Œuvres complètes d’Hippocrate (trad. Littré)/tome 1/04

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Traduction par Émile Littré.
Baillière (Tome premierp. 66-79).


CHAPITRE IV.

TÉMOIGNAGES SUR HIPPOCRATE ET SES ÉCRITS, ENTRE L’ÉPOQUE OÙ IL A FLEURI ET CELLE DE L’ÉTABLISSEMENT DE L’ÉCOLE D’ALEXANDRIE.


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La date de ces témoignages en fait l’importance d’autant plus grande, qu’ils sont plus rares. En effet, c’est, ainsi que je l’ai dit plus haut, dans cet intervalle que se trouve une lacune immense dans la littérature médicale. Le livre des Sentences cnidiennes, les ouvrages de Philistion, de Ctésias, de Dioclès, de Praxagore, de Dieuchès, de Philotimus, et de tant d’autres, ont péri ; et cette destruction nous laisse sans points de comparaison avec les écrits qui constituent la Collection hippocratique. Il devait y avoir ou des mentions nominatives de l’asclépiade de Cos, ou des désignations de ses livres, ou des imitations ; et tout cela nous fournirait des indices utiles pour la classification de ce que nous possédons aujourd’hui sous son nom. Le peu qui nous reste des témoignages de cette littérature détruite, concernant Hippocrate, doit être recueilli avec le plus grand soin, et examiné attentivement, afin qu’aucune des notions positives qui y sont renfermées ne nous échappe.

Ces témoignages s’étendent de Platon au commencement des écoles alexandrines, et comprennent ainsi un espace d’au moins 120 ans. Ils sont au nombre de dix. Ce sont ceux de Platon, Ctésias, Dioclès, Aristote, Hérophile, Dexippe, Apollonius, Érasistrate, Xénophon de Cos, et Mnésithée. Les cinq premiers ont nommé Hippocrate ; Dexippe et Apollonius ont été ou se sont dits ses disciples ; on conclut, par des raisonnements, qu’Érasistrate, Xénophon de Cos et Mnésithée l’ont cité.

Je ne reviendrai pas sur ce que j’ai déjà dit de Platon. Il a été contemporain d’Hippocrate ; il l’a lu, consulté, cité ; son témoignage est inappréciable dans la question qui nous occupe ; dès ce temps-là, Hippocrate avait une réputation dans la Grèce, et ses livres étaient arrivés jusque dans Athènes et dans le jardin de l’Académie. Je me contente donc de rappeler les deux citations où Platon nomme et désigne Hippocrate, de Cos, fils des Asclépiades : nous savons qu’il l’a connu et qu’il a lu ses écrits, de sorte que, si nous trouvons, dans les livres de Platon, des ressemblances, avec les livres hippocratiques, il sera permis d’admettre que le philosophe a copié le médecin. Or, il y aurait un long chapitre à faire sur les conformités qui se trouvent, pour toutes sortes d’opinions physiologiques et médicales, entre la collection des Dialogues de Platon, et la Collection hippocratique. M. Thiersch, dans une dissertation particulière[1], a touché ce sujet ; il a fait voir que, lorsque Platon dit que la médecine consiste dans la connaissance de ce qui, dans le corps, désire la réplétion ou l’évacuation[2], il exprime une doctrine purement hippocratique. J’ajouterai encore quelques exemples ; Platon dit : « Les médecins pensent que « le corps ne peut profiter de la nourriture qu’autant que les « embarras en ont été expulsés, comme l’âme ne peut profiter des enseignements sans être purifiée[3]. » C’est l’aphorisme, que, plus on nourrit un malade, plus on lui fait du mal. La constitution des athlètes, dit Platon, est dangereuse pour la santé (σφαλερά πρὸς ὑγίειαν)[4]. C’est encore un aphorisme, où il est dit que, dans les hommes livrés aux exercices, l’excès de la rigueur est dangereux ; les termes sont presque les mêmes αἱ ἐπ’ ἄκρον εὐεξίαι σφαλεραί. L’idée qu’un excès de santé est voisin de la maladie, se trouvait depuis long-temps dans le domaine commun de la pensée grecque. Eschyle, avant Platon et avant même Hippocrate, avait dit : « Le point d’une santé exubérante n’est jamais durable ; et toujours la maladie est voisine[5]. »

« Les fièvres, dit Platon, sont la solution du tétanos et de l’opisthotonos[6]. Cette opinion, outre qu’elle ne peut appartenir au philosophe, n’appartient même qu’à un médecin qui regarde le tétanos et l’opisthotonos comme des maladies dérivées d’une cause de nature froide. Elle est encore dans les Aphorismes (IV sect.). Je n’irai pas plus loin dans ces rapprochements que je pourrais beaucoup multiplier. J’ai voulu en donner des exemples évidents : car j’y vois un des meilleurs arguments en faveur de l’authenticité de la Collection hippocratique prise dans son ensemble. De telles similitudes montrent que la composition de ces livres est réellement du temps où tous les indices la reportent.

Sur la même ligne vient un second témoignage aussi rapproché du médecin de Cos, d’autant plus important, qu’il porte sur ses opinions médicales et sur sa pratique, et que ceux de cette nature et de ce temps sont plus rares : c’est celui de Ctésias.

Ctésias, plus jeune qu’Hippocrate, était un asclépiade de Cnide ; il accompagna l’expédition de Cyrus-le-Jeune, et resta prisonnier dix-sept ans en Perse ; ses connaissances médicales lui acquirent la faveur d’Artaxerce. Il a écrit une histoire de la Perse et un livre sur l’Inde. Il est aisé de voir par ses écrits qu’il avait l’habitude de s’occuper de sujets médicaux. En lisant un extrait de ses livres, que Photius nous a donné, en retrouve les mêmes termes médicaux que dans les livres hippocratiques. Quelques critiques ont prétendu que le mot muscle (μῦς) qui se trouve dans certains livres hippocratiques est une preuve que ces livres sont apocryphes, attendu qu’il appartient à l’école d’Alexandrie, et que les anciens désignaient les muscles sous le nom de chairs. L’argument est mauvais ; car Ctésias s’est servi de ce mot en racontant la mort de Cambyse, qui, dit-il, se blessa à la cuisse dans le muscle[7]. Oribase[8] nous a conservé de lui un fragment singulier sur l’usage de l’hellébore. « Du temps de mon père et de mon grand-père, dit Ctésias, on ne donnait pas l’hellébore, car on ne connaissait ni le mélange, ni la mesure, ni le poids suivant lesquels il fallait l’administrer. Quand on prescrivait ce remède, le malade était préparé comme devant courir un grand danger. Parmi ceux qui le prenaient, beaucoup succombaient, peu guérissaient ; maintenant l’usage en paraît plus sûr. »

J’ai rapporté ce qui précède pour établir la compétence médicale de Ctésias. Soit qu’il ait composé sur la médecine des écrits depuis long-temps perdus, soit (ce qui est plus vraisemblable) qu’il n’ait publié que ses ouvrages historiques, toujours est-il qu’il a parlé à diverses reprises des objets de ses études et de sa profession. Galien, sans indiquer auquel des ouvrages du médecin cnidien il empruntait sa citation, nous a conservé une opinion émise sur Hippocrate par Ctésias. « Ctésias de Cnide, le premier, dit-il dans son Commentaire sur le traité des articulations, et après Ctésias plusieurs autres, ont critiqué Hippocrate pour la réduction de l’os de la cuisse, et ont prétendu que la luxation se reproduisait aussitôt après[9]. » Ces paroles de Galien sont bien brèves, mais elles n’en sont pas moins précieuses. Ctésias, quoique bien plus jeune qu’Hippocrate, a été son contemporain ; il a pu le voir et le connaître ; car Cnide est très voisine de Cos ; il a appartenu à une école rivale ; et le seul mot que nous connaissions de lui est une critique d’Hippocrate. Il est peu de remarques aussi importantes pour la critique d’Hippocrate que ces lignes que Galien a jetées dans un de ses Commentaires. Ce qui manque dans l’intervalle qui sépare le médecin de Cos de l’école d’Alexandrie, ce sont surtout des souvenirs de ses ouvrages. Un reproche comme celui que Ctésias adresse à Hippocrate est la preuve la plus manifeste qui puisse être donnée de la connaissance que l’on avait, dès un temps aussi reculé, des opinions et de la pratique de ce dernier ; et il est vrai de dire que, plus la critique étudie minutieusement les monuments de l’antiquité dans l’époque médicale qui m’occupe, plus elle trouve un fonds solide où elle peut poser le pied.

Il y a eu, dans l’intervalle de temps que j’explore en ce moment, un médecin fameux, que l’on a appelé le second Hippocrate. C’est Dioclès de Caryste. La date où il a fleuri n’est pas donnée d’une manière très précise ; mais les anciens le nomment toujours immédiatement après le médecin de Cos ; secundus œtate famâque, dit Pline[10]. Il avait composé beaucoup d’écrits qui ont été très estimés dans l’antiquité, mais dont il ne reste plus que des fragments. Par sa date, par ses connaissances spéciales, Dioclès est un des témoins les plus essentiels pour l’histoire des livres hippocratiques : il a vécu à une époque où il a pu connaître parfaitement les hommes et les choses ; or Dioclès, combattant un aphorisme dans lequel Hippocrate dit qu’une maladie est d’autant moins grave que la saison y est plus conforme, par exemple la fièvre ardente dans l’été, nomme le médecin de Cos par son nom. Le passage de Dioclès a été conservé dans le Commentaire d’Étienne sur les Aphorismes[11]. Je le rapporterai textuellement quand j’examinerai l’authenticité de ce dernier ouvrage.

Aristote ne s’éloigne pas davantage de l’époque d’Hippocrate. Il a été disciple de Platon, ainsi encore voisin des souvenirs qu’avait laissés le médecin de Cos ; il avait embrassé dans ses études l’universalité des connaissances humaines ; la médecine ne lui avait pas été étrangère ; et il avait composé, sur cette science, des livres aujourd’hui malheureusement perdus, sauf quelques fragments, qui en subsistent dans les Problèmes. C’est donc un témoin important à entendre. Il ne nomme qu’une fois Hippocrate, et c’est dans la Politique. On y lit, livre VII, chap. 4 : « Quand on dit le grand Hippocrate, on entend, non pas l’homme, mais le médecin. » Cette mention, quoique faite en passant, mérite d’être recueillie. Elle prouve que la réputation du médecin de Cos était assez bien établie à une époque encore peu éloignée de sa mort pour lui valoir le titre de grand. Elle se rapporte aussi au témoignage plus ancien de Platon, qui, comme nous venons de le voir, cite le médecin de Cos comme une autorité imposante. Ainsi Hippocrate ne tarda pas à être estimé par ceux qui vinrent immédiatement après lui, autant qu’il le fut par ceux qui, dans un âge postérieur, le reconnurent pour le chef de la médecine, et entourèrent d’une sorte de culte sa mémoire et son nom. Ce n’est pas le fait le moins important de son histoire.

La remarque faite au sujet de Platon s’applique également à Aristote. Celui-ci a connu Hippocrate ; on le sait par la citation de la Politique. Si, partant de cette base, on recherche les ressemblances entre les livres aristotéliques et les livres hippocratiques, on en trouve une multitude. Je n’en rapporterai qu’un exemple. Il est dit dans l' Histoire des animaux, liv. III, chap. 11[12], que là où la peau est seule, elle ne se réunit pas si elle vient à être coupée, par exemple à la partie mince de la mâchoire, au prépuce, à la paupière. Aristote donne pour raison que la peau est là dépourvue de chair. Dans les Aphorismes, sect. VI, dans le premier livre Des maladies, il est également dit que la partie mince de la mâchoire et le prépuce, une fois coupés, ni ne s’accroissent, ni ne se réunissent[13] La raison donnée par Aristote n’est pas dans les écrivains hippocratiques. J’ai cité ce rapprochement, parce qu’il est frappant, et ne peut être accidentel. Au reste, plus on examine comparativement les écrits hippocratiques, ceux de Platon et d’Aristote, plus on trouve de conformités entr’eux et de points de comparaison. Les mêmes doctrines, les mêmes hypothèses, les mêmes faits de détail, tout cela concorde dans Hippocrate, dans Platon et dans Aristote.

Érasistrate, Galien, Plutarque, Aulu-Gelle, ont cité à diverses reprises deux disciples d’Hippocrate qui ont vécu dans le même intervalle de temps : ce sont Apollonius et Dioxippe ou Dexippe de Cos. Suidas parle de ce dernier, et l’appelle disciple d’Hippocrate (Ἱπποκράτους μαθητής). D’autres l’appellent Hippocratique (ἱπποκράτειος). Il avait écrit, dit Suidas, un livre sur le Médecin, et deux livres sur les Pronostics. Platon soutient, dans un de ses dialogues, que les boissons passent en partie par la trachée artère. Cette opinion avait été embrassée par Dexippe, qui arguait, pour la défendre, de l’absence de l’épiglotte chez les oiseaux. La désignation positive de Dexippe, comme disciple d’Hippocrate, est un anneau de plus dans la chaîne des témoignages entre le célèbre asclépiade et l’école d’Alexandrie.

Il faut encore compter parmi les principaux témoins d’Hippocrate, Hérophile. Ce médecin, illustre par ses découvertes anatomiques, et chef d’une secte qui porta son nom, forme l'anneau entre les temps anciens et les temps nouveaux qui s’ouvrirent pour la médecine à Alexandrie. À tous ces titres, il mérite une grande confiance ; il en mérite encore une particulière dans le sujet dont je m’occupe ici, à cause de son séjour dans une ville telle qu’Alexandrie, où une bibliothèque publique se formait, et où l’érudition commençait à établir son siège. Ses livres sont perdus ; mais d’autres écrivains, Galien, Étienne, nous ont appris qu’il avait commenté un des traités d’Hippocrate.

Puisque Hérophile a commenté Hippocrate, il est impossible qu’Érasistrate ne l’ait pas connu. Galien, en différents endroits, dit qu’évidemment Érasistrate était jaloux des médecins de Cos[14], qu’il est toujours disposé à contredire Hippocrate[15]. De telles assertions, de la part de Galien, ne permettent pas de douter qu’Érasistrate n’ait nommé le médecin de Cos dans quelqu’un de ses ouvrages. Ces ouvrages sont perdus ; mais malgré son inimitié pour les doctrines hippocratiques, malgré tous ses efforts pour faire prévaloir les siennes, on trouve, même dans les courts fragments qui nous en ont été conservés, des traces de la connaissance des livres hippocratiques. Érasistrate avait dit dans un de ses écrits : « Les affections changent, et ce changement s’opère suivant la loi du transport des maladies. Ainsi l'épilepsie est enlevée par la fièvre quarte ; la convulsion par une fièvre quelconque ; l’ophthalmie par la diarrhée ; la péripneumonie par la pleurésie ; la somnolence fébrile par le délire fébrile[16] ». Ce passage, remarquable par le fond même et par l’idée d’une loi qui règle le transport des maladies, contient d’évidentes réminiscences des Aphorismes. Il est dit à la fin de la ve section que l’invasion de la fièvre quarte fait cesser les maladies convulsives : il est dit dans la vie sect., aph. 17, que, pour un malade atteint d’ophthalmie, il est bon d’être pris de diarrhée ; il est dit dans la viie sect., aph. 11, qu’il est fâcheux que la péripneumonie succède à la pleurésie, proposition qu’Érasistrate paraît avoir retournée. La dernière proposition, relative au délire fébrile et à la somnolence fébrile, ne se trouve pas dans les œuvres hippocratiques ; mais le rapprochement des deux premières est décisif ; et Érasistrate les a empruntées aux livres d’Hippocrate. Cela confirme ce que pouvait laisser de vague la manière dont Galien s’exprime, et il est important de savoir qu’Hérophile et Érasistrate, placés au début même des travaux de l’école d’Alexandrie, ont eu connaissance d’une portion au moins de ce qui compose aujourd’hui la Collection hippocratique.

L’avant-dernier de ceux qu’il m’importe de rappeler ici est Xénophon de Cos, qui, comme nous l’apprend Cælius Aurelianus[17], fut défenseur de la méthode de Chrysippe, lequel serrait les membres par une ligature, dans l’hémoptysie. La seule trace que j’ai trouvée de son témoignage est dans une glose inédite du manuscrit 2255 de la Bibliothèque Royale. Il s’agit de l’explication du mot θεῖον, du divin dans les maladies, expression qui se trouve dans le Pronostic et qui a beaucoup exercé la sagacité des commentateurs, tant anciens que modernes. Après avoir dit que Bacchius, Callimaque, Philinus et Héraclide de Tarente avaient regardé les maladies pestilentielles comme divines, parce que la peste semble venir de la divinité, cette glose ajoute : « Xénophon, de la famille de Praxagore, prétend que le genre des jours critiques est divin : de même que les Dioscures, dit-il, apparaissant aux yeux des matelots battus par la tempête, leur apportent, par leur présence divine, le salut, de même les jours critiques arrachent souvent le malade à la mort[18]. » L’exhumation de cette glose, non consultée, et ensevelie dans un manuscrit, me permet de rapporter à son véritable auteur une citation de Galien, qui, à son tour, confirme l’autorité de la glose. On lit dans le Commentaire sur le Pronostic : « Celui qui a dit que le genre des jours critiques est divin a exprimé sa propre opinion, mais n’a point éclairci la pensée d’Hippocrate[19]. » Galien se sert des mêmes termes que la glose en disant le genre des jours critiques. Le médecin qu’il cite, sans le nommer, est, on le voit, Xénophon de Cos. Rien que la note mise en marge du manuscrit 2255 ne pouvait nous apprendre cette particularité d’histoire littéraire.

Le contexte de la glose ne permet guère de douter que le passage de Xénophon ne se rapporte au divin du Pronostic. On pourrait concevoir quelque doute en voyant que Xénophon dit seulement que les jours critiques sont divins ; mais quand il s’agit d’indiquer l’opinion de Callimaque, de Bacchius, de Philinus, d’Héraclide de Tarente, que l’on sait d’ailleurs être des commentateurs d’Hippocrate, le glossateur ne s’exprime pas d’une autre façon ; il dit que, suivant ces critiques, la peste est divine, rapportant ainsi brièvement l’interprétation qu’ils donnaient du mot divin dans Hippocrate ; et Galien, disant que cet auteur a exprimé son opinion, mais n’a pas éclairci la pensée d’Hippocrate, donne à entendre qu’il y avait une relation quelconque entre le passage d’Hippocrate et l’explication de Xénophon.

Il y a lieu, peut-être, à invoquer encore en faveur d’Hippocrate le témoignage de Mnésithée d’Athènes. Ce médecin a joui d’une grande réputation dans l’antiquité. Son époque n’est pas connue d’une manière très précise ; cependant on croit qu’il a été postérieur, de peu, à Praxagoras. Les paroles de Galien (le lecteur en jugera) me semblent indiquer que Mnésithée avait parlé d’Hippocrate : « L’homme de l’art l’emporte sur l’homme étranger à la médecine, parce qu’il sait de combien la santé s’éloigne de la maladie. Hippocrate, le premier, a touché ce sujet. Il a été imité par tous ceux qui l’ont suivi et qui ont compris ses livres ; et parmi eux était Mnésithée d’Athènes, homme versé dans toutes les parties de la médecine[20]. » Si Mnésithée n’avait pas mentionné Hippocrate, Galien s’exprimerait-il ainsi ? Le médecin athénien avait, le premier, établi un système nosographique ; il disait que la médecine a pour objet de conserver la santé et de guérir la maladie ; elle conserve la santé par les semblables, et elle guérit la maladie par les contraires[21].

Récapitulons brièvement ce qui vient d’être dit plus haut, et remontons la chaîne de la tradition qui n’est interrompue nulle part. Cent vingt ans environ après Hippocrate, Hérophile l’interprète à Alexandrie, où ses écrits sont arrivés ; un de ses disciples, Dexippe, est cité comme écrivain médical ; Aristote le nomme une fois, mais il le connaît si bien qu’il lui donne le nom de Grand. Dioclès de Caryste est familier avec ses écrits, et en fait usage pour les critiquer quelquefois, comme nous l’apprend un scoliaste, pour les imiter souvent, ainsi que le dit Galien. Platon cite, en deux endroits, l’asclépiade de Cos avec les plus grands éloges ; et un médecin de Cnide, Ctésias, contemporain de Platon, lui reproche une pratique chirurgicale, qui est celle de l’auteur du Traité des articulations. On voit que l’existence littéraire d’Hippocrate est établie sur de bons documents, et il est indubitable que nous possédons de lui beaucoup, si, de lui, beaucoup a péri.

Ainsi, dans l’âge qui a suivi Hippocrate, son nom a été plusieurs fois cité par des témoins irréprochables. Rapprochons de ces noms les noms de ceux qui, ayant vécu dans l’âge antérieur à Hippocrate lui-même, se trouvent rappelés dans la Collection hippocratique. Ce sont : Mélissus dans le Traité de la nature de l’homme, Prodicus et Pythoclès dans les Épidémies, Empédocle dans le Livre sur l’ancienne médecine, Homère dans le Traité des articulations, et le Livre des sentences cnidiennes combattu dans le Traité du régime des maladies aiguës. Si nous exceptons Pythoclès, homme tout-à-fait inconnu, et Homère, source commune où les Grecs puisaient depuis long-temps, on ne voit que des noms fort anciens. Prodicus et Mélissus sont contemporains de Socrate ; Empédocle est plus vieux ; le Livre des sentences cnidiennes, déjà publié deux fois, est attribué à Euryphon, qui est antérieur à Hippocrate. J’ajouterai que le Traité de l’ancienne médecine reproduit avec une fidélité fort grande les opinions d’Alcméon, philosophe pythagoricien, dont l’époque est très reculée. Ainsi, toutes les citations faites dans les écrits hippocratiques sont prises à une littérature antérieure. Ce fait est important dans l’histoire de ces écrits, et il corrobore toutes les preuves que nous avons de leur antiquité.

Si nous passons de ceux qui sont cités dans la Collection hippocratique à ceux qui citent Hippocrate, nous trouvons, dans l’âge qui suit immédiatement, Platon et Ctésias ; eux étaient jeunes lorsque Hippocrate était vieux. Un peu plus tard, Dioclès et Aristote appuient de leur témoignage son nom qu’ils invoquent. Ainsi les auteurs dont il est question dans quelques-uns des traités hippocratiques, et les auteurs qui nomment le médecin de Cos, constituent deux limites entre lesquelles est placée son époque. Si tout renseignement nous manquait d’ailleurs, cette considération nous suffirait seule pour que nous missions cette époque à sa véritable date, et l’on arrive, par ce détour, à confirmer ce que les biographes bien postérieurs, Ératosthène, Soranus de Cos et d’autres, nous ont appris sur le temps où il a fleuri.

  1. Specimen Editionis Symposii Platonis ; Gottingæ, 1808.
  2. Ἔστι γὰρ ἰατρικὴ, ὡς ἐν κεφαλαίῳ εἰπεῖν, ἐπιστήμη τῶν τοῦ σώματος ἐρωτικῶν πρὸς πλησμονὴν καὶ κένωσιν., t. 7, p. 229, Ed. Tauch., p. 186, Ed. Η. Steph.
  3. Sophista. t. 2, p. 22, Éd. Tauch.
  4. De republ. 5, t. v, p. 106. Éd. Tauch.
  5. Μάλα γὰρ τὸ τᾶς πολλᾶς ὑγείας
    Ἀπάρεστόν τοι τέρμα· νόσος γὰρ
         Γείτων ὁμότοιχος ἐρείδει.

    Agam. 995 et sqq.

  6. Tim. t. vii, p. 95. Éd. Tauch.
  7. Ἀφικόμενος εἰς Βαβυλῶνα καὶ ξέων ξυλάριον μαχαίρᾳ διατριβῆς χάριν παίει τὸν μηρὸν εἰς τὸν μῦν. Ce mot ne peut appartenir à Photius, qui abrège Ctésias ; à une désignation vague de l’auteur original, l’abréviateur n’aura pas substitué une désignation précise.
  8. Ἰατρικῶν συλλογῶν βιβλίον η′.
  9. Κατέγνωκατιν Ἱπποκράτους ἐπ’ἐμβαλεῖν τὸ κατ’ἰσχίον ἄρθρον, ὡς ἂν ἐκπίπτον αὐτίκα, πρῶτος μὲν Κτησίας ὁ Κνίδιος, συγγενὴς αὐτοῦ, καὶ γὰρ αὐτὸς ἦν Ἀσκληπιάδης τὸ γένος, ἐφεξῆς δὲ Κτησίου καὶ ἄλλοι τινές. Gal. 1. ν, p. 652, Éd. Basil.
  10. Hist. nat., l. 26, c. 2
  11. Schol. in Hipp. Éd. Dietz, t.  2, p. 326.
  12. Ὅπου δ' ἂν ᾖ καθ' αὑτὸ δέρμα, ἂν διακοτῇ, οὐ φυμφύεται· οἷον γνάθου τὸ λεπτὸν, καὶ ἀκροποσθία, καὶ βλεφαρίς. — La même chose est répétée dans l’Hist. des anim.. l. 1, ch. 13, et dans le traité Des parties des animaux. l. 2, ch. 13.
  13. Ἢ γνάθου τὸ λεπτὸν, ἢ ἀκροποσθίη, οὔτε αὔξεται, οὔτε συμφύεται.
  14. Δῆλός ἐστι πρὸς τοὺς ἀπὸ Κῶ φιλοτιμούμενος. t. 1, p. 52-4.
  15. Ἐρειστικῶς ἔχειν πρὸς τὸν ἄνδρα (Hippocrate). t. IV, p. 4.
  16. Gal. Comm. in 2 Epid. Ed. Sozomeno, p. 80.
  17. Acut., 1. 2, c. 23.
  18. Βακχεῖος δὲ καὶ Καλλὶμαχος, Φίλινός τε ὁ Ταραντῖνος καὶ Ἡρακλείδης (lisez καὶ Ἡρ. ὁ Ταρ.) θεῖον ὑπέλαβον τὸ λοιμικὸν πάθος διὰ τὸν λοιμὸν ἐκ θεοῦ δοκειν εἶναι. Ὁ δὲ Ξενοφῶν, ὁ Πραξαγόρου γνώριμος, θεῖον ἔφη τὸ τῶν κρισίμων ἡμερῶν γένος. Καθάπερ γὰρ, φησὶ, τοῖς ἐν πελάγει χειμαζομένοις οἱ Διόσκουροι φανέντες σωτηρίαν ἐπιφέρουσι θεοὶ ὄντες, τοῦτο καὶ αἱ κρίσιμοι ἡμέραι γενόμεναι. Πολλάκις γὰρ σωτηρίαν. Ms. 2255. Glose placée en tête du traité de la maladie sacrée. Je crois que ce sont là les seules lignes que nous possédions de Xénophon de Cos. Il ne faut pas confondre ce Xénophon avec celui dont parle Tacite Ann. XII, 62 : Xenophontem cujus scientia ipse (Claudius) uteretur, eadem familia (asclepiadarum) ortum.
  19. Ὁ δὲ τὸ τῶν κρισίμων γένος ἡμερῶν εἰπὼν εἶναι θεῖον, ἑαυτοῦ τι πάθος ὡμολόγησεν· οὐ μὴν Ἱπποκράτους γε τὴν γνώμην ἔδειξεν. t. v, p. 120, Éd. Basil.
  20. Πλέον δέ τι κἀν τούτῳ τῶν ἀτέχνων ὁ τεχνίτης ἔχει. Καὶ τί τὸ πλέον ; Ἱπποκράτης μὲν καὶ τοῦτο πρῶτος ἀπάντιων, ὧν ἴσμεν, γέγραφεν· ὑπεμνήσαντο δὲ ἐπὶ πλέον τῶν μετ’ αὐτὸ ὅσοι τῶν ἐκείνου συνῆκαν γραμμάτων, ὧν εἷς ἦν καὶ Μνησίθεος ὁ Ἀθηναῖος, ἀνὴρ τά τε ἄλλα ἱκανὸς πάντα τὰ τῆς τέχνης κτλ. t. 4, p. 197, Éd. Basil.
  21. Τὴν μὲν ὑγείαν φιλάττει διὰ τῶν ὁμοίων, τὴν δὲ νόσον ἀναίρει διὰ τῶν ἐναντίων. Dietz, Schol. in Hipp. t. 1, p. 259.