Œuvres complètes (Tolstoï)/Une préface inédite aux Souvenirs de Sébastopol de A.-J. Erchov

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Traduction par J.-Wladimir Bienstock.
Stock (Œuvres complètes, volume 4p. 383-396).


UNE PRÉFACE INÉDITE DE TOLSTOÏ


aux « Souvenirs de Sébastopol »


DE A.-J. ERCHOV


(Notes de P. Birukov.)


À propos des récits de Sébastopol, il convient de donner l’Introduction de L.-N. Tolstoï « aux Souvenirs de Sébastopol », de A.-J. Erchov. Cette introduction insérée plus loin date de 1889 ; elle est absolument inédite et paraît ici pour la première fois. Elle fut écrite par Tolstoï à la demande de A.-J. Erchov qui sollicitait une préface pour son livre : « Les Souvenirs de Sébastopol, d’un officier d’artillerie » (Édition Souvorine, Saint-Pétersbourg, 1890).

L’auteur de ces Souvenirs, n’espérant pas en le succès de son modeste nom, demanda à Tolstoï de lui écrire la préface ; un éditeur serait alors plus facile à trouver. Tolstoï se mit à cette besogne, mais ne put l’accomplir. Il était difficile à Tolstoï, avec ses idées, maintenant tout à fait définies, de parler sous une forme qui fût tolérée par la censure russe, de la boucherie humaine de Sébastopol. Il écrivit une préface, n’en fut pas satisfait, et voyant qu’il ne pouvait mettre sous une forme « convenable » les idées suggérées par le livre, il renonça à donner cette préface qui fut ensevelie dans ses papiers.

L’auteur des « Souvenirs », attristé, convainquit avec peine l’éditeur de faire paraître son ouvrage qui vit le jour sans aucune préface.

Cette préface, pas encore mise au point, se trouve conservée dans les archives de V. G. Tchertkov. Nous la donnons ici avec sa permission comme appendice aux récits de Sébastopol ; comparée à eux, elle reçoit un grand intérêt.

Malgré toute « la vérité », ce principal héros des récits de Sébastopol, malgré toutes les horreurs de la guerre qui y est décrite, on y trouve une part assez grande de cette objectivité qui fait supposer en l’auteur sinon l’hésitation, du moins l’indifférence envers certaines questions, et excite par moments les mêmes sentiments vagues chez le lecteur.

Dans cette préface, la vérité paraît nue, dure, et c’est pourquoi elle n’excite en le lecteur qu’une seule impression : l’horreur réelle devant le crime commis en masse par l’humanité et une grande pitié pour ceux qui, consciemment ou inconsciemment, y participent.

En comparant des pages littéraires écrites sur le même sujet mais à trente-quatre ans d’intervalle, on constate le grand développement moral de leur auteur, ce qui nous semble un renseignement biographique et bibliographique très précieux.

P. Birukov.


PRÉFACE INÉDITE DE L.-N. TOLSTOÏ


pour « les souvenirs de sébastopol »


DE A.-J. ERCHOV


A.-J. Erchov m’a envoyé son livre : « Les Souvenirs de Sébastopol », et m’a demandé de le lire et d’exprimer l’opinion que me produira cette lecture.

J’ai lu le livre et désire beaucoup exprimer l’impression que m’a produit cette lecture, car cette impression est très forte.

J’ai revécu avec l’auteur la vie que j’avais vécue trente-quatre ans avant ; et c’était ce que décrit l’auteur — l’horreur de la guerre, — et ce qu’il ne décrit presque pas : l’état d’âme que l’auteur y a éprouvé.

Un tout jeune homme, dès sa sortie de l’école militaire, tombe à Sébastopol. Quelques mois avant il était joyeux, heureux comme une jeune femme le lendemain de son mariage. Il semble qu’hier, pour la première fois, il a endossé l’uniforme d’officier que le tailleur expert a rembourré d’ouate sous l’aisselle, a élargi aux épaules pour dissimuler la poitrine juvénile, lui donner une ampleur majestueuse, hier seulement qu’il a pris cet uniforme, puis est allé chez le coiffeur faire friser et pommader ses cheveux, affermir avec un fixatif les petites moustaches à peine visibles, et en faisant résonner sur les marches son sabre retenu par un porte-épée en or, son bonnet de côté, s’est promené dans la rue. Ce n’est déjà plus lui qui se retourne pour ne pas laisser passer un officier, sans le saluer mais c’est lui que les subalternes voient de loin, alors que négligemment il touche sa visière, ou commande : « Libre ! »

Hier seulement, son chef, le général, lui a parlé sérieusement comme à un égal, et une brillante carrière militaire s’est offerte à lui, absolument sûre. Il semble qu’hier seulement sa vieille bonne était émerveillée de lui, que sa mère émue pleurait de joie en l’embrassant et le caressant, et que lui se sentait heureux et gêné ; hier seulement qu’il s’était rencontré avec une charmante demoiselle, qu’ensemble ils avaient causé de futilités, et que, chez tous deux, les lèvres se plissaient dans un sourire retenu ; et il savait qu’elle, et pas elle seule, mais des centaines d’autres et mille fois mieux qu’elle pouvaient et devaient l’aimer. Tout cela semblait être hier, et tout cela était non seulement mesquin et ridicule, mais aussi ambitieux ; et pourtant innocent et par suite charmant.

Et le voilà à Sébastopol. Tout à coup quelque chose l’offusque, il voit qu’il se fait quelque chose qui ne doit pas être. Le chef lui dit tranquillement que lui, ce même garçon que la mère aime tant, de qui, non pas elle seule, mais tous attendent tant de bien, que lui, avec toute sa beauté physique et morale, unique et incomparable, aille là où l’on tue, où l’on mutile des hommes. Le chef ne nie pas qu’il est le même jeune homme que tous aiment et qu’on ne peut pas ne pas aimer, pour qui la vie est la chose la plus importante au monde, il ne nie pas cela, mais dit tranquillement : « Allez et qu’on vous tue. » Le cœur se serre d’une double peur : celle de la mort et celle de la honte ; et feignant qu’il lui importe peu d’aller à la mort ou de rester, il se prépare, feint de l’intérêt pour ce qu’il va voir, et s’intéresse même à son lit de camp et à divers ustensiles. Il va à cet endroit où l’on tue, il va, et il espère qu’on l’a trompé, que là-bas on ne tue pas mais qu’en réalité tout se passe autrement. Mais il suffit de passer une demi-heure aux bastions pour constater que la réalité est encore plus horrible, plus insupportable qu’il ne se l’imaginait. Devant ses yeux, un homme s’épanouissait de joie, débordait d’énergie. Et voilà, un bruit sourd, et ce même homme tombe dans l’ordure des autres, il n’y a plus que la souffrance terrible, le regret et la condamnation de tout ce qui se fait là. C’est horrible, mais il ne faut pas regarder, il ne faut pas penser. Mais comment ne pas penser : tout à l’heure c’était lui, bientôt ce sera moi ? Comment ? Pourquoi ? Comment, moi, ce même moi, si bon, si aimable, si cher non seulement à ma vieille bonne, non seulement à ma mère, non seulement à « elle » mais à tant d’autres, presqu’à tous les hommes ? En route, encore au relais, comme ils m’aimaient, comme nous avons ri, comme ils étaient enchantés de moi…, ils m’ont fait présent d’une blague à tabac ! Et tout d’un coup, ici, non seulement pas de blague à tabac, mais personne ne s’intéresse à savoir comment et quand on mutilera tout mon corps : ces jambes, ces bras, quand on me tuera comme on a tué celui-ci. Serai-je aujourd’hui une des victimes ? Cela n’intéresse personne : au contraire, cela semble désirable.

Oui, moi, précisément moi, ici je ne suis nécessaire à personne, et alors pourquoi suis-je ici ? — se demande-t-il. — Et il ne trouve pas de réponse. Si du moins quelqu’un m’expliquait pourquoi tout cela ? Ou à défaut d’explication, si l’on disait quelque chose d’encourageant ; mais jamais personne ne dit rien de pareil, et il semble même qu’on ne peut le dire, que ce serait honteux si quelqu’un disait une telle chose. C’est pourquoi personne ne la dit. Alors, pourquoi, pourquoi suis-je ici ? — s’écrie le jeune homme. — Et il veut pleurer. Il n’y a pas de réponse, sauf l’angoisse maladive du cœur. Mais, rentre le sergent-major, et il feint l’indifférence… le temps passe. Les autres le regardent, du moins il se l’imagine, et il fait tous ses efforts pour ne pas se couvrir de honte ; et pour ne pas se couvrir de honte, il faut faire comme les autres : ne pas penser, fumer, boire, plaisanter et feindre. Et ainsi passent un jour, un autre, un troisième, une semaine… Le garçon s’habitue à dissimuler sa peur, à étouffer sa pensée. Le plus affreux pour lui, c’est que seul il ignore pourquoi il est ici dans cette terrible situation. Il lui semble que les autres savent quelque chose, il veut les exciter à la franchise. Il pense qu’il serait plus facile d’avouer que tous sont dans la même situation horrible ; mais exciter autrui à un tel aveu, c’est impossible. Les autres, comme lui, semblent avoir peur d’aborder cette question. On ne peut parler de cela. Il faut causer des escarpes, des contre escarpes, du porter, des grades, des rations, de l’écarté. Et c’est ainsi chaque jour ; le jeune homme s’habitue à ne pas penser, à ne pas interroger, à ne pas parler de ce qu’il fait, et cependant il sait constamment qu’il fait quelque chose que réprouve tout son être. Il en est ainsi durant sept mois. Le jeune homme n’est pas tué, pas mutilé, et la guerre est finie.

L’horrible torture morale est terminée. Personne n’a connu sa peur, son désir de s’enfuir, et n’a compris pourquoi il était resté. Enfin, on peut respirer, se ressaisir, réfléchir à ce qui était.

Que s’est-il donc passé ? Il s’est passé que pendant sept mois j’ai eu peur, je me suis tourmenté en cachant mes angoisses à tous. D’acte héroïque, c’est-à-dire, dont je pouvais, je ne dis pas m’enorgueillir, mais me souvenir avec plaisir, point. Tous les exploits se résument à ceci : j’étais de la chair à canon, je suis resté longtemps en un endroit où l’on a tué beaucoup d’hommes, par des coups à la tête, à la poitrine, dans toutes les parties du corps. Mais c’est une affaire personnelle ; elle ne peut donc être extraordinaire. Or je participais à une œuvre commune. En quoi consistait-elle ? À perdre des dizaines de milliers d’hommes… Eh bien, quoi ? Sébastopol, ce même Sébastopol qu’on défendait a capitulé, la flotte a sombré, les clefs du Saint-Sépulcre sont restées à qui les avait, la Russie est mutilée. Eh bien ! alors, quoi donc ? N’y a-t-il que cette conclusion : que par sottise et jeunesse je suis tombé dans cette horrible situation, sans issue, où je fus pendant sept mois, par ma jeunesse incapable d’en sortir ? N’est-ce que cela ?

Le jeune homme se trouve dans la situation la plus favorable pour tirer cette conclusion logique inéluctable : 1o La guerre est terminée honteusement et ne peut se justifier par rien. (L’Europe ni les Bulgares ne sont libérés, etc.) ; 2o le jeune homme n’a pas payé à la guerre un tribut tel que la mutilation pour toute la vie, auquel cas il est déjà difficile de reconnaître comme une faute ce qui en fut la cause. Le jeune homme n’a pas reçu d’honneurs particuliers dont le refus serait lié à son abstention de la guerre. Le jeune homme pouvait dire la vérité : c’est qu’il est tombé par hasard dans une situation sans issue et ne sachant comment en sortir, y est resté jusqu’à ce qu’elle prit fin d’elle-même. Le jeune homme veut dire cela et le dirait certainement. Mais voilà : d’abord avec un certain étonnement il entend autour de lui les racontars sur la guerre passée ; et ce n’est plus quelque chose de honteux, comme elle se présentait à lui, mais une œuvre bonne, extraordinaire. Il entend dire que la défense à laquelle il participa était un grand événement historique, que c’était une défense inouïe au monde, que ceux qui étaient à Sébastopol et lui sont des héros entre les héros, que ce fait qu’il ne s’est pas enfui, de même que le cheval d’artillerie, qui n’a pas rompu sa bride pour s’enfuir, a accompli un grand acte, et qu’il est un héros. D’abord avec étonnement, ensuite avec curiosité, le garçon écoute et perd le courage de dire toute la vérité. Il ne peut parler contre les camarades, les trahir, mais pourtant il veut dire au moins une partie de la vérité, et il fait la description de ce qu’il a vu, il tâche de dire tout ce à quoi il a survécu. Il décrit sa situation à la guerre : autour de lui on tue, lui-même tue. Il se sent mauvais, peureux, misérable. À la première question qui vient en tête à chacun : pourquoi fait-il cela, pourquoi ne cesse-t-il pas et ne s’enfuit-il pas ? L’auteur ne répond pas. Il ne dit pas comme on disait dans l’antiquité quand on détestait ses ennemis, comme les Hébreux disaient des Philistins : qu’il hait les alliés, au contraire, en certains passages, il montre de la sympathie pour eux comme pour des frères. Il ne parle pas du désir passionné de voir entre nos mains les clefs du temple de Jérusalem, ou même que notre flotte existe ou non. Vous sentez, en lisant, que pour lui les questions de la vie et de la mort des hommes ne sont pas compatibles avec les questions politiques ; et à la question : Pourquoi l’auteur a-t-il agi ainsi ? le lecteur ne voit qu’une réponse : parce qu’on m’a pris, étant jeune ou avant la guerre, ou parce que, par hasard, par inexpérience, je suis tombé moi-même, dans une situation d’où je ne pouvais m’arracher sans de grands efforts. J’y suis tombé et alors, quand on m’a forcé de faire la chose la plus contraire à la nature, tuer des frères qui ne m’avaient rien fait, j’ai préféré obéir plutôt que de subir une punition et la honte. Et, bien que dans le livre il y ait de brèves allusions à l’amour du tzar et de la patrie, on sent que ce n’est qu’une déférence aux conditions dans lesquelles se trouve l’auteur. On a beau sous-entendre que sacrifier sa vie, sa validité, c’est bien, que toutes les souffrances et les morts qui se produisent sont à l’honneur des victimes, on sent que l’auteur sait que ce n’est pas vrai, parce que librement il ne sacrifie pas sa vie et qu’en tuant les autres, malgré lui il met sa vie en danger. On sent que l’auteur connaît la loi de Dieu : — Aime ton prochain, et par suite, tu ne tueras point — qui ne peut être abrogée par aucune duplicité humaine.

C’est ce qui fait la valeur du livre. Il est seulement regrettable qu’on ne fasse que le sentir, que ce ne soit pas exprimé clairement. On décrit les souffrances et les morts des hommes, mais on ne dit pas ce qui les produit.

Trente-cinq ans avant c’était encore bien, mais maintenant il faut autre chose. Il est nécessaire de dénoncer ce qui cause les souffrances et les morts à la guerre, pour connaître, comprendre et détruire ces causes.

« La guerre ! comme elle est terrible avec ses blessures, son sang, ses morts ! disent les hommes. — Il faut organiser la Croix Rouge pour soulager les blessés, les souffrants, pour atténuer la mort. » Mais ce qui est terrible à la guerre, ce n’est pas les blessures, les souffrances, la mort. Aux hommes qui souffrent et meurent de toute éternité, il serait temps de s’habituer à la souffrance et à la mort et de ne pas s’effrayer devant elles. Sans la guerre, on meurt, soit de faim, soit de cataclysme ou d’épidémie. Ce n’est pas la souffrance et la mort qui sont terribles, mais ce qui permet aux hommes de les produire.

Le seul mot d’un homme qui, par curiosité, demande de pendre quelqu’un, à quoi un autre répond : « Bon, pendez-le si vous voulez[1] », ce seul mot est plein de morts et de souffrances humaines. Cette parole, insérée et lue, porte en soi la mort et les souffrances de millions d’êtres. Il faut diminuer non les souffrances, les mutilations, la mort corporelle, mais les blessures et la mort spirituelles. Pour détruire le mensonge et la tromperie, ce n’est pas la Croix-Rouge qui est nécessaire, mais la simple croix du Christ.

J’achevais cette préface quand est venu chez moi un jeune homme de l’école des aspirants. Il m’a dit qu’il était tourmenté par le doute religieux. Il avait lu le Grand inquisiteur de Dostoïevski, et le doute l’avait empoigné. Pourquoi Christ a-t-il propagé une doctrine si difficile à réaliser ? Il n’avait rien lu de moi. Je lui glissai avec prudence qu’il faut lire l’évangile et qu’on y trouve les réponses aux questions de la vie. Il écoutait et acceptait. Avant la fin de la conversation, je causai avec lui du vin et lui conseillai de n’en pas boire. Il me dit : « Mais au service militaire c’est parfois nécessaire. » J’ai pensé qu’il parlait de la nécessité du vin pour la santé, pour les forces et je m’apprêtais à le contredire victorieusement par les preuves expérimentales et scientifiques mais il me dit : « Ainsi, par exemple, quand Skobelev avait besoin, à Gueok-Tépé, d’étrangler toute la population, et que les soldats ne le voulurent pas, il les enivra et alors… » Voilà où sont toutes les horreurs de la guerre. Dans ce garçon au visage frais, jeune, avec des barrettes sous lesquelles sont passés soigneusement les bouts du capuchon, les bottes bien cirées, les yeux naïfs, une conception du monde si pervertie !

Voilà où est l’horreur de la guerre !

Combien de millions d’ouvriers de la Croix-Rouge faudrait-il pour guérir les blessures qui fourmillent dans cette parole, fruit de l’éducation tout entière.

L. Tolstoï, 10 mai 1889.


  1. Paroles d’un général russe. (Journal du peintre Vereschagin.)