Œuvres complètes (M. de Fontanes)/Sur Thomas

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Œuvres de M. de FontanesL. Hachettetome 2 (p. 254-281).


SUR THOMAS[1].




Thomas eut des détracteurs et des partisans outrés. Ses premiers succès furent brillants. Mais, comme on l’a fort bien observé, sa réputation ne s’est pas soutenue avec le même éclat jusqu’à la fin de sa vie. Cependant son éloquence s’était bien agrandie et bien épurée dans ses derniers ouvrages. Des éloges du comte de Saxe et du chancelier Daguesseau à celui de Marc-Aurèle le progrès est frappant. Pourquoi donc sa gloire parut-elle décroître au moment où il la méritait davantage ? Une telle contradiction s’explique facilement. Les circonstances où parut cet écrivain contribuèrent à sa renommée. Il la dut autant à ses défauts qu’à ses beautés. C’était alors la mode de prodiguer le faste des sentences et d’affecter un ton superbe et chagrin contre tout ce qui était puissant. Quelques maximes d’indépendance et des invectives contre l’autorité donnaient un débit prodigieux à des livres maintenant inconnus. À ce genre d’effet, qui n’était pas encore épuisé, Thomas joignait un mérite moins facile et plus durable. Il avait reçu de la nature un talent qui n’était pas vulgaire, et ce talent se fortifia trente ans par des études sans nombre et des méditations continuelles. Ses écrits portent à la fois l’empreinte d’une âme fière et d’une imagination élevée. Il est vrai qu’en général cette imagination a plus de force que de souplesse, et plus de grandeur que de grâce. On sait que cet auteur est noble, grave, imposant ; mais qu’à l’exception de quelques morceaux, il est trop rarement simple, facile et naturel. Son vice principal est de grossir les traits et de charger les couleurs en voulant agrandir tout ce qu’il peint. Cette disposition à tout exagérer put s’accroître encore par le genre qu’il avait choisi ; car il n’a guère fait que des panégyriques.

Il parcourut le premier, avec gloire, la nouvelle carrière que l’Académie française ouvrit aux orateurs, lorsque, pour donner plus d’intérêt à ses concours, elle proposa l’éloge des grands hommes. Il se montra digne de les louer, par ses vertus comme par ses talents. Le bruit de ses nombreux triomphes se répandit dans toute la France. Il eut une foule d’imitateurs. Les défauts du modèle devinrent plus remarquables dans ses copistes ; et sa réputation s’en affaiblit. C’est précisément ce qui était arrivé au plus fameux des rhéteurs latins. Sénèque, dit Quintilien plaisait à ses admirateurs par les vices de son style. Chacun s’efforçait de les imiter, et déshonorait son maître, en se vantant de parler comme lui[2].

Thomas eut plus d’un rapport avec Sénèque ; il vit aussi s’élever peu de temps après lui un homme dont le goût fut bien meilleur que le sien. Le Cours de Littérature, comme on l’a dit ailleurs, parut chez les Français à la même époque que le livre des Institutions chez les Romains. L’auteur de ce cours fut, comme Quintilien, orateur avant d’être critique : discours, si on les comparez ceux de Thomas, n’ont pas le même appareil ; on y trouve moins de cette dignité qui cherche l’admiration ; ils supposent des études moins vastes et des veilles moins laborieuses. L’esprit n’y a pas combiné tant d’effets, et multiplié tant de pensées ; mais le ton en est plus vrai, la marche plus heureuse, et la variété du style y répond mieux à celle des sujets.

Ce dernier orateur n’a point peint la simplicité guerrière de Catinat, comme les grâces de ce Fénelon qui réunissait dans sa conduite et dans ses écrits ce que le goût a de plus pur, et ce que la vertu a de plus aimable. Au contraire, les physionomies de Daguesseau, de Duguay-Trouin, de Descartes et de Sully ont trop souvent le même dessin et la même couleur. Quoi qu’íl en soit, ces deux écrivains, avec des qualités différentes, ont honoré l’éloquence française vers la fin du dix-huitième siècle ; j’ai entendu comparer quelquefois le genre cultivé par eux, à celui de l’oraison funèbre que porta si haut le génie de Bossuet, et qu’orna si bien l’art de Fléchier. Mais il me semble que ces discours académiques, dont je reconnais d’ailleurs tout le mérite, ne pouvaient jamais fournir les mêmes ressources à l’orateur et produire d’aussi fortes impressions.

Rapprochez un moment les lieux, les siècles, les circonstances. Revoyez autour de la tribune sacrée cette foule auguste, ces nombreux auditoires composés de ce que la nation avait de plus grand et de plus éclairé sous le règne de Louis XIV, et jugez où sont les plus sûrs moyens d’émouvoir le cœur, et de frapper vivement l’imagination.

Quand Fléchier, quand Bossuet montaient dans la chaire pour louer Turenne ou Condé, la patrie en deuil déplorait la perte récente de ces deux héros. Les éloges de tout un peuple répondaient à ceux de l’orateur ; et par combien de spectacles l’orateur lui-même était enflammé ! Ses premiers regards tombaient sur les restes du grand homme dont la mémoire lui était confiée par la reconnaissance publique. Les parents, les amis de l’illustre mort, ses plus fidèles serviteurs, tous ceux qui avaient recueilli ses dernières paroles, étaient présents à ses funérailles. Non loin, de vieux soldats, compagnons de ses victoires, pleuraient, appuyés sur ces mêmes armes qui triomphèrent de l’Europe. Au bruit de la cérémonie funèbre, le monde avait suspendu ses spectacles et ses jeux. Les hommes du siècle étaient accourus sous ces voûtes religieuses. Le riche et le pauvre, le sujet et le prince, instruits ensemble à cette école de la mort qui égale toutes les conditions, offraient les mêmes vœux, s’humiliaient dans la même poussière, et, partageant les mêmes craintes et les mêmes espérances, pressaient de leurs genoux les pavés de ce temple couverts d’antiques épitaphes et des promesses d’une vie nouvelle. Les femmes les plus aimables de ces temps fameux, les Thiange, les Montespan, les Sévigné, les La Fayette, et les touchantes Nemours et les belles Montbazon, qui devenaient plus belles et plus touchantes encore[3], écoutaient avec un pieux recueillement, près du sévère Montausier et du vénérable Bourdaloue. Les arts avaient orné de toutes leurs pompes le mausolée qui renfermait les augustes dépouilles. Au-dessus, on croyait voir planer encore l’âme du héros, attentive aux hommages de la France. Du milieu de cette scène imposante, Bossuet, chargé de gloire et d’années, élevait ses accents pathétiques, et tous les cœurs étaient ébranlés. À peine avait-il fait entendre sa voix, que ce temple environné de crêpes semblait devenir plus sombre. Cette voix sublime redoublait la majesté du sanctuaire et les terreurs du tombeau. Tantôt l’homme inspiré contemplait, avec un sombre abattement, le cercueil où tant de gloire était renfermée ; tantôt il se tournait avec confiance vers l’autel de Celui qui promet l’immortalité. Toutes les tristesses de la terre et toutes les joies du ciel se peignaient tour à tour sur son front, dans ses regards, dans sa voix, dans ses gestes, dans tous ses mouvements. En arrachant des larmes aux spectateurs, il pleurait lui-même ; et, sans cesse ému de sentiments contraires, s’enfonçant dans les profondeurs de la mort et dans celles de l’éternité, mêlant les consolations à l’épouvante, il proclamait à la fois le néant et la grandeur de l’homme entre le tombeau prêt à l’engloutir, et le sein d’un Dieu prêt à le recevoir.

Au sortir d’une de ces solennités douloureuses réunissent toutes les espèces d’intérêt, transportez-vous dans la salle d’une académie : on y lit, sans pompe, l’éloge d’un ministre, d’un philosophe, d’un magistrat célèbres, longtemps après leur mort, et devant des spectateurs indifférents. — Il n’y a point là de mausolée, d’autel et de tribune ; des amis éperdus, une famille gémissante n’accompagnent point le fatal cortége. Ce n’est point la patrie et la religion éplorées qui ont rassemblé dans cette enceinte un peuple encore ému de sa douleur. Une curiosité purement littéraire a réuni quelques gens de goût. Ils viennent juger avec quel art on a traité un sujet proposé, depuis un an, à l’émulation, pour une médaille et quelques applaudissements. C’est un jeu d’esprit, un effort de talent qu’ils applaudissent, et non un spectacle dramatique auquel ils viennent assister.

Ces oraisons funèbres du dernier siècle me paraissent avoir encore un autre avantage. On sait bien que le ton des panégyriques exagère toujours un peu celui de la vérité ; mais on y pardonne aisément quelque excès, quand les larmes dues à la mémoire de celui qu’on célèbre, ne sont point encore essuyées. Au contraire, tous les inconvénients du genre se font sentir quand les années ont affaibli l’enthousiasme et les regrets. Le temps découvre les imperfections des plus grands héros, et rien ne se dissimule à son tribunal. Ainsi, quand les siècles ont passé sur la tombe d’un homme illustre, il doit être plus jugé que loué. Son véritable éloge est dans son histoire. Plutarque, éloigné par plusieurs générations des grands hommes grecs et romains, se contenta d’écrire leurs vies, et ne lit point leurs panégyriques.

Mais, en reconnaissant les désavantages de ces éloges académiques, on n’en doit que plus d’estime à ceux qui ont su répandre des beautés réelles dans un genre équivoque, qui ne peut avoir, ce me semble, au même degré, ni les grands mouvements de l’éloquence funèbre, ni les développements instructifs de l’histoire.

Cependant, plusieurs sujets traités par Thomas étaient susceptibles du ton le plus oratoire. On pouvait y produire quelques-uns des effets retracés plus haut. L’éloge du maréchal de Saxe, par exemple, fut proposé peu d’années après sa mort, et presque sous les yeux des témoins de ses exploits. Le monarque avait, le premier, honoré la cendre de son défenseur. Il avait donné l’ordre à Pigal de représenter sur le marbre, et les triomphes du héros, et la douleur de la France. Les humiliations éprouvées à Rosbach donnaient un nouveau lustre à la journée de Fontenoi. Cette dernière victoire, qui avait inspiré les chants de toutes les muses françaises, occupait encore la renommée. C’était la plus belle époque militaire du dix huitième siècle, avant que la valeur française, surpassant tous les prodiges du temps passé, reculât les limites de notre patrie jusqu’à celles des anciennes Gaules. L’éloquence pouvait aisément se déployer dans la description de la bataille de Fontenoi. Il me semble que l’imagination de l’orateur est bien moins riche que le sujet.

« Champs de Fontenoi ! s’écrie-t-il, vous allez décider cette grande querelle ! C’est dans cet espace qu’est renfermée la destinée de quatre empires !.... Tout s’ébranle : ces grands corps se heurtent. Maurice, tranquille au milieu de l’agitation, observe tous les mouvements, distribue des secours, donne des ordres, répare les malheurs, sa tête est aussi libre que dans le calme de la santé. Il brave doublement la mort : il fait porter dans tous les lieux où l’on combat ce corps faible qui semble renaître....... C’est de ce corps mourant que partent ces regards perçants et rapides qui règlent, changent ou suspendent les événements, et font les destins de cent mille hommes. La fortune combat pour nos ennemis. Un hasard utile a formé cette colonne dont les effets ont été regardés comme le chef-d’œuvre d’un art terrible et profond. Toujours ferme, toujours inébranlable, elle s’avance à pas lents, elle vomit des feux continuels ; elle porte partout la destruction. Trois fois nos guerriers attaquent ce rempart d’airain, trois fois ils sont forcés de reculer. L’ennemi pousse des cris de victoire, le destin de l’armée chancelle, la nation tremble pour son roi. Maurice voit des ressources où l’armée entière n’en voit plus. Il recueille toutes les forces de son âme. Une triple attaque est formée sur un nouveau plan, la colonne rompue : la France se rassure, et Louis est vainqueur. Ô Maurice ! puisque tu n’es plus, permets qu’un citoyen obscur, mais sensible, s’adresse à ta cendre : reçois pour ce bienfait les hommages de mes concitoyens et les miens ; la postérité te doit son admiration ; mais nous, nous te devons un sentiment plus tendre, nous devons chérir et adorer ta mémoire. »


Ce morceau manque d’effet et de force, toutes les phrases en sont coupées de la même manière. Il commence par une apostrophe aux champs de Fontenoi, et finit par une apostrophe au comte de Saxe. Rien n’est plus froid et plus monotone.

Ah ! ce n’est pas ainsi que Bossuet décrit la bataille de Rocroi. Il vous transporte au milieu du combat. Il fait passer dans ses expressions tout le feu de la guerre, et toute l’âme de Condé.

« ……Les deux généraux et les deux armées semblent avoir voulu se renfermer dans des bois et des marais, pour décider leur querelle, comme deux braves en champ clos. Alors que ne vit-on pas ? Le jeune prince parut un autre homme. Touché d’un si digne objet, sa grande âme se déclara tout entière, son courage croissait avec les périls, et ses lumières avec son ardeur. À la nuit qu’il fallut passer en présence des ennemis, comme un vigilant capitaine. Il reposa le dernier ; mais jamais il ne reposa plus paisiblement. À la veille d’un si grand jour, et dès la première bataille, il est tranquille, tant il se trouve dans son naturel ; et on sait que le lendemain, à l’heure marquée, il fallut réveiller ce nouvel Alexandre. Le voyez-vous comme il vole ou à la victoire ou à la mort ? Aussitôt qu’il eut porté de rang en rang l’ardeur dont il était animé, on le vit presque en même temps pousser l’aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier les Français à demi vaincus, mettre en fuite l’Espagnol victorieux, et étonner de ses regards étincelants ceux qui échappaient à ses coups. Restait cette redoutable infanterie de l’armée d’Espagne, dont les gros bataillons serrés, semblables à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches, demeuraient inébranlables au milieu de tout le reste en déroute, et lançaient des feux de toutes parts. Trois fois le jeune vainqueur s’efforça de rompre ces intrépides combattants : trois fois il fut repoussé par le valeureux comte de Fontaines, qu’on voyait porté dans sa chaise, et, malgré ses infirmités, montrer qu’une âme guerrière est maîtresse du corps qu’elle anime. Mais enfin il faut céder. C’est en vain qu’à travers des bois, avec sa cavalerie toute fraiche, Bek précipite sa marche pour tomber sur nos soldats épuisés. Le prince l’a prévenu. Les bataillons enfoncés demandent quartier. Mais la victoire va devenir plus terrible pour le duc d’Enghien que le combat. Pendant qu’avec un air assuré il s’avance pour recevoir la parole de ces braves gens, ceux-ci, toujours en garde, craignent la surprise de quelque nouvelle attaque : leur effroyable décharge met les nôtres en furie : on ne voit plus que carnage ; le sang enivre le soldat, jusqu’à ce que le vainqueur, qui ne put voir égorger ces lions comme de timides brebis, calma les courages émus, et joignit au plaisir de vaincre celui de pardonner… Le prince fléchit le genou, et, dans le champ de bataille, il rend au Dieu des armées la gloire qu’il lui envoyait. »

Je sais que ce morceau était autrefois cité dans toutes les rhétoriques l’usage des jeunes gens. Mais les beautés n’en peuvent être senties que par des lecteurs d’un âge plus avancé. Comme ce style est vif et rapide ! Il s’élance avec Condé ; il s’échauffe avec la mêlée ; il en reproduit tout le désordre. On croit entendre le bruit des armes, les cris des soldats et la voix du chef qui s’élève au-dessus de toutes les autres. Tantôt des périodes nombreuses et soutenues semblent se développer avec la masse de l’armée entière. Tantôt les membres de la phrase se brisent, et, par leurs irrégularités, imitent la marche interrompue, les brusques évolutions, et le choc tumultueux des divers corps. La phrase, en un mot, est toujours d’accord avec ce qu’elle doit exprimer. Elle s’arrête ou se prolonge comme l’action, se varie avec toutes les incertitudes de la fortune, et se précipite avec les derniers mouvements qui la décident.

Bossuet représente aussi un capitaine expirant qui enflamme de ses derniers regards la valeur de ses troupes. Mais combien est simple et martial à la fois le tableau du vieux comte de Fontaines, porté dans sa chaise, à la tête des bandes espagnoles. Thomas ne peint qu’un corps mourant qui semble renaître. Bossuet, qui connait mieux la grandeur de l’homme, peint une âme guerrière maîtresse du corps qu’elle anime. C’est aussi, comme à Fontenoi, dans un étroit espace qu’il faut combattre, entre des marais et des bois. Mais sous quelle image Bossuet nous montre les deux armées prêtes à vider leur querelle comme deux braves en champ clos ! Voulez-vous mieux juger combien l’orateur moderne est faible ? Opposez à la marche de la colonne anglaise, dont la description aurait pu être si neuve et si brillante, la peinture de ces gros bataillons serrés qui ressemblent à autant de tours, mais à des tours qui sauraient réparer leurs brèches. Quelle énergie et quelle originalité ! que toute éloquence est médiocre auprès de celle-là ! Les qualités qui dominent dans Bossuet sont celles qui manquent le plus à Thomas, je veux dire, la verve et le mouvement.

On est étonné de lire dans l’Essai sur les Éloges que Bossuet manque d’idées toutes les fois qu’il n’est pas soutenu par son sujet. Cette erreur est facile à réfuter. L’oraison funèbre du chancelier Le Tellier est sans doute bien inférieure à celle de la reine d’Angleterre, de madame d’Orléans et du grand Condé. Un tel personnage et les événements de son ministère ne pouvaient élever le génie comme les infortunes de la veuve de Charles Ier et l’héroïsme du vainqueur de Rocroi. Comparez cependant à l’éloge du chancelier Daguesseau, par Thomas, l’oraison funèbre de Le Tellier. Les deux sujets ont plus d’un rapport. Eh bien ! n’est-ce pas Bossuet qui répand le plus d’idées de tout genre sur les études, les mœurs et les devoirs d’un magistrat !

Le panégyriste du comte de Saxe et de Daguesseau surpassa ces deux premiers essais dans l’éloge de Duguay-Trouin. Ce discours est terminé par une prosopopée très oratoire. L’ombre de cet illustre marin, évoquée par l’orateur, se promène tristement au milieu de nos ports déserts, et rappelle aux Français la gloire de ces flottes victorieuses sous qui se courbait autrefois l’Océan, et qui faisaient trembler le pavillon britannique. Cette apostrophe était plus frappante à la suite d’une guerre malheureuse sur terre et sur mer, au moment d’une paix si déshonorante et si indispensable, dit Voltaire dans son Siècle de Louis XV. Je l’ai déjà remarqué plus haut : la satire indirecte du gouvernement donnait plus de prix à cette espèce d’éloquence.

Le caractère de Sully était plus beau que les trois premiers. Mais, si vous exceptez quelques traits des dernières pages, Thomas, dans ce discours, est resté fort au-dessous de lui-même, et surtout de son héros. C’est alors qu’il commence à faire un grand abus des termes abstraits et des comparaisons tirées de la mécanique. Tout est poids et contrepoids, force et levier, action et réaction. Les critiques remarquèrent justement l’emphase et l’obscurité de quelques phrases de cet éloge. On n’a jamais prodigué l’orgueil des grands mots et le vague des idées avec plus d’excès que dans le portrait de ce ministre, qui doit veiller sans cesse à retrancher de la somme des maux, qu’entraîne l’embarras de chaque jour, le choc et le contraste éternel de ce qui serait possible dans la nature et de ce qui cesse de l’être par les passions,[4] etc.

On retrouve plusieurs de ces défauts dans l’éloge de Descartes. L’orateur étale les connaissances qu’il vient d’acquérir, avec trop de luxe et d’ambition. Il fait agir trop longtemps les siècles passés sur l’âme de Descartes, et réagir l’âme de Descartes sur les siècles futurs. Mais plus d’une beauté couvre ces taches et doit les faire pardonner.

L’abbé d’Olivet et l’abbé Le Batteux ne voulaient pas, dit-on, qu’on couronnât cet ouvrage ; ils en trouvaient le style plein d’enflure, et les détails plus propres à l’Académie des sciences qu’à l’Académie française. Thomas n’avait point oublié cette critique, et même il en parlait de temps en temps avec quelque humeur. Mais, quand, à la séance publique, on entendit ce passage de son exorde : C’est aux pieds de la statue de Newton qu’il faudrait prononcer l’éloge de Descartes, la salle retentit d’acclamations, et le public cassa le jugement de d’Olivet et de Le Batteux. Le public eut raison, car cet éloge respire l’enthousiasme de la gloire. Le tableau des persécutions éprouvées par Descartes offre, ce me semble, des traits admirables. Tels sont ceux-ci, par exemple :

« Avec ses sentiments, son génie et sa gloire, il dut trouver l’envie à Stockholm comme il l’avait trouvée à Utrecht, à La Haye et dans Amsterdam. L’envie le suivait de ville en ville, et de climat en climat. Elle avait franchi les mers avec lui ; elle ne cessa de le poursuivre que lorsqu’elle vit entre elle et lui un tombeau. Alors elle sourit un moment sur sa tombe, et courut dans Paris où la renommée lui dénonçait Corneille et Turenne.

« Hommes de génie, de quelque pays que vous soyez, voilà votre sort. Les malheurs, les persécutions, les injustices, le mépris des cours, l’indifférence du peuple, les calomnies de vos rivaux ou de ceux qui croiront l’être, l’indigence, l’exil, et peut-être une mort obscure, à cinq cents lieues de votre patrie ; voilà ce que je vous annonce. Faut-il pour cela que vous renonciez à éclairer les hommes ? Non, sans doute ; et, quand vous le voudriez, en êtes-vous les maîtres ? etc., etc.. »


Ce ton est très noble et très élevé ; mais, quand il est toujours le même, il fatigue bientôt ceux qui l’admirent le plus. L’ouvrage où le style de Thomas eut le moins de cet apprêt et de cette gravité trop soutenue qu’on lui reproche, est peut-être l’éloge du Dauphin. C’est que précisément il trouva dans ce sujet plusieurs des ressources de l’oraison funèbre, et qu’il y a même imité, plus d’une fois, les formes de Bossuet et de Fléchíer, comme dans le morceau suivant :

« Les vastes palais de Fontainebleau ont été baignés de larmes ; on arrache la famille royale à un séjour désolé. On fuit ! ces palais immenses deviennent déserts, et la mort seule l’habite ; mais tous les cœurs restent attachés à cet appartement funèbre ! ils errent autour de ce lit de mort ; et, fixés près d’une vaine cendre, redemandent au Ciel ce qui n’est plus. Quel retour ! Presque jusqu’au dernier moment on avait espéré. On revoit ces chemins par où il avait passé, où la douce espérance le soutenait encore. La nouvelle arrive à Paris. En un instant elle est répandue dans les maisons, dans les places publiques ; il est mort ; à ce mot, qui de nous n’a été attendri ?… »


Il est malheureux que ce passage rappelle un peu trop ce fameux mouvement : Ô nuit désastreuse ! Ô nuit effrayante, où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette effrayante nouvelle ! Madame se meurt, Madame est morte ! Qui de nous ne se sentit frappé, à ce coup, comme si quelque tragique accident avait désolé sa famille ? On voit du moins qu’en se rapprochant des orateurs d’un autre siècle, l’âme de Thomas était plus doucement émue, et que son style acquérait plus de souplesse, plus d’onction et de facilité.

Sa réputation s’établit très vite, mais elle ne fut pas épargnée par la critique. Il sentit que, par de nouveaux efforts, il devait enfin la confondre, et justifier ses admirateurs. C’est alors qu’il fit l’éloge de Marc-Aurèle, où toutes ses beautés se fortifièrent, et où disparurent presque tous ses défauts. L’homme le plus digne d’apprécier ce chef-d’œuvre de Thomas a dit que c’était un drame moral plein de majesté et d’intérêt, digne d’être représenté devant des sages et des rois.

Mais d’où naît cet intérêt et cette majesté douloureuse qui remplit l’éloge de Marc-Aurèle, et qu’on loue si justement ? C’est que cet éloge a tous les caractères que j’ai indiqués dans l’oraison funèbre. L’orateur a saisi le moment où le corps de Marc-Aurèle est transporté à Rome, au milieu des larmes et de la désolation publique. Et c’est Apollonius qui, penché sur les restes de ce grand homme, déplore sa perte, et raconte ses vertus devant le peuple romain.

Le grand talent qu’on admire dans ce bel ouvrage se soutient souvent à la même hauteur dans quelques chapitres de l’Essai sur les Éloges. Cet Essai n’est au fond que la poétique du genre dont s’était occupé Thomas pendant toute sa vie, et il voulut y renfermer une grande partie de l’histoire universelle ! Le sujet principal est en disproportion avec l’immensité du cadre et la multitude des accessoires. Thomas, en s’efforçant d’enrichir chaque partie de sa composition, manquait souvent l’effet général. Son Essai sur les Éloges a des parties brillantes, mais l’ensemble est défectueux.

L’ancienne police retrancha, dit-on, quelques passages de cet Essai. Du moins on publie dans cette dernière édition un fragment sur Richelieu, qu’on n’avait point vu dans la première. Je ne sais si Thomas n’aurait pas dû des remerciements au censeur qui lui conseilla cette suppression.

Que voit-on, en effet, dans ce fragment ? Tout, excepté le génie de Richelieu. On le condamne sans restriction, sur des faits isolés dont la cause n’est point encore bien éclairci, et on sépare sa conduite des grandes circonstances qui la déterminèrent. Il fallait montrer ce grand ministre entre le siècle de la Ligue, dont il réprimait les dernières fureurs, et le siècle de Louis XIV, dont il préparait la gloire.

Mais Thomas, quoiqu’il eût beaucoup d’aperçus divers dans l’esprit, savait rarement saisir, dans un sujet, les points de vue les plus simples et les plus féconds. Il pensait en détail, si on peut parler ainsi, et ne s’élevait point assez haut pour trouver ces idées premières qui font penser toutes les autres. On voit dans ses ouvrages le fruit de la plus vaste lecture, des conversations les plus choisies, et d’un grand nombre de réflexions acquises par des études très variées. Mais on y chercherait en vain quelque chose de cet esprit original qui, loin des hommes et des livres, peut s’élever seul jusqu’à des conceptions nouvelles.

Si Thomas n’eut point cette espèce de force créatrice, il ne manqua pas moins de cette sensibilité vive ou douce qui se communique de l’âme de l’écrivain à celle du lecteur. Il voulut pourtant écrire sur les femmes !

Avant de composer sur elles un traité fort grave en prose oratoire, il nous avait dit en vers qu’il aimerait fort une beauté,

Qui sût tout voir, tout juger, tout connaître,
Sût avec Locke analyser son être,
Avec Montaigne épurer sa raison,
Et, se trouvant toujours ce qu’on doit être,
Sût au besoin goûter une chanson.

J’avoue que ce goût n’est pas le mien. J’aimerais mieux une beauté qui chantât plus souvent, et qui n’analysât qu’au besoin son être avec Locke. Je souhaiterais même que ce besoin vint rarement. Les chansons bercent l’enfance, inspirent l’amour et consolent la douleur. Elles sont, je crois, plus convenables aux mères, aux nourrices et aux amantes, que tous les systèmes sur l’entendement humain.

Quoi qu’il en soit, Thomas analyse, dans son Essai sur les Femmes, toutes les vertus dont elles sont susceptibles ; il compte de siècle en siècle toutes leurs grandes actions, tous leurs travaux, et jusqu’aux ouvrages publiés à leur gloire. Assurément leur apologiste n’oublie rien de ce qui peut accroître leur triomphe. On ne peut les honorer davantage, et leur rendre un culte plus solennel. Mais les femmes ne sont bien louées que par les passions qu’elles inspirent. L’auteur s’épuise à leur prodiguer la louange ; il multiplie les observations fines, les pensées ingénieuses, et même les sentiments délicats. Mais ce n’est point assez. Les femmes veulent avant tout de l’amour, et jamais elles ne se sont méprises sur les torts secrets de Thomas, en dépit de toutes ses flatteries.

Et cependant, quelle reconnaissance ne lui doivent-elles pas ! Il soutient contre Montaigne, un peu trop naïf à la vérité, que deux femmes peuvent s’aimer fort sincèrement. Le docte et vertueux orateur avait oublié ces jolis vers de Voltaire :

Plus loin venaient, d’un air de complaisance,
Lise et Chloé qui, dès leur tendre enfance,

Se confiaient leurs plaisirs, leurs humeurs,
Et tous ces riens qui remplissent leurs cœurs ;
Se caressant, se parlant sans rien dire,
Et sans sujet toujours prêtes à rire.
Mais toutes deux avaient le même amant :
À son nom seul, ô merveille soudaine !
Lise et Chloé prirent tout doucement
Le grand chemin du Temple de la Haine.


Cet amant-là, s’il avait su écrire, eût pu faire un livre moins profond, mais plus agréable que l’Essai sur les Femmes. Elles se sont contentées d’estimer Thomas ; et l’on sait bien que leur estime fait peu de bruit.

Il cultiva la poésie comme l’éloquence, mais non point avec le même éclat. Ce n’est pas que, dans ce genre, il n’ait aussi du talent et de l’art. Il fait souvent de très beaux vers ; mais, comme tout lecteur peut le sentir, leur marche est lourde, et leur harmonie monotone. On permet à l’éloquence un peu de travail, de lenteur et d’austérité ; mais tous les mouvements de la poésie doivent être vifs, naturels et gracieux. On se rappelle dans l’Énéide le moment où Vénus se montre, dans les détours d’une forêt, à son fils étonné. La grâce de sa robe flottante, l’éclat de son front, et sa chevelure parfumée, ne suffisent pas pour la reconnaître. C’est par sa démarche seule que la divinité se manifeste tout entière, Et vera incessu patuit dea. Cette image charmante de Virgile est celle de la poésie, et surtout de la poésie épique. Au contraire, le style de Thomas se traine quand il faut s’élancer. Au lieu de parcourir tout son sujet d’un vol sûr et facile, il pèse longuement sur chaque détail ; il s’épuise à tout décrire. On trouve dans ses vers des combinaisons habiles, et jamais une heureuse inspiration ; ce qui élève l’esprit, et rarement ce qui plait à l’âme ; de la surprise, et non du charme ; de la pensée, et non de la rêverie.

Ce n’est pas qu’il ne connût très bien la langue poétique. Il en parle en homme éclairé, dans une dissertation qui fait partie de ses œuvres posthumes. Il y vante trop seulement les poëtes anglais ; mais c’était à cette époque la manie universelle. En revanche, il apprécie avec justesse les poëtes français. Il n’aimait pas Voltaire, mais l’équité l’emporte sur ses ressentiments particuliers. Tous les gens de lettres instruits et de bonne foi aimeront le parallèle qu’il établit entre le style de Racine et de Voltaire.

« Les tragédies de Voltaire, une des parties les plus brillantes de notre littérature, après ou avec celles de Racine et de Corneille, ont dû aussi influer sur notre langue poétique, mais d’une autre manière. L’impétuosité naturelle au génie de cet homme célèbre, en donnant plus de chaleur aux passions, plus de mouvement au style, a, pour ainsi dire, accéléré la marche de cette langue jusqu’alors plus lente et plus calme. Chez lui, elle a un peu perdu de ces périodes harmonieuses de Racine, qui formaient un enchantement presque continu pour l’oreille. Elle roule plus interrompue, plus brisée dans son cours ; mais aussi elle entraine plus l’âme et l’esprit, et leur permet moins de s’arrêter sur son plaisir même. La langue poétique de Racine est plus correcte et plus pure : celle de Voltaire est plus vive et plus passionnée L’une a plus de ces effets qui tiennent à la perfection des détails ; l’autre, de ceux qui tiennent à la rapidité de l’ensemble. L’une ne choque jamais le goût, l’autre ne laisse jamais reposer l’imagination. Enfin l’une, même en peignant les passions les plus tumultueuse : de l’âme, semble toujours conserver une portion de sang-froid pour observer et mesurer sa marche ; l’autre semble avoir l’ivresse même des passions quelle peint : elle est forcée de leur obéir, et se précipite comme elles avec leur négligence et leur abandon. Voltaire a de plus communiqué à cette langue une partie du luxe de son esprit, peut-être un peu conforme à celui de son siècle : il détache plus ses idées du fond général, et les met plus en relief : souvent ses vers sortent de la ligne pour s’attirer une attention particulière, au lieu que, dans Racine, les vers marchent tous ensemble, sous une discipline égale qui ne permet à aucun de se faire remarquer aux dépens de la troupe entière. Enfin, il a beaucoup plus multiplié que ses prédécesseurs l’usage des figures et des images dans la tragédie, sorte de beauté qui appartient plus à l’épopée et à l’ode qu’au genre dramatique. Mais, par ce défaut même, il a étendu notre langue poétique, appauvrie et resserrée dans son commerce habituel avec le théâtre. C’est ainsi qu’en politique, quelquefois de grands hommes se permettent de violer des lois particulières, dont l’infraction même, sous d’autres points de vue, tourne au bien général de l’État. Une circonstance qui, dans Voltaire, a favorisé cette richesse de couleurs et souvent la rend nécessaire, c’est la multitude de nations et d’époques différentes qu’il a peintes dans son théâtre : Grecs, Romains, Arabes, Ottomans, Chinois, Tartares, Espagnols, sauvages du Nouveau-Monde ; mœurs de la chevalerie, grandeur asiatique des anciens empires de l’Orient ; merveilleux de la fatalité dans Œdipe, dans Oreste ; merveilleux sombre et terrible des tombeaux et de la religion dans Sémiramis ; dans Mahomet, établissement d’un culte nouveau sous un climat brûlant où les têtes sont créées pour l’enthousiasme, et où le langage même fait déjà la moitié du fanatisme ; dans Brutus, époque de l’austérité républicaine ; dans la Mort de César, époque de la lutte du despotisme et de la liberté ; dans Rome sauvée ou Catilina, génie du crime dans la conjuration, opposé au génie de la vertu ; dans Zaïre enfin, époque des croisades, lutte de deux religions et de l’Europe contre l’Asie. Le génie de Voltaire le portait naturellement aux contrastes ; il cherchait toujours les contrastes d’expressions, les contrastes d’idées, les contrastes de sentiments, et, dans plusieurs de ses belles tragédies, il a fait contraster les mœurs de deux peuples opposés l’un à l’autre. L’effet naturel des contrastes est de faire sortir les idées, les couleurs, et de leur donner plus de jeu : mais quand les contrastes s’appliquent à de grands objets, ils acquièrent une sorte de dignité imposante qu’ils n’ont point par eux-mêmes Il ne faut donc point s’étonner si la langue poétique de Voltaire, quoique moins parfaite que celle de Racine, à une sorte d’éclat éblouissant qui subjugue des esprits et attache l’imagination, surtout dans la jeunesse, âge où le premier besoin est d’être vivement frappé, et où l’on demande plutôt des effets qu’on ne les juge. »


Comment, après avoir si bien senti les effets de cette imagination impétueuse et mobile, qui entraîne Voltaire et le lecteur après lui, Thomas a-t-il mis si peu de mouvement et de rapidité dans son style ? Nous ne connaissons pas tout le plan de la Pétréide ; mais les six chants finis par l’auteur suffisent pour démontrer qu’il avait méconnu son génie en commençant une épopée. On y trouve de riches détails, mais tout est dessiné dans les mêmes proportions, et ces proportions sont toujours gigantesques. Nulle variété dans la manière de concevoir ni dans celle d’écrire. On distingue, par intervalle, des morceaux plus heureusement conçus. Le lecteur, rebuté par la monotonie de l’ensemble, pourrait ne pas les y chercher : il est juste de les offrir à son attention. Tel est ce tableau des Invalides que visite le Czar.

.....Tous étaient dans le temple.
C’était l’heure où l’autel fumait d’un pur encens ;
Il entre : et de respect tout a frappé ses sens :
Ces murs religieux, leur vénérable enceinte,
Ces vieux soldats épars sous cette voûte sainte,
Les uns levant au ciel leurs fronts cicatrisés,
D’autres flétris par l’âge et de sang épuisés,
Sur leurs genoux tremblants pliant un corps débile ;
Ceux-ci courbant un front saintement immobile,

Tandis qu’avec respect, sur le marbre inclinés,
Et plus près de l’autel quelques-uns prosternés,
Touchaient l’humble pavé de leur tête guerrière,
Et leurs cheveux blanchis roulaient sur la poussière.
Le Czar avec respect les contemple longtemps :
« Que j’aime à voir, dit-il, ces braves combattants !
« Ces bras victorieux, glacés par les années,
« Quarante ans de l’Europe ont fait les destinées.
« Restes encor fameux de tant de bataillons,
« De la foudre sur vous j’aperçois les sillons.
« Que vous me semblez grands ! Le sceau de la victoire
« Sur vos ruines même imprime encor la gloire…
« Je lis tous vos exploits sur vos fronts révérés :
« Temples de la Valeur, vos débris sont sacrés. »
Le prêtre cependant, au pied du sanctuaire,
A des pieux soldats consacré la prière :
Ces illustres blessés, ces vieillards chancelants,
Hors des sacrés parvis s’avancent à pas lents.
Bientôt ils vont s’asseoir dans une enceinte immense,
Où d’un repas guerrier la frugale abondance,
Aux dépens de l’État, satisfait leur besoin :
Pierre de leur repas veut être le témoin.
Avec eux dans la foule il aime à se confondre,
Les suit, les interroge, et, fiers de lui répondre,
De conter leurs exploits, ces antiques soldats
Semblent se rajeunir au récit des combats.
Son belliqueux accent émeut leur fier courage :
« Compagnons, leur dit-il, je viens vous rendre hommage
« Ah ! parlez : qui de vous, au milieu des hasards,
« A de ce grand Condé suivi les étendards ?
« Je brûle de vous voir. » Cent guerriers se levèrent :
D’une commune voix cent guerriers s’écrièrent :
« Nous voici ! » Distingué par des accents plus fiers,
L’un d’eux portait le poids de quatre-vingts hivers,
Et relevait encor sa tête avec noblesse :
« De ce héros, dit-il, moi, j’ai vu la jeunesse :
« Je combattais sous lui dans les champs de Rocroi :
« Son regard dans la foule est descendu sur moi.
« J’ai compté soixante ans depuis cette victoire :

« J’ai vu Norlingue et Lens, théâtre de sa gloire.
« À Fribourg, je l’ai vu qui, le fer à la main,
« Chez nos vieux ennemis se frayait un chemin.
« Son front dans le carnage était calme et terrible.
« Ah ! sous son ombre encor je serais invincible. »
— « Oui, j’en crois ton courage et ta noble vigueur.
« Vous avez donc servi sous ce noble vainqueur,
« Mes amis ; de ce nom souffrez que je vous nomme.
« Vous avez vu de près, entendu ce grand homme.
« Ah ! je connais des rois qui, fiers d’un tel honneur,
« Paîraient de tout leur sang ce suprême bonheur.
« Et vous, à mes regards daignez aussi paraitre,
« Pour vous mieux honorer je voudrais vous connaître,
« Soldats du grand Turenne : êtes-vous dans ces lieux ? »
Trois cents guerriers debout parurent à ses yeux,
Tels que ces troncs vieillis, ces vénérables chênes,
Que consacraient à Mars les légions romaines,
Dont les rameaux, chargés des dépouilles des rois,
Redisaient aux guerriers les antiques exploits.


Cette dernière comparaison me paraît sublime. Lucain n’a rien de plus beau dans les endroits où les gens de goût peuvent l’admirer. Ces vers de Thomas, qui est mort en 1785, ont précédé le livre sur l’Importance des Opinions religieuses, qui a paru en 1788. M. Necker peint aussi les Invalides prosternés sur les marbres du temple, et sa description mérite d’être citée.

« Qui de nous, dit-il, n’a pas ni quelquefois ces vieux soldats qui, à toutes les heures du jour, sont prosternés çà et la sur les marbres du temple élevé au milieu de leur auguste retraite ? Leurs cheveux que le temps a blanchis, leur front que la guerre a cicatrisé, ce tremblement que l’âge seul a pu leur imprimer, tout en eux inspire d’abord le respect : mais de quel sentiment n’est-on pas ému, lorsqu’on les voit soulever et joindre, avec effort, leurs mains défaillantes pour invoquer le Dieu de l’univers, et celui de leur cœur et de leur pensée ; lorsqu’on les voit oublier dans cette touchante dévotion, et leurs douleurs présentes, et leurs peines passées ; lorsqu’on voit se lever avec un visage plus serein, et emporter dans leur âme un sentiment de tranquillité et d’espérance ! Ah ! ne les plaignez point dans cet instant, vous qui ne jugez du bonheur que par les joies du monde : leurs traits sont abattus, leur corps chancelle, et la mort observe leurs pas. Mais cette fin inévitable, dont la seule image vous effraye, ils la voient venir sans alarme : ils se sont approchés, par le sentiment, de Celui qui est bon, de Celui qui peut tout, de Celui qu’on n’a jamais aimé sans consolation. »


Il me semble que la peinture de M. Necker, quoiqu’elle, soit en prose, a des traits plus profonds et plus touchants que celle de Thomas. C’est que le sentiment religieux y domine davantage.

On aimera sans doute encore ces vers où le Czar inconnu, au milieu d’une fête de Versailles, demande à son ami Lefort de lui faire connaître les grands personnages qui grillèrent à la cour de Louis XIV :

 « Mais montre-moi, parmi cette foule innombrable,
« Le vainqueur de Nassau, ce guerrier redoutable,
« Dont le nom a souvent retenti dans le Nord,
« Ce fameux Luxembourg. » — « Il n’est plus, dit Lefort. »
— « Et Louvois, l’instrument de trente ans de victoire ? »
— « Il n’est plus. » — « Et Colbert, plus heureux dans sa gloire,
« Par qui ce grand Louis fut si bien secondé ? »
— « Il n’est plus. » — « Oh ! dit Pierre, ô Turenne, ô Condé !
« Louis dans le cercueil vous vit aussi descendre.
« De combien de héros Louis foule la cendre !
« Oh ! comme le génie est rapide en son cours,
« Et combien peu le Ciel lui réserva de jours !
« Il naît, brille un moment, se précipite et tombe ;
« La moitié d’un grand siècle est déjà sous la tombe ;
« L’autre y penche déjà. Seul, toujours adoré,
« Sur ce trône éclatant, de débris entouré.
« Louis reste debout. » — « Les héros disparaissent :

« Sur leurs tombeaux ouverts d’autres héros renaissent.
« Dit Lefort ; viens, approche et tourne tes regards. »
Dans la foule aussitôt il lui montre Villars,
Qui déjà de la France a mérité l’estime,
Qui, brave et confiant, superbe et magnanime,
Inspirait à la fois, sous ses hardis drapeaux,
L’audace à ses soldats, l’envie à ses rivaux,
Haï des courtisans, chéri dans une armée,
Comme ses ennemis forçant la Renommée ;
Créqui, dont une faute a mûri la valeur,
Qui pour être un grand homme eut besoin du malheur ;
Vauban craint de l’Europe et que Louis révère,
Boufflers, dans une cour Spartiate sévère.
...............
...............
« Il en est un encor que je ne connais pas,
« Dit Lefort. Ce héros échappé des combats,
« Solitaire habitant d’un asile champêtre,
« Rarement dans les cours vient adorer un maître :
« Il sait, sans les flatter, combattre pour ses rois,
« Et semble importuné du bruit de ses exploits.
« Peut-être de ce jour la pompe solennelle
« L’attire au pied du trône où son devoir l’appelle.
« Je puis en être instruit. » Lefort voit un Français
De qui l’âge commence à sillonner les traits ;
Simple et peu distingué dans une foule obscure,
L’ornement des guerriers est sa seule parure.
— « Permettez que ma voix vous vienne interroger,
« Dit-il ; daignez montrer aux yeux d’un étranger
« Le vainqueur du Piémont, le héros de Marsaille.
« Vos yeux sans doute ont vu sur les champs de bataille
« Ce guerrier philosophe à la cour, dans les camps,
« Dont la vertu modeste orne encor les talents :
« Simple dans la grandeur, humain dans la victoire.
« Qui sait et mériter et dédaigner la gloire.
« Catinat : je le cherche entre tant de héros. »
Il dit, et le Français lui répond en ces mots :
« Étranger, Catinat, s’il pouvait vous entendre,
« Sans doute aurait ici des grâces à vous rendre.

« Louez moins cependant un guerrier dont le bras
« N’a dû quelques succès qu’à ses braves soldats.
« Des vainqueurs de l’Europe il commandait l’élite :
« Il aima sa patrie, et voilà son mérite.
« Son devoir fut de vaincre ; il a vaincu. Louis
« L’a trop récompensé de servir son pays.
« Et d’un si grand honneur son âme est satisfaite.
« N’appelez point vertu l’amour de la retraite :
« Il se cache aux humains, il en est plus heureux. »
Il dit, et dans la foule il s’égara loin d’eux.
« Quel soupçon, dit Lefort, dans mon cœur vient de naître ?
« À ce noble discours puis-je le méconnaître ?
« Non, je n’en doute pas : c’est lui. Seul dans l’État,
« Catinat peut ainsi parler de Catinat. »
Il s’informe. On lui dit : C’est Catinat lui-même.


Cette manière de peindre Catinat est assurement très ingénieuse et très dramatique ; et quel intérêt n’éprouve-t-on pas au nom de tous ces grands hommes qui ne sont plus !

La moitié d’un grand siècle est déjà sous la tombe !


On sent que l’auteur, déjà prêt à perdre la vie, s’attendrissait en faisant ces vers, et son attendrissement est partagé par le lecteur.

Observez que Thomas doit les meilleurs passages de son poème au souvenir du grand siècle de Louis XIV. Il semble qu’en remontant vers ces jours de notre gloire, l’esprit s’élève et le goût s’épure. Les plus riches imaginations s’enrichissent encore à l’aspect de cet illustre théâtre où brillent tour à tour les images de Turenne et de Condé, de Pascal et de Bossuet, de Louvois et de Colbert, de Racine et de Corneille, tandis que la figure majestueuse du monarque domine toutes les autres pendant trois générations. Un tel spectacle échauffe même les talents les moins heureux. C’est ainsi que la fable a prétendu que la voix des rossignols avait plus de mélodie aux lieux où reposaient les cendres de Linus et d’Orphée, et que, dans cette région poétique, les oiseaux, même dépourvus de toute espèce de chant, trouvaient quelques doux accords.

Plusieurs morceaux de la Pétréíde fourniraient encore plus d’une observation curieuse, si on les comparaît à cette Henriade, dont il est si commun d’abaisser le mérite, et si difficile d’égaler les beautés. Mais il est temps de finir.

Malgré ces remarques, Thomas est peut-être l’écrivain du dix-huitième siècle qui a le plus constamment honoré le titre d’homme de lettres. Sa mémoire obtiendra toujours des hommages. Ce n’est pas le talent qu’on chérit le plus, mais il en est peu qu’on respecte davantage. Il avait dit dans un des ouvrages de sa jeunesse :

Ô vous, Gloire, Vertu, déesses immortelles,
  Que vos brillantes ailes
Sur mes cheveux blanchis se reposent un jour !

Son vœu s’est accompli : la gloire et la vertu défendent aujourd’hui son tombeau contre la satire qui le persécuta pendant sa vie : elles offrent à l’admiration de tous les écrivains, et la plupart de ses écrits et sa conduite tout entière.


  1. Ce morceau excellent parut d’abord sous forme de lettre adressée aux rédacteurs du Mercure (germinal au X) : un article de l’abbé de Vauxcelles en fut l’occasion. Voici quel était le début de la lettre de Fontanes : « Celui de vos coopérateurs qui, dans le dernier numéro du Mercure a parlé des Œuvres posthumes de Thomas, se distingua souvent à côté de lui dans la même carrière. Il fut le compagnon de sa jeunesse et son ami. Nul ne pouvait mieux le peindre et le juger. On regrette seulement qu’il se soit borné à l’examen de quelques fragments de la Pétréide. On eût désiré qu’un homme qui sait louer et censurer avec tant de discernement jetait un coup d’œil plus étendu sur la masse entière des écrits de Thomas, et en particulier sur ses éloges, qui lui assurent, entre les orateurs, un rang que ses vers ne lui donneront pas, je crois, entre les poëtes. J’ai relu tous ces discours dans la nouvelle édition qui vient d’être publiée. Ils m’ont fait naître quelques réflexions que je vous soumets. Le panégyriste de Descartes et de Marc-Aurèle est trop connu pour que vous n’accordiez pas encore quelque place à son souvenir ; et d’ailleurs la critique trouvera bien rarement un texte plus instructif et plus fécond. » Et il continuait : « Thomas eut des détracteurs, etc., etc., » comme ci-dessus.
  2. Sed placebat propter sola vitia, et ad ea se quisque dirigebat effingenda quæ poterat : deinde, cum se jactaret eodem mada dicere, Senecam infabamat. (Quintilien, liv. x, chap. I.)
  3. L’étranger admirait dans cette auguste cour
    Cent filles de héros conduites par l’amour,
    Ces belles Montbazon, ces Nemours si touchantes.

    Voltaire.
  4. Voyez l’Éloge de Sully.