Œuvres complètes de Blaise Pascal Hachette 1871, vol1/Pensées/Article 17

La bibliothèque libre.
Hachette (tome Ip. 334-336).


ARTICLE XVII[1]


1.

La distance infinie des corps aux esprits figure la distance infiniment plus infinie des esprits à la charité, car elle est surnaturelle.

Tout l’éclat des grandeurs n’a point de lustre pour les gens qui sont dans les recherches de l’esprit. La grandeur des gens d’esprit est invisible aux rois, aux riches, aux capitaines, à tous ces grands de chair. La grandeur de la sagesse, qui n’est nulle part sinon en Dieu, est invisible aux charnels et aux gens d’esprit. Ce sont trois ordres différant en genre.

Les grands génies ont leur empire, leur éclat, leur grandeur, leur victoire et leur lustre, et n’ont nul besoin des grandeurs charnelles, où elles n’ont pas de rapport. Ils sont vus non des yeux, mais des esprits : c’est assez. Les saints ont leur empire, leur éclat, leur victoire, leur lustre, et n’ont nul besoin des grandeurs charnelles ou spirituelles. où elles n’ont nul rapport, car elles n’y ajoutent ni ôtent. Ils sont vus de Dieu et des anges, et non des corps, ni des esprits curieux : Dieu leur suffit.

Archimède, sans éclat, seroit en même vénération. Il n’a pas donné des batailles pour les yeux, mais il a fourni à tous les esprits ses inventions. Oh ! qu’il a éclaté aux esprits ! Jésus-Christ, sans bien, et sans aucune production au dehors de science, est dans son ordre de sainteté. Il n’a point donné d’invention, il n’a point régné ; mais il a été humble, patient, saint, saint, saint à Dieu, terrible aux démons, sans aucun péché. Oh ! qu’il est venu en grande pompe et en une prodigieuse magnificence, aux yeux du cœur, et qui voient la sagesse !

Il eût été inutile à Archimède de faire le prince dans ses livres de géométrie, quoiqu’il le fût. Il eût été inutile à notre Seigneur Jésus-Christ, pour éclater dans son règne de sainteté, de venir en roi : mais qu’il est bien venu avec l’éclat de son ordre !

Il est bien ridicule de se scandaliser de la bassesse de Jésus-Christ, comme si cette bassesse étoit du même ordre duquel est la grandeur qu’il venoit faire paroître. Qu’on considère cette grandeur-là dans sa vie, dans sa passion, dans son obscurité, dans sa mort, dans l’élection des siens, dans leur abandon, dans sa secrète résurrection, et dans le reste ; on la verra si grande, qu’on n’aura pas sujet de se scandaliser d’une bassesse qui n’y est pas. Mais il y en a qui ne peuvent admirer que les grandeurs charnelles, comme s’il n’yen avoit pas de spirituelles ; et d’autres qui n’admirent que les spirituelles, comme s’il n’yen avoit pas d’infiniment plus hautes dans la sagesse.

Tous les corps, le firmament, les étoiles, la terre et ses royaumes, ne valent pas le moindre des esprits ; car il connoît tout cela, et soi ; et les corps, rien. Tous les corps ensemble, et tous les esprits ensemble, et toutes leurs productions, ne valent pas le moindre mouvement de charité ; cela est d’un ordre infiniment plus élevé.

De tous les corps ensemble, on ne sauroit en faire réussir une petite pensée : cela est impossible, et d’un autre ordre. De tous les corps et esprits, on n’en sauroit tirer un mouvement de vraie charité : cela est impossible, et d’un autre ordre, surnaturel.


2.

… Jésus-Christ dans une obscurité (selon ce que le monde appelle obscurité) telle, que les historiens, n’écrivant que les importantes choses des États, l’ont à peine aperçu.


3.

Quel homme eut jamais plus d’éclat ? Le peuple juif tout entier le prédit, avant sa venue. Le peuple gentil l’adore, après sa venue. Les deux peuples gentil et juif le regardent comme leur centre. Et cependant quel homme jouit jamais moins de cet éclat ? De trente-trois ans, il en vit trente sans paroître. Dans trois ans, il passe pour un imposteur ; les prêtres et les principaux le rejettent ; ses amis et ses plus proches le méprisent. Enfin il meurt trahi par un des siens, renié par l’autre, et abandonné par tous.

Quelle part a-t-il donc à cet éclat ? Jamais homme n’a eu tant d’éclat ; jamais homme n’a eu plus d’ignominie. Tout cet éclat n’a servi qu’à nous, pour nous le rendre reconnoissable ; et il n’en a rien eu pour lui.


4.

Preuves de Jésus-Christ. — Jésus-Christ a dit les choses grandes si simplement, qu’il semble qu’il ne les a pas pensées ; et si nettement néanmoins, qu’on voit bien ce qu’il en pensoit. Cette clarté, jointe à cette naïveté, est admirable.

Qui a appris aux évangélistes les qualités d’une âme parfaitement héroïque, pour la peindre si parfaitement en Jésus-Christ ? Pourquoi le font-ils foible dans son agonie ? Ne savent-ils pas peindre une mort constante ? Oui, sans doute ; car le même saint Luc peint celle de saint Etienne plus forte que celle de Jésus-Christ. Ils le font donc capable de crainte avant que la nécessité de mourir soit arrivée, et ensuite tout fort. Mais quand ils le font si troublé, c’est quand il se trouble lui-même : et quand les hommes le troublent, il est tout fort.

L’Église a eu autant de peine à montrer que Jésus-Christ étoit homme, contre ceux qui le nioient, qu’à montrer qu’il étoit Dieu ; et les apparences étoient aussi grandes[2].

Jésus-Christ est un Dieu dont on s’approche sans orgueil, et sous lequel on s’abaisse sans désespoir.


5.

La conversion des païens n’étoit réservée qu’à la grâce du Messie. Les juifs ont été si longtemps àles combattre sans succès : tout ce qu’en ont dit Salomon et les prophètes a été inutile. Les sages, comme Platon et Socrate, n’ont pu le persuader.

Les Évangiles ne parlent de la virginité de la Vierge que jusques à la naissance de Jésus-Christ. Tout par rapport à Jésus-Christ.

… Jésus-Christ, que les deux Testamens regardent, l’Ancien comme son attente, le Nouveau comme son modèle, tous deux comme leur centre.

Les prophètes ont prédit, et n’ont pas été prédits. Les saints ensuite sont prédits, mais non prédisans. Jésus-Christ est prédit et prédisant.

Jésus-Christ pour tous, Moïse pour un peuple.

Les juifs bénis en Abraham : « Je bénirai ceux qui te béniront, » Gen., xii, 3. Mais, « Toutes nations bénies en sa semence, » ibid., xxii, 18.

Lumen ad revelationem gentium.

Non fecit taliter omni nationi, disait David en parlant de la loi. Mais, en parlant de Jésus-Christ, il faut dire : Fecit taliter omni nationi.

Parum est ut, etc., Isaïe, xlix, 6. Aussi c’est à Jésus-Christ d’être universel. L’Église même n’offre le sacrifice que pour les fidèles : Jésus-Christ a offert celui de la croix pour tous.



  1. Article X de la seconde partie, dans Bossut.
  2. Eutychès niait l’humanité, et Nestorius la divinité de J. C.