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Œuvres complètes de Blaise Pascal Hachette 1871, vol1/Pensées/Préface

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Hachette (tome Ip. 235-246).
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PRÉFACE.


Où l’on fait voir de quelle manière ces Pensées ont été écrites et recueillies ; ce qui en a fait retarder l’impression ; quel étoit le dessein de l’auteur dans cet ouvrage, et comment il a passé les dernières années de sa vie[1].


Pascal, ayant quitté fort jeune l’étude des mathématiques, de la physique, et des autres sciences profanes, dans lesquelles il avoit fait un si grand progrès, commença, vers la trentième année de son âge, à s’appliquer à des choses plus sérieuses et plus relevées, et à s’adonner uniquement, autant que sa santé le put permettre, à l’étude de l’Écriture, des Pères, et de la morale chrétienne.

Mais quoiqu’il n’ait pas moins excellé dans ces sortes de sciences, comme il l’a bien fait paroître par des ouvrages qui passent pour assez achevés en leur genre, on peut dire néanmoins que, si Dieu eût permis qu’il eût travaillé quelque temps à celui qu’il avoit dessein de faire sur la religion, et auquel il vouloit employer tout le reste de sa vie, cet ouvrage eût beaucoup surpassé tous les autres qu’on a vus de lui ; parce qu’en effet les vues qu’il avoit sur ce sujet étoient infiniment au-dessus de celles qu’il avoit sur toutes les autres choses.

Je crois qu’il n’y aura personne qui n’en soit facilement persuadé en voyant seulement le peu que l’on en donne à présent, quelque imparfait qu’il paroisse : et principalement sachant la manière dont il y a travaillé, et toute l’histoire du recueil qu’on en a fait. Voici comment tout cela s’est passé.

Pascal conçut le dessein de cet ouvrage plusieurs années avant sa mort ; mais il ne faut pas néanmoins s’étonner s’il fut si longtemps sans en rien mettre par écrit : car il avoit toujours accoutumé de songer beaucoup aux choses, et de les disposer dans son esprit avant que de les produire au dehors, pour bien considérer et examiner avec soin celles qu’il falloit mettre les premières ou les dernières, et l’ordre qu’il leur devoit donner à toutes, afin qu’elles pussent faire l’effet qu’il désiroit. Et comme il avoit une mémoire excellente, et qu’on peut dire même prodigieuse, en sorte qu’il a souvent assuré qu’il n’avoit jamais rien oublié de ce qu’il avoit une fois bien imprimé dans son esprit ; lorsqu’il s’étoit ainsi quelque temps appliqué à un sujet, il ne craignoit pas que les pensées qui lui étoient venues lui pussent jamais échapper ; et c’est pourquoi il différoit assez souvent de les écrire, soit qu’il n’en eût pas le loisir, soit que sa santé, qui a presque toujours été languissante, ne fût pas assez forte pour lui permettre de travailler avec application.

C’est ce qui a été cause que l’on a perdu à sa mort la plus grande partie de ce qu’il avoit déjà conçu touchant son dessein ; car il n’a presque rien écrit des principales raisons dont il vouloit se servir, des fondemens sur lesquels il prétendoit appuyer son ouvrage, et de l’ordre qu’il vouloit y garder ; ce qui étoit assurément très-considérable. Tout cela étoit parfaitement bien gravé dans son esprit et dans sa mémoire ; mais ayant négligé de l’écrire lorsqu’il l’auroit peut-être pu faire, il se trouva, lorsqu’il l’auroit bien voulu, hors d’état d’y pouvoir du tout travailler.

Il se rencontra néanmoins une occasion, il y a environ dix ou douze ans, en laquelle on l’obligea, non pas d’écrire ce qu’il avoit dans l’esprit sur ce sujet-là, mais d’en dire quelque chose de vive voix. Il le fit donc en présence et à la prière de plusieurs personnes très-considérables de ses amis. Il leur développa en peu de mots le plan de tout son ouvrage : il leur représenta ce qui en devoit faire le sujet et la matière ; il leur en rapporta en abrégé les raisons et les principes, et il leur expliqua l’ordre et la suite des choses qu’il y vouloit traiter. Et ces personnes, qui sont aussi capables qu’on le puisse être de juger de ces sortes de choses, avouent qu’elles n’ont jamais rien entendu de plus beau, de plus fort, de plus touchant, ni de plus convaincant ; qu’elles en furent charmées ; et que ce qu’elles virent de ce projet et de ce dessein dans un discours de deux ou trois heures fait ainsi sur-le-champ, et sans avoir été prémédité ni travaillé, leur fit juger ce que ce pourroit être un jour, s’il étoit jamais exécuté et conduit à sa perfection par une personne dont elles connoissoient la force et la capacité ; qui avoit accoutumé de travailler tellement tous ses ouvrages, qu’il ne se contentoit presque jamais de ses premières pensées, quelque bonnes qu’elles parussent aux autres ; et qui a refait souvent, jusqu’à huit ou dix fois, des pièces que tout autre que lui trouvoit admirables dès la première.

Après qu’il leur eut fait voir quelles sont les preuves qui font le plus d’impression sur l’esprit des hommes, et qui sont les plus propres a les persuader, il entreprit de montrer que la religion chrétienne avoit autant de marques de certitude et d’évidence que les choses qui sont reçues dans le monde pour les plus indubitables.

Il commença d’abord par une peinture de l’homme, où il n’oublia rien de tout ce qui le pouvoit faire connoître et au dedans et au dehors de lui-même, et jusqu’aux plus secrets mouvemens de son cœur. Il supposa ensuite un homme qui, ayant toujours vécu dans une ignorance générale, et dans l’indifférence à l’égard de toutes choses, et surtout à l’égard de soi-même, vient enfin à se considérer dans ce tableau, et à examiner ce qu’il est. Il est surpris d’y découvrir une infinité de choses auxquelles il n’a jamais pensé ; et il ne sauroit remarquer, sans étonnement et sans admiration, tout ce que Pascal lui fait sentir de sa grandeur et de sa bassesse, de ses avantages et de ses foiblesses, du peu de lumières qui lui reste, et des ténèbres qui l’environnent presque de toutes parts, et enfin de toutes les contrariétés étonnantes qui se trouvent dans sa nature. Il ne peut plus après cela demeurer dans l’indifférence, s’il a tant soit peu de raison ; et quelque insensible qu’il ait été jusqu’alors, il doit souhaiter, après avoir ainsi connu ce qu’il est, de connoître aussi d’où il vient et ce qu’il doit devenir.

Pascal, l’ayant mis dans cette disposition de chercher à s’instruire sur un doute si important, l’adresse premièrement aux philosophes, et c’est là qu’après lui avoir développé tout ce que les plus grands philosophes de toutes les sectes ont dit sur le sujet de l’homme, il lui fait observer tant de défauts, tant de foiblesses, tant de contradictions, et tant de faussetés dans tout ce qu’ils en ont avancé, qu’il n’est pas difficile à cet homme de juger que ce n’est pas là où il doit s’en tenir.

Il lui fait ensuite parcourir tout l’univers et tous les âges, pour lui faire remarquer une infinité de religions qui s’y rencontrent ; mais il lui fait voir en même temps, par des raisons si fortes et si convaincantes, que toutes ces religions ne sont remplies que de vanité, de folies, d’erreurs, d’égaremens et d’extravagances, qu’il n’y trouve rien encore qui le puisse satisfaire.

Enfin il lui fait jeter les yeux sur le peuple juif ; et il lui en fait observer des circonstances si extraordinaires, qu’il attire facilement son attention. Après lui avoir représenté tout ce que ce peuple a de singulier, il s’arrête particulièrement à lui faire remarquer un livre unique par lequel il se gouverne, et qui comprend tout ensemble son histoire, sa loi et sa religion. A peine a-t-il ouvert ce livre, qu’il y apprend que le monde est l’ouvrage d’un Dieu, et que c’est ce même Dieu qui a créé l’homme à son image, et qui l’a doué de tous les avantages du corps et de l’esprit qui convenoient à cet état. Quoiqu’il n’ait rien encore qui le convainque de cette vérité, elle ne laisse pas de lui plaire ; et la raison seule suffit pour lui faire trouver plus de vraisemblance dans cette supposition, qu’un Dieu est l’auteur des hommes et de tout ce qu’il y a dans l’univers, que dans tout ce que ces mêmes hommes se sont imaginé par leurs propres lumières. Ce qui l’arrête en cet endroit est de voir, par la peinture qu’on lui a faite de l’homme, qu’il est bien éloigné de posséder tous ces avantages qu’il a dû avoir lorsqu’il est sorti des mains de son auteur ; mais il ne demeure pas longtemps dans le doute ; car dès qu’il poursuit la lecture de ce même livre, il y trouve qu’après que l’homme eut été créé de Dieu dans l’état d’innocence, et avec toute sorte de perfections, sa première action fut de se révolter contre son créateur, et d’employer à l’offenser tous les avantages qu’il en avoit recus.

Pascal lui fait alors comprendre que ce crime ayant été le plus grand de tous les crimes en toutes ces circonstances, il avoit été puni non-seulement dans ce premier homme, qui, étant déchu par là de son état, tomba tout d’un coup dans la misère, dans la foiblesse, dans l’erreur et dans l’aveuglement, mais encore dans tous ses descendans, à qui ce même homme a communiqué et communiquera encore sa corruption dans toute la suite des temps.

Il lui montre ensuite divers endroits de ce livre où il a découvert cette vérité. Il lui fait prendre garde qu’il n’y est plus parlé de l’homme que par rapport à cet état de foiblesse et de désordre ; qu’il y est dit souvent que toute chair est corrompue, que les hommes sont abandonnés à leurs sens, et qu’ils ont une pente au mal dès leur naissance. Il lui fait voir encore que cette première chute est la source, non-seulement de tout ce qu’il y a de plus incompréhensible dans la nature de l’homme, mais aussi d’une infinité d’effets qui sont hors de lui, et dont la cause lui est inconnue. Enfin il lui représente l’homme si bien dépeint dans tout ce livre, qu’il ne lui paroît plus différent de la première page qu’il lui en a tracée.

Ce n’est pas assez d’avoir fait connoître à cet homme son état plein de misère ; Pascal lui apprend encore qu’il trouvera dans ce même livre de quoi se consoler. Et en effet, il lui fait remarquer qu’il y est dit que le remède est entre les mains de Dieu ; que c’est à lui que nous devons recourir pour avoir les forces qui nous manquent ; qu’il se laissera fléchir, et qu’il enverra même aux hommes un libérateur, qui satisfera pour eux, et qui suppléera à leur impuissance.

Après qu’il lui a expliqué un grand nombre de remarques très-particulières sur le livre de ce peuple, il lui fait encore considérer que c’est le seul qui ait parlé dignement de l’Être souverain, et qui ait donné l’idée d’une véritable religion. Il lui en fait concevoir les marques les plus sensibles qu’il applique à celles que ce livre a enseignées ; et il lui fait faire une attention particulière sur ce qu’elle fait consister l’essence de son culte dans l’amour du Dieu qu’elle adore ; ce qui est un caractère tout singulier, et qui la distingue visiblement de toutes les autres religions, dont la fausseté paroît par le défaut de cette marque si essentielle.

Quoique Pascal, après avoir conduit si avant cet homme qu’il s’étoit proposé de persuader insensiblement, ne lui ait encore rien dit qui le puisse convaincre des vérités qu’il lui a fait découvrir, il l’a mis néanmoins dans la disposition de les recevoir avec plaisir, pourvu qu’on puisse lui faire voir qu’il doit s’y rendre, et de souhaiter même de tout son cœur qu’elles soient solides et bien fondées, puisqu’il y trouve de si grands avantages pour son repos et pour l’éclaircissement de ses doutes. C’est aussi l’état où devroit être tout homme raisonnable, s’il étoit une fois bien entré dans la suite de toutes les choses que Pascal vient de représenter : il y a sujet de croire qu’après cela il se rendroit facilement à toutes les preuves que l’auteur apportera ensuite pour confirmer la certitude et l'évidence de toutes ces vérités importantes dont il avoit parlé, et qui font le fondement de la religion chrétienne, qu’il avoit dessein de persuader.

Pour dire en peu de mots quelque chose de ces preuves, après qu’il eut montré en général que les vérités dont il s’agissoit étoient contenues dans un livre de la certitude duquel tout homme de bon sens ne pouvoit douter, il s’arrêta principalement au livre de Moïse, où ces vérités sont particulièrement répandues, et il fit voir, par un très-grand nombre de circonstances indubitables, qu’il étoit également impossible que Moïse eût laissé par écrit des choses fausses, ou que le peuple à qui il les avoit laissées s’y fût laissé tromper, quand même Moïse auroit été capable d’être fourbe.

Il parla aussi des grands miracles qui sont rapportés dans ce livre ; et comme ils sont d’une grande conséquence pour la religion qui y est enseignée, il prouva qu’il n’étoit pas possible qu’ils ne fussent vrais, non-seulement par l’autorité du livre où ils sont contenus, mais encore par toutes les circonstances qui les accompagnent et qui les rendent indubitables.

Il fit voir encore de quelle manière toute la loi de Moïse étoit figurative ; que tout ce qui étoit arrivé aux Juifs n’avoit été que la figure des vérités accomplies à la venue du Messie, et que, le voile qui couvrait ces figures ayant été levé, il étoit aisé d’en voir l’accomplissement et la consommation parfaite en faveur de ceux qui ont reçu Jésus-Christ.

Il entreprit ensuite de prouver la vérité de la religion par les prophéties ; et ce fut sur ce sujet qu’il s’étendit beaucoup plus que sur les autres. Comme il avoit beaucoup travaillé là-dessus, et qu’il y avoit des vues qui lui étoient toutes particulières, il les expliqua d’une manière fort intelligible : il en fit voir le sens et la suite avec une facilité merveilleuse, et il les mit dans tout leur jour et dans toute leur force. Enfin, après avoir parcouru les livres de l’Ancien Testament, et fait encore plusieurs observations convaincantes pour servir de fondemens et de preuves à la vérité de la religion, il entreprit encore de parler du Nouveau Testament, et de tirer ses preuves de la vérité même de l’Évangile.

Il commença par Jésus-Christ ; et quoiqu’il l’eût déjà prouvé invinciblement par les prophéties et par toutes les figures de la loi, dont on voyoit en lui l’accomplissementparfait, il apporta encore beaucoup de preuves tirées de sa personne meme, de ses miracles, de sa doctrine et, des circonstances de sa vie.

Il s’arrêta ensuite sur les apôtres ; et pour faire voir la vérité de la foi qu’ils ont publiée hautement partout, après avoir établi qu’on ne pouvoit les accuser de fausseté qu’en supposant ou qu’ils avoient été des fourbes, ou qu’ils avoient été trompés eux-mêmes, il fit voir clairement que l’une et l’autre de ces suppositions étoit également impossible. Enfin il n’oublia rien de tout ce qui pouvoit servir à la vérité de l’histoire évangélique, faisant de très-belles remarques sur l’Évangile même, sur le style des évangélistes, et sur leurs personnes ; sur les apôtres en particulier, et sur leurs écrits ; sur le nombre prodigieux de miracles ; sur les martyrs : sur les saints ; en un mot, sur toutes les voies par lesquelles la religion chrétienne s’est entièrement établie. Et quoiqu’il n’eût pas le loisir, dans un simple discours, de traiter au long une si vaste matière, comme il avoit dessein de faire dans son ouvrage, il en dit néanmoins assez pour convaincre que tout cela ne pouvoit être l’ouvrage des hommes, et qu’il n’y avoit que Dieu seul qui eût pu conduire l’événement de tant d’effets differens qui concourent tous également à prouver d’une manière invincible la religion qu’il est venu lui-même établir parmi les hommes.

Voilà en substance les principales choses dont il entreprit de parler dans tout ce discours, qu’il ne proposa à ceux qui l’entendirent que comme l’abrégé du grand ouvrage qu’il méditoit ; et c’est par le moyen d’un de ceux qui y furent présens qu’on a su depuis le peu que je viens d’en rapporter.

Parmi les fragmens que l’on donne au public, on verra quelque chose de ce grand dessein : mais on y en verra bien peu : et les choses mêmes que l’on y trouvera sont si imparfaites, si peu étendues, et si peu digérées, qu’elles ne peuvent donner qu’une idée très-grossière de la manière dont il se proposoit de les traiter.

Au reste, il ne faut pas s’étonner si, dans le peu qu’on en donne, on n’a pas gardé son ordre et sa suite pour la distribution des matières. Comme on n’avoit presque rien qui se suivît, il eût été inutile de s’attacher à cet ordre ; et l’on s’est contenté de les disposer à peu près en la manière qu’on a jugé être plus propre et plus convenable à ce que l’on en avoit. On espère même qu’il y aura peu de personnes qui, après avoir bien conçu une fois le dessein de l’auteur, ne suppléent d’eux-mêmes au défaut de cet ordre, et qui, en considérant avec attention les diverses matières répandues dans ces fragmens, ne jugent facilement où elles doivent être rapportées suivant l’idée de celui qui les avoit écrites.

Si l’on avoit seulement ce discours-là par écrit tout au long et en la manière qu’il fut prononcé, l’on auroit quelque sujet de se consoler de la perte de cet ouvrage, et l’on pourroit dire qu’on en auroit au moins un petit échantillon, quoique fort imparfait. Mais Dieu n’a pas permis qu’il nous ait laissé ni l’un ni l’autre ; car peu de temps après il tomba malade d’une maladie de langueur et de foiblesse qui dura les quatre dernières années de sa vie, et qui, quoiqu’elle parût fort peu au dehors, et qu’elle ne l’obligeât pas de garder le lit ni la chambre, ne laissoit pas de l’incommoder beaucoup, et de le rendre presque incapable de s’appliquer à quoi que ce fût : de sorte que le plus grand soin et la principale occupation de ceux qui étoient auprès de lui etoit de le détourner d’écrire, et même de parler de tout ce qui demandoit quelque contention d’esprit, et de ne l’entretenir que de choses indifférentes et incapables de le fatiguer.

C’est néanmoins pendant ces quatre dernières années de langueur et de maladie qu’il a fait et écrit tout ce que l’on a de lui de cet ouvrage qu’il méditoit, et tout ce que l’on en donne au public. Car, quoiqu’il attendit que sa santé fût entièrement rétablie pour y travailler tout de bon, et pour écrire les choses qu’il avoit déjà digérées et disposées dans son esprit, cependant, lorsqu’il lui survenoit quelques nouvelles pensées, quelques vues, quelques idées, ou même quelque tour et quelques expressions qu’il prévoyoit lui pouvoir un jour servir pour son dessein, comme il n’étoit pas alors en état de s’y appliquer aussi fortement que lorsqu’il se portoit bien, ni de les imprimer dans son esprit et dans sa mémoire, il aimoit mieux en mettre quelque chose par écrit pour ne les pas oublier ; et pour cela il prenoit le premier morceau de papier qu’il trouvoit sous sa main, sur lequel il mettoit sa pensée en peu de mots, et fort souvent même seulement à demi-mot : car il ne l’écrivoit que pour lui, et c’est pourquoi il se contentoit de le faire fort légèrement, pour ne pas se fatiguer l’esprit, et d’y mettre seulement les choses qui étoient nécessaires pour le faire ressouvenir des vues et des idées qu’il avoit.

C’est ainsi qu’il a fait la plupart des fragmens qu’on trouvera dans ce recueil : de sorte qu’il ne faut pas s’étonner s’il y en a quelques-uns qui semblent assez imparfaits, trop courts et trop peu expliqués, dans lesquels on peut même trouver des termes et des expressions moins propres et moins élégantes. Il arrivoit néanmoins quelquefois, qu’ayant la plume à la main, il ne pouvoit s’empêcher, en suivant son inclination, de pousser ses pensées, et de les étendre un peu davantage, quoique ce ne fût jamais avec la même force et la même application d’esprit que s’il eût été en parfaite santé. Et c’est pourquoi l’on en trouvera aussi quelques-unes plus étendues et mieux écrites, et des chapitres plus suivis et plus parfaits que les autres.

Voilà de quelle manière ont été écrites ces Pensées. Et je crois qu’il n’y aura personne qui ne juge facilement, par ces légers commencemens et par ces foibles essais d’une personne malade, qu’il n’avoit écrits que pour lui seul, et pour se remettre dans l’esprit des pensées qu’il craignoit de perdre, qu’il n’a jamais revus ni retouchés, quel eût été l’ouvrage entier, s’il eût pu recouvrer sa parfaite santé et y mettre la dernière main, lui qui savoit disposer les choses dans un si beau jour et un si bel ordre, qui donnoit un tour si particulier, si noble et si relevé, à tout ce qu’il vouloit dire, qui avoit dessein de travailler cet ouvrage plus que tous ceux qu’il avoit jamais faits, qui y vouloit employer toute la force d’esprit et tous les talens que Dieu lui avoit donnés, et duquel il a dit souvent qu’il lui falloit dix ans de santé pour l’achever.

Comme l’on savoit le dessein qu’avoit Pascal de travailler sur la religion, l’on eut un très-grand soin, après sa mort, de recueillir tous les écrits qu’il avoit faits sur cette matière. On les trouva tous ensemble enfilés en diverses liasses, mais sans aucun ordre, sans aucune suite, parce que, comme je l’ai déjà remarqué, ce n’étoit que les premières expressions de ses pensées qu’il écrivoit sur de petits morceaux de papier à mesure qu’elles lui venoient dans l’esprit. Et tout cela étoit si imparfait et si mal écrit, qu’on a eu toutes les peines du monde à le déchiffrer.

La première chose que l’on fit fut de les faire copier tels qu’ils étoient, et dans la même confusion qu’on les avoit trouvés. Mais lorsqu’on les vit en cet état, et qu’on eut plus de facilité de les lire et de les examiner que dans les originaux, ils parurent d’abord si informes, si peu suivis, et la plupart si peu expliqués, qu’on fut fort longtemps sans penser du tout à les faire imprimer, quoique plusieurs personnes de très-grande considération le demandassent souvent avec des instances et des sollicitations fort pressantes ; parce que l’on jugeoit bien qu’en donnant ces écrits en l’état où ils étoient, on ne pouvoit pas remplir l’attente et l’idée que tout le monde avoit de cet ouvrage, dont on avoit déjà beaucoup entendu parler.

Mais enfin on fut obligé de céder à l’impatience et au grand désir que tout le monde témoignoit de les voir imprimés. Et l’on s’y porta d’autant plus aisément, que l’on crut que ceux qui les liraient seroient assez équitables pour faire le discernement d’un dessein ébauché d’avec une pièce achevée, et pour juger de l’ouvrage par l’échantillon, quelque imparfait qu’il fût. Et ainsi l’on se résolut de le donner au public. Mais comme il y avoit plusieurs manières de l’exécuter, l’on a été quelque temps à se déterminer sur celle que l’on devoit prendre.

La première qui vint dans l’esprit, et celle qui étoit sans doute la plus facile, étoit de les faire imprimer tout de suite dans le même état où on les avoit trouvés. Mais l’on jugea bientôt que, de le faire de cette sorte, c’eût été perdre presque tout le fruit qu’on en pouvoit espérer, parce que les pensées plus suivies, plus claires et plus étendues, étant mêlées et comme absorbées parmi tant d’autres à demi digérées, et quelques-unes même presque inintelligibles à tout autre qu’à celui qui les avoit écrites, il y avoit tout sujet de croire que les unes feroient rebuter les autres, et que l’on ne considéreroit ce volume, grossi inutilement de tant de pensées imparfaites, que comme un amas confus, sans ordre, sans suite, et qui ne pouvoit servir à rien.

Il y avoit une autre manière de donner ces écrits au public, qui étoit d’y travailler auparavant, d’éclaircir les pensées obscures, d’achever celles qui étoient imparfaites ; et, en prenant dans tous ces fragmens le dessein de l’auteur, de suppléer en quelque sorte l’ouvrage qu’il vouloit faire. Cette voie eût été assurément la meilleure ; mais il étoit aussi très-difficile de la bien exécuter. L’on s’y est néanmoins arrêté assez longtemps, et l’on avoit en effet commencé à y travailler. Mais enfin on s’est résolu de la rejeter aussi bien que la première, parce que l’on a considéré qu’il étoit presque impossible de bien entrer dans la pensée et dans le dessein d’un auteur, et surtout d’un auteur tel que Pascal ; et que ce n’eût pas été donner son ouvrage, mais un ouvrage tout différent.

Ainsi, pour éviter les inconvéniens qui se trouvoient dans l’une et l’autre de ces manières de faire paraître ces écrits, on en a choisi une entre deux, qui est celle que l’on a suivie dans ce recueil. On a pris seulement parmi ce grand nombre de pensées celles qui ont paru les plus claires et les plus achevées ; et on les donne telles qu’on les a trouvées, sans y rien ajouter ni changer ; si ce n’est qu’au lieu qu’elles étoient sans suite, sans liaison, et dispersées confusément de côté et d’autre, on les a mises dans quelque sorte d’ordre, et réduit sous les mêmes titres celles qui étoient sur les mêmes sujets ; et l’on a supprimé toutes les autres qui étoient ou trop obscures, ou trop imparfaites.

Ce n’est pas qu’elles ne continssent aussi de très-belles choses, et qu’elles ne fussent capables de donner de grandes vues à ceux qui les entendraient bien. Mais comme on ne vouloit pas travailler à les éclaircir et à les achever, elles eussent été entièrement inutiles en l’état où elles sont. Et afin que l’on en ait quelque idée, j’en rapporterai ici seulement une pour servir d’exemple ; et par laquelle on pourra juger de toutes les autres que l’on a retranchées. Voici donc quelle est cette pensée, et en quel état on l’a trouvée parmi ces fragmens : « Un artisan qui parle des richesses, un procureur qui parle de la guerre, de la royauté, etc. Mais le riche parle bien des richesses, le roi parle froidement d’un grand don qu’il vient de faire, et Dieu parle bien de Dieu. »

Il y a dans ce fragment une fort belle pensée : mais il y a peu de personnes qui la puissent voir, parce qu’elle y est expliquée très imparfaitement et d’une manière fort obscure, fort courte et fort abrégée ; en sorte que, si on ne lui avoit souvent ouï dire de bouche la même pensée, il seroit difficile de la reconnoître dans une expression si confuse et si embrouillée. Voici à peu près à quoi elle consiste.

Il avoit fait plusieurs remarques très-particulières sur le style de l’Écriture. et principalement de l’Évangile, et il y trouvoit des beauté que peut-être personne n’avoit remarquées avant lui. Il admiroit entr autres choses la naïveté, la simplicité, et, pour le dire ainsi, la froideur avec laquelle il semble que Jésus-Christ y parle des choses les plus grandes et les plus relevées, comme sont, par exemple, le royaume de Dieu, la gloire que posséderont les saints dans le ciel, les peines de l’enfer, sans s’y étendre, comme ont fait les Pères et tous ceux qui on écrit sur ces matières. Et il disoit que la véritable cause de cela étoit que ces choses, qui à la vérité sont infiniment grandes et relevées à notre égard, ne le sont pas de même à l’égard de Jesus-Christ ; et qu’ainsi il ne faut pas trouver étrange qu’il en parle de cette sorte sans étonnement et sans admiration ; comme l’on voit, sans comparaison, qu’un général d’armée parle tout simplement et sans s’émouvoir du siège d’une place importante, et du gain d’une grande bataille ; et qu’un roi parle froidement d’une somme de quinze ou vingt millions, dont un particulier et un artisan ne parleroient qu’avec de grandes exagérations.

Voilà quelle est la pensée qui est contenue et renfermée sous le peu de paroles qui composent ce fragment ; et dans l’esprit des personnes raisonnables, et qui agissent de bonne foi, cette considération, jointe à quantité d’autres semblables, pouvoit servir assurément de quelque preuve de la divinité de Jésus-Christ.

Je crois que ce seul exemple peut suffire, non-seulement pour faire juger quels sont à peu près les autres fragmens qu’on a retranchés, mais aussi pour faire voir le peu d’application et la négligence, pour ainsi dire, avec laquelle ils ont presque tous été écrits ; ce qui doit bien convaincre de ce que j’ai dit, que Pascal ne les avoit écrits en effet que pour lui seul, et sans présumer aucunement qu’ils dussent jamais paroître en cet état. Et c’est aussi ce qui fait espérer que l’on sera assez porté à excuser les défauts qui s’y pourront rencontrer.

Que s’il se trouve encore dans ce recueil quelques pensées un peu obscures, je pense que, pour peu qu’on s’y veuille appliquer, on les comprendra néanmoins très-facilement, et qu’on demeurera d’accord que ce ne sont pas les moins belles, et qu’on a mieux fait de les donner telles qu’elles sont, que de les éclaircir par un grand nombre de paroles qui n’auroient servi qu’à les rendre traînantes et languissantes, et qui en auraient ôté une des principales beautés, qui consiste à dire beaucoup de choses en peu de mots.

L’on en peut voir un exemple dans un des fragmens du chapitre des Preuves de Jésus-Christ par les prophéties, qui est conçu en ces termes : « Les prophètes sont mêlés de prophéties particulières, et de celles du Messie : afin que les prophéties du Messie ne fussent pas sans preuves, et que les prophéties particulières ne fussent pas sans fruit. » Il rapporte dans ce fragment la raison pour laquelle les prophètes, qui n’avoient en vue que le Messie, et qui sembloient ne devoir prophétiser que de lui et de ce qui le regardoit, ont néanmoins souvent prédit des choses particulières qui paroissoient assez indifférentes et inutiles à leur dessein. Il dit que c’étoit afin que ces événemens particuliers s’accomplissant de jour en jour aux yeux de tout le monde, en la manière qu’ils les avoient prédits, ils fussent incontestablement reconnus pour prophètes, et qu’ainsi l’on ne pût douter de la vérité et de la certitude de toutes les choses qu’ils prophétisoient du Messie. De sorte que, par ce moyen, les prophéties du Messie tiroient, en quelque façon, leurs preuves et leur autorité de ces prophéties particulières vérifiées et accomplies ; et ces prophéties particulières servant ainsi à prouver et à autoriser celles du Messie, elles n’étoient pas inutiles et infructueuses. Voilà le sens de ce fragment étendu et développé. Mais il n’y a sans doute personne qui ne prît bien plus de plaisir de le découvrir soi-même dans les seules paroles de l’auteur, que de le voir ainsi éclairci et expliqué.

Il est encore, ce me semble, assez à propos, pour détromper quelques personnes qui pourroient peut-être s’attendre de trouver ici des preuves et des démonstrations géométriques de l’existence de Dieu, de l’immortalité de l’âme, et de plusieurs autres articles de la foi chrétienne, de les avertir que ce n’étoit pas là le dessein de Pascal. Il ne prétendoit point prouver toutes ces vérités de la religion par de telles démonstrations fondées sur des principes évidens, capables de convaincre l’obstination des plus endurcis, ni par des raisonnemens métaphysiques, qui souvent égarent plus l’esprit qu’ils ne le persuadent, ni par des lieux communs tirés de divers effets de la nature, mais par des preuves morales qui vont plus au cœur qu’à l’esprit. C’est-à-dire qu’il vouloit plus travailler à toucher et à disposer le cœur, qu’à convaincre et à persuader l’esprit ; parce qu’il savoit que les passions et les attachemens vicieux qui corrompent le cœur et la volonté, sont les plus grands obstacles et les principaux empêchemens que nous ayons à la foi, et que, pourvu que l’on pût lever ces obstacles, il n’étoit pas difficile de faire recevoir à l’esprit les lumières et les raisons qui pouvoient le convaincre.

On sera facilement persuadé de tout cela en lisant ces écrits. Mais Pascal s’en est encore expliqué lui-même dans un de ses fragmens qui a été trouvé parmi les autres, et que l’on n’a point mis dans ce recueil. Voici ce qu’il dit dans ce fragment : « Je n’entreprendrai pas ici de prouver par des raisons naturelles, ou l’existence de Dieu, ou la Trinité, ou l’immortalité de l’âme, ni aucune des choses de cette nature ; non-seulement parce que je ne me sentirois pas assez fort pour trouver dans la nature de quoi convaincre des athées endurcis, mais encore parce que cette connoissance, sans Jésus-Christ, est inutile et stérile. Quand un homme seroit persuadé que les proportions des nombres sont des vérités immatérielles, éternelles, et dépendantes d’une première vérité en qui elles subsistent et qu’on appelle Dieu, je ne le trouverois pas beaucoup avancé pour son salut. »

On s’étonnera peut-être aussi de trouver dans ce recueil une si grande diversité de pensées, dont il y en a même plusieurs qui semblent assez éloignées du sujet que Pascal avoit entrepris de traiter. Mais il faut considérer que son dessein étoit bien plus ample et plus étendu qu’on ne se l’imagine, et qu’il ne se bornoit pas seulement à réfuter les raisonnemens des athées et de ceux qui combattent quelques-unes des vérités de la foi chrétienne.

Le grand amour et l’estime singulière qu’il avoit pour la religion faisoit que non-seulement il ne pouvoit souffrir qu’on la voulût détruire et anéantir tout à fait, mais même qu’on la blessât et qu’on la corrompît en la moindre chose. De sorte qu’il vouloit déclarer la guerre à tous ceux qui en attaquent ou la vérité ou la sainteté ; c’est-à-dire non-seulement aux athées, aux infidèles et aux hérétiques, qui refusent de soumettre les fausses lumières de leur raison à la foi, et de reconnoître les vérités qu’elle nous enseigne ; mais même aux chrétiens et aux catholiques, qui étant dans le corps de la véritable Église, ne vivent pas néanmoins selon la pureté des maximes de l’Évangile, qui nous y sont proposées comme le modèle sur lequel nous devons nous régler et conformer toutes nos actions.

Voilà quel étoit son dessein ; et ce dessein étoit assez vaste et assez grand pour pouvoir comprendre la plupart des choses qui sont répandues dans ce recueil. Il s’y en pourra néanmoins trouver quelques-unes qui n’y ont nul rapport, et qui en effet n’y étoient pas destinées, comme, par exemple, la plupart de celles qui sont dans le chapitre des Pensées diverses, lesquelles on a aussi trouvées parmi les papiers de Pascal, et que l’on a jugé à propos de joindre aux autres ; parce que l’on ne donne pas ce livre-ci simplement comme un ouvrage fait contre les athées ou sur la religion, mais comme un recueil de Pensées sur la religion et sur quelques autres sujets.

Je pense qu’il ne reste plus, pour achever cette préface, que de dire quelque chose de l’auteur après avoir parlé de son ouvrage. Je crois que non-seulement cela sera assez à propos, mais que ce que j’ai dessein d’en écrite pourra même être très-utile pour faire connoître comment Pascal est entré dans l’estime et dans les sentimens qu’il avoit pour la religion, qui lui firent concevoir le dessein d’entreprendre cet ouvrage.

On voit, dans la préface des Traités de l’équilibre des liqueurs, de quelle manière il a passé sa jeunesse, et le grand progrès qu’il y fit en peu de temps dans toutes les sciences humaines et profanes auxquelles il voulut s’appliquer, et particulièrement en la géométrie et aux mathématiques ; la manière étrange et surprenante dont il les apprit à l’âge de onze ou douze ans ; les petits ouvrages qu’il faisoit quelquefois, et qui surpassoient toujours beaucoup la force et la portée d’une personne de son âge : l’effort étonnant et prodigieux de son imagination et de son esprit qui parut dans sa machine arithmétique, qu’il inventa, âgé seulement de dix-neuf à vingt ans ; et enfin les belles expériences du vide qu’il fit en présence des personnes les plus considérables de la ville de Rouen, où il demeura pendant quelque temps, pendant que le président Pascal son père y étoit employé pour le service du roi dans la fonction d’intendant de justice. Ainsi je ne répéterai rien ici de tout cela, et je me contenterai seulement de représenter en peu de mots comment il a méprisé toutes ces choses, et dans quel esprit il a passé les dernières années de sa vie, en quoi il n’a pas moins fait paroître la grandeur et la solidité de sa vertu et de sa pieté, qu’il avoit montré auparavant la force, l’étendue et la pénétration admirable de son esprit.

Il avoit été préservé pendant sa jeunesse, par une protection particulière de Dieu, des vices où tombent la plupart des jeunes gens ; et ce qui est assez extraordinaire à un esprit aussi curieux que le sien, il ne s’étoit jamais porté au libertinage pour ce qui regarde la religion, ayant toujours porte sa curiosité aux choses naturelles. Et il a dit plusieurs fois qu’il joignoit cette obligation à toutes les autres qu’il avoit à son père, qui, ayant lui-même un très-grand respect pour la religion, le lui avoit inspiré dès l’enfance, lui donnant pour maxime, que tout ce qui est l’objet de la foi ne sauroit l’être de la raison, et beaucoup moins y être soumis.

Ces instructions, qui lui étoient souvent réitérées par un père pour qui il avoit une très-grande estime, et en qui il voyoit une grande science accompagnée dun raisonnement fort et puissant, faisoient tant d’impression sur son esprit, que, quelques discours qu’il entendit faire aux libertins, il n’en étoit nullement ému ; et, quoiqu’il fût fort jeune, il les regardoit comme des gens qui étoient dans ce faux principe, que la raison humaine est au-dessus de toutes choses, et qui ne connoissoient pas la nature de la foi.

Mais enfin, après avoir ainsi passé sa jeunesse dans des occupations et des divertissemens qui paroissoient assez innocens aux yeux du monde, Dieu le toucha de telle sorte, qu’il lui fit comprendre parfaitement que la religion chrétienne nous oblige à ne vivre que pour lui, et à n’avoir point d’autre objet que lui. Et cette vérité lui parut si évidente. si utile et si nécessaire, qu’elle le fit résoudre de se retirer, et de se dégager peu à peu de tous les attachemens qu’il avoit au monde pour pouvoir s’y appliquer uniquement.

Ce désir de la retraite, et de mener une vie plus chrétienne et plus réglée, lui vint lorsqu’il étoit encore fort jeune ; et il le porta dès lors à quitter entièrement l’étude des sciences profanes pour ne s’appliquer plus qu’à celles qui pouvoient contribuer à son salut et à celui des autres. Mais de continuelles maladies qui lui survinrent le détournèrent quelque temps de son dessein, et l’empêchèrent de le pouvoir exécuter plus tôt qu’à l’âge de trente ans.

Ce fut alors qu’il commença à y travailler tout de bon ; et, pour y parvenir plus facilement, et rompre tout d’un coup toutes ses habitudes, il changea de quartier, et ensuite se retira à la campagne, où il demeura quelque temps : d’où, étant de retour, il témoigna si bien qu’il vouloit quitter le monde, qu’enfin le monde le quitta. Il établit le règlement de sa vie dans sa retraite sur deux maximes principales, qui sont de renoncer à tout plaisir et à toute superfluité. Il les avoit sans cesse devant les yeux, et il tâchoit de s’y avancer et de s’y perfectionner toujours de plus en plus.

C’est l’application continuelle qu’il avoit à ces deux grandes maximes qui lui faisoit témoigner une si grande patience dans ses maux et dans ses maladies, qui ne l’ont presque jamais laissé sans douleur pendant toute sa vie ; qui lui faisoit pratiquer des mortifications très-rudes et très-sévères envers lui-même ; qui faisoit que non-seulement il refusoit à ses sens tout ce qui pouvoit leur être agréable, mais encore qu’il prenoit sans peine, sans dégoût, et même avec joie, lorsqu’il le falloit, tout ce qui leur pouvoit déplaire, soit pour la nourriture, soit pour les remèdes ; qui le portoit à se retrancher tous les jours de plus en plus tout ce qu’il ne jugeoit pas lui être absolument nécessaire, soit pour le vêtement, soit pour la nourriture, pour les meubles, et pour toutes les autres choses ; qui lui donnoit un amour si grand et si ardent pour la pauvreté, qu’elle lui étoit toujours présente, et que, lorsqu’il vouloit entreprendre quelque chose, la première pensée qui lui venoit en l’esprit, étoit de voir si la pauvreté pouvoit être pratiquée, et qui lui faisoit avoir en même temps tant de tendresse et tant d’affection pour les pauvres, qu’il ne leur a jamais pu refuser l’aumône, et qu’il en a fait même fort souvent d’assez considérables, quoiqu’il n’en fit que de son nécessaire : qui faisoit qu’il ne pouvoit souffrir qu’on cherchât avec soin toutes ses commodités, et qu’il blâmoit tant cette recherche curieuse et cette fantaisie de vouloir exceller en tout, comme de se servir en toutes choses des meilleurs ouvriers, d’avoir toujours du meilleur et du mieux fait, et mille autres choses semblables qu’on fait sans scrupule, parce qu’on ne croit pas qu’il y ait de mal, mais dont il ne jugeoit pas de même ; et enfin qui lui a fait faire plusieurs actions très-remarquables et très-chrétiennes, que je ne rapporte pas ici, de peur d’être trop long, et parce que mon dessein n’est pas d’écrire sa vie, mais seulement de donner quelque idée de sa piété et de sa vertu.



  1. Nous croyons utile de publier la préface de la première édition des Pensées. Cette préface a été écrite par Étienne Périer en 1669.