Œuvres complètes de Béranger/Notice

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Œuvres complètes de BérangerH. Fourniertome 1 (p. XXIX-XLVI).


NOTICE




Béranger est né à Paris le 19 août 1780, chez un tailleur, son pauvre et vieux grand-père. Les prénoms qu’il reçut à sa naissance sont ceux de Pierre-Jean ; noms d’apôtres, noms de bon augure pour un homme qui devait avoir aussi une mission à remplir. Son père et sa mère, à ce qu’il semble, eurent peu d’influence sur son éducation. Son père, né à Flamicour, près de Péronne, homme vif, spirituel, d’une imagination entreprenante et active, aspira constamment, dans le cours d’une vie pleine d’aventures, à une condition plus relevée que celle dont il était sorti. Il n’eût pas tenu à lui que son fils ne vît dans la particulière nobiliaire de, qui précédait son nom, la trace d’une ancienne distinction ; mais Béranger, trop fier pour avoir de ces petites vanités, s’est toujours reconnu vilain et très-vilain. Ce fut à ses grands parents paternels et maternels que notre jeune homme dut ses premiers principes et ses premières impulsions.

Il resta à Paris, rue Montorgueil, chez son grand-père le tailleur, jusqu’à l’âge de neuf ans ; témoin de la prise de la Bastille, quarante années plus tard, en 1829, il en célébrait le palpitant souvenir sous les barreaux de la Force. Peu de temps après cette belle journée, il quitta Paris pour Péronne, où il fut confié à une tante paternelle, qui tenait une auberge dans un des faubourgs : cette respectable femme, maintenant octogénaire, est pour quelque chose dans une gloire qu’elle a préparée et dont elle apprécie la grandeur. C’est chez elle et sous ses yeux que l’enfant sortit de son ignorance, en lisant le Télémaque et quelques volumes de Racine et de Voltaire qu’elle avait parmi ses livres. Aux vers du plus religieux de nos poètes et à ceux du plus moqueur de nos philosophes, sa tante, bonne et pieuse, joignait d’excellents avertissements de morale, des conseils d’une fervente dévotion. Néanmoins, déjà à cette époque son génie libre, sceptique et malin, se trahissait par des saillies involontaires. Ainsi, à l’âge de douze ans, ayant été atteint d’un coup de tonnerre au seuil même de sa maison, ses premières paroles à sa tante en sortant de la complète paralysie dont la foudre l’avait frappé, furent celles-ci : « Eh bien ! à quoi sert donc ton eau bénite ? » Malicieux reproche à cette excellente femme, qu’il avait vue, au commencement de l’orage, asperger d’eau bénite toute la maison.

Dans ce même temps, les ardentes strophes de la Marseillaise, le canon des remparts célébrant la délivrance de Toulon, arrachaient des larmes au jeune Béranger. À quatorze ans, il entra en apprentissage dans l’imprimerie de M. Laisné, où il commença à apprendre les premières règles de l’orthographe et de la langue. Mais sa véritable école, celle qui contribua le plus aux développements de son intelligence et de ses sentiments moraux, ce fut l’école primaire fondée à Péronne par M. Ballue de Bellanglise, ancien député à l’assemblée législative. Dans son enthousiasme pour Jean-Jacques, ce représentant avait imaginé un institut d’enfants d’après les maximes du citoyen-philosophe : l’institut de Péronne offrait à la fois l’image d’un club et celle d’un camp ; les enfants y portaient le costume militaire ; à chaque événement public, ils nommaient des députations, prononçaient des discours, votaient des adresses : on écrivait au citoyen Robespierre ou au citoyen Tallien. Le jeune Béranger était l’orateur, le rédacteur habituel et le plus influent. Ces exercices, en éveillant son goût, en formant son style, en étendant ses notions d’histoire et de géographie, avaient en outre l’avantage d’appliquer de bonne heure ses facultés à l’étude de la chose publique, et fiançaient en quelque sorte son jeune cœur à la patrie. Mais, dans cette éducation toute citoyenne, on n’enseignait pas le latin ; Béranger ne l’apprit donc pas.

Cette omission dans l’instruction du futur poëte ne fut pas aussi importante que les préjugés que nous rapportons des collèges pourraient nous le faire croire. Un des hommes qui ont le plus cultivé la littérature latine, un professeur qui s’est occupé avec amour des études classiques, rend, sous ce rapport, une complète justice à Béranger. C’est le fond et non la forme qu’il faut étudier : la liqueur seule donne du parfum au vase ; la pensée est une, immuable, éternelle : la forme varie de peuple à peuple et souvent d’homme à homme.

« Béranger, dit M. Tissot, a toujours affirmé qu’il ne savait pas les langues classiques : on ne peut guère douter de ce que dit un homme de ce caractère ; cependant, après avoir lu un certain nombre de ses belles chansons, qui respirent tout le parfum de la poésie antique, on éprouve bien de la peine à se défendre de l’incrédulité. Mais si Béranger n’a lu ni Homère, ni Virgile, ni Horace et leurs pareils, dans leur propre idiome, il n’en a pas moins fait de ces auteurs une étude approfondie, qui éclate par ses jugements sur eux, et surtout par sa manière de composer et d’écrire : on dirait qu’en se pénétrant de leur substance, il a deviné le caractère et les formes de leur style, réfléchi par celui de nos grands écrivains, qu’il a tant étudiés dans un travail continuel de sa tête méditative. Béranger, qui ne les copie jamais, doit beaucoup à Montaigne, à Molière, et à notre fabuliste. »

À dix-sept ans, muni d’un premier fonds de connaissances et des bonnes instructions morales de sa tante, Béranger revint à Paris auprès de son père. Vers dix-huit ans, pour la première fois, l’idée de faire des vers se glissa dans sa tête, sans doute à l’occasion de quelques représentations théâtrales auxquelles il assistait. La comédie fut son premier rêve : il en ébaucha une, intitulée Les Hermaphrodites, où il raillait les hommes fats et efféminés, les femmes ambitieuses et intrigantes. Mais, ayant lu avec soin Molière, il renonça, par respect pour ce grand maître, à un genre d’une si accablante difficulté. Molière et La Fontaine étaient alors ses auteurs favoris ; il étudiait leurs moindres détails d’observation, de vers, de style, et arrivait par eux à deviner, à sentir, à apprécier son propre talent.

Ses premiers essais dramatiques ne lui furent pas inutiles ; il leur doit peut-être d’avoir introduit dans ses chansons quelque chose de la forme du drame. Renonçant au théâtre, le genre satirique occupa un moment son esprit ; mais il lui répugna, comme âcre et odieux. Alors, pour satisfaire à son besoin de travail et de poésie, il prit la grande et solennelle détermination de composer un poème épique : Clovis fut le héros qu’il choisit. Le soin de préparer ses matériaux, d’approfondir les caractères de ses personnages, de mûrir ses combinaisons principales, devait l’occuper plusieurs années ; quant à l’exécution proprement dite, il l’ajournait jusqu’à l’époque où il aurait trente ans.

Cependant sa position malheureuse contrastait amèrement avec ses grandioses perspectives. Après dix-huit mois d’aisance et de prospérité, il connaissait le dénûment et la misère ; de rudes années d’épreuves commençaient pour le jeune homme. Alors, voulant transporter la poésie de sa pensée dans la vie, il songea un moment à l’existence active, aux voyages, à l’expatriation sur cette terre d’Égypte, qui était encore au pouvoir de nos soldats : un membre de la grande expédition, revenu en France, désenchanté de l’Orient, le détourna de ce projet.

La jeunesse, avec toute sa puissance d’illusion et de tendresse, avec cette gaieté naturelle qui en forme le plus bel apanage et dont notre poëte avait reçu du ciel une si heureuse mesure, l’espoir, la confiance, la bonne opinion de soi-même, toutes ces ressources intérieures qui ne manquent jamais aux jeunes gens, triomphèrent de l’adversité ; et la période nécessiteuse que Béranger était forcé de traverser, brilla bientôt à ses yeux de mille grâces : ce fut le temps où il se mêla de plus près à toutes les classes et à toutes les conditions populaires ; où, dépouillant sans retour le factice et le convenu de la société, il imposa à ses besoins des limites étroites qu’ils n’ont plus franchies, trouvant moyen d’y laisser place pour les naïves jouissances. Ce fut le temps enfin du Grenier, des amis joyeux, de la reprise au revers du vieil habit ; l’aurore du règne de Lisette, de cette Lisette, infidèle et tendre comme Manon et aimée comme elle, et dont il a dit plus tard, en écrivant à une amie : « Si vous m’aviez donné à deviner quel vers vous avait choquée dans le Grenier


« J’ai su depuis qui payait sa toilette…


je vous l’aurais dit. Ah ! ma chère amie, que nous entendons l’amour différemment ! à vingt ans, j’étais à cet égard comme je suis aujourd’hui. Vous avez donc une bien mauvaise idée de cette pauvre Lisette ? Elle était cependant si bonne fille ! si folle, si jolie ! je dois même dire si tendre ! Eh quoi ! parce qu’elle avait une espèce de mari qui prenait soin de sa garde-robe, vous vous fâchez contre elle ! vous n’en auriez pas eu le courage si vous l’aviez vue alors. Elle se mettait avec tant de goût, et tout lui allait si bien ! D’ailleurs elle n’eût pas mieux demandé que de tenir de moi ce qu’elle était obligée d’acheter d’un autre. Mais comment faire ? moi, j’étais si pauvre ! la plus petite partie de plaisir me forçait à vivre de panade pendant huit jours, que je faisais moi-même tout en entassant rime sur rime, et plein de l’espoir d’une gloire future. Rien qu’en vous parlant de cette riante époque de ma vie, où, sans appui, sans pain assuré, sans instruction, je me rêvais un avenir sans négliger les plaisirs du présent, mes yeux se mouillent de larmes involontaires. Oh ! que la jeunesse est une belle chose, puisqu’elle peut répandre du charme jusque sur la vieillesse, cet âge si déshérité, si pauvre ! Employez bien ce qui vous en reste, ma chère amie. Aimez, et laissez-vous aimer. J’ai bien connu ce bonheur ; c’est le plus grand de la vie. »

Cette époque de lutte continue contre la pauvreté et contre ses obstacles pour l’avenir, plus grands que ses atteintes au temps présent, fut néanmoins suivie d’une espèce de découragement, dont un bienfait, digne et inespéré, vint heureusement tirer le poëte. Le frère du Premier Consul, M. Lucien Bonaparte, l’accueillit avec intérêt et lui accorda une généreuse protection : Béranger, dans la dédicace de ses dernières chansons, nous racontera lui-même ce grand événement de sa jeunesse.

Dans cet âge si plein de vie, que le présent, quelque rempli qu’il soit, ne suffit pas à l’ardeur de l’imagination, à la satisfaction de la pensée ; dans cet âge où l’avenir est un besoin, ce qui, après l’amour, préoccupait le plus Béranger, c’était la gloire littéraire. Le patriotisme de son adolescence ne l’avait pas abandonné ; mais ses sentiments ne se tournaient qu’avec réserve vers l’homme de génie qui touchait déjà à l’Empire. C’est un rapprochement curieux à faire, parmi tant d’autres, entre Paul-Louis Courier et Béranger, que ce peu de goût pour les jeux désastreux du conquérant.

L’influence des ouvrages de M. de Chateaubriand sur le jeune Béranger fut prompte et vive. Son admiration est restée fidèle à ce beau génie, dont les inspirations religieuses firent revivre en lui quelques-uns des germes que sa bonne tante de Péronne y avait semés : l’auteur du Génie du Christianisme fit connaître à Béranger les grandeurs simples et sévères du goût antique, les beautés de la Bible et d’Homère, lorsque dans l’âge des rêves épiques, attendant l’heure d’aborder son Clovis, le chantre futur des Clefs du Paradis et du Concordat de 1817 traitait en dithyrambe le Déluge, le Jugement dernier, le Rétablissement du culte. Quarante vers alexandrins, intitulés Méditation, qu’il composa en 1802, sont empreints d’une haute gravité religieuse : Béranger cherchait alors à faire contraste avec la manière factice de Delille dans son poème de la Pitié. Nous allons citer ces vers, qui sont imprimés dans quelques anciens almanachs.


Nos grandeurs, nos revers ne sont point notre ouvrage,
Dieu seul mène à son gré notre aveugle courage.
Sans honte succombez, triomphez sans orgueil,
Vous mortels qu’il plaça sur un pompeux écueil.
Des hommes étaient nés pour le trône du monde,
Huit siècles l’assuraient à leur race féconde :
Dieu dit ; soudain, aux yeux de cent peuples surpris
Et ce trône et ces rois confondent leurs débris.
Les uns sont égorgés ; les autres en partage
Portent, au lieu de sceptre, un bâton de voyage,
Exilés, et contraints, sous le poids des rebuts,
D’errer dans l’univers, qui ne les connaît plus.
Spectateur ignoré de ce désastre immense,
Un homme enfin, sortant de l’ombre et de l’enfance,
Paraît. Toute la terre, à ses coups éclatants,
Croit dès le premier jour l’avoir connu longtemps.

Il combat, il subjugue, il renverse, il élève ;
Tout ce qu’il veut de grand, sa fortune l’achève.
Nous voyons, lorsqu’à peine on connaît ses desseins,
Les peuples étonnés tomber entre ses mains.
Alors son bras puissant apaisant la victoire
Soutient le monde entier qu’ébranlait tant de gloire.
Le Très-Haut l’ordonnait. Où sont les vains mortels
Qui s’opposaient au cours des arrêts éternels ?
Faibles enfants qu’un char écrasa sur la pierre,
Voilà leurs corps sanglants restés dans la poussière.
Au milieu des tombeaux, qu’environnait la nuit,
Ainsi je méditais par leur silence instruit.
Les fils viennent ici se réunir aux pères,
Qu’ils n’y retrouvent plus, qu’ils y portaient naguères,
Disais-je, quand l’éclat des premiers feux du jour
Vint du chant des oiseaux ranimer ce séjour.
Le soleil voit, du haut des voûtes éternelles,
Passer dans les palais des familles nouvelles ;
Familles et palais il verra tout périr !
Il a vu mourir tout, tout renaître et mourir ;
Vu des hommes, produits de la cendre des hommes ;
Et, lugubre flambeau du sépulcre où nous sommes,
Lui-même, à ce long deuil, fatigué d’avoir lui,
S’éteindra devant Dieu, comme nous devant lui.


Ce goût de Béranger pour le simple et le réel se développa dans un poème idyllique en quatre chants, intitulé le Pèlerinage, où il s’attacha à reproduire les mœurs pastorales, modernes et chrétiennes ! l’époque choisie était le seizième siècle, et toute locution mythologique en était soigneusement bannie. Sans affirmer que l’auteur ait réussi à faire un tout suffisamment intéressant et neuf, on ne peut s’empêcher de rendre justice à l’intention générale et parfois au bonheur avec lequel les détails sont enchâssés.

Voici quelques vers de son épilogue. On ne peut, certes, leur refuser l’expression juste et poétique. La pensée de regret que Béranger y laisse percer est naïve et touchante. Un poète qui, à vingt-deux ans, éprouve une telle défiance de soi-même et qui l’exprime avec autant de bonheur, ne doit pas désespérer de l’avenir.


Pourquoi faut-il, dans un siècle de gloire,
Mes vers et moi, que nous mourions obscurs !
Jamais, hélas ! d’une noble harmonie
L’antiquité ne m’apprit les secrets.
L’instruction, nourrice du génie,
De son lait pur ne m’abreuva jamais.
Que demander à qui n’eut point de maître ?
Du malheur seul les leçons m’ont formé,
Et ces épis que mon printemps vit naître
Sont ceux d’un champ où ne fut rien semé.


Plus loin, s’adressant à M. Lucien Bonaparte, qui était alors en exil à Rome, l’auteur terminait ainsi :


Vous qui vivez dans le séjour antique
Où triomphaient les rois de l’univers ;
Que reste-t-il de leur pompe héroïque ?
De vains débris et des tombeaux déserts.
Là, pour les grands quelle leçon profonde !
Ah ! puissiez-vous, attentif à ma voix,
Plein des vertus que le calme féconde,
Aimer les champs, la retraite et les bois !
Oui, fier du sort dont vous avez fait choix,
Restez, restez, malgré les vœux du monde,
Libre de l’or qui pèse au front des rois.


Un académicien-poète, à qui Béranger, encore inconnu, parlait un jour de ses Idylles et du soin qu’il y prenait de nommer chaque objet par son nom et sans le secours de la fable, lui objectait : « Mais, la mer, par exemple, la mer ; comment direz-vous ? — Je dirai tout simplement la mer. — Eh quoi ! Neptune, Téthys, Amphitrite, Nérée, de gaieté de cœur vous retranchez tout cela ? — Tout cela. » L’académicien n’y pouvait croire. Comment admettre, en effet, qu’il fût possible de composer un poëme moderne sans le secours des dieux de l’antiquité !

Vers cette époque, recommandé à Landon, éditeur des Annales du Musée, Béranger fut employé un ou deux ans (1805-1806) à la rédaction du texte de cet ouvrage. Voulant connaître tout ce qu’il a pu écrire, nous avons lu avec attention les cinq volumes qui forment ces deux années, et dont la rédaction générale est très supérieure à celle des autres volumes de la collection. Quoique ces articles ne soient pas signés, nous avons cru les reconnaître sûrement à une certaine précision pittoresque dans les descriptions, à la vivacité des couleurs dans quelques passages, à une appréciation naïve et sentie des beautés naturelles de certains tableaux ; enfin et surtout au soin que l’auteur a pris de faire ressortir les vues morales, les pensées profondes, les émotions de sentiment qui ont pu inspirer les peintres dont il a examiné les ouvrages.

Grâce à l’appui de M. Arnault, Béranger entra, en qualité de commis-expéditionnaire, dans les bureaux de l’Université, où il resta douze ans. Ses appointements ne s’élevèrent jamais au-delà de deux mille francs ; mais cette somme modique suffisait à ses besoins et il ne sollicita aucun avancement. Gardant pour lui ses pensées et son intelligence, il ne voulait donner que son temps et sa main, comme Jean-Jacques quand il copiait de la musique. Béranger ne perdit cette place qu’en 1821. En 1815, lors de la publication de son premier recueil, on l’avait prévenu qu’il prît garde de recommencer, parce qu’on serait, à regret, contraint de sacrifier une autre fois Bacchante, Gaudriole, Frétillon et Demoiselles, au décorum universitaire. On l’aurait fait dès lors, mais on croyait encore devoir quelque ménagement à l’auteur du Roi d’Yvetot. En 1821, quand Béranger récidiva son opposition politique, il se rappela l’avertissement ministériel, et du jour de la publication de son second recueil, il ne reparut plus à son bureau, et le ministère lui fit signifier sa démission.

Béranger, à l’Université (de 1809 à 1814), continua avec lenteur ses essais silencieux. Il songeait encore à travailler pour le théâtre, mais ce n’était plus par goût comme autrefois. Chaque jour d’ailleurs le plaisir qu’il trouvait à formuler ses pensées en chansons l’emportait sur ses autres desseins. De tout temps la chanson avait été pour lui un amusement. Il la faisait alors, dit-il, avec une facilité qu’il n’a plus retrouvée depuis, ou peut-être, en d’autres termes, avec une négligence qu’il ne s’est plus permise. Souvent rencontrant dans la rue Désaugiers qu’il connaissait sans en être connu, il s’était dit tout bas : « Va, j’en ferais aussi bien que toi, des chansons, si je voulais, n’étaient mes poëmes. » Bientôt pourtant les Gueux, les Infidélités de Lisette, petits chefs-d’œuvre de rhythme et de verve, qui échappèrent à son génie comme les grains vermeils de la grenade qui fait explosion, enlevèrent à ses poëmes une partie de leur attrait. Il fut reçu au Caveau en 1813, et là, condamné comme ses confrères à payer son écot en couplets, il y porta sa curiosité sceptique, son imagination active, son style coloré et vrai, sa versification savante, son riche vocabulaire. Mais pendant longtemps encore il n’osa confier au refrain que sa gaieté et ses sens. C’était un esquif trop frêle, pour risquer d’autres sentiments plus précieux. Bon convive, véritable enfant de la joie, camarade loyal et gai, il fut le vainqueur facile de l’excellent Désaugiers, qui ne s’en inquiétait guère, et il atteignait bientôt au sublime délirant des sens, de l’ivresse et de la folie. La Bacchante, la Grande Orgie, sont ses chefs-d’œuvre d’alors. Mais le poëte tenait encore à part toutes ses arrière-pensées de patriotisme, de sensibilité et de religion, tant de germes tendrement couvés, qu’une fausse honte peut-être refoulait bien avant dans son cœur. Béranger devait être le chantre consécrateur des vaincus et des morts, le barde des héros modernes ; mais il fallait Waterloo, pour qu’il osât obéir à son inspiration. Dans ce temps de doute ironique et de folle gaieté, où son esprit se ployait presque sous le joug de ses caustiques camarades, ses convictions intimes, son indépendance politique, restaient inébranlables. Il refusa, dans les cent-jours, naturellement et sans se croire un Brutus, les fonctions lucratives de censeur.

Béranger, dans ses études sur les sentiments qui éveillent l’harmonie intérieure dans l’âme humaine, avait remarqué bien des fois la disposition mélancolique des hommes réunis en grand nombre, et en avait conçu l’idée de la chanson doucement sérieuse, à l’usage du pauvre, de l’affligé, du peuple enfin. Timide encore dans l’exécution de ses propres pensées, avant de céder à son inspiration il se sondait scrupuleusement, et il hésitait. Il avait bien glissé çà et là, dans ses chansons les plus applaudies, quelque couplet tendre et grave. Si j’étais petit oiseau avait obtenu un succès unanime ; son triomphe décisif fut le Dieu des bonnes gens. Un jour il dînait chez M. Étienne, auteur comique, habile écrivain, qui a eu l’art de se montrer aussi spirituel dans sa conduite que dans ses œuvres, sous la République, sous l’Empire et sous la Restauration. La compagnie était nombreuse ; au dessert, selon l’usage, on pressa Béranger de chanter. Il commença d’une voix un peu tremblante, mais l’applaudissement fut immense, et le poëte vit en cet instant tomber la barrière qu’il redoutait ; il comprit qu’il pouvait être tout à fait lui-même, et rester simple chansonnier. Dès lors il s’est noblement obstiné à n’être que cela littérairement et politiquement. Un goût fin, un tact chatouilleux, une probité haute, l’ont constamment dirigé dans ses nombreux et invincibles refus. Place dans les bureaux de M. Laffitte, fauteuil à l’Académie, invitation à la cour, rien ne l’a tenté ; le même sentiment de convenance et de dignité l’a inspiré. Il a compris son rôle de chantre populaire, et s’y est tenu.

Et en effet, du moment que Béranger pouvait développer en chansons sa pensée tout entière, que lui fallait-il de mieux ? Ce genre nouveau, c’était l’accomplissement de son rêve : le monde, la vie, et leur infinie diversité ; pas d’étiquette apprise, pas de poétique obligée, et tout le dictionnaire. D’un autre côté il comprit que plus l’espace s’élargissait devant lui, moins il avait à se relâcher des sévérités du rhythme. Le refrain, c’était l’âme des chansons de Panard, de Collé, de Gallet, de Gouffé, de Désaugiers lui-même, et de ses amis du Caveau. Chez Béranger, la pensée, le sentiment inspirateur dominaient. Le refrain n’en devait être qu’une étincelle vive et éblouissante. Ses éclairs réguliers revenant à des temps fixes, étaient un mouvement, une gêne sans doute, un coup de sonnette ou de cordon, inattendu, brusque et saccadé, qui arrêtait à court l’essor du chansonnier. Néanmoins Béranger comprit à merveille que dans une langue aussi peu rhythmique que la nôtre, le refrain était l’indispensable véhicule du chant, le frère de la rime, la rime de l’air, le seul anneau qui permît d’enchaîner encore la poésie aux lèvres des hommes. Il vit de plus que, pour être entendu du peuple auquel, de toute nécessité, beaucoup de détails échappent, il fallait un cadre vivant, une image où la pensée fût en relief, un petit drame en un mot : de là, tant de vives conceptions si artistement achevées, tant de compositions exquises, non moins actives et parlantes que les plus jolies fables de La Fontaine. Béranger se chante dans les ateliers, dans les campagnes, au cabaret, à la guinguette, partout, quoi qu’en aient prétendu d’ingénieux contradicteurs, qui auraient voulu faire de M. de Béranger un bel esprit de salon, un poëte d’étude et d’apprêt ; c’est au contraire l’homme de sa réputation, le chansonnier populaire de nos quinze dernières années, populaire bien autrement que Désaugiers, qu’on lui a opposé sans raison, et qui réussit mieux peut-être auprès des gastronomes. Béranger est le poëte du peuple.

Et cela est tellement vrai que, seul de tous les auteurs contemporains, il aurait pu, en quelque sorte, se passer du secours de l’imprimerie. Quand son premier recueil fut imprimé, le public chantant n’y apprit rien qu’il ne sût à l’avance. Il en eût été de même pour les suivants ; quelques copies distribuées de main en main auraient suffi ; la tradition vivante, l’harmonieuse clameur l’aurait soutenu et sauvé, comme on le rapporte des premiers rapsodes de l’antiquité. Béranger eût vécu dans la mémoire des hommes à la façon d’Homère, vie inconnue à la plupart des poëtes de notre âge, et due (l’inspiration d’ailleurs y aidant) au refrain pour les paroles, au cadre pour l’idée.

« Un jour, au printemps de 1827, autant qu’il m’en souvient[1], Victor Hugo aperçut dans le jardin du Luxembourg M. de Chateaubriand, alors retiré des affaires. L’illustre promeneur était debout, arrêté et comme absorbé devant des enfants qui jouaient à tracer des figures sur le sable d’une allée. Victor Hugo respecta cette contemplation silencieuse, et se contenta d’interpréter de loin tous les rapprochements qui devaient naître, dans cette âme orageuse de René, entre la vanité des grandeurs parcourues, et ces jeux d’enfants sur la poussière. En rentrant, il me raconta ce qu’il venait de voir, et ajouta : « Si j’étais Béranger, je ferais de cela une chanson. » Par ce seul mot, Victor Hugo définissait merveilleusement, sans y songer, le petit drame, le cadre indispensable que Béranger anime : qu’on se rappelle Louis XI et l’Orage.

« Ce cadre voulu, cette forme essentielle et sensible, cette réalisation instantanée de sa chanson, cet éclair qui ne jaillit que quand l’idée, l’image et le refrain se rencontrent, est un ; Béranger l’obtient rarement du premier coup. Il a déjà son sujet abstrait, sa matière aveugle et enveloppée ; il tourne, il cherche, il attend, les ailes d’or ne sont pas venues. C’est après une incubation plus ou moins longue, qu’au moment souvent où il n’y vise guère, la nuit surtout, dans quelque court réveil, un mot inaperçu jusque-là prend flamme et détermine la vie. Alors, suivant sa locution expressive, il tient son affaire, et se rendort. Cette parcelle ignée, en effet, cet esprit pur qui, à peine éclos, se loge dans une bulle hermétique de cristal que la reine Mab a soufflée, c’est toute sa chanson, c’en est le miroir en raccourci, la brillante monade, s’il est permis de parler ce langage philosophique dans l’explication d’un acte de l’âme, qui certes ne le cède à aucun en profondeur. Le poëte mettra ensuite autant de temps qu’il voudra à la confection extérieure, à la rime, à la lime, peu importe ; il y mettrait deux mois ou deux ans, que ce serait aussi vif que le premier jour ; car, encore une fois, comme il le dit, il tient son affaire. »

Le fait le plus remarquable de la vie privée de Béranger, c’est son amitié avec Manuel. Il l’avait connu en 1815, et dès lors tous les deux s’unirent étroitement. Béranger appréciait chez le vétéran d’Arcole l’intelligence ferme et lucide, les sentiments chauds et droits, la franchise sans rien de factice, le naturel sans aucun effort : bras, tête et cœur, tout était peuple en lui. Sa noble amitié conserve la mémoire de Manuel. Dans un temps où tant de tribuns parvenus ont menti aux serments que leurs lèvres avaient jurés, quand la maladie des honneurs et du pouvoir a infecté la plupart des hommes de la liberté, si quelque chose peut faire penser que Manuel, s’il eût vécu, serait resté peuple, et eût résisté à la contagion, c’est que Béranger l’a jugé ainsi.

Notre poëte a expliqué comment les trois journées de Juillet le trouvèrent disposé à la révolution de 1830, et quelles raisons l’ont empêché de se rendre complice des actes qui s’en sont suivis. Nous ne pouvons que renvoyer nos lecteurs à ce qu’il a écrit lui-même à ce sujet.

Ses œuvres ont été publiées successivement en cinq recueils ; le premier à la fin de 1815, le second à la fin de 1821, le troisième en 1825, le quatrième en 1828, et le cinquième en 1833. Le premier, qui était plus égrillard et gai que politique ; le troisième, qui parut sous le ministère spirituellement machiavélique de M. de Villèle ; et le cinquième, que cette année a vu mettre au jour, n’ont encouru aucun procès. Le recueil de 1821, attaqué par M. de Marchangy, et défendu par M. Dupin aîné, valut à l’auteur trois mois de prison ; celui de 1828, incriminé par M. de Champanhet (sous le ministère Martignac), et défendu par M. Barthe, le fit condamner à neuf mois de captivité. C’est tout ce qu’il y a à dire sur le matériel de ses ouvrages. Pendant que le poëte était retenu derrière les barreaux d’une prison, ses chansons, répétées dans tous les hameaux, narguaient les susceptibilités du pouvoir, et rappelaient au peuple que ses défenseurs désintéressés et ses véritables organes n’habitent pas les hôtels et les palais.

  1. M. Sainte-Beuve, Revue des Deux Mondes.