Œuvres complètes (M. de Fontanes)/Sur Corneille et Racine

La bibliothèque libre.
Œuvres de M. de FontanesL. Hachettetome 2 (p. 282-285).


SUR CORNEILLE ET RACINE[1].




« Ce ne sont pas, dit M. de La Harpe, les troubles de la Fronde qui ont fait faire à Corneille Cinna et les Horaces, et ce serait borner étrangement le talent d’un homme tel que Racine, de prétendre qu’il n’a fait que la tragédie de la cour de Louis XIV. »

Les troubles de la Fronde n’eurent aucun effet, sans doute, sur le génie de Corneille, puisqu’il avait publié le Cid, les Horaces, Cinna, Polyeucte, avant ces émeutes des bourgeois de Paris, dirigées par leur archevêque contre un cardinal italien. Mais Corneille était né en 1606, sous le règne de Henri IV : il put converser avec les témoins et les acteurs des plus tragiques événements de notre histoire, avec ces vieux guerriers, compagnons d’armes du bon Roi, avec les anciens ligueurs, dont la clémence et la victoire avaient triomphé ; il vit les restes de cette génération guerrière, et théologienne à la fois, nourrie dans le tumulte des armes et dans les disputes de l’école. Plusieurs capitaines de ce temps-là ne manquaient point d’instruction : ils lisaient Plutarque sous la tente ; ils rappelaient quelquefois, par leur simplicité héroïque, les plus grands personnages de la Grèce et de Rome. Corneille avait déjà trente-cinq ans lorsque Sully mourut : ce Sully, le plus loyal des chevaliers, et le plus sage des économes, qui, selon l’usage antique, se plaçait toujours sur un siège plus élevé au milieu de ses enfants, et qui, après avoir commandé des armées et tenu les rênes d’un empire, ne s’occupait plus enfin, pour me servir de ses propres expressions, que du labourage et du paturage, les deux mamelles de l’État. Alors, dans d’autres professions, se trouvaient des mœurs plus simples encore et non moins recommandables. Une seule lampe éclairait les veilles du savant de Thou, des Harlay, des Potier, des Molé, des ancêtres du chancelier Daguesseau et du président de Lamoignon. Ces vénérables magistrats, fatigués des longues études de la nuit, se levaient avant le jour, et se hâtaient d’aller rendre la justice au peuple qui reposait encore ; ils ne se permettaient un peu de loisir que pendant quelques semaines de l’automne, et ce loisir même était occupé ; ils se retiraient dans leurs maisons de campagne, à côté des grands bois plantés par leurs pères, et dont ils perpétuaient avec soin les riches ombragés. Quand on entrait naguère encore dans les châteaux habités jadis par ces hommes illustres, quand on contemplait leurs images, aujourd’hui détruites par l’ingratitude, ne croyait-on pas revoir plus d’une fois le visage des vieux Romains ou des anciens preux ? Ne retrouvait-on pas dans quelques-unes de ces augustes physionomies le caractère de don Diègue, ou celui du père des Horaces ? Les femmes même de ce siècle avaient en général des traits plus nobles et plus touchants : l’urne que tient Cornélie n’aurait point paru déplacée dans les mains de ces nobles Françaises qui habitaient, il y a deux cents ans, les donjons, asile de l’honneur chevaleresque et des vertus domestiques.

Corneille dut être nécessairement frappé de ce tableau, dont le souvenir seul excite un étonnement mêlé de respect. Au milieu de tant d’âmes fortes, la sienne s’agrandit ; il fut le peintre de l’héroïsme ; il préféra les sujets politiques, et remplit ses plus belles scènes de l’amour de la patrie et du fanatisme de la liberté. On en sera moins surpris en songeant que les idées de ce genre s’étaient propagées au milieu des guerres civiles : les États-généraux tenus à Blois, le calvinisme et le livre de Bodin[2], avaient déjà répandu le germe de ces principes, qui devaient tôt ou tard changer la France. Ainsi, le siècle où vécut Corneille put donc avoir quelque influence sur son génie : ce génie fut élevé, fier et mâle, comme les mœurs de ses contemporains ; mais il s’altéra par le mélange des subtilités scolastiques et de l’enflure espagnole. Ses défauts prouvent, comme ses beautés, le pouvoir des circonstances sur les plus grands hommes.

Quant à Racine, on est bien loin de le connaître et de le sentir, quand on prétend qu’il n’a fait que la tragédie de la cour de Louis XIV. M. de La Harpe a trop raison de relever un tel blasphème, et d’en faire justice. Mais il faut avouer que le talent de Racine dut aussi quelque chose à toutes les impressions qui l’environnèrent.

Les mœurs, en gardant leur dignité, devinrent alors moins graves et moins fières : on y mit par degrés plus de décence que de franchise, et plus de noblesse que d’énergie. La grandeur fut obligée d’être aimable, sous peine d’être méconnue. Les arts s’approchèrent du trône, et, pour attacher les yeux du monarque, ils empruntèrent ces formes élégantes et polies, qui n’excluent point la force, mais qui en modèrent l’expression. La galanterie et les plaisirs régnaient dans cette cour brillante. L’usage et le besoin de plaire exigèrent quelques sacrifices de la muse de Racine ; il voulut allier l’esprit du plus aimable des courtisans à l’éloquence du plus grand des poëtes ; mais, élevé chez les solitaires de Port-Royal, il garda heureusement les principes sévères et le goût pur de leur école. Athènes et Jérusalem le défendirent contre Versailles ; la Bible et Homère, qu’il avait tant étudiés, le retinrent toujours près de la nature, et l’y ramenèrent jusqu’au milieu des illusions du monde et de la pompe des palais : il prit seulement à la cour et dans l’élite de la société tout ce qui peut orner le génie, sans l’affaiblir et le corrompre. Ainsi, doué du talent le plus flexible, que tant de causes diverses avaient modifié, il porta tour à tour dans son style les grâces et l’urbanité de son siècle, l’imagination des poëtes grecs, et l’enthousiasme des prophètes hébreux.


  1. Ces pages sont tirées du second article sur le Cours de Littérature de La Harpe.
  2. Le livre de la République.