Œuvres complètes de Béranger/Le Cinq Mai
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LE CINQ MAI
Des Espagnols m’ont pris sur leur navire[1],
Aux bords lointains où tristement j’errais.
Humble débris d’un héroïque empire,
J’avais dans l’Inde exilé mes regrets.
Mais loin du Cap, après cinq ans d’absence,
Sous le soleil, je vogue plus joyeux.
Pauvre soldat, je reverrai la France :
La main d’un fils me fermera les yeux.
Dieux ! le pilote a crié : Sainte-Hélène !
Et voilà donc où languit le héros !
Bons Espagnols, là s’éteint votre haine !
Nous maudissons ses fers et ses bourreaux.
Je ne puis rien, rien pour sa délivrance :
Le temps n’est plus des trépas glorieux !
Pauvre soldat, je reverrai la France :
La main d’un fils me fermera les yeux.
Peut-être il dort ce boulet invincible
Qui fracassa vingt trônes à la fois.
Ne peut-il pas, se relevant terrible,
Aller mourir sur la tête des rois ?
Ah ! ce rocher repousse l’espérance :
L’aigle n’est plus dans le secret des dieux.
Pauvre soldat, je reverrai la France :
La main d’un fils me fermera les yeux.
Il fatiguait la victoire à le suivre :
Elle était lasse ; il ne l’attendit pas.
Trahi deux fois, ce grand homme a su vivre.
Mais quels serpents enveloppent ses pas !
De tout laurier un poison est l’essence[2] ;
La mort couronne un front victorieux.
Pauvre soldat, je reverrai la France :
La main d’un fils me fermera les yeux.
Dès qu’on signale une nef vagabonde,
« Serait-ce lui ? disent les potentats :
« Vient-il encor redemander le monde ?
« Armons soudain deux millions de soldats. »
Et lui, peut-être accablé de souffrance,
À la patrie adresse ses adieux.
Pauvre soldat, je reverrai la France :
La main d’un fils me fermera les yeux.
Grand de génie et grand de caractère,
Pourquoi du sceptre arma-t-il son orgueil ?
Bien au-dessus des trônes de la terre
Il apparaît brillant sur cet écueil.
Sa gloire est là comme le phare immense
D’un nouveau monde et d’un monde trop vieux.
Pauvre soldat, je reverrai la France :
La main d’un fils me fermera les yeux.
Bons Espagnols, que voit-on au rivage ?
Un drapeau noir ! ah, grands dieux, je frémis !
Quoi ! lui mourir ! ô gloire ! quel veuvage !
Autour de moi pleurent ses ennemis.
Loin de ce roc nous fuyons en silence ;
L’astre du jour abandonne les cieux.
Pauvre soldat, je reverrai la France :
La main d’un fils me fermera les yeux.
Air noté dans Musique des chansons de Béranger :
↑ Haut
- ↑ Des peuples d’Europe, les Espagnols étaient ceux qui avaient les plus justes plaintes à former contre Napoléon. En plaçant son soldat sur un vaisseau de cette nation, l’auteur eut la pensée de faire voir à quel point les malheurs du grand homme avaient réconcilié tous les peuples avec sa gloire.
- ↑ On extrait de plusieurs espèces de lauriers un poison des plus actifs.
Il est nécessaire de rappeler aussi qu’à la mort de Napoléon, beaucoup de personnes, même fort éclairées, crurent qu’il avait été empoisonné.