Œuvres complètes d’Estienne de La Boétie/Lettre à M. de Mesmes

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Œuvres complètes d’Estienne de La Boétie, Texte établi par Paul BonnefonG. Gounouilhou ; J. Rouam & Cie (p. 159-160).
A MONSIEVR
MONSIEVR DE MESMES,
SEIGNEVR DE ROISSY ET DE MAL-ASSIZE, CONSEILLER DV ROY EN SON PRIVÉ CONSEIL.


Monsievr, c’eſt vne des plus notables folies que les hommes facent, d’employer la force de leur entendement à ruiner & chocquer les opinions communes & receues, qui nous portent de la ſatisfaction & du contentement. Car, là où tout ce qui eſt ſoubs le ciel employe les moyens & les outils que nature luy a mis en main (comme de vray c’en eſt l’vſage), pour l’agencement & commodité de ſon eſtre, ceulx icy, pour ſembler d’vn eſprit plus gaillard & plus eſueillé, qui ne reçoit & qui ne loge rien que mille fois touché & balancé au plus ſubtil de la raiſon, vont esbranlant leurs ames d’vne aſſiete paiſible & repoſee, pour, apres vne longue queſte, la remplir en ſomme de doute, d’inquietude & de fieure. Ce n’eſt pas ſans raiſon que l’enfance & la ſimplicité ont eſté tant recommandees par la verité meſmes. De ma part i’ayme mieulx eſtre plus à mon aiſe, & moins habile ; plus content, & moins entendu. Voylà pour quoy, Monſieur, quoy que des fines gens ſe mocquent du ſoing que nous auons de ce qui ſe paſſera icy apres nous, comme noſtre ame, logee ailleurs, n’ayant plus à ſe reſſentir des choſes de çà bas, i̇’eſtime toutefois que ce ſoit vne grande conſolation à la foibleſſe & brieueté de ceſte vie, de croire qu’elle ſe puiſſe fermir & allonger par la reputation & par la renommee ; & embraſſe tres-volontiers vne ſi plaiſante & fauorable opinion engendree originellement en nous, ſans m’enquerir curieuſement ny comment ny pourquoy. De maniere que, ayant aymé plus que toute autre choſe feu Monſieur de La Boetie, le plus grand homme, à mon aduis, de noſtre ſiecle, ie penſerois lourdement faillir à mon deuoir, ſi à mon eſcient ie laiſſois eſuanouir & perdre vn ſi riche nom que le ſien, & vne memoire ſi digne de recommandation ; & ſi ie ne m’eſſayois, par ces parties là, de le reſuſciter & remettre en vie. Ie croy qu’il le ſent aucunement, & que ces miens offices le touchent & reſiouiſſent. De vray, il ſe loge encore chez moy ſi entier & ſi vif, que ie ne le puis croire ny ſi lourdement enterré, ny ſi entierement eſloigné de noſtre commerce. Or, Monſieur, par ce que chaque nouuelle cognoiſſance que ie donne de luy & de ſon nom, c’eſt autant de multiplication de ce ſien ſecond viure, & d’auantage que ſon nom ſ’ennoblit & ſ’honore du lieu qui le reçoit, c’eſt à moy à faire, non ſeulement de l’eſpandre le plus qu’il me fera poſſible, mais encore de le donner en garde à perſonnes d’honneur & de vertu, parmy leſquelles vous tenez tel ranc, que, pour vous donner occaſion de recueillir ce nouuel hoſte, & de luy faire bonne chere, i’ay eſté d’aduis de vous preſenter ce petit ouurage, non pour le ſeruice que vous en puiſſiez tirer, ſçachant bien que, à pratiquer Plutarque & ſes compaignons, vous n’auez que faire de truchement ; mais il eſt poſſible que Madame de Roiſſy y voyant l’ordre de ſon meſnage & de voſtre bon accord repreſenté au vif, ſera tres-aiſe de ſentir la bonté de ſon inclination naturelle auoir non ſeulement attaint, mais ſurmonté ce que les plus ſages Philoſophes ont peu imaginer du deuoir & des loix du Mariage. Et, en toute façon, ce me ſera touſiours honneur de pouuoir faire chose qui reuienne à plaiſir à vous ou aux voſtres, pour l’obligation que i’ay de vous faire ſeruice.

Monſieur, ie ſupplie Dieu qu’il vous doint tres-heureuſe & longue longue vie. De Montaigne, ce 30 avril 1570.

Voſtre humble Seruiteur,
Michel de Montaigne.

Page 159 : Sur Henri de Mesmes, seigneur de Roissy et de Malassise, nous nous contenterons de renvoyer à ses Mémoires inédits, publiés par M. Édouard Frémy (Paris, E. Leroux, s. d., in-18) et précédés de la Vie publique et privée de Henri de Mesmes. C’est à lui que Henri Estienne, qui lui avait dédié, en 1562, sa traduction latine des Hypotyposes pyrrhoniennes de Sextus Empiricus, dédia aussi, en 1565, son Traité de la conformité du langage françois avec le grec. En 1552, il avait épousé sa cousine, Jeanne Hennequin, fille de Oudard Hennequin, conseiller et maître des comptes.