Œuvres complètes de Blaise Pascal Hachette 1871, vol1/Pensées/Article 16

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Hachette (tome Ip. 328-334).


ARTICLE XVI.[1]


1.

Il y a des figures claires et démonstratives, mais il y en a d’autres qui semblent un peu tirées par les cheveux, et qui ne prouvent qu’à ceux qui sont persuadés d’ailleurs. Celles-là sont semblables aux apocalyptiques. Mais la différence qu’il y a est qu’ils n’en ont point d’indubitables. Tellement qu’il n’y a rien de si injuste que quand ils montrent que les leurs sont aussi bien fondées que quelques-unes des nôtres ; car ils n’en ont pas de démonstratives comme quelques-unes des nôtres. La partie n’est donc pas égale. Il ne faut pas égaler et confondre ces choses parce qu’elles semblent être semblables par un bout, étant si différentes par l’autre. Ce sont les clartés qui méritent, quand elles sont divines, qu’on révère les obscurités.


2.

Jésus-Christ, figuré par Joseph, bien-aimé de son père, envoyé du père pour voir ses frères, etc., innocent, vendu par ses frères vingt deniers[2], et par là devenu leur seigneur, leur sauveur, et le sauveur des étrangers, et le sauveur du monde ; ce qui n’eût point été sans le dessein de le perdre, sans la vente et la réprobation qu’ils en firent.

Dans la prison, Joseph innocent entre deux criminels : Jésus-Christ en la croix entre deux larrons. Il prédit le salut à l’un, et la mort à l’autre, sur les mêmes apparences : Jésus-Christ sauve les élus et damne les réprouvés sur les mêmes crimes. Joseph ne fait que prédire : Jésus Christ fait. Joseph demande à celui qui sera sauvé qu’il se souvienne de lui quand il sera venu en sa gloire ; et celui que Jésus-Christ sauve lui demande qu’il se souvienne de lui quand il sera en son royaume.


3.

La synagogue ne périssoit point parce qu’elle étoit la figure ; mais, parce qu’elle n’étoit que la figure, elle est tombée dans la servitude. La figure a subsisté jusqu’à la vérité, afin que l’Église fût toujours visible, ou dans la peinture qui la promettoit, ou dans l’effet.


4.

Preuve des deux Testamens à la fois. — Pour prouver tout d’un coup les deux Testamens, il ne faut que voir si les prophéties de l’un sont accomplies en l’autre. Pour examiner les prophéties, il faut les entendre : car, si on croit qu’elles n’ont qu’un sens, il est sûr que le Messie ne sera point venu ; mais si elles ont deux sens, il est sûr qu’il sera venu en Jésus-Christ.

Toute la question est donc de savoir si elles ont deux sens.


5.

Figures. — Pour montrer que l’Ancien Testament n’est que figuratif, et que les prophètes entendoient par les biens temporels d’autres biens, c’est, premièrement, que cela seroit indigne de Dieu ; secondement, que leurs discours expriment très-clairement la promesse des biens temporels, et qu’ils disent néanmoins que leurs discours sont obscurs, et que leur sens ne sera point entendu. D’où il paroît que ce sens n’étoit pas celui qu’ils exprimoient à découvert, et que, par conséquent, ils entendoient parler d’autres sacrifices, d’un autre libérateur, etc. Ils disent qu’on ne l’entendra qu’à la fin des temps. Jér., xxx, ult.

La troisième preuve est que leurs discours sont contraires et se détruisent, de sorte que, si on pense qu’ils n’aient entendu par les mots de loi et de sacrifice autre chose que ceux de Moïse, il y a contradiction manifeste et grossière. Donc ils entendoient autre chose, se contredisant quelquefois dans un même chapitre.


6.

Figures. — Si la loi et les sacrifices sont la vérité, il faut qu’ils plaisent à Dieu, et qu’ils ne lui déplaisent point. S’ils sont figures, il faut qu’ils plaisent et déplaisent. Or, dans toute l’Écriture, ils plaisent et déplaisent.

Il est dit que la loi sera changée, que le sacrifice sera changé ; qu’ils seront sans roi, sans prince et sans sacrifice ; qu’il sera fait une nouvelle alliance ; que la loi sera renouvelée ; que les préceptes qu’ils ont reçus ne sont pas bons ; que leurs sacrifices sont abominables ; que Dieu n’en a point demandé.

Il est dit, au contraire, que la loi durera éternellement ; que cette alliance sera éternelle ; que le sacrifice sera éternel ; que le sceptre ne sortira jamais d’avec eux, puisqu’il ne doit point en sortir que le Roi éternel n’arrive. Tous ces passages marquent-ils que ce soit réalité ? Non. Marquent-ils aussi que ce soit figure ? Non : mais que c’est réalité, ou figure. Mais les premiers, excluant la réalité, marquent que ce n’est que figure.

Tous ces passages ensemble ne peuvent être dits de la réalité ; tous peuvent être dits de la figure : donc ils ne sont pas dits de la réalité. mais de la figure. Agnus occisus est ab origine mundi[3].


7.

Figures. — Un portrait porte absence et présence, plaisir et déplaisir. La réalité exclut absence et déplaisir.

Pour savoir si la loi et les sacrifices sont réalité ou figure, il faut voir si les prophètes, en parlant de ces choses, y arrêtoient leur vue et leur pensée, en sorte qu’ils ne vissent que cette ancienne alliance ; ou s’ils y voyoient quelque autre chose dont elle fût la peinture ; car dans un portrait on voit la chose figurée. Il ne faut pour cela qu’examiner ce qu’ils en disent.

Quand ils disent qu’elle sera éternelle, entendent-ils parler de l’alliance de laquelle ils disent qu’elle sera changée, et de même des sacrifices, etc. ?

Le chiffre à deux sens. — Quand on surprend une lettre importante où l’on trouve un sens clair, et où il est dit néanmoins que le sens en est voilé et obscurci ; qu’il est caché, en sorte qu’on verra cette lettre sans la voir, et qu’on l’entendra sans l’entendre : que doit-on penser, sinon que c’est un chiffre à double sens, et d’autant plus qu’on y trouve des contrariétés manifestes dans le sens littéral ? Combien doit-on donc estimer ceux qui nous découvrent le chiffre, et nous apprennent à connoître le sens caché, et principalement quand les principes qu’ils en prennent sont tout à fait naturels et clairs ! C’est ce qu’a fait Jésus-Christ, et les apôtres. Il a levé le sceau, il a rompu le voile et découvert l’esprit. Ils nous ont appris pour cela que les ennemis de l’homme sont ses passions ; que le Rédempteur seroit spirituel ; qu’il y auroit deux avénemens, l’un de misère, pour abaisser l’homme superbe, l’autre de gloire, pour élever l’homme humilié ; que Jésus-Christ seroit Dieu et homme. Les prophètes ont dit clairement qu’Israël seroit toujours aimé de Dieu, et que la loi seroit éternelle ; et ils ont dit que l’on n’entendroit point leur sens, et qu’il étoit voilé.


8.

Jésus-Christ n’a fait autre chose qu’apprendre aux hommes qu’ils s’aimoient eux-mêmes, et qu’ils étoient esclaves, aveugles, malades, malheureux et pécheurs ; qu’il falloit qu’il les délivrât, éclairât, béatifiât et guérît ; que cela se feroit en se haïssant soi-même, et enle suivant par la misère et la mort de la croix.

Que la foi étoit figurative. Figures. — Voilà le chiffre que saint Paul nous donne. La lettre tue. Tout arrivoit en figures. Il falloit que le Christ souffrît. Un Dieu humilié. Circoncision de cœur, vrai jeûne, vrai sacrifice, vrai temple. Les prophètes ont indiqué qu’il falloit que tout cela fût spirituel.

Figures particulières. — Double loi, doubles tables de la loi, double temple, double captivité.


9.

Et cependant ce Testament, fait pour aveugler les uns et éclairer les autres, marquoit, en ceux mêmes qu’il aveugloit, la vérité qui devoit être connue des autres. Car les biens visibles qu’ils recevoient de Dieu étoient si grands et si divins, qu’il paroissoit bien qu’il étoit puissant de leur donner les invisibles, et un Messie.

Car la nature est une image de la grâce, et les miracles visibles sont images des invisibles. Ut sciatis, tibi dico : Surge[4].

Isaïe (LI) dit que la rédemption sera l’image de la mer Rouge.

Dieu a donc montré en la sortie d’Égypte, de la mer, en la défaite des rois, en la manne, en toute la généalogie d’Abraham, qu’il étoit capable de sauver, de faire descendre le pain du ciel, etc. ; de sorte que le peuple ennemi est la figure et la représentation du même Messie qu’ils ignorent.

Il nous a donc appris enfin que toutes ces choses n’étoient que figures, et ce que c’est que vraiment libre, vrai Israélite, vraie circoncision, vrai pain du ciel, etc.


10.

Dans ces promesses-là, chacun trouve ce qu’il a dans le fond de son cœur, les biens temporels, ou les biens spirituels, Dieu, oules créatures ; mais avec cette différence que ceux qui y cherchent les créatures les y trouvent, mais avec plusieurs contradictions, avec la défense de les aimer, avec l’ordre de n’adorer que Dieu et de n’aimer que lui, ce qui n’est qu’une même chose, et qu’enfin il n’est point venu de Messie pour eux ; au lieu que ceux qui y cherchent Dieu le trouvent, et sans aucune contradiction, avec commandement de n’aimer que lui, et qu’il est venu un Messie dans le temps prédit pour leur donner les biens qu’ils demandent.

Et ainsi les juifs avoient des miracles, des prophéties qu’ils voyaient accomplir ; et la doctrine de leur loi étoit de n’adorer et de n’aimer qu’un Dieu : elle étoit aussi perpétuelle. Ainsi elle avoit toutes les marques de la vraie religion : aussi elle l’étoit. Mais il faut distinguer la doctrine des juifs d’avec la doctrine de la loi des juifs. Or, la doctrine des juifs n’étoit pas vraie, quoiqu’elle eût les miracles, les prophéties, et la perpétuité, parce qu’elle n’avoit pas cet autre point, de n’adorer et de n’aimer que Dieu.


11.

Source des contrariétés. — Un Dieu humilié, et jusqu’à la mort de la croix : un Messie triomphant de la mort par sa mort. Deux natures en Jésus-Christ, deux avénemens, deux états de la nature de l’homme.


12.

Contradiction. — On ne peut faire une bonne physionomie qu’en accordant toutes nos contrariétés, et il ne suffit pas de suivre une suite de qualités accordantes sans concilier les contraires. Pour entendre le sens d’un auteur, il faut concilier tous les passages contraires.

Ainsi, pour entendre l’Écriture, il faut avoir un sens dans lequel tous les passages contraires s’accordent. Il ne suffit pas d’en avoir un qui convienne à plusieurs passages accordans ; mais il faut en avoir un qui accorde les passages même contraires.

Tout auteur a un sens auquel tous les passages contraires s’accordent, ou il n’a point de sens du tout. On ne peut pas dire cela de l’Écriture et des prophètes. Ils avoient assurément trop bon sens. Il faut donc an chercher un qui accorde toutes les contrariétés.

Le véritable sens n’est donc pas celui des juifs ; mais en Jésus-Christ toutes les contradictions sont accordées.

Les juifs ne sauraient accorder la cessation de la royauté et principauté, prédite par Osée, avec la prophétie de Jacob.

Si on prend la loi, les sacrifices, et le royaume, pour réalités, on ne peut accorder tous les passages. Il faut donc par nécessité qu’ils ne soient que figures. On ne sauroit même pas accorder les passages d’un même auteur, ni d’un même livre, ni quelquefois d’un même chapitre. Ce qui marque trop quel étoit le sens de l’auteur. Comme quand Ézéchiel (chap. xx) dit qu’on vivra dans les commandemens de Dieu et qu’on n’y vivra pas.


13.

Il n’étoit point permis de sacrifier hors de Jérusalem, qui étoit le lieu que le Seigneur avoit choisi, ni même de manger ailleurs les décimes. Deut., XII, 5, etc. Deut., XIV, 23, etc. ; xv, 20 ; XVI, 2, 7, 11, 15.

Osée a prédit qu’ils seroient sans roi, sans prince, sans sacrifices et sans idoles[5] ; ce qui est accompli aujourd’hui, ne pouvant faire sacrifice légitime hors de Jérusalem.


14.

Figures. — Quand la parole de Dieu, qui est véritable, est fausse littéralement, elle est vraie spirituellement. Sede a dextris meis[6]. Cela est faux littéralement ; donc cela est vrai spirituellement. En ces expressions, il est parlé de Dieu à la manière des hommes ; et cela ne signifie autre chose, sinon que l’intention que les hommes ont en faisant asseoir à leur droite, Dieu l’aura aussi. C’est donc une marque de l’intention de Dieu, non de sa manière de l’exécuter.

Ainsi quand il dit : « Dieu a reçu l’odeur de vos parfums, et vous donnera en récompense une terregrasse ; » c’est-à-dire, la même intention qu’auroit un homme qui, agréant vos parfums, vous donneroit en récompense une terre grasse, Dieu aura la même intention pour vous, parce que vous avez eu pour lui la même intention qu’un homme a pour celui à qui il donne des parfums. Ainsi, iratus est, «  Dieu jaloux[7], » etc.

Car les choses de Dieu étant inexprimables, elles ne peuvent être dites autrement, et l’Église aujourd’hui en use encore : Quia confortavit seras[8].


15.

Tout ce qui ne va point à la charité est figure.

L’unique objet de l’Écriture est la charité. Tout ce qui ne va point à l’unique but en est la figure : car, puisqu’il n’y a qu’un but, tout ce qui n’y va point en mots propres est figure.

Dieu diversifie ainsi cet unique précepte de charité, pour satisfaire notre curiosité, qui recherche la diversité, par cette diversité, qui nous mène toujours à notre unique nécessaire. Car une seule chose est nécessaire, et nous aimons la diversité ; et Dieu satisfait à l’un et à l’autre par ces diversités, qui mènent au seul nécessaire.


16.

Les rabbins prennent pour figures les mamelles de l’Épouse, et tout ce qui n’exprime pas l’unique but qu’ils ont, des biens temporels. Et les chrétiens prennent même l’eucharistie pour figure de la gloire où ils tendent.


17.

Il y en a qui voient bien qu’il n’y a pas d’autre ennemi de l’homme que la concupiscence, qui le détourne de Dieu, et non pas Dieu ; ni d’autre bien que Dieu, et non pas une terre grasse. Ceux qui croient que le bien de l’homme est en la chair, et le mal en ce qui le détourne des plaisirs des sens, qu’ils s’en soûlent, et qu’ils y meurent. Mais que ceux qui cherchent Dieu de tout leur cœur, qui n’ont de déplaisir que d’être privés de sa vue, qui n’ont de désir que pour le posséder, et d’ennemis que ceux qui les en détournent ; qui s’affligent de se voir environnés et dominés de tels ennemis ; qu’ils se consolent, je leur annonce une heureuse nouvelie : il ya un libérateur pour eux, je le leur ferai voir. je leur montrerai qu’il y a un Dieu pour eux ; je ne le ferai pas voir aux autres. Je ferai voir qu’un Messie a été promis, qui délivreroit des ennemis ; et qu’il en est venu un pour délivrer des iniquités, mais non des ennemis.


18.

Quand David prédit que le Messie délivrera son peuple de ses ennemis, on peut croire charnellement que ce sera des Égyptiens ; et alors je ne saurois montrer que la prophétie soit accomplie. Mais on peut bien croire aussi que ce sera des iniquités : car, dans la vérité, les Égyptiens ne sont pas ennemis, mais les iniquités le sont. Ce mot d’ennemis est donc équivoque.

Mais s’il dit ailleurs, comme il fait, qu’il délivrera son peuple de ses péchés, aussi bien qu’Isaïe et les autres, l’équivoque est ôtée, et le sens double des ennemis réduit au sens simple d’iniquités : car, s’il avoit dans l’esprit les péchés, il les pouvoit bien dénoter par ennemis ; mais s’il pensoit aux ennemis, il ne les pouvoit pas désigner par iniquités.

Or, Moïse, et David, et Isaie usoient des mêmes termes. Qui dira donc qu’ils n’avoient pas le même sens, et que le sens de David, qui est manifestement d’iniquités lorsqu’il parloit d’ennemis, ne fût pas le même que celui de Moïse en parlant d’ennemis ?

Daniel (ix) prie pour la délivrance du peuple de la captivité de leurs ennemis ; mais il pensoit aux péchés : et, pour le montrer, il dit que Gabriel lui vint dire qu’il étoit exaucé, et qu’il n’yavoit plus que soixante-dix semaines à attendre ; après quoi le peuple seroit délivré d’iniquité, le péché prendroit fin ; et le libérateur, le Saint des saints amèneroit la justice éternelle, non la légale, mais l’éternelle.

Figures. — Dès qu’une fois on a ouvert ce secret, il est impossible de ne pas le voir. Qu’on lise le vieil Testament en cette vue, et qu’on voie si les sacrifices étoient vrais, si la parenté d’Abraham étoit la vraie cause de l’amitié de Dieu, si la terre promise étoit le véritable lieu de repos. Non. Donc c’étoient des figures. Qu’on voie de même toutes les cérémonies ordonnées, tous les commandemens qui ne sont pas pour la charité, on verra que c’en sont les figures.

Tous ces sacrifices et cérémonies étoient donc figures ou sottises. Or il y a des choses claires trop hautes, pour les estimer des sottises.



  1. Article IX de la seconde partie, dans Bossut.
  2. Trente deniers.
  3. « L’agneau a été immolé dès l’origine du monde. » Apocalypse, xiii, 8.
  4. Marc, ii, 10.
  5. Osée, III, 4.
  6. Ps., CIX, 1.
  7. Is., v, 25, etc. ; Exode, XX, 5.
  8. Ps., CXLVII, 13.