Œuvres complètes (M. de Fontanes)/Stances sur un village des Cévennes

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STANCES

SUR UN VILLAGE DES CÉVENNES

Où se trouvait l’ancien patrimoine de ma famille,
et qui porte encore mon nom


1805.


Sous les beaux cieux d’Occitanie,
Je retrouve enfin ce hameau
D’où ma famille fut bannie,
Et qui fut jadis son berceau.

Ce champ couvert d’une colline,
Et les débris de ce donjon,
Et l’eau de la source voisine,
Ont toujours conservé mon nom.

Hélas ! ces lieux ont d’autres maîtres,
Tous mes droits y sont abolis ;
Et le séjour de mes ancêtres
N’avait jamais connu leur fils.

Quand, ranimant ses vieilles haines,
Le faux zèle, un rosaire en main,

Du fier Louvois dans les Cévennes
Exécutait l’ordre inhumain,

Là, mon second aïeul peut-être,
Hâtant un funeste départ,
Vers ce donjon qui le vit naître
A jeté son dernier regard.

Là, peut-être accablé par l’âge,
Cédant au poids de ses douleurs,
Il tomba sur ce roc sauvage,
Et le mouilla de quelques pleurs.

Ô discorde ! ô guerre civile !
Qui peindra tes calamités ?
Ta fureur, en crimes fertile,
De sang a couvert nos cités.

Naguère encor, dans ma patrie,
Les tribuns qu’égarait ta voix
Ont bien passé la barbarie
Et des Telliers et des Louvois.

De la concorde domestique
C’est toi qui romps les nœuds touchants
Et qui confonds la borne antique
Des héritages et des champs.


Par toi du sol le plus prospère
Les moissons cessent de fleurir ;
Dans le lit où mourut son père
L’enfant n’est plus sur de mourir.

Du sein de ses paisibles lares
Il fuit devant ses oppresseurs,
Et va chez des peuples barbares
Porter nos muses et nos mœurs.

De quels coups son âme est atteinte !
Que d’ennuis viennent l’assiéger !
Comme Ovide il redit sa plainte
Aux échos du fleuve étranger.

Chère patrie ! aimable France !
Climats si purs, soleil si doux,
Le premier cri de l’espérance
L’a fait revoler près de vous.

Déjà son œil a vu paraître
Le coq doré, les longues tours
De ce manoir noble et champêtre
Qui lui rappelle ses beaux jours.

Comme il s’émeut quand il contemple
L’enclos par ses mains embelli !

Comme il pleure aux portes du temple
Où son père est enseveli !

Enfin il descend et s’arrête :
Mais, étrangers à tous les yeux,
Il n’a plus où poser sa tête
Aux champs légués par ses aïeux.

En vain son œil cherche la place
Où brillaient, sur le haut du mur,
Les nobles chiffres de sa race,
Gravés dans l’or ou dans l’azur ;

Le nom du chevalier fidèle
Sous un nom sans lustre est caché,
Et de la tombe paternelle
Le marbre même est arraché.

Quoi donc ! après son long naufrage
Nul ami ne s’offre à ses maux ?
Ne voit-il pas à son passage
Courir du moins ses vieux vassaux ?

Pour eux, ses granges toujours pleines
S’ouvraient au milieu des hivers,
Et de son lin, et de ses laines,
Leurs enfants nus étaient couverts.


Aujourd’hui, de son opulence
Ils héritèrent à vil prix,
Et plus d’un, avec insolence,
Du maître usurpa les débris.

Cependant leur bassesse altière
Oublia ses généreux soins,
Et leur porte inhospitalière
Est sourde au cri de ses besoins.

Jadis, dans Rome et dans Athènes,
Auprès des dieux réfugié,
Le proscrit confiait ses peines
Aux saints autels de la pitié.

Ses infortunes honorables
Trouvaient partout un noble appui ;
Les eaux et les feux secourables
Étaient prodigués devant lui.

Maintenant la garde des villes
En défend l’accès au malheur,
Et le roi même sans asiles
Ne sait où porter sa douleur.

Heureux qui de ses mains rustiques
Traçant de modestes sillons,

Loin des tempêtes politiques,
Vit inconnu dans ces vallons !

Du mûrier cher à sa patrie,
Il nourrit au fond de ses toits
Les vers changeants, dont l’industrie
File un tissu digne des rois.

Des fleurs que lui-même il cultive,
L’abeille extrait son doux trésor,
Et de l’arbre où fleurit l’olive
Il fait couler de longs flots d’or.

Le chaume où s’élèvent ses gerbes,
Un épi, rit plus à ses yeux
Que l’éclat des cirques superbes
Dont Rome avait orné ces lieux.

De ces lieux même il sait à peine
Les mémorables changements ;
À ses pieds la grandeur romaine
Étale en vain ses monuments.

Il n’a point d’un œil idolâtre
Dans Nisme observé comme moi
Ce merveilleux amphithéâtre
Bâti des mains du peuple-roi.


Non loin, sur la rive sauvage
Où se précipite le Gard,
S’élèvent d’étage en étage
Trois ponts qu’admire son regard ;

Mais de leurs antiques murailles
Il ne va point chercher l’auteur
Sur l’airain des doctes médailles
Que ronge le temps destructeur.

Qu’importe à sa douce ignorance ?
Il bannit les vœux indiscrets ;
Sur les bords qu’aima son enfance
Il vieillit et meurt sans regrets.

Puissé-je ainsi, loin des orages
Qui m’ont si longtemps agité,
Vivre et mourir sur ces rivages
Où mes aïeux ont habité !