Œuvres complètes (M. de Fontanes)/Les Pyrénées

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Œuvres de M. de FontanesL. Hachettetome 1 (p. 74-83).


LES PYRÉNÉES,

POÈME.


Haller a célébré les monts de sa patrie,
 Les Alpes ont redit ses chants ;
Sommets qui séparez la France et l’Ibérie,
Vos tableaux aussi fiers sont pour moi plus touchants
 Oh ! combien ma muse attendrie
Se plut à contempler vos fameuses hauteurs,
Où du grand Béarnais la mémoire chérie
 Vit à jamais chez les pasteurs.
Jadis, j’ai parcouru les rochers helvétiques,
 Et, sur le haut du Mont-Anvers,
 J’ai du froid palais des hivers
 Atteint les orageux portiques ;
 De loin, j’ai suivi dans les airs
Ces routes que Saussure avec peine a franchies,
Et le Mont-Blanc m’offrit ses trois têtes blanchies.
Mais que j’ai mieux aimé le bizarre cahos
De ces monts où naquit le meilleur des héros !
Que de fois, sur leur cime arrivé dès l’aurore,
J’ai rêvé jusqu’au soir au bruit des mille échos
De ces gaves fougueux qui courent à grands flots
 Vers les doux champs de la Bigorre,
 Où le dieu Pan croirait encore
Des prés acadiens habiter le repos !

J’étais fier de toucher ces cimes orgueilleuses,
 Où l’intrépide montagnard
 Tente des courses périlleuses
 Sur les pas du rapide izard[1]
Au-dessus de la terre, en ces hautes retraites,
Venez, suivez mes pas, ô peintres et poëtes !
 Là mon vers ennemi de l’art,
 Dans un capricieux délire,
 S’échappe et résonne au hasard
 Sur tous les modes de la lyre.
Le génie en ces lieux plus librement respire,
Et d’un goût trop timide ose braver la loi ;
 Les aigles planent près de moi
 Et je partage leur empire.
Majestueux sapins qui, bravant les frimas,
Croissez dans le séjour des neiges, des tempêtes,
Je vous ai dominés, et je vois sous mes pas
 S’humilier vos derniers faites.
Ces pics où croit à peine un stérile gazon,
 Et sous qui s’abaissent les nues,
 De toutes parts à l’horizon
 Viennent m’offrir leurs têtes nues.
De sommets en sommets je monte, et par degré
S’élève au-dessus d’eux celui du Marboré.
Sauvage Marboré, terrible Gavarnie,
Des fleuves dans ton sein caches-tu le Génie ?
Là haut, sur ces frimas amassés par l’hiver,
A-t-il voilé son front des noirs brouillards de l’air ?

Sans doute il doit se plaire à l’horrible harmonie
De tes douze torrents grossis par le Cancer.
Niagara français dont la nappe bleuâtre
Tombe par bonds, se brise et retombe en fureur
 Sur ce bruyant amphithéâtre,
L’œil ne peut jusqu’à toi s’élever sans terreur !
 J’ai franchi la voûte de glace
 Où tes eaux confondent leur masse,
 Et répandant au loin l’horreur,
 Font reculer par leur menace
 Et le pâtre et le laboureur.
Ici, Pyrène en deuil, aride, solitaire,
Prit en s’agrandissant un plus dur caractère.
 Quel architecte avec tant d’art
Comme de hautes tours tailla ces rocs énormes
Qui, portés l’un sur l’autre en gradins uniformes,
Dans un long demi-cercle enferment mon regard,
 Et dont les chaînes menaçantes
 Sont pour deux nations puissantes
 Un invincible boulevard ?
On dirait qu’élevant leurs masses granitiques,
La nature en ces lieux, aux jours les plus antiques
Voulut, pour rabaisser les travaux des humains,
Bâtir un cirque immense et digne de ses mains.
 Quel nouveau rival de Saussure,
Escaladant ces monts par la neige couverts,
 M’en apprendra l’histoire obscure ?
Ont-ils été l’ouvrage ou des feux ou des mers ?
Sont-ils contemporains du naissant univers ?
Qui saura, d’une main audacieuse et sûre,

 Assigner les ages divers
 De leur diverse architecture ?
Ô sage de Montbard, aux traits de ton flambeau,
Conduis-moi sur tes pas dans le sombre berceau
 Et du temps et de la nature !
Si j’en crois tes leçons, ces rocs sont composés
 Des débris de l’humide plaine ;
Ces angles des vallons l’un à l’autre opposés,
Et ces coraux qu’enfante me rive lointaine,
 Et ces coquillages brisés,
Aux flancs de la colline en couche déposés,
Des pas de l’océan sont l’empreinte certaine.
 L’océan cacha dans son sein
 Les Alpes, l’Olympe, et Pyrène,
Et sur tous les climats, en changeant de bassin,
Ce Dieu, père des monts, lentement se promène.
 Pline moderne, j’applaudis
Et ta vaste pensée et ta riche éloquence ;
Croirai-je toutefois qu’au sein du gouffre immense
Ces monts voisins des cieux se sont formés jadis ?
Que de ce monde entier le verre est la substance
Et que par l’âge enfin les globes refroidis
 Perdent leur féconde puissance ?
L’imagination, bien plus que la science,
 Dicta ces systèmes hardis
 Que la tardive expérience
 Plus d’une fois a contredits.
À de si hauts secrets est-ce à nous de prétendre ?
La nature se cache, il faut la respecter,
 Et s’il est beau de la comprendre,

 Il est plus doux de la chanter.
Un charme encor se mêle à l’effroi qu’elle imprime ;
Jusqu’en ces monts affreux elle est pour moi sublime !
L’être vivant les fuit, l’aigle n’y vole plus,
Il craint de s’approcher de leur cime glacée.
Sur ces neiges sans fin que de neige entassée !
Sur des milliers d’hivers que d’hivers révolus !
Revenez, champs féconds, prés fleuris, verts ombrages,
Revenez m’entourer de vos douces images,
Beaux vallons de Campan, d’Argelez et de Luz !
Ah ! rendez à mes yeux les fleurs et l’espérance,
Le mouvement de l’arbre, et le vol de l’oiseau
 Et l’homme enfin dont la présence
De l’univers peut seule animer le tableau !
Puissé-je entendre encore, aux pentes du coteau,
Le bruit de la forêt qui dans l’air se balance,
 Et le bêlement du troupeau,
Et le nom du bon roi que bénit le hameau,
Résonnant dans les airs de la vieille romance
 Ou dans les sons du chalumeau !
Qui n’aime à s’égarer dans ces nobles vallées
Que de grands souvenirs d’âge en âge ont peuplées ?
Là, mes mains d’Henri-Quatre ont touché le berceau[2] ;
Jadis, les d’Armagnacs habitaient ce château :
J’en aperçois les tours tant de fois désolées.
Le vieux Raymond, plus loin, déployait son drapeau,
Et des braves Gascons les troupes rassemblées,
Vers les champs syriens par sa voix appelées,

 Couraient venger le saint tombeau.
 Quelque berger pauvre et tranquille,
Qui vit durant six mois sur ces rocs sourcilleux,
 M’accueille en son obscur asile,
Et me conte, en versant un lait pur dans l’argile,
Les combats, les héros, et les faits merveilleux.
Un esprit, un géant d’une énorme stature
 Sur le gouffre a jeté ce pont ;
Quelle est, dans ces grands rocs, cette large ouverture
Où mille combattants pourraient passer de front[3] ?
 C’est le neveu de Charlemagne,
C’est le hardi Roland monté sur son coursier,
Qui d’un grand coup d’épée a fendu la montagne ;
 C’est là qu’en revenant d’Espagne
 Succomba le grand chevalier.
On dit qu’au sein des nuits le fantôme héroïque,
Sur un noir palefroi dont il presse le flanc,
Se montre à Roncevaux où vit sa gloire antique,
Et que les vieux échos d’une roche magique
Y murmurent encor la chanson de Roland.
Ô région guerrière et vraiment poétique,
Que tes aspects sont beaux ! que ton peuple est vaillant !
Non, jamais de Tempé le vallon délectable
N’eut de plus doux abris, n’eut de plus verts gazons ;
Ici, parés de fleurs, au défaut des moissons,
Les pénates du pauvre ont un aspect aimable,
Et l’idylle à leurs pieds retrouverait des sons.
Sainte Hospitalité, tu n’es plus une fable !

De ton culte en ces lieux tu reprends les honneurs,
 Et je te vois, d’un air affable,
 Tendre la main aux voyageurs.
Ils courent à l’envi sur ces rives heureuses ;
 Le vieillard de maux escorte,
 Le héros encor tourmenté
 De cicatrices douloureuses ;
 La mélancolique beauté
 Qui, dans l’âge de la gaîté,
 Succombe aux langueurs amoureuses,
 La douleur et l’oisiveté
 Voyageant par troupes nombreuses,
 La cour, le château, la cité,
 Auprès des ondes sulfureuses
Viennent chercher ici les jeux ou la santé.
 Les vapeurs à l’œil attristé,
 L’ennui, les sombres maladies,
 Et la goutte aux mains engourdies,
 Tout cède au breuvage enchanté.
 Sous un mont couronné de neige
 Hygie a choisi son séjour ;
Une coupe à la main, elle assemble sa cour
 Chez les Naïades de Barége ;
 Tandis que, vers la fin du jour,
La Nymphe de Bagnère encourage et protége
 Les doux mystères de l’amour.
Dans ces vallons charmants, sur ces rocs solitaires,
La France a conservé ses mœurs héréditaires :
 On y revoit la loyauté
 À l’accueil sûr, aux yeux sincères,

 L’honneur, l’aimable égalité,
 Et la naïve piété
 Qui fit le bonheur de nos pères.
Je marche en des sentiers que du plus vert rempart
Bordent la vigne et l’orme en mêlant leur feuillage,
Et tout-à-coup je vois s’élever à l’écart
Le simulacre usé du patron du village.
 Aux pieds de la gothique image,
 Les pèlerins à leur départ
 Implorent un heureux voyage.
 Dans ce roc un pieux vieillard
 Vint se creuser un ermitage.
Plus haut, sur la colline, on figura sans art
L’Enfant-Dieu reposant dans les bras de Marie ;
 C’est là qu’élevant son regard,
 Une mère en silence prie
 Pour un fils qui de la patrie
 Est prêt à suivre l’étendard.
Cependant ce séjour de paix et d’innocence
De nos derniers tyrans a connu les excès ;
Lorsque l’impiété, mère de la licence,
Sapa les fondements de l’empire français,
La religion sainte, en tous lieux assiégée,
Ne put trouver la paix au fond de ces déserts ;
Du mont de Beitaram la cime ravagée
 Vit sa croix d’offrandes chargée
 Tomber sous la main des pervers.
Leur règne enfin n’est plus, Dieu vengea son outrage ;
J’ai vu sur ce sommet qu’a longtemps ennobli
Des hameaux d’alentour le saint pèlerinage,

J’ai vu de notre foi le signe rétabli.
Ô spectacle touchant ! après un long orage,
 La Pénitence aux yeux en pleurs
Montait vers Beitaram en traversant l’ombrage
 Des sapins aux sombres couleurs ;
L’azur des plus beaux cieux rayonnait sans nuage,
 Et tenant des gerbes de fleurs,
Des vierges, des enfants répandaient au passage
Les roses et les lis, emblèmes du jeune âge
 Et de ces innocentes mœurs
 Qui du hameau sont l’apanage.
Devant eux s’avançait un prêtre respecté :
Trois ans on poursuivit sa tête octogénaire ;
Trois ans, parmi ces rocs, errant, persécuté,
Il y brava l’exil, la mort et la misère.
 Quelquefois d’un autre écarté
S’échappant au milieu de la nuit solitaire,
Il venait, sans témoins, pleurer en liberté
 Sur les débris de ce calvaire
 Qu’avait détruit l’impiété.
Enfin il ne craint plus l’œil de la tyrannie ;
Paré de ses malheurs et de ses cheveux blancs,
Dans ce jour solennel il conduit à pas lents
Les pâtres du Béarn et de l’Occitanie,
Les fiers Aragonais, les riches Catalans,
Pèlerins accourus pour la fête bénie.
Et l’air retentissait d’une sainte harmonie ;
 Le doux bruit des hymnes divins
Se prolongeait au loin dans ces roches profondes,
Et le long de ce gave aux écumantes ondes

Qui bondit à leurs pieds de ravins en ravins.
Déjà du mont pieux tous ont gagné le faîte,
Et de loin ils croyaient entendre sur leur tête,
Parmi des chants mortels, le luth des séraphins.
Combien j’étais ému tandis qu’en ma présence
Deux peuples, réunis dans la même espérance,
Adoraient cette croix qui s’élève aux confins
 Et de l’Espagne et de la France !
La nuit enfin, la nuit ramenant le silence
Me força, malgré moi, d’abandonner ce lieu
 Où la nature, de son Dieu
 Publiait la magnificence.
Bientôt même à ce peuple il fallut dire adieu ;
Il fallut vous quitter, paisibles Pyrénées ;
Mais au sein de Paris, quand je vois mes journées
Couler dans de vains jeux, dans la pompe et l’ennui
Je me rappelle encor ces heures fortunées,
Et je dis en pleurant : Trop heureux aujourd’hui
Qui se cachant au monde en ces roches agrestes,
Du berceau d’Henri-Quatre adore en paix les restes
Et vit auprès d’un peuple encor digne de lui !

  1. L’isard est le chamois des Pyrénées.
  2. On montrait encore à Pau, capitale du Béarn, le berceau d’Henri IV.
  3. L’endroit connu sous le nom de la Brèche-de-Roland.