Œuvres complètes d’Hippocrate (trad. Littré)/tome 1/Préface

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Traduction par Émile Littré.
Baillière (Tome premierp. vii-xiv).

PRÉFACE.

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Le travail que j’ai entrepris sur les livres hippocratiques, est triple ; il a fallu revoir le texte, refaire la traduction, et donner une interprétation médicale.

J’avais cru, en me mettant à l’œuvre, que la première partie de ma tâche serait peu laborieuse ; je n’ai pas tardé à être détrompé. Le texte d’Hippocrate, depuis l’état où Foes l’a laissé, n’avait été l’objet que de révisions très-partielles, et il y restait un grand nombre de passages plus ou moins altérés. Pour les discuter en connaissance de cause, et pour y remédier autant que faire se pourrait, j’ai collationné soigneusement les manuscrits de la Bibliothèque Royale de Paris ; ce travail a été fort long, mais il m’a fourni d’excellents résultats.

Les variantes, tant celles que m’ont données les manuscrits collationnés par moi, que celles qui sont fournies par les autres éditions, ont été placées au bas des pages. Toutes les fois que le cas m’a paru l’exiger, j’ai discuté, avec plus ou moins d’étendue, les raisons qui m’avaient fait adopter telle ou telle leçon.

Le dialecte, dans lequel sont écrites les œuvres hippocratiques, est une difficulté dont la solution a embarrassé tous les éditeurs ; j’y ai trouvé, à mon tour, bien des sujets d’incertitude, et je suis loin de croire que j’ai, en tout point, saisi la juste mesure et le vrai caractère de l’ionisme d’Hippocrate. Cependant, j’ai posé, dans un appendice à l’Introduction, certaines régies qui m’ont semblé les plus générales. J’ajouterai ici que l’ionisme hippocratique, tel qu’il est donné par les manuscrits, m’a paru être indécis dans quelques particularités, et varier d’un livre à l’autre. Aussi, ai-je pris le parti de ne pas admettre un ionisme général pour toute la collection des livres hippocratiques, mais d’écarter certaines formes ioniennes, de tout traité où les manuscrits ne présenteraient pas d’exemple de ces formes. Dans les cas où, conformément au système que j’ai adopté sur l’ionisme d’Hippocrate, j’ai changé la leçon donnée par les manuscrits, j’ai noté, et le changement que j’ai fait, et la leçon des manuscrits. De cette façon, les personnes qui s’occupent de la dialectologie auront, malgré la modification introduite par moi, la lecture même des manuscrits, et seront en état de discuter, par elles-mêmes, les conclusions que j’ai prises, et de les rectifier là où il en sera besoin[1].

Les avantages considérables que m’a fournis, pour la correction du texte, la collation des manuscrits de la Bibliothèque Royale de Paris, m’ont fait comprendre qu’il serait important de posséder aussi la collation de tous les manuscrits renfermés dans les diverses bibliothèques publiques de l’Europe. Par ce moyen, la critique philologique aurait sous la main tous les éléments essentiels à la discussion ; ce que peuvent donner les manuscrits, serait connu et apprécié, et l’on mesurerait mieux ce qui reste permis à la conjecture. Aussi je n’aurais pas hésité, si ma position personnelle me l’eût permis, à me procurer les variantes fournies par toutes les bibliothèques. J’ai réparé, autant que faire se peut, cette lacune, en consignant les variantes qui ont été publiées dans différentes éditions, et qui ne m’étaient pas données d’ailleurs, par les manuscrits ici à ma disposition.

Mon but a été de mettre les œuvres hippocratiques complètement à la portée des médecins de notre temps, et j’ai voulu qu’elles pussent être lues et comprises comme un livre contemporain. Deux difficultés principales s’y opposaient : la première gisait dans des théories antiques, qui, depuis longtemps, ont cessé d’être familières aux esprits, et dont l’intelligence est nécessaire pour l’intelligence d’une foule de passages ; la seconde était dans l’emploi d’une ancienne langue médicale où les mots ont quelquefois une acception mal déterminée, et quelquefois aussi une acception trompeuse, attendu qu’ils ont changé de signification en passant dans le langage moderne. Pour remédier à la première difficulté, j’ai, en tête de chaque traité, exposé, dans un argument, ce qui peut être nécessaire à l'intelligence de ce traité ; pour remédier à la seconde, j’ai précisé, autant que la nature des choses le permettait, le langage antique, et dans ce but, il a fallu souvent essayer un diagnostic rétrospectif, qui n’est pas entouré de moindres obscurités que le diagnostic au lit du malade.

« On pourra demander, dit Grimm dans la préface de sa traduction allemande d’Hippocrate, à quoi servent des versions en langue vulgaire, puisqu’on en a tant en latin. Mais qu’on se rappelle que la version latine est rédigée à son tour en une langue morte, qu’ainsi elle est doublement difficile à entendre, et qu’elle n’en reste pas moins une traduction… En effet, elle est souvent plus obscure que l’original même ; chaque nouveau traducteur porte, dans le latin, qu’il ne sait que comme langue morte, ses idiotismes particuliers, de sorte qu’il nous faudrait presque apprendre sa langue maternelle pour comprendre suffisamment son latin. C’est une des raisons pour lesquelles Calvus, Foes et Vander Linden traduisent différemment dans beaucoup de cas où cependant leur texte n’est pas différent. C’est encore pour cela que l’on accuse certains auteurs de l’antiquité de renfermer bien du fatras ; car en se laissant montrer le vieux médecin grec à travers un latin qu’on n’entend qu’à demi, on a à lutter à la fois contre l’obscurité de l’original et de la traduction. »

Grimm a raison : ce n’est pas trop de toute la clarté de nos langues modernes pour faire comprendre un auteur comme Hippocrate. En général, plus un auteur est ancien, plus il est difficile ; la pensée et l’expression chez les modernes et dans l’antiquité ont de grandes différences ; ces différences qui, à une simple lecture, ne semblent quelquefois que peu tranchées, deviennent visibles dans le travail de la traduction, et l’on est souvent très surpris de voir que tel passage, que Ton juge clair et bien compris tant qu’on ne fait que le lire, devient obscur et embarrassé quand on se met à le traduire. Rendre la clarté à ces morceaux, lumineux pour les anciens, obscurs pour les modernes, est une des difficultés les plus réelles et les moins soupçonnées de toute version d’un livre antique, et mainte traduction, qui a d’ailleurs du mérite, vient échouer contre cet écueil.

J’ai essayé, dans une Introduction[2], de discuter les principales questions que soulève la critique des ouvrages d’Hippocrate ; cette Introduction est devenue un livre, et il ne m’est plus resté, dans le premier volume, qu’un petit nombre de pages disponibles pour recevoir le commencement de l’édition que j’ai entrepris de donner au public. Le lecteur s’étonnera peut-être qu’un travail purement préliminaire occupe tant d’espace ; mais la nature même des choses l’a commandé. En effet, la collection des livres dits hippocratiques est un amas incohérent où il est très difficile de se reconnaître de prime-abord. On y trouve des doctrines différentes, des ouvrages incomplets, des traités mutilés, des livres qui ne sont que des extraits d’autres livres, des notes sans suite, des répétitions, enfin un désordre qui semble inexplicable et qui rend une lecture suivie, à vrai dire, impossible. Je me suis demandé comment il se faisait que la collection hippocratique se présentât à nous dans un pareil état, et la réponse à cette question m’a entraîné à des recherches et à des développements étendus, mais, on le voit, indispensables.

Je n’ai pas l’intention d’énumérer ici les résultats du travail critique auquel je me suis livré sur l’authenticité des différentes parties de la collection hippocratique. Je veux seulement prévenir le lecteur sur quelques changements matériels que présente mon édition. Ayant découvert, dans la Bibliothèque Royale de Paris, une traduction latine inédite du traité des Semaines, j’ai reconnu que la plus grande partie de la 8e section des Aphorismes y avait été prise ; j’ai reconnu de plus qu’un long morceau de ce traité avait été inséré dans la compilation intitulée des Jours critiques. En conséquence, j’ai pu supprimer, de mon édition, la 8e section des Aphorismes et l’opuscule des Jours critiques, et rendre au traité des Semaines tout ce qui en avait été distrait.

Un travail comparatif d’un autre genre m’a appris que le traité de la Nature des Os n’était pas autre chose, non plus, que la réunion de fragments disparates, qui même n’étaient pas tous pris à la Collection hippocratique. J’ai donc encore supprimé cette compilation, dont les diverses parties se retrouvent en leur lieu et place.

J’ai séparé le 1er et le 3e livre des Épidémies des cinq autres, parce qu’ils ont un caractère différent, et que les critiques anciens se sont accordés pour les attribuer à Hippocrate.

Enfin j’ai distribué les quatre livres des Maladies, autrement qu’ils ne le sont dans les éditions, parce que, malgré les numéros qu’ils portent, ils ne se suivent ni se rapportent, tous les quatre, les uns aux autres. J’ai séparé aussi le premier livre des Prorrhétiques, attendu qu’ils n’ont rien de commun que le titre.

Néanmoins j’ai conservé les dénominations anciennes, afin de ne porter aucun désordre dans les désignations et les citations.

« La critique et l’interprétation, a dit le célèbre Heyne, en annonçant le 2e volume des Mémoires de l’Institut national de France, ne sont, à proprement parler, rien de plus qu’un moyen d’obtenir la correction et le vrai sens d’un texte. La critique s’arrête du moment que ce but a été atteint. Mais former l’esprit et le goût à l’aide des Anciens, en tirer, pour son profit, des connaissances précieuses, et faire servir, avec un juste sentiment de l’application, ces connaissances à l’utilité du temps présent, ce sont là des motifs et un attrait impérissable qui toujours nous exciteront à l’étude de l’antiquité. »

L’intérêt et l’avantage que procure un livre venu de l’antiquité, sont toujours dans le rapprochement que l’esprit fait entre la science moderne et la science antique. Or, ce rapprochement ne peut naître qu’à certaines conditions, qui se trouvent ou dans le lecteur lui-même, ou dans la manière dont le livre ancien se présente à lui ; dans le lecteur, quand ses études lui ont ouvert l’entrée des doctrines de l’antiquité ; dans le livre même, quand ces doctrines y ont reçu une élaboration qui les mette en harmonie avec la pensée moderne, de sorte qu’on puisse y pénétrer, pour ainsi dire, de plain pied. C’est sous la direction de cette idée que j’ai exécuté mon travail sur Hippocrate ; car il s’agit de faire saisir le lien entre le présent et le passé, et de rendre, par le rapport qui s’établit entre l’un et l’autre, les choses antiques aussi intelligibles que les choses modernes ; et, si j’ai senti combien il était difficile d’atteindre complètement ce but, j’ai du moins essayé d’en approcher autant que mes forces me l’ont permis.

Quand la pensée antique et la pensée moderne se trouvent ainsi en contact, elles se fécondent l’une l’autre ; il n’est pas, je l’ai senti moi-même, d’exercice plus salutaire que de méditer, avec les grands esprits des temps passés, sur les doctrines, sur les observations, sur la marche de la science, et c’est dans ce sens que j’ai pris pour épigraphe un mot de Galien plein de profondeur : « Familiarisez-vous avec les livres des anciens hommes. »


25 Décembre, 1838.
  1. M. de Sinner, si versé dans tout ce qui concerne la philologie grecque, a bien voulu m’aider de ses lumières pour la correction du texte. Sa révision attentive et ses conseils, dont je le remercie ici, ont été une garantie pour moi, et en seront une pour le public.
  2. Cette introduction doit beaucoup aux observations critiques, pleines de goût et de justesse, de mon frère, Barthélémy Littré, qu’une mort prématurée et cruelle vient de m’enlever au moment où je corrigeais ces dernières feuilles.