Œuvres complètes d’Hippocrate (trad. Littré)/tome 1/02

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Traduction par Émile Littré.
Baillière (Tome premierp. 27-43).


CHAPITRE II

VIE D’HIPPOCRATE.


Séparateur


Un nuage est jeté sur la vie d’Hippocrate, et il ne faut pas nous en étonner. Plus de vingt-deux siècles nous séparent de lui. Il appartient, il est vrai, au début de cette période où la Grèce, commençant à se couvrir d’une moisson de plus en plus abondante de livres dans tous les genres, sentit s’accroître le désir, avec les moyens, de conserver ses productions littéraires ; aussi de ce temps nous est-il resté bien plus de monuments et de témoignages que des temps antérieurs. Mais néanmoins l’on sait quelle destruction les révolutions, les incendies, la barbarie ont faite de ces fragiles manuscrits que l’on reproduisait avec tant de peine, de lenteur et de dépenses. La littérature contemporaine d’Hippocrate a éprouvé des pertes immenses ; quelques écrits privilégiés ont surnagé, et c’est à eux seuls que l’on peut demander des renseignements bien rares, mais du moins positifs, sur la vie de l’illustre médecin de Cos. Toutes les autres traces en ont disparu ; et depuis long-temps des fables, s’emparant du nom d’Hippocrate, en ont fait le texte de récits qui ne peuvent supporter l’examen de la critique.

L’incertitude manifeste qui reste sur les circonstances de la vie d’Hippocrate s’est nécessairement étendue à ses écrits. On n’a plus su ni à quelle occasion, ni dans quel lieu, ni a quel âge il les a composés, ni quel titre il leur a donné. Tous les documents ont manqué ; et quand la collection qui porte son nom, et qui est arrivée jusqu’à nous, a été examinée par les critiques de l’antiquité, ils n’ont pu s’empêcher de reconnaître qu’elle était évidemment mêlée, et que tout ne pouvait pas appartenir à Hippocrate. Les critiques modernes ont ratifié cette sentence ; mais le triage, déjà difficile dans l’antiquité, l’était devenu bien davantage ; car, dans l’intervalle, une multitude de monuments qui jetaient quelques lumières sur les points obscurs de la critique hippocratique avaient été détruits. Ainsi dans l’histoire du médecin de Cos il y a deux parties à considérer : l’histoire de sa vie et celle de ses écrits. Elles s’appuieront mutuellement ; et ce que l’on gagnera pour l’une fortifiera nécessairement l’autre. L’histoire littéraire nous intéresse certainement plus que la biographie proprement dite ; il nous importe plus de connaître ce qu’il a écrit que ce qu’il a fait, les livres qu’il a composés que les détails de son existence journalière. Cependant on aimerait sans aucun doute à savoir où cet illustre médecin a pratiqué son art, à quels malades il a porté secours, quels élèves ont écouté ses leçons, quel caractère il déployait, soit comme praticien, soit comme professeur. Sur tout cela, nul détail n’a été conservé, et la biographie manque complètement. Mais une portion de ses livres a échappé à la destruction ; et quand j’aurai indiqué avec évidence les écrits qui, dans la collection, lui appartiennent, il sera possible d’en tirer quelques notions sur sa personne ; elles ne seront pas sans intérêt, car elles ne seront pas sans certitude.

Avant tout, fixons l’époque, la patrie, la profession d’Hippocrate d’une manière incontestable. Ce n’est pas à ses biographes qu’il faut demander des renseignements qui emportent la conviction du lecteur. Ils sont séparés de lui par un trop grand intervalle, pour qu’on puisse s’en rapporter à eux sans un examen préalable. Pour prouver l’existence d’un homme qui a vécu dans un temps si éloigné, il faut des témoignages contemporains, ou du moins une tradition indubitable de témoignages qui remontent jusque-là par une chaîne non interrompue. À cet égard, nous avons sur Hippocrate tout ce que nous pouvons désirer, témoignages contemporains et tradition de témoignages. Je réserve pour un autre chapitre l’examen de cette tradition ; et ici je veux seulement rapporter les paroles d’un homme qui a vécu en même temps que lui, qui l’a admiré et cité, et qui peut-être l’a connu personnellement. Je parle de Platon. On lit dans le dialogue intitulé Protagoras : « Dis-moi, ô Hippocrate, si tu voulais aller trouver ton homonyme, Hippocrate de Cos, de la famille des asclépiades, et lui donner une somme d’argent pour ton compte ; et si l’on te demandait à quel personnage tu portes de l’argent, en le portant à Hippocrate, que répondrais-tu ? — Que je le lui porte en sa qualité de médecin. — Dans quel but ? — Pour devenir médecin moi-même[1]. » Ce passage de Platon prouve qu’Hippocrate était médecin, de l’île de Cos, de la famille des asclépiades, qu’il enseignait la médecine, et que ses leçons n’étaient pas gratuites ; il prouve encore, comme c’est Socrate qui parle dans le Protagoras, qu’Hippocrate était contemporain du fils de Sophronisque ; enfin il montre que, de son vivant, le médecin de Cos jouissait d’une renommée qui avait franchi les limites du lieu où il résidait, et qui avait du retentissement jusque dans la grande et savante ville d’Athènes.

Platon cite une seconde fois Hippocrate. C’est dans le Phèdre ; mais là il fait surtout allusion à l’écrivain ; aussi je réserve la discussion de cet important passage pour le livre de la collection hippocratique auquel je crois qu’il se rapporte. Ainsi quelques lignes de Platon constituent le témoignage capital parmi ceux qui nous restent sur la personne d’Hippocrate ; cela est peu, sans doute, mais cela n’en est pas moins fort précieux dans une question que le laps du temps a couverte d’une obscurité si profonde. En effet, ce que contiennent les deux passages du Protagoras et du Phèdre, établit une base d’où la critique peut partir pour examiner la collection hippocratique. Hippocrate a été médecin célèbre, professeur renommé, à qui on allait de loin demander des leçons, écrivain plein d’autorité, à qui Platon ne dédaignait pas d’emprunter des pensées et des arguments. La collection hippocratique que l’antiquité nous a transmise comme renfermant des livres attribués, avec des garanties très diverses, à Hippocrate, tient donc réellement à un homme qui a été praticien, professeur, auteur en médecine. Elle a aussi ses racines dans le témoignage des contemporains. Hippocrate a composé des livres, et ce fait positif augmente notablement les probabilités qui sont en faveur de l’authenticité, sinon de l’ensemble, au moins de certaines parties de la collection. Il doit (nous pouvons en être sûrs d’avance) rester, dans ce vieux recueil, des écrits qui sont l’œuvre véritable du médecin de Cos. Nous en verrons plus loin la démonstration manifeste. Le savant Triller, qui s’était occupé avec zèle de l’étude d’Hippocrate, et qui avait réservé pour sa vieillesse le soin d’en donner une édition complète, a signalé dans Aristophane un passage qu’il a rapporté au médecin de Cos. On lit dans cet auteur[2] : « Mnésiloque : Jure-moi de me sauver par tous les moyens, s’il m’arrive quelque mal.— Euripide : Je le jure par l’éther, habitation de Jupiter. — Mn. Quel meilleur serment que celui de la confrérie d’Hippocrate ? — Eu. Eh bien ! j’en jure par tous les dieux. » Il est difficile de ne pas croire qu’il s’agit ici d’Hippocrate de Cos. En effet, Aristophane invoque la confrérie d’Hippocrate, et, pour cette invocation, il emploie une formule qui reproduit les premiers mots du Serment de la collection hippocratique. Hippocrate était connu à Athènes, nous le savons par les citations de Platon. On peut donc admettre, avec une grande probabilité, qu’Aristophane l’a cité comme Platon le comique avait cité le plus illustre des médecins cnidiens, Euryphon.

Le nom d’Hippocrate a été très commun en Grèce. Il ne faut confondre avec le médecin de Cos, ni l’Hippocrate dont les enfants servirent de but aux railleries d’Aristophane, dans les Nuées, et d’Eupolis dans les Tribus ; ni l’Hippocrate contre lequel l’orateur Antiphon prononça un discours[3] ; ni Hippocrate de Chios, mathématicien célèbre qui, le premier, parvint à carrer une portion de cercle (ménisque ou lunule).

Le témoignage contemporain de Platon, sinon d’Aristophane, suffit pour nous donner la certitude de l’existence d’Hippocrate, pour fixer son époque, et pour nous faire juger de sa réputation ; mais il se tait sur tout le reste. Interrogeons ses biographes. Outre des fragments disséminés dans différents auteurs, nous avons trois biographies d’Hippocrate : l’une qui porte le nom de Soranus, et qui sans doute est un extrait de celle de Soranus d’Éphèse ; l’autre se trouve dans Suidas ; et la troisième dans Tzetzès[4]. Ces écrivains, qui par eux-mêmes n’ont aucune autorité, ont puisé leurs renseignements dans des écrivains antérieurs. Ce sont Ératosthène, Phérécyde, Apollodore, Arius de Tarse, Soranus de Cos, Histomaque et Andréas. Il importe d’examiner quelle foi ils méritent.

Ératosthène, Phérécyde, Apollodore et Arius de Tarse avaient écrit sur la généalogie des asclépiades. Ce Phérécyde est tout à fait inconnu ; on n’en trouve pas mention ailleurs que dans la biographie d’Hippocrate ; Arius de Tarse l’est également, à moins que ce ne soit celui dont Galien parle en divers endroits[5] ; mais, dans ce cas, il serait très postérieur aux faits qu’il raconta. Apollodore a vécu vers le milieu du deuxième siècle avant J.-C. C’est donc encore une autorité tout à fait incompétente. Ératosthène mérite beaucoup plus d’attention ; c’était un savant astronome qui fleurit à Alexandrie vers l’an 260 avant J.-C., environ deux cents ans après Hippocrate. Ses recherches, qui ont embrassé la chronologie, ne paraissent pas avoir eu d’autre objet, touchant le médecin de Cos, que sa généalogie. Sur ce point elles sont dignes de beaucoup de confance, au moins dans ce qui est relatif à l’époque de la naissance d’Hippocrate. Car il était astronome, chronologiste, et trouvait, à la grande bibliothèque d’Alexandrie, une foule de documents depuis long-temps anéantis.

Histomaque, qui avait composé un traité[6] en plusieurs livres sur la secte d’Hippocrate, est un médecin du reste ignoré qui est peut-être le même que celui qu’Érotien appelle Ischomaque.

Andréas de Caryste est un médecin plus connu, attaché à la secte hérophilienne, et qui entr’autres ouvrages en avait composé un sur la tradition médicale[7]. Il y donnait quelques détails sur Hippocrate, dont il cherchait à ternir la mémoire ; mais son témoignage est trop éloigné du temps de ce médecin pour avoir une valeur intrinsèque.

Il y a eu plusieurs médecins du nom de Soranus. Il est incertain si Soranus d’Éphèse, qui vécut sous Trajan, a écrit quelque chose sur Hippocrate. Un autre Soranus d’Éphèse, plus récent que le précédent, avait écrit la biographie des médecins ; et c’est de lui que Tzetzès dit avoir emprunté les détails qu’il donne sur Hippocrate. La biographie que nous possédons sous le nom de Soranus, cite un troisième Soranus, qui était de Cos, et qui avait fouillé les bibliothèques de cette île pour recueillir des renseignements sur Hippocrate ; c’est la seule mention que je connaisse d’un Soranus de Cos. Enfin Suidas cite encore un autre Soranus qui était de Cilicie et sur lequel on n’a aucun détail. Le témoignage de Soranus est trop récent pour avoir en soi quelque authenticité.

Ainsi, de tous ceux qui ont écrit sur la vie d’Hippocrate, le plus ancien est Ératosthène ; et cependant il en est encore séparé par un espace de deux cents ans. Il existe là une lacune que rien ne comble. Dans cet intervalle, personne n’a écrit ex professo sur la vie d’Hippocrate ; car les noms de ces biographes nous auraient été conservés par les biographes postérieurs. Maintenant à quelle source Ératosthène, Soranus, Histomaque et les autres, ont-ils puisé leurs renseignements ? Ce qu’il y a de sûr dans ces renseignements, peut-on répondre, a été pris soit dans les écrits de Platon et d’autres qui ont péri, soit dans des monuments conservés à Cos, soit dans des généalogies valables pour les temps historiques. Le reste dérive de légendes fabuleuses qui ne gagnent rien en authenticité pour avoir été adoptées par les biographes. Il est évident que, pour les détails personnels à Hippocrate, ils ont été dénués de récits dignes de foi ; que la biographie de ce médecin n’a été recueillie ni par ses contemporains, ni par ceux qui l’ont immédiatement suivi, et que, quand on a voulu l’écrire, on n’a plus trouvé que quelques documents positifs qui fixaient sa patrie, son âge, le lieu où il avait exercé son art, et sa célébrité. Tout le reste était oublié.

Histomaque place la naissance d’Hippocrate dans la première année de la quatre-vingtième Olympiade (460 ans avant J.-C.). Soranus de Cos, qui avait examiné les bibliothèques de cette île, précise la date davantage, et dit qu’il naquit l’année indiquée ci-dessus, sous le règne d’Abriadès, le 26 du mois Agrianus, et il ajoute que les habitants de Cos font à cette époque des sacrifices à Hippocrate. Ce mois Agrianus est le seul que l’on connaisse du calendrier des habitants de Cos, et l’on ne sait à quelle saison il répond. Cette date n’est sujette à aucune contestation. On le dit fils d’Héraclide et de Phénarète, petit-fils d’un autre Hippocrate ; cela est sans doute vrai : mais la généalogie qui le rattache à Podalire de la guerre de Troie, à Esculape, à Hercule, est évidemment controuvée. La voici telle qu’elle est donnée par Tzetzès : Esculape, père de Podalire, père de Hippolochus, père de Sostrate, père de Dardanus, père de Crisamis, père de Cléomyttadès, père de Théodore, père de Sostrate II, père de Crisamis II, père de Théodore II, père de Sostrate III, père de Nébrus, père de Gnosidicus, père d’Hippocrate I, père d’Héraclide, père d’Hippocrate II, qui est le célèbre médecin.

Dans cette liste, Hippocrate est le 17e descendant d’Esculape. Soranus dit qu’il en était le 19e descendant ; et il ajoute qu’il rattachait aussi son origine à Hercule, à partir duquel il était le 20e. Ainsi la liste qu’avait consultée Soranus portait deux degrés de plus. Si on compte 33 ans par génération, on aura pour 17 générations 561 ans ; mais il en faut retrancher 33 pour la vie d’Esculape ; ce qui réduit le compte à 528 ans, lesquels ajoutés à 460, époque de la naissance d’Hippocrate, donnent pour la prise de Troie ou pour l’époque de Podalire, 988 ans avant J.-C. Cette date est plus récente que celle qu’admettaient la plupart des chronologistes grecs. La seconde liste donnerait pour la prise de Troie 1054 ans avant J.-C. Ces listes ne concordent ni l’une ni l’autre avec la généalogie des Héraclides qui régnaient à Sparte. Suivant la tradition, Léonidas, qui mourut aux Thermopyles, fut le 21e descendant d’Hercule ; et il était encore antérieur à Hippocrate de plus d’une génération. Je n’ai rapporté ces détails que pour montrer l’incertitude de ces listes du moment où l’on essayait de les reporter dans l’âge héroïque ; mais pour cet âge seulement ; car une liste copiée par Ératosthène a dû avoir de l’authenticité ; et, le témoignage de Platon prouvant qu’Hippocrate était un asclépiade, il faut croire qu’elle a été conservée, d’une façon ou d’autre, comme appartenant à une famille illustre de Cos, qui desservait l’Asclépion de cette île, et qui, comme toutes les familles sacerdotales anciennes, se disait issue du dieu lui-même. Par sa descendance prétendue d’Hercule, Hippocrate était supposé avoir des liens avec les rois de Macédoine.

Il eut pour fils Thessalus et Dracon I, pour gendre Polybe. Thessalus, médecin du roi de Macédoine Archélaus, eut pour fils Gorgias, Hippocrate III et Dracon II. Dracon II eut pour fils Hippocrate IV qui fut médecin de Roxane, femme d’Alexandre le Grand, et qui mourut sous Cassandre, fils d’Antipater ; cet Hippocrate IV eut pour fils Dracon III, qui fut aussi médecin de Roxane. Ici, ce semble, il y a de la confusion dans les dires de Suidas qui nous a conservé tous ces noms des descendants du célèbre médecin de Cos. Il faut ajouter que, suivant Galien, Dracon I eut un fils appelé Hippocrate[8] ; ce qui complique encore cette généalogie. Suidas cite un Thymbrée de Cos et de la même famille ; mais il ne spécifie pas autrement sa parenté avec le grand Hippocrate ; ce Thymbrée eut deux fils, tous deux appelés Hippocrate (ce qui semble bizarre), et qui font le cinquième et le sixième Hippocrate de sa liste. Praxianax est encore nommé par lui comme étant du même lignage, et comme ayant eu un fils qui est Hippocrate VII. Les listes généalogiques avant et après Hippocrate prouvent qu’il était resté des traces authentiques de sa famille.

Les auteurs qui, dans l’antiquité, se sont occupés des livres intitulés hippocratiques, ont fait mention des uns ou des autres de ces descendants d’Hippocrate. Ses deux fils, Thessalus et Dracon, ont surtout été vantés comme des hommes d’un grand mérite ; et on a attribué à l’un ou à l’autre quelques-uns des écrits dont l’authenticité paraissait la plus douteuse. Galien se sert souvent de leur nom pour expliquer les interpolations qu’il suppose dans les écrits hippocratiques ; c’est encore à eux que, suivant lui, est due la publication d’écrits qui ne sont qu’un recueil de notes laissées par Hippocrate sans ordre, ni forme, ni rédaction. Polybe, son gendre, a eu aussi beaucoup de réputation ; et, quant à lui, sa participation à la collection hippocratique est certaine ; je le ferai voir quand je rapporterai le passage qu’en cite Aristote.

Les critiques anciens ne nous ont pas fourni les moyens de découvrir si c’est sur des preuves écrites ou simplement par tradition qu’ils ont admis que les descendants d’Hippocrate avaient publié des ouvrages médicaux. Aucune trace de ces livres ne se trouve dans la littérature grecque ; les titres n’en existent nulle part. Les auteurs qui leur attribuent de telles compositions, ne disent pas que ces compositions aient été citées par quelqu’un des médecins qui ont vécu ou du temps de ces descendants d’Hippocrate ou peu après eux. La plupart des écrits composés dans cette période ont, il est vrai, péri, et ceux qui ont péri contenaient peut-être des détails sur les livres des descendants d’Hippocrate ; mais cela devient douteux quand on songe que les écrivains postérieurs qui ont tenu les œuvres de Dioclès, de Praxagore, de Philotimus, de Dieuchès, tous contemporains de l’un ou de l’autre de ces hippocratiques, ne s’appuient jamais d’aucune de ces autorités, qui ici seraient décisives. Suidas, en nommant chacun de ces descendants d’Hippocrate, ajoute : il a écrit sur la médecine. Si l’on veut ajouter foi à une énonciation aussi vague, il faut supposer, attendu que ces derniers hippocratiques touchent au temps de la fondation d’Alexandrie, il faut supposer, dis-je, qu’avec leur nom un souvenir se garda de livres composés par eux, livres qui n’étaient peut-être jamais sortis de l’enceinte d’une école, et dont la trace était perdue. C’est une raison de plus pour croire que quelques-uns de ces écrits, ayant changé de nom d’auteur pour en prendre un plus précieux et plus estimé, au moment où les rois d’Égypte et de Pergame fondèrent leurs grandes bibliothèques, existent encore dans la collection hippocratique, comme l’ont pensé Galien, Dioscoride le jeune, et plusieurs autres critiques de l’antiquité.

On dit qu’Hippocrate mourut dans la ville de Larisse, en Thessalie, à l’âge de 85 ans, de 90 ans, de 104 ans, de 109 ans. Il est probable que cette progression croissante d’un âge qui reste incertain, est due à la tradition qui, à mesure qu’elle s’est éloignée, a attribué une vie de plus en plus longue à un aussi illustre médecin. Il fut enterré entre Gyrton et Larisse dans un endroit où des écrivains postérieurs ont assuré qu’on montrait encore son tombeau ; et l’esprit inventeur des Grecs se plut à dire que long-temps ce tombeau avait été le séjour d’un essaim d’abeilles dont le miel avait des vertus pour guérir les aphthes des enfants.

Les historiographes d’Hippocrate disent qu’il eut pour maîtres d’abord son père Héraclide, puis Hérodicus de Selymbrie et Gorgias de Leontium. Rien ne combat, mais rien non plus ne garantit ces circonstances. Ils ajoutent qu’il quitta sa patrie et alla exercer la médecine dans différentes villes de Thrace. Cela est, à la vérité, concordant avec les renseignements que fournissent les écrits de ce médecin, mais en a été probablement tiré. Ce qui est très douteux, c’est qu’il ait été appelé par Perdiccas II, roi de Macédoine, et qu’il ait joui auprès de ce prince, d’une grande faveur. Perdiccas mourut en 414 avant J.-C. Hippocrate avait alors 46 ans ; ce n’est donc pas dans les dates qu’est la difficulté. Mais on le fait venir avec Euryphon le médecin cnidien, et cette association, comme le dit M. Hecker, dans son Histoire de la médecine, tient déjà du roman. Ensuite on prétend qu’Hippocrate découvrit que la maladie de Perdiccas était uniquement causée par l’amour secret qu’il ressentait pour une concubine de son père. Cette histoire ressemble à celle d’Érasistrate, qui découvrit aussi une maladie causée par l’amour. Seulement il faut remarquer dans le récit une différence qui prouve que l’histoire a du moins été forgée avec adresse. Érasistrate reconnut la maladie du jeune prince en lui tâtant le pouls en présence de la femme qu’il aimait : les historiographes d’Hippocrate disent qu’il porta son diagnostic d’après les seuls changements de l’extérieur du roi ; il ne connaissait pas l’art d’explorer le pouls, et ç’aurait été commettre une erreur de chronologie médicale, que de lui faire tâter l’artère du roi Perdiccas. Ce qui rend cette histoire suspecte, c’est sa ressemblance avec celle d’Érasistrate, c’est la présence d’Euryphon, c’est surtout la date moderne des biographes qui la racontent.

Beaucoup d’autres fables ont été racontées sur Hippocrate, et il faut ranger dans cette catégorie les services qu’il rendit à la Grèce pendant la peste dite d’Athènes ; son refus d’aller servir le roi de Perse ; et son entrevue avec Démocrite. Ces fables ne s’appuient sur aucun témoignage de quelque valeur ; et sans doute, si on pouvait en suivre la filiation, on verrait qu’elles vont toujours en grossissant à mesure que celui qui les rapporte s’éloigne davantage de l’époque où vivait Hippocrate.

On en a la preuve dans les récits au sujet du rôle qui lui est attribué dans la peste. Soranus prétend que, cette maladie ayant envahi le pays des Illyriens et des Péoniens, les rois de ces peuples l’invitèrent à venir auprès d’eux ; qu’Hippocrate, ayant appris des ambassadeurs quels vents régnaient surtout dans leurs contrées, refusa d’accéder à leurs demandes ; mais qu’ayant conclu de leurs réponses que la peste allait venir dans l'Attique, il prédit l’arrivée de ce fléau, et dispersa ses élèves dans les villes de la Grèce. Varron[9] faisant allusion à un pareil récit, dit : « Le médecin Hippocrate n’a-t-il pas, dans une grande peste, sauvé non un seul champ, mais plusieurs villes ? » « C’est pour ces services, dit Pline[10], que la Grèce lui décerna les mêmes honneurs qu’à Hercule. » Varron et Pline sont très antérieurs à l’auteur de la vie d’Hippocrate, et, comme lui, ils ont dû emprunter ces détails au Discours qui est attribué à Thessalus, fils du médecin de Cos, et qui figure, dans la collection Hippocratique, à côté des Lettres d’Artaxerce, des Abdéritains, et de Démocrite. Cette légende, car on ne peut pas lui donner d’autre nom, fait partir Hippocrate de Thessalie, réprimant la peste sur son passage, chez les Doriens, chez les Phocéens, chez les Béotiens ; de là il arrive à Athènes, où il arrête les ravages du fléau. L’auteur du livre de la Thériaque à Pison, ch. 16, et Aëtius[11], disent qu’il chassa la peste en faisant allumer de grands feux par toute la ville, et en ordonnant de suspendre partout des couronnes de fleurs odorantes. Actuarius[12] va plus loin ; il connaît l’antidote dont Hippocrate se servit pour guérir les Athéniens, et il en donne la formule ; et un manuscrit latin de la bibliothèque royale (no 7028), encore plus précis, assure qu’Hippocrate, venu à Athènes, remarqua que les forgerons et tous ceux qui travaillaient avec le feu, étaient exempts de la maladie pestilentielle. Il en conclut qu’il fallait purifier par le feu l'air de la ville. En conséquence il fit faire de grands tas de bois qu’on incendia ; l’air étant purifié, la maladie cessa, et les Athéniens élevèrent au médecin une statue de fer avec cette inscription : À Hippocrate, notre sauveur et notre bienfaiteur. Je ne sais d’où viennent ces amplifications au manuscrit, dont l’écriture est fort ancienne.

Il est très facile de montrer que tout cela n’est qu’un tissu de fables. Thucydide, qui a donné une admirable description de la peste d’Athènes, ne fait aucune mention d’Hippocrate, ni de ses services ; il dit même formellement que tout l’art des médecins échoua contre la violence du mal, et qu’ils en furent les premières victimes. Ce silence de Thucydide sur Hippocrate dans une maladie qui fut un événement historique, est décisif, et prouve que le médecin de Cos ne fit rien de ce qu’on lui attribue en cette circonstance. Mais le récit porte en lui-même les preuves de sa propre fausseté. Hippocrate est né en 460, la peste éclata à Athènes en 428, il n’avait donc que 32 ans. À cet âge il ne pouvait avoir encore acquis la réputation que la légende lui suppose, et surtout il ne pouvait avoir ni fils, ni gendre, à envoyer dans les différentes villes de la Grèce. De plus la légende intervertit complètement la marche de l’épidémie ; elle la fait venir par l’Illyrie, la Thessalie, et la Béotie jusque dans l’Attique. Or Thucydide dit formellement qu’elle se déclara d’abord dans le Pirée, et qu’elle venait de l’Éthiopie. Il y a là contradiction évidente avec le fait ; mais quand même nous n’aurions pas ces preuves pour démontrer la fausseté d’un pareil récit, le caractère même des épidémies nous empêcherait de l’admettre. Nous savons par une expérience récente que ces grands fléaux ne se laissent pas détourner par l’art humain ; et les feux allumés dans Athènes ne pouvaient pas avoir plus de puissance contre l’épidémie, venue de loin, qui la désola, que la médecine contemporaine n’en a eu à Paris contre le choléra, parti des bords du Gange. Tout récit où l’on attribue à l’art médical le pouvoir d’arrêter de tels ravages, nécessairement est mensonger.

Maintenant que devient l’autre forme de la légende où Hippocrate refuse à Artaxerce son secours contre la peste ? Je ne veux pas entrer ici dans une discussion détaillée des Lettres et des Discours qui forment un appendice de la collection hippocratique. Comme tous les récits sur le rôle d’Hippocrate dans la peste d’Athènes, sur l’invitation d’Artaxerce, sur le refus du médecin de Cos, sur son entrevue avec Démocrite, sur la guerre faite à l’île de Cos par les Athéniens, n’ont pas d’autres garants que ces Lettres et Discours, j’en examinerai plus loin l’authenticité. Seulement je déclare d’avance que ces pièces sont toutes apocryphes. Il m’a suffi ici d’appeler l’attention du lecteur sur le témoignage de Thucydide, qui montre qu’Hippocrate n’a joué aucun rôle particulier dans la grande fièvre qui ravagea la Grèce et surtout Athènes. Les Lettres et Discours renferment des preuves intrinsèques de supposition ; ce sera le lieu de mettre ces preuves en évidence quand je discuterai un à un les écrits qui entrent dans la collection hippocratique.

Tzetzès prétend qu’Hippocrate, bibliothécaire à Cos, brûla les anciens livres des médecins ; Andréas, dans son livre sur la tradition médicale, dit que c’est à la bibliothèque de Cnide qu’il mit le feu ; et Varron, à ce que rapporte Pline[13], avait écrit qu’Hippocrate, ayant copié les observations de maladies que l’on conservait dans le temple de Cos, l’incendia. Tous ces récits, dus à des écrivains très-postérieurs, n’ont aucun fondement ; et les Grecs n’auraient pas souffert que l’incendiaire d’un temple enseignât tranquillement la médecine, comme nous le représente Platon, seul croyable en ceci. Strabon, le géographe, nous a conservé une tradition qui est bien plus concordante avec tous les faits connus d’ailleurs, et qui a tous les caractères de la probabilité. « On rapporte, dit-il, qu’Hippocrate s’exerça particulièrement sur le régime dans les maladies en étudiant les histoires de traitement qui étaient déposées dans le temple de Cos[14]. » Tout porte à croire que le recueil de ces histoires existe encore, et qu’il constitue ce qui est connu dans la collection hippocratique sous les titres de Prénotions coaques et de ler livre des Prorrhétiques.

Il n’est pas besoin de dire que toutes les représentations qui ont été faites de la figure d’Hippocrate sont idéales ; les statues n’ont été des portraits que long-temps après lui. Les artistes anciens se sont accordés pour le représenter la tête couverte, tantôt du pileus, tantôt des plis de son manteau.

L’antiquité, on le voit, avait déjà perdu les moyens de faire une biographie détaillée d’Hippocrate. Mais quoiqu’il y ait là une lacune que désormais rien ne peut plus combler, cependant il en reste assez pour apprécier le rôle qu’a joué Hippocrate et la place qu’il a tenue. Praticien, professeur, écrivain, il a joui de l’estime de ses contemporains ; descendu d’une famille qui faisait remonter son origine jusqu’à l’âge héroïque, il lui a donné plus de gloire qu’il n’en avait reçu, attaché à une corporation qui desservait un temple d’Esculape, il a fait prévaloir l’école de Cos sur toutes les écoles médicales qui l’ont immédiatement suivie ; et, de bonne heure, ses écrits étaient médités et cités par Platon.

  1. Ὥσπερ ἂν εἰ ἐπενόεις παρὰ τὸν σαυτοῦ ὁμώνυμον ἐλθὼν Ἱπποκράτη, τὸν Κῷον, τὸν τῶν Ἀσκληπιαδῶν, ἀργύριον τελεῖν ὑπὲρ σαυτοῦ μισθὸν ἐκείνῳ, εἴ τίς σε ἤρετο, εἰπέ μοι, μέλλεις τελεῖν, ὦ Ἱππόκρατες, Ἱπποκράτει μισθὸν ὡς τίνι ὄντι ; τί ἂν ἀπεκρίνω ; Εἶπον ἄν, ἔφη, ὅτι ὡς ἰατρῷ. Ὡς τίς γενησόμενος ; Ὡς ἰατρὸς, ἔφη. T. 2, p. 159, Ed. Tauchn., p. 311, Ed. Steph.
  2. Θεσμοφοριάζουσαι, v. 270 :
    Μν. —————Συσσώσειν ἐμὲ
    Πάσαις τέχναις, ἢν μοι τὶ περιπίπτή κακόν.
    Εὐ. — Ὄμνυμι τοίνυν αἰθέρ’, οἴκησιν Διός.
    Μν. — Τί μᾶλλον, ἢ τὴν Ἱπποκράτους στυνοικίαν ;
    Εὐ. — Ὄμνυμι τοίνυν πάντας ἄρδην τοὺς θεούς.

  3. Photius, Bibl. [{{{1}}}]1455.
  4. Chil. VII, hist. 155.
  5. De composit. med. sec. gen. liv. 5, 8, 10.
  6. Περὶ τῆς Ἱπποκράτους αἱρέσεως.
  7. Περὶ τῆς ἰαατρικῆς γενεαλογίας
  8. Θεσσαλὸς καὶ Δράκων ὧν ἑκάτεροι πάλιν Ἱπποκράτεις ἐγέννησαν. Comm. de humor. t. 16, p. 5, Ed. Kuhn.
  9. De re rust. 1, 4.
  10. Histoire natur. 7, 37.
  11. Tetrab. 2, serm. i, cap. 94.
  12. Meth. med. 5, 6.
  13. Hist. nat. 29, 1.
  14. Geograph. XIV, p.  m. 657.