs moissonnée
Nos printemps sont douteux, nos étés sont trop courts ;
Au génie inventeur nos besoins ont recours ;
Le génie a parlé, tout fleurit, l’eau circule,
Le marais se dessèche, et Dodone recule ;
L’air, la terre et les eaux ont perdu leurs poisons,
Et sur un autre sol naissent d’autres saisons.
La culture peut tout, et ces froides contrées,
D’un oblique soleil à regret éclairées,
Ont vu naître en leur sein les plantes du midi.
Le commerce aux cent bras, dans le monde agrandi,
Tentera, s’il le faut, des conquêtes nouvelles ;
Astres, guidez son cours ! vents, prêtez-lui vos ailes !
Le nocher tend sa voile, il part, et sur nos bords
Les deux Indes bientôt porteront leurs trésors.
Nos mains, savant Dédale, ont passé ta merveille,
Et dans l’île où jamais le marteau ne sommeille,
Les Cyclopes honteux ne peuvent concevoir
Que l’humaine industrie ait vaincu leur savoir.

 Hélas ! nos talents même attestent nos misères ;
C’est le courroux d’un Dieu qui les rend nécessaires.
L’homme en créant les arts se fait des bras nouveaux,
Et les ajoute aux siens pour aider ses travaux ;
C’est aux arts que sa main doit le sceptre du monde.
Le sol, qu’orne aujourd’hui leur présence féconde,

Jadis n’enfantait point ces fruits délicieux
Que le moindre hameau partout offre à nos yeux.
L’Europe, deux mille ans, fut inculte et barbare.

 Le Gaulois, le Germain, le Scythe, le Tartare
Suivaient, au fond des bois, les obliques sentiers
Du char toujours roulant qui portait leurs foyers.
Les voyez-vous errer sous cette ombre éternelle ?
La proie, en les fuyant, les attire après elle,
Et l’arc atteint de loin, sous leur bras redouté,
Le sanglier féroce, ou l’uroch indompté.
De saison en saison leur marche recommence
Et partout se prolonge une forêt immense
Dont les nombreux détours les ramènent sans fin
Des mers du Scandinave aux rives de l’Euxin.
Ces vieux bois de la Gaule et de la Germanie
Ont laissé leurs débris à la sombre Hercinie ;
L’homme, en ces noirs déserts un moment égaré,
Coulait des jours sans gloire, et passait ignoré.
Là, pour tout monument, s’élevait d’âge en âge
Le grand chêne d’Hésus, qui sous le même ombrage
De nos premiers aïeux a couvert le berceau,
Et des fils de leurs fils couvrira le tombeau.

 Oh ! quel Dieu tout-à-coup sortant de son nuage
Viendra porter des lois à l’Europe sauvage ?
Quel nouveau Triptolême ou quel autre Osiris
De ces hommes grossiers soumettra les esprits ?
Voyez-vous arriver de ces rives lointaines
Un vaisseau que les vents ont poussé vers Athènes ?
Cécrops est descendu l’olivier dans les mains,

Et l’arbre de Minerve adoucit les humains.
Sur nos bords, à son tour, Marseille policée
Reçoit les fruits, les arts et les mœurs de Phocée.
On fixe les enclos, on établit des lois :
Quand César eut l’honneur d’asservir les Gaulois,
Le blé parait nos champs, le raisin nos collines,
Et des eaux de Sextus les campagnes voisines[1]
Voyaient l’huile à longs flots couler de tous côtés ;
L’olive du Vénafre eut des sucs moins vantés ;
Et même de ces fleurs dont Hybla se couronne
Le miel était moins pur que celui de Narbonne.

 Toujours l’antique Asie enrichit l’univers.
Les héros de l’Europe, en traversant les mers,
Un jour, dans l’Orient sin-pris de leur courage,
Iront du Saint-Tombeau venger le long outrage.
Un Français les conduit : si leur zèle enflammé
Par la froide raison fut souvent trop blâmé,
Du moins ils ont porté dans les champs de leurs pères
D’utiles arbrisseaux, des plantes étrangères ;
Ils n’ont pas vu sans fruit les plaines de Damas,
Le Nil et le Jourdain, et ces riches climats
Où le sol vigoureux est moissonné sans cesse,
Et, vieux de six mille ans, brille encor de jeunesse.
C’est ainsi que la guerre expiant ses forfaits,
Toujours à ses fléaux mêle quelques bienfaits.
Le temps amène enfin le siècle du génie :
Pomone t’attendait, docte La Quintinie !
Son art chez nos aïeux fut longtemps retardé,

Mais il plut à Louis, il fut cher à Condé ;
Tout change, et les vergers dont j’ai tracé l’histoire
Doivent à deux Bourbons leur fortune et leur gloire.

 Ranime donc ta voix, poursuis, Muse des champs !
L’art qu’aimaient ces héros est digne de les chants.
D’autres prodigueront des trésors inutiles
Dans ces grands parcs anglais peuplés d’arbres stériles,
Où le Spleen au front pâle, à l’œil morue, au pas lent,
De vapeurs obsédé, se promène en bâillant ;
Pour moi, de jeux plus doux j’offre ici la peinture.
Vertumne à chaque instant variait sa figure,
C’est d’un riche verger l’emblème ingénieux :
Que de mille couleurs il se pare à mes yeux !
Si j’en veux parcourir les routes ombragées,
Les fruits, leurs doux parfums, leurs couleurs mélangé
Tout me plait et m’invite, et suspend mon chemin.
Que puissent les saisons, se tenant par la main,
En cercle, autour de nous, verser sans imprudence
Cette urne qu’à leurs soins confia l’abondance !
Nos vœux sont exaucés : il est temps de jouir.

 Lorsqu’en un ciel serein, prêts à s’épanouir,
Vos arbres, que cinq mois a noircis la froidure,
Font entrevoir de loin un réseau de verdure,
Et qu’un heureux contraste unit en même temps
Les débris de l’hiver aux boutons du printemps,
Oh ! de l’année en fleur que l’enfance intéresse !
Ce pommier a blanchi : tiendra-t-il sa promesse ?
L’été vient, et Pomone, amante du Soleil,

Sous l’astre aux sept couleurs prend un teint plus vermeil.
Alors de ses présents vous cueillez les prémices.
De leurs doubles parfums confondant les délices,
La fraise et la framboise ont charmé l’odorat.
Comme elles, de sa pourpre étalant tout l’éclat,
Le fruit de Cérasonte, à côté des groseilles,
À des riants desserts couronné les corbeilles.
La pêche flatte l’œil et la bouche, et la main,
De sa chair embaumée, et de son doux carmin.
La ligue, en brunissant, à son tour vous appelle ;
L’oranger a jauni, la grenade étincelle ;
En variant son goût, le prunier s’est couvert
De nuances d’azur, d’or, de pourpre et de vert.
Du poirier, né gaulois, les tribus innombrables
Sans cesse enrichiront le luxe de vos tables.
Chaque espèce à son temps : la fermière en fait choix,
Et d’une main soigneuse, à l’abri de vos toits
Conserve la fraîcheur de ces poires tardives
Qui, jusqu’à l’autre été, charmeront vos convives.
L’automne épanche enfin ses dernières faveurs,
Et rougit d’un vin pur la coupe des buveurs.
Les ceps sont dépouillés, déjà tombe leur feuille ;
Et le coing plus tardif après eux se recueille.
N’ai-je pas entendu les branches du noyer
Sous vos coups vigoureux et gémir et ployer ?
Les noix, autour de vous, roulent sur la verdure.
Arbre heureux ! du hameau ton ombre est la parure ;
Ton fruit, quand le banquet déjà touche à sa fin,
Sait irriter encore et la soif et la faim ;
Et par les flots choisis de la liqueur dorée,

L’absence de l’olive est souvent réparée.
Les pommiers inégaux ont cédé leur moisson,
Et leur suc formera cette fraiche boisson
Que la jeune beauté, dans les champs de Neustrie,
Préfère au jus vermeil de la grappe mûrie.

 L’élève heureux d’Hermès, Comus à ses fourneaux
Distillera ces fruits en bienfaisantes eaux.
Que dis-je ? par Bacchus la cerise exprimée
S’est en liqueur de feu tout-à-coup transformée.
Cette pâte épaissie au souffle de Vulcain
Boit le miel du roseau que planta l’Africain ;
Et dans les jours d’hiver, quand ma lèvre la touche,
L’odorant abricot parfume encor ma bouche.
Pour toutes les saisons Pomone a des bienfaits ;
Qui peut compter les dons que sa main nous a faits ?
Tous les jours, de son art les succès l’enhardissent,
Et d’un éclat nouveau ses fêtes resplendissent.
Ô monarque puissant, qui des premiers Césars
Rejoignis dans ta main les vingt sceptres épars,
Et qui, chargé du poids d’un si vaste royaume,
Gouvernais ton verger tel qu’un sage économe,
Glorieux Charlemagne ! en vain tu m’as vanté
La douceur de tes fruits, et leur variété ;
De tes poiriers choisis, de tes royales treilles
Je ne garantis point les douteuses merveilles ;
Ce trésor des Martels serait pauvre aujourd’hui.

 Ce roi dont la sagesse eut Guesclin pour appui,
Couvrit de cerisiers le parc de ses ancêtres,

Et Paris s’étonna du luxe de ses maîtres.
Maintenant de nos murs parcourez les dehors ;
Les rivaux de Thouin, étalant leurs trésors,
Offrent à chaque pas des espèces nouvelles :
Les plus rares pourtant ne sont pas les plus belles.
Mais que d’heureux trésors vous pouvez conquérir !

 Lorsqu’un plant fatigué commence à dépérir,
Du végétal mourant l’héritier se prépare ;
Et ce qu’il a perdu, le verger le répare.
La riche pépinière, en son sein maternel,
Et de fleurs et de fruits porte un peuple éternel.
Qu’au soleil du matin elle soit exposée ;
Du nord et du midi l’influence opposée
Pourrait également brûler ces plants nouveaux ;
Le jour naissant convient aux naissants arbrisseaux.
Ces frêles nourrissons entre des mains habiles
Croissent pour remplacer leurs ancêtres débiles.
Tout meurt, mais tout renait ; et ce tronc précieux
Que jadis a planté la main de vos aïeux,
Et que plus d’une fois en bravant leur défense,
Dans ses jeux indiscrets outragea votre enfance,
Ce tronc, que ses bienfaits ont longtemps embelli,
Par ses dons épuisé, comme nous a vieilli ;
Il tombe, et cède enfin son empire à l’arbuste.
Tel, sous le poids des ans penchant sa tête auguste
Un vieillard vertueux regrette moins le jour
S’il laisse après sa mort un fils de son amour :
Son fils reproduira ses mœurs et son image.


 Avant que sur les cieux, dans un sombre nuage,
Amalthée en fuyant ramène le Verseau,
L’arbuste est enlevé de son premier berceau ;
Il a changé de sol, et sous vos lois prospères,
Il aime à vivre aux lieux où moururent ses pères.

 Connaissez donc du ciel les signes réguliers ;
Sachez, en variant vos travaux journaliers,
Les hâter à propos, les quitter, les reprendre.

 Sur le tertre voisin, dois-je encor vous apprendre
À planter la colonne où le temps qui m’instruit,
Tournant à pas égaux, marque l’heure qui fuit ?
N’allez point y graver quelque sinistre emblême ;
Laissez le solitaire, ennemi de lui-même,
Chercher dans l’instrument qui mesure le jour
Le terrible signal d’un départ sans retour.
Mais vous, peignez plutôt les Heures enchaînées,
De pampres et de fleurs, et de fruits couronnées.

 Tout doit rire en effet à votre œil enchanté.
Que la grâce se mêle à la fécondité !
Dessinez le parterre où vos fleurs vont éclore :
Pomone en tous les temps fut compagne de Flore.
Renais dans hyacinthe, enfant aimé d’un Dieu !
Narcisse, à ta beauté dis un dernier adieu,
Penche-toi sur les eaux pour l’admirer encore.
D’un éclat varié que l’œillet se décore ;
Et toi qui te cachas, plus humble que tes sœurs,
Violette, à mes pieds verse au moins tes odeurs !

Que sous l’herbe en tous lieux ta pourpre se noircisse
Et que la giroflée en montant s’épaississe.
Mariez le jasmin, le lilas, l’églantier,
Et surtout que la rose, embaumant ce sentier,
Brille comme le teint de la vierge ingénue
Que l’amour fait rougir d’une flamme inconnue.
Ces trésors pour vous seuls ne doivent pas fleurir ;
À la jeune bergère on aime à les offrir.
Elle rend un sourire : hélas ! belle rosière,
D’autres amis des mœurs doteront ta chaumière ;
Mes présents ne sont point une ferme, un troupeau,
Mais je puis d’une rose embellir ton chapeau.

 Ô fleurs ! en tous les temps égayez ma retraite,
Et plus heureux que moi, puisse un autre poëte
Peindre sous des crayons frais comme vos couleurs,
Vos traits, vos doux instincts, vos sexes et vos mœurs.
L’amour, dont vos parfums enflamment le délire,
Souvent, par vos bouquets, étendit son empire.
Ô fleurs, qui tant de fois avez servi l’amour,
Votre sein virginal le ressent à son tour ;
Non, vous n’ignorez point les humains délices ;
Vainement la pudeur au fond de vos calices
Cacha de vos plaisirs le charme clandestin ;
Les Zéphirs, précurseurs du soir et du matin,
Les Zéphirs les ont vus, et leur voix fortunée
Raconte aux verts bosquets votre aimable hyménée.

 Cependant si mon œil veut un jour de plus près
De vos lits amoureux surprendre les secrets,

J’irai dans ce jardin où, calme et solitaire,
La science à toute heure ouvre son sanctuaire.
Ce dieu qui, du grand Tout emblême révéré,
Fut dans la docte Égypte autrefois honoré,
Pan rassemble en ces lieux, sous sa garde féconde,
Tous les germes ravis aux quatre parts du monde.
Ici, mieux qu’à Memphis, pour expliquer ses lois,
Des Linné, des Buffon, il emprunte la voix.
J’entendrai les savants qu’a formés leur génie ;
Ils partagent entr’eux la Nature infinie,
Et dans son vaste empire ils règnent tous en paix :
Chacun soulève un coin de ses voiles épais.
Sans ombre, ô Vérité ! tu veux qu’on te contemple,
Le sphinx n’est plus assis sur le seuil de ton temple ;
Tout ce que tu cachas se montre à tous les yeux.
Le divin Esculape égaré dans ces lieux,
D’un art trop insulté révélant les mystères,
Vient demander aux fleurs quelques sucs salutaires.
Ces filles du printemps ne les refusent pas,
Et leurs bienfaits sans nombre égalent leurs appas.

 Ainsi donc que les fleurs, charme de votre asile,
Ne frappent point vos yeux d’un éclat inutile.
À l’entour un essaim bourdonne sourdement ;
C’est là que, pénétré d’un double enchantement,
Vous lisez, au doux bruit de la ruche agitée,
Ces vers plus doux encore où gémit Aristée.
C’est là qu’on rit parfois, Réaumur à la main,
Des aimables erreurs du poëte romain.


 Si vous livrez vos fleurs à l’abeille volage,
Des oiseaux pour vos fruits redoutez le pillage ;
On se plait à leurs chants, mais l’essaim ravisseur
À Vertumne outrage fait payer leur douceur.
Souvent à trop d’excès trop d’indulgence entraine ;
Et j’en jure aujourd’hui par ce bon La Fontaine,
Si Jean Lapin m’outrage au fond de mon verger,
Sans l’appui du seigneur, je saurai me venger.

 Déjà, tentant deux fois une longue carrière,
Loin des pompeux jardins, ma muse la première
Traça du potager les fertiles enclos,
Et des Naïades même y dirigea les flots.
Elle a dit le verger, les dons chers à Pomone,
Et de Flore en passant releva la couronne.
C’est assez de leçons, et l’exemple instruit mieux.
L’art que chante ma muse est un bienfait des cieux :
Des jardins, des vergers, apprenez l’origine.

 Cérès avait perdu la jeune Proserpine,
Aux pieds de Jupiter elle apporta ses pleurs :
Jupiter, pour calmer de trop justes douleurs,
Voulut qu’en tous les temps l’épouse de son frère,
Six mois près d’un époux, six mois près de sa mère
Partageant tour à tour leur égale amitié,
De ses jours immortels leur donnât la moitié.
Déjà l’aimable reine aux enfers couronnée
Vit passer deux saisons dans le lit d’hyménée ;
Cérès va la rejoindre, et veut, pour ce grand jour,
Préparer sur la terre un champêtre séjour,

Où par d’heureux tableaux doucement abusée,
Proserpine retrouve un second Élysée :
« À des travaux plus doux j’instruirai les humains,
« Dit-elle ; un soc pesant a trop chargé mes mains ;
« Assez mon front brûlé fut noirci de poussière ;
« Ma fille, en ce moment, renaît à la lumière,
« Et je dois me parer pour la mieux accueillir ;
« J’ai fécondé la terre, et je veux l’embellir. »

 Elle dit, prend son char, monte, et place auprès d’elle
Pomone encore enfant, sa nymphe la plus belle,
Qui, près de la déesse, a le rang qu’à sa cour
La reine de Paphos donne aux sœurs de l’Amour.
Cependant le char roule : il atteint les campagnes
Où l’on dit qu’au milieu de ses jeunes compagnes,
Proserpine en jouant moissonnait quelques fleurs,
Quand Pluton la ravit, insensible à ses pleurs.
Dans le vallon d’Enna Cérès est descendue,
Et c’est là que sa fille est par elle attendue.
Dans Enna ! quoi ! Cérès ne craint point d’affliger
La pudeur que ce lieu vit naguère outrager ?
Non, l’amour fit le crime, et bientôt désarmée,
Une vierge pardonne à qui l’a trop aimée :
La Déesse le sait, elle est femme, et son cœur
A fait choix du lieu même où Pluton fut vainqueur.
Elle y trace un verger, mais sa main toujours sage
Fuit des tableaux confus le bizarre assemblage,
Cherche, et trouve auprès d’elle un facile ornement,
Charme l’œil avec ordre, et brille utilement.


 Cérès a commandé : Pomone la seconde ;
Le sol obéissant, à leur voix, se féconde ;
Tout naît, croît et mûrit, et sous de frais berceaux
Alphée et son amante ont confondu leurs eaux.
Proserpine descend : les parfums l’environnent,
De leurs fruits suspendus les arbres la couronnent ;
La rose à son aspect se hâte de s’ouvrir,
Les gazons de s’étendre et les bois de fleurir ;
L’eau murmure à ses pieds, tandis que sur sa tête
La voix des rossignols prolonge un chant de fête.
Proserpine applaudit en embrassant Cérès,
La suit, et pénétrant des ombrages secrets,
S’arrête tout à coup dans sa route indécise,
Et reconnaît la place où Pluton l’a surprise.
Son front rougit d’abord : mais sa bouche a souri.

 On dit que des neuf Sœurs ce verger fut chéri.
Là, tous les ans, leur voix fêtait le jour prospère
Qui rendait une fille à l’amour de sa mère ;
Pour ce rustique enclos dont leurs yeux sont charmés
Elles abandonnaient leurs sommets renommés.
C’est là qu’en un bosquet la Muse de l’idylle,
Enflant près de l’Alphée une flûte docile,
Pour la première fois a modulé ses airs.
Souvent même, attiré par de si doux concerts,
Théocrite en secret vint dans ce lieu champêtre ;
Virgile y pénétra sur les pas de son maître.
Hélas ! depuis ce jour, au poëte, au berger,
Cérès n’a plus ouvert le céleste verger.


 Eh bien ! osons du moins imiter son ouvrage,
Et des lieux qu’elle aimait reproduire une image.
Un verger coûte peu : celui que j’ai tracé
Ne convient point au luxe, à l’orgueil insensé ;
Il doit suffire au sage, il est simple et fertile,
Et pourra plaire encore aux muses de Sicile.

 Mais La Fontaine a dit : les jardins parlent peu.
Il y veut un ami : conduisez-le en ce lieu.
Ah ! pour animer tout, il vous faut vos semblables.

 Sachez donc ménager des aspects agréables,
Qui vous montrent les champs, les vignes, le hameau
Et la route où le char tremble sous son fardeau.
Près de vous, loin de vous, l’œil charmé se promène ;
Contemplez ces lointains, ces coteaux, cette plaine :
Quand avril reparaît, quand le jour renaissant
Se glisse à travers l’ombre, et l’efface en croissant,
La féconde génisse abandonne l’étable,
Mugit, et du hameau nourrice inépuisable,
Broutant jusqu’à la nuit un gazon ranimé,
Grossit le doux trésor de son lait parfumé ;
L’œil la suit dans ces bois, dans ce noir labyrinthe
Où de ses pieds pesants s’approfondit l’empreinte.
Sur le haut de ce mont, voyez-vous le chasseur
Des brouillards du matin traverser l’épaisseur ?
Lorsque tout est muet dans la ferme assoupie.
Il veille avant le jour, il attend, il épie
Le lièvre aux pieds légers qui, caché dans ces bois,
Au vol du plomb brûlant échappa tant de fois.
Mais, hélas ! foudroyé par une main trop sûre,

Il meurt, et de son sang a noirci la verdure ;
Il meurt, quand sur le thym ses compagnons heureux,
Par l’aurore égayés, l’invitaient à leurs jeux.
Plus bas est un pasteur : ses brebis confondues
Vous présentent de loin, aux coteaux suspendues,
D’un nuage argenté la mobile blancheur.
Dans ces prés se promène un robuste faucheur :
L’herbe tombe, et s’entasse en monceaux divisée ;
Souvent frémit la faux sur la pierre aiguisée.
Midi vient, tout se tait. Le soir, ô doux moment !
Quand les bœufs dételés reviennent lentement,
Tous les troupeaux divers courent aux bergeries ;
Leurs sourds mugissements errent dans les prairies,
Et saluant au loin le déclin du soleil,
Appellent sur vos yeux la nuit et le sommeil.
Peindrai-je du fermier la nombreuse famille
Rassemblant les épis tombés sous la faucille,
Et les chars, à grand bruit, de gerbes couronnés,
Et sous un ciel plus doux les raisins moissonnés,
Et les folâtres jeux que la vendange amène ?
Peut-être devant vous, d’une marche incertaine,
Deux amants se perdront au sein de la forêt :
Pardonnez à l’amour, et gardez leur secret.
Ce sont là vos Vernets, vos Poussins, vos Albanes.

 Faites plus : que non loin des rustiques cabanes,
Le goût, ami des champs, construise à peu de frais
L’hermitage où vos jours s’écouleront en paix.
La maison de Socrate en sera le modèle ;
Consacrez au repos cet asile fidèle.
Les Grâces au front gai, se jouant sur le seuil,

De loin, aux vieux amis font un riant accueil ;
Elles plaisent sans art, et leur simple élégance
Redoute également le faste et l’indigence.

 Oh ! si la destinée, avant mon dernier jour,
Accordait à mes vœux un semblable séjour !
Des amis quelquefois daigneraient y descendre.
Je crois déjà le voir, ce peintre aimable et tendre,
Florian, de Gessner et disciple et rival ;
Pour lui s’est élevé le trône pastoral :
Un siège de gazon et l’attend et l’appelle.

 Ô Parny ! vous rendrez ma retraite plus belle ;
Reposez-vous enfin, n’affrontez plus les mers ;
Chantez, et mes bosquets garderont vos concerts.
De Tibulle en vos mains le luth résonne encore :
S’il se peut, sur vos pas menez Éléonore ;
Puisqu’elle aime vos vers, elle aime aussi les champs.

 Puis-je vous oublier, vous dont les soins touchants
Et l’amitié fidèle et le constant suffrage,
Ont dans les jours de deuil relevé mon courage ?
Langeac, vous qui peignant cet immortel Génois
Des chaînes de Colomb faites rougir les rois.

 Quittez pour un moment ce nouveau sanctuaire
Où vous rendez aux arts un flambeau nécessaire,
La Harpe ! et mêlez-vous à nos champêtres jeux.
Vous avez reproduit ce tragique fameux,
Qui peignit : un héros délaissé dans son île ;
En louant Fénelon, vous avez pris son style ;

L’un et l’autre ont chéri tout ce que j’ai chanté.
C’est ici que du goût s’accroit la pureté :
Le goût au premier rang a marqué votre place.

 Amis ! qu’à nos cheveux la rose s’entrelace,
Et la lyre à la main, rappelons dans ce lieu
Les mœurs d’Anacréon, d’Horace, et de Chaulieu.
Une pierre immobile en table façonnée
Est de mes plus beaux fruits par mes mains couronnée ;
Le lait coule, un vin pur brille dans le cristal ;
Il est temps de s’asseoir à mon banquet frugal ;
Pomone l’a fourni, c’est sa main qui l’apprête.
Et vous, Marnésia, présidez à la fête :
Votre muse a chanté de semblables plaisirs ;
Vos jardins étendus dans vos heureux loisirs,
En ornant le château, nourrissent l’indigence.
Dans ces graves conseils, organes de la France,
Montrez-vous, défendez les droits du laboureur ;
Vous chantiez ses travaux, méditez son bonheur.
Et puissent, comme aux temps de Grèce et d’Ausonie,
Adoucis par les arts, formés à l’harmonie,
Nos pasteurs à l’envi décorer leur séjour,
En disputant d’adresse, et de vers, et d’amour[2] !


fin du deuxième chant.
  1. Aix : Aquæ-Sextiæ.
  2. M.  le marquis de Marnésia, auteur d’un Essai sur la Nature champêtre, d’un écrit intitulé le Bonheur dans les Campagnes, venait d’être nommé président d’un des districts de la Franche-Comté, lors de la formation des Assemblées provinciales : toute cette fin du second chant se rapporte à la date du premier Verger, 1788. M.  le chevalier de Langeac, également convié par le poëte, avait publié un Précis historique sur Colomb, accompagné d’une Épître de ce grand homme à Ferdinand et à Isabelle.