Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Époques de la nature/Première époque

La bibliothèque libre.
Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome II, Époques de la naturep. 24-39).



PREMIÈRE ÉPOQUE

LORSQUE LA TERRE ET LES PLANÈTES ONT PRIS LEUR FORME.

Dans ce premier temps, où la terre en fusion, tournant sur elle-même, a pris sa forme et s’est élevée sur l’équateur en s’abaissant sous les pôles, les autres planètes étaient dans le même état de liquéfaction, puisqu’en tournant sur elles-mêmes, elles ont pris, comme la terre, une forme renflée sur leur équateur et aplatie sous leurs pôles, et que ce renflement et cette dépression sont proportionnels à la vitesse de leur rotation. Le globe de Jupiter nous en fournit la preuve : comme il tourne beaucoup plus vite que celui de la terre, il est en conséquence bien plus élevé sur son équateur et plus abaissé sous ses pôles : car les observations nous démontrent que les deux diamètres de cette planète diffèrent de plus d’un treizième, tandis que ceux de la terre ne diffèrent que d’une deux cent trentième partie ; elles nous montrent aussi que dans Mars, qui tourne près d’une fois moins vite que la terre, cette différence entre les deux diamètres n’est pas assez sensible pour être mesurée par les astronomes ; et que dans la lune, dont le mouvement de rotation est encore bien plus lent, les deux diamètres paraissent égaux. La vitesse de la rotation des planètes est donc la seule cause de leur renflement sur l’équateur, et ce renflement, qui s’est fait en même temps que leur aplatissement sous les pôles, suppose une fluidité entière dans toutes les masses de ces globes, c’est-à-dire un état de liquéfaction causé par le feu[1].

D’ailleurs toutes les planètes circulant autour du soleil dans le même sens, et presque dans le même plan, elles paraissent avoir été mises en mouvement par une impulsion commune et dans un même temps : leur mouvement de circulation et leur mouvement de rotation sont contemporains, aussi bien que leur état de fusion ou de liquéfaction par le feu, et ces mouvements ont nécessairement été précédés par l’impulsion qui les a produits.

Dans celle des planètes dont la masse a été frappée le plus obliquement, le mouvement de rotation a été le plus rapide ; et par cette rapidité de rotation, les premiers effets de la force centrifuge ont excédé ceux de la pesanteur ; en conséquence, il s’est fait dans ces masses liquides une séparation et une projection de parties à leur équateur, où cette force centrifuge est la plus grande, lesquelles parties, séparées et chassées par cette force, ont formé des masses concomitantes, et sont devenues des satellites, qui ont dû circuler et qui circulent en effet tous dans le plan de l’équateur de la planète, dont ils ont été séparés par cette cause : les satellites des planètes se sont donc formés aux dépens de la matière de leur planète principale, comme les planètes elles-mêmes paraissent s’être formées aux dépens de la masse du soleil. Ainsi, le temps de la formation des satellites est le même que celui du commencement de la rotation des planètes : c’est le moment où la matière qui les compose venait de se rassembler et ne formait encore que des globes liquides, état dans lequel cette matière en liquéfaction pouvait en être séparée et projetée fort aisément ; car dès que la surface de ces globes eut commencé à prendre un peu de consistance et de rigidité par le refroidissement, la matière, quoique animée de la même force centrifuge, étant retenue par celle de la cohésion, ne pouvait plus être séparée ni projetée hors de la planète par ce même mouvement de rotation.

Comme nous ne connaissons dans la nature aucune cause de chaleur, aucun feu que celui du soleil, qui ait pu fondre ou tenir en liquéfaction la matière de la terre et des planètes, il me paraît qu’en se refusant à croire que les planètes sont issues et sorties du soleil, on serait au moins forcé de supposer qu’elles ont été exposées de très près aux ardeurs de cet astre de feu, pour pouvoir être liquéfiées. Mais cette supposition ne serait pas encore suffisante pour expliquer l’effet, et tomberait d’elle-même, par une circonstance nécessaire : c’est qu’il faut du temps pour que le feu, quelque violent qu’il soit, pénètre les matières solides qui lui sont exposées, et un très long temps pour les liquéfier. On a vu, par les expériences[2] qui précèdent, que pour échauffer un corps jusqu’au degré de fusion, il faut au moins la quinzième partie du temps qu’il faut pour le refroidir, et qu’attendu les grands volumes de la terre et des autres planètes, il serait de toute nécessité qu’elles eussent été pendant plusieurs milliers d’années stationnaires auprès du soleil pour recevoir le degré de chaleur nécessaire à leur liquéfaction : or, il est sans exemple dans l’univers qu’aucun corps, aucune planète, aucune comète demeure stationnaire auprès du soleil, même pour un instant ; au contraire, plus les comètes en approchent, et plus leur mouvement est rapide ; le temps de leur périhélie est extrêmement court, et le feu de cet astre, en brûlant la surface, n’a pas le temps de pénétrer la masse des comètes qui s’en approchent le plus.

Ainsi, tout concourt à prouver qu’il n’a pas suffi que la terre et les planètes aient passé comme certaines comètes dans le voisinage du soleil pour que leur liquéfaction ait pu s’y opérer : nous devons donc présumer que cette matière des planètes a autrefois appartenu au corps même du soleil, et en a été séparée, comme nous l’avons dit, par une seule et même impulsion. Car les comètes qui approchent le plus du soleil ne nous présentent que le premier degré des grands effets de la chaleur ; elles paraissent précédées d’une vapeur enflammée lorsqu’elles s’approchent, et suivies d’une semblable vapeur lorsqu’elles s’éloignent de cet astre : ainsi une partie de la matière superficielle de la comète s’étend autour d’elle et se présente à nos yeux en forme de vapeurs lumineuses, qui se trouvent dans un état d’expansion et de volatilité causée par le feu du soleil ; mais le noyau[3], c’est-à-dire le corps même de la comète, ne paraît pas être profondément pénétré par le feu, puisqu’il n’est pas lumineux par lui-même, comme le serait néanmoins toute masse de fer, de verre ou d’autre matière solide intimement pénétrée par cet élément ; par conséquent, il paraît nécessaire que la matière de la terre et des planètes, qui a été dans un état de liquéfaction, appartînt au corps même du soleil, et qu’elle fît partie des matières en fusion qui constituent la masse de cet astre de feu[NdÉ 1].

Les planètes ont reçu leur mouvement par une seule et même impulsion, puisqu’elles circulent toutes dans le même sens et presque dans le même plan : les comètes, au contraire, qui circulent comme les planètes autour du soleil, mais dans des sens et des plans différents, paraissent avoir été mises en mouvement par des impulsions différentes. On doit rapporter à une seule époque le mouvement des planètes, au lieu que celui des comètes pourrait avoir été donné en différents temps. Ainsi rien ne peut nous éclairer sur l’origine du mouvement des comètes ; mais nous pouvons raisonner sur celui des planètes, parce qu’elles ont entre elles des rapports communs qui indiquent assez clairement qu’elles ont été mises en mouvement par une seule et même impulsion. Il est donc permis de chercher dans la nature la cause qui a pu produire cette grande impulsion ; au lieu que nous ne pouvons guère former des raisonnements ni même faire des recherches sur les causes du mouvement d’impulsion des comètes.

Rassemblant seulement les rapports fugitifs et les légers indices qui peuvent fournir quelques conjectures, on pourrait imaginer pour satisfaire, quoique très imparfaitement, à la curiosité de l’esprit, que les comètes de notre système solaire ont été formées par l’explosion d’une étoile fixe ou d’un soleil voisin du nôtre, dont toutes les parties dispersées n’ayant plus de centre ou de foyer commun, auront été forcées d’obéir à la force attractive de notre soleil, qui dès lors sera devenu le pivot et le foyer de toutes nos comètes[NdÉ 2]. Nous et nos neveux n’en dirons pas davantage jusqu’à ce que, par des observations ultérieures, on parvienne à reconnaître quelque rapport commun dans le mouvement d’impulsion des comètes : car, comme nous ne connaissons rien que par comparaison, dès que tout rapport nous manque et qu’aucune analogie ne se présente, toute lumière fuit, et non seulement notre raison, mais même notre imagination, se trouvent en défaut. Aussi m’étant abstenu ci-devant[4] de former des conjectures sur la cause du mouvement d’impulsion des comètes, j’ai cru devoir raisonner sur celle d’impulsion des planètes ; et j’ai mis en avant, non pas comme un fait réel et certain, mais seulement comme une chose possible, que la matière des planètes a été projetée hors du soleil par le choc d’une comète. Cette hypothèse est fondée sur ce qu’il n’y a dans la nature aucun corps en mouvement, sinon les comètes, qui puissent ou aient pu communiquer un aussi grand mouvement à d’aussi grandes masses, et en même temps sur ce que les comètes approchent quelquefois de si près du soleil qu’il est pour ainsi dire nécessaire que quelques-unes y tombent obliquement et en sillonnent la surface en chassant devant elles les matières mises en mouvement par leur choc.

Il en est de même de la cause qui a pu produire la chaleur du soleil : il m’a paru[5] qu’on peut la déduire des effets naturels, c’est-à-dire la trouver dans la constitution du système du monde car le soleil ayant à supporter tout le poids, toute l’action de la force pénétrante des vastes corps qui circulent autour de lui, et ayant à souffrir en même temps l’action rapide de cette espèce de frottement intérieur dans toutes les parties de sa masse, la matière qui le compose doit être dans l’état de la plus grande division ; elle a dû devenir et demeurer fluide, lumineuse et brûlante, en raison de cette pression et de ce frottement intérieur, toujours également subsistant. Les mouvements irréguliers des taches du soleil, aussi bien que leur apparition spontanée et leur disparition, démontrent assez que cet astre est liquide, et qu’il s’élève de temps en temps à sa surface des espèces de scories ou d’écumes, dont les unes nagent irrégulièrement sur cette matière en fusion, et dont quelques autres sont fixes pour un temps et disparaissent comme les premières lorsque l’action du feu les a de nouveau divisées. On sait que c’est par le moyen de quelques-unes de ces taches fixes qu’on a déterminé la durée de la rotation du soleil en vingt-cinq jours et demi.

Or, chaque comète et chaque planète forment une roue dont les rais sont les rayons de la force attractive ; le soleil est l’essieu ou le pivot commun de toutes ces différentes roues ; la comète ou la planète en est la jante mobile, et chacune contribue de tout son poids et de toute sa vitesse à l’embrasement de ce foyer général, dont le feu durera par conséquent aussi longtemps que le mouvement et la pression des vastes corps qui le produisent.

De là ne doit-on pas présumer que si l’on ne voit pas des planètes autour des étoiles fixes, ce n’est qu’à cause de leur immense éloignement ? Notre vue est trop bornée, nos instruments trop peu puissants pour apercevoir ces astres obscurs, puisque ceux même qui sont lumineux échappent à nos yeux, et que dans le nombre infini de ces étoiles nous ne connaîtrons jamais que celles dont nos instruments de longue vue pourront nous rapprocher ; mais l’analogie nous indique qu’étant fixes et lumineuses comme le soleil, les étoiles ont dû s’échauffer, se liquéfier, et brûler par la même cause, c’est-à-dire par la pression active des corps opaques, solides et obscurs qui circulent autour d’elles. Cela seul peut expliquer pourquoi il n’y a que les astres fixes qui soient lumineux, et pourquoi dans l’univers solaire tous les astres errants sont obscurs.

Et la chaleur produite par cette cause devant être en raison du nombre, de la vitesse et de la masse des corps qui circulent autour du foyer, le feu du soleil doit être d’une ardeur ou plutôt d’une violence extrême, non seulement parce que les corps qui circulent autour de lui sont tous vastes, solides et mus rapidement, mais encore parce qu’ils sont en grand nombre : car, indépendamment des six planètes, de leurs dix satellites et de l’anneau de Saturne, qui tous pèsent sur le soleil et forment un volume de matière deux mille fois plus grand que celui de la terre, le nombre des comètes est plus considérable qu’on ne le croit vulgairement : elles seules ont pu suffire pour allumer le feu du soleil avant la projection des planètes, et suffiraient encore pour l’entretenir aujourd’hui. L’homme ne parviendra peut-être jamais à reconnaître les planètes qui circulent autour des étoiles fixes ; mais, avec le temps, il pourra savoir au juste quel est le nombre des comètes dans le système solaire : je regarde cette grande connaissance comme réservée à la postérité. En attendant, voici une espèce d’évaluation qui, quoique bien éloignée d’être précise, ne laissera pas de fixer les idées sur le nombre de ces corps circulant autour du soleil.

En consultant les recueils d’observations, on voit que, depuis l’an 1101 jusqu’en 1766, c’est-à-dire en six cent soixante-cinq années, il y a eu deux cent vingt-huit apparitions de comètes. Mais le nombre de ces astres errants qui ont été remarqués n’est pas aussi grand que celui des apparitions, puisque la plupart, pour ne pas dire tous, font leur révolution en moins de six cent soixante-cinq ans. Prenons donc les deux comètes desquelles seules les révolutions nous sont parfaitement connues, savoir, la comète de 1680, dont la période est d’environ cinq cent soixante-quinze ans, et celle de 1759, dont la période est de soixante-seize ans. On peut croire, en attendant mieux, qu’en prenant le terme moyen, trois cent vingt-six ans, entre ces deux périodes de révolution, il y a autant de comètes dont la période excède trois cent vingt-six ans qu’il y en a dont la période est moindre. Ainsi en les réduisant toutes à trois cent vingt-six ans, chaque comète aurait paru deux fois en six cent cinquante-deux ans, et l’on aurait par conséquent à peu près cent quinze comètes pour deux cent vingt-huit apparitions en six cent soixante-cinq ans.

Maintenant, si l’on considère que vraisemblablement il y a plus de comètes hors de la portée de notre vue, ou échappées à l’œil des observateurs qu’il n’y en a eu de remarquées, ce nombre croîtra peut-être de plus du triple, en sorte qu’on peut raisonnablement penser qu’il existe dans le système solaire quatre ou cinq cents comètes. Et s’il en est des comètes comme des planètes, si les plus grosses sont les plus éloignées du soleil, si les plus petites sont les seules qui en approchent d’assez près pour que nous puissions les apercevoir, quel volume immense de matière ! quelle charge énorme sur le corps de cet astre ! quelle pression, c’est-à-dire quel frottement intérieur dans toutes les parties de sa masse, et par conséquent quelle chaleur et quel feu produits par ce frottement !

Car, dans notre hypothèse, le soleil était une masse de matière en fusion, même avant la projection des planètes ; par conséquent ce feu n’avait alors pour cause que la pression de ce grand nombre de comètes qui circulaient précédemment et circulent encore aujourd’hui autour de ce foyer commun. Si la masse ancienne du soleil a été diminuée d’un six cent cinquantième[6] par la projection de la matière des planètes lors de leur formation, la quantité totale de la cause de son feu, c’est-à-dire de la pression totale, a été augmentée dans la proportion de la pression entière des planètes, réunie à la première pression de toutes les comètes, à l’exception de celle qui a produit l’effet de la projection, et dont la matière s’est mêlée à celle des planètes pour sortir du soleil, lequel par conséquent, après cette perte, n’en est devenu que plus brillant, plus actif et plus propre à éclairer, échauffer et féconder son univers.

En poussant ces inductions encore plus loin, on se persuadera aisément que les satellites qui circulent autour de leur planète principale, et qui pèsent sur elle comme les planètes pèsent sur le soleil, que ces satellites, dis-je, doivent communiquer un certain degré de chaleur à la planète autour de laquelle ils circulent : la pression et le mouvement de la lune doivent donner à la terre un degré de chaleur qui serait plus grand si la vitesse du mouvement de circulation de la lune était plus grande ; Jupiter, qui a quatre satellites, et Saturne, qui en a cinq avec un grand anneau, doivent par cette seule raison être animés d’un certain degré de chaleur. Si ces planètes, très éloignées du soleil, n’étaient pas douées comme la terre d’une chaleur intérieure, elles seraient plus que gelées ; et le froid extrême que Jupiter et Saturne auraient à supporter, à cause de leur éloignement du soleil, ne pourrait être tempéré que par l’action de leurs satellites. Plus les corps circulants seront nombreux, grands et rapides, plus le corps qui leur sert d’essieu ou de pivot s’échauffera par le frottement intime qu’ils feront subir à toutes les parties de sa masse.

Ces idées se lient parfaitement avec celles qui servent de fondement à mon hypothèse sur la formation des planètes ; elles en sont des conséquences simples et naturelles ; mais j’ai la preuve que peu de gens ont saisi les rapports et l’ensemble de ce grand système : néanmoins y a-t-il un sujet plus élevé, plus digne d’exercer la force du génie ? On m’a critiqué sans m’entendre ; que puis-je répondre ? sinon que tout parle à des yeux attentifs, tout est indice pour ceux qui savent voir ; mais que rien n’est sensible, rien n’est clair pour le vulgaire, et même pour ce vulgaire savant qu’aveugle le préjugé. Tâchons néanmoins de rendre la vérité plus palpable ; augmentons le nombre des probabilités ; rendons la vraisemblance plus grande ; ajoutons lumières sur lumières en réunissant les faits, en accumulant les preuves, et laissons-nous juger ensuite sans inquiétude et sans appel, car j’ai toujours pensé qu’un homme qui écrit doit s’occuper uniquement de son sujet, et nullement de soi ; qu’il est contre la bienséance de vouloir en occuper les autres, et que par conséquent les critiques personnelles doivent demeurer sans réponse.

Je conviens que les idées de ce système peuvent paraître hypothétiques, étranges et même chimériques à tous ceux qui, ne jugeant les choses que par le rapport de leurs sens, n’ont jamais conçu comment on sait que la terre n’est qu’une petite planète, renflée sur l’équateur et abaissée sous les pôles, à ceux qui ignorent comment on s’est assuré que tous les corps célestes pèsent, agissent et réagissent les uns sur les autres, comment on a pu mesurer leur grandeur, leur distance, leurs mouvements, leur pesanteur, etc. ; mais je suis persuadé que ces mêmes idées paraîtront simples, naturelles et même grandes au petit nombre de ceux qui, par des observations et des réflexions suivies, sont parvenus à connaître les lois de l’univers, et qui, jugeant des choses par leurs propres lumières, les voient sans préjugé telles qu’elles sont, ou telles qu’elles pourraient être : car ces deux points de vue sont à peu près les mêmes ; et celui qui regardant une horloge pour la première fois dirait que le principe de tous ses mouvements est un ressort, quoique ce fût un poids, ne se tromperait que pour le vulgaire, et aurait aux yeux du philosophe expliqué la machine.

Ce n’est donc pas que j’aie affirmé ni même positivement prétendu que notre terre et les planètes aient été formées nécessairement et réellement par le choc d’une comète qui a projeté hors du soleil la six cent cinquantième partie de sa masse ; mais ce que j’ai voulu faire entendre, et ce que je maintiens encore comme hypothèse très probable, c’est qu’une comète qui, dans son périhélie, approcherait assez près du soleil pour en effleurer et sillonner la surface, pourrait produire de pareils effets, et qu’il n’est pas impossible qu’il se forme quelque jour de cette même manière des planètes nouvelles qui toutes circuleraient ensemble, comme les planètes actuelles, dans le même sens et presque dans un même plan, autour du soleil ; des planètes qui tourneraient aussi sur elles-mêmes, et dont la entière étant, au sortir du soleil, dans un état de liquéfaction, obéirait à la force centrifuge et s’élèverait à l’équateur en s’abaissant sous les pôles ; des planètes qui pourraient de même avoir des satellites en plus ou moins grand nombre, circulant autour d’elles dans le plan de leurs équateurs ; et dont les mouvements seraient semblables à ceux des satellites de nos planètes : en sorte que tous les phénomènes de ces planètes possibles et idéales seraient (je ne dis pas les mêmes), mais dans le même ordre et dans des rapports semblables à ceux des phénomènes des planètes réelles. Et pour preuve, je demande seulement que l’on considère si le mouvement de toutes les planètes, dans le même sens et presque dans le même plan, ne suppose pas une impulsion commune ? Je demande s’il y a dans l’univers quelques corps, excepté les comètes, qui aient pu communiquer ce mouvement d’impulsion ? Je demande s’il n’est pas probable qu’il tombe de temps à autres des comètes dans le soleil, puisque celle de 1680 en a, pour ainsi dire, rasé la surface ; et si par conséquent une telle comète, en sillonnant cette surface du soleil, ne communiquerait pas son mouvement d’impulsion à une certaine quantité de matière qu’elle séparerait du corps du soleil en la projetant au dehors ? Je demande si, dans ce torrent de matière projetée, il ne se formerait pas des globes par l’attraction mutuelle des parties, et si ces globes ne se trouveraient pas à des distances différentes, suivant la différente densité des matières, et si les plus légères ne seraient pas poussées plus loin que les plus denses par la même impulsion ? Je demande si la situation de tous ces globes presque dans le même plan n’indique pas assez que le torrent projeté n’était pas d’une largeur considérable, et qu’il n’avait pour cause qu’une seule impulsion, puisque toutes les parties de la matière dont il était composé ne se sont éloignées que très peu de la direction commune ? Je demande comment et où la matière de la terre et des planètes aurait pu se liquéfier si elle n’eût pas résidé dans le corps même du soleil, et si l’on peut trouver une cause de cette chaleur et de cet embrasement du soleil autre que celle de sa charge et du frottement intérieur produit par l’action de tous ces vastes corps qui circulent autour de lui ? Enfin je demande qu’on examine tous les rapports, que l’on suive toutes les vues, que l’on compare toutes les analogies sur lesquelles j’ai fondé mes raisonnements, et qu’on se contente de conclure avec moi que, si Dieu l’eût permis, il se pourrait, par les seules lois de la nature, que la terre et les planètes eussent été formées de cette même manière.

Suivons donc notre objet, et de ce temps qui a précédé les temps et s’est soustrait à notre vue, passons au premier âge de notre univers, où la terre et les planètes ayant reçu leur forme ont pris de la consistance, et de liquides sont devenues solides. Ce changement d’état s’est fait naturellement et par le seul effet de la diminution de la chaleur : la matière qui compose le globe terrestre et les autres globes planétaires était en fusion lorsqu’ils ont commencé à tourner sur eux-mêmes ; ils ont donc obéi, comme toute autre matière fluide, aux lois de la force centrifuge ; les parties voisines de l’équateur, qui subissent le plus grand mouvement dans la rotation, se sont le plus élevées ; celles qui sont voisines des pôles, où ce mouvement est moindre ou nul, se sont abaissées dans la proportion juste et précise qu’exigent les lois de la pesanteur, combinées avec celles de la force centrifuge[7] ; et cette forme de la terre et des planètes s’est conservée jusqu’à ce jour, et se conservera perpétuellement, quand même l’on voudrait supposer que le mouvement de rotation viendrait à s’accélérer, parce que la matière ayant passé de l’état de fluidité à celui de solidité, la cohésion des parties suffit seule pour maintenir la forme primordiale, et qu’il faudrait pour la changer que le mouvement de rotation prît une rapidité presque infinie, c’est-à-dire assez grande pour que l’effet de la force centrifuge devînt plus grand que celui de la force de cohérence.

Or, le refroidissement de la terre et des planètes, comme celui de tous les corps chauds, a commencé par la surface ; les matières en fusion s’y sont consolidées dans un temps assez court ; dès que le grand feu dont elles étaient pénétrées s’est échappé, les parties de la matière qu’il tenait divisées se sont rapprochées et réunies de plus près par leur attraction mutuelle ; celles qui avaient assez de fixité pour soutenir la violence du feu ont formé des masses solides ; mais celles qui, comme l’air et l’eau, se raréfient ou se volatilisent par le feu ne pouvaient faire corps avec les autres ; elles en ont été séparées dans les premiers temps du refroidissement ; tous les éléments pouvant se transmuer et se convertir, l’instant de la consolidation des matières fixes fut aussi celui de la plus grande conversion des éléments et de la production des matières volatiles : elles étaient réduites en vapeurs et dispersées au loin, formant autour des planètes une espèce d’atmosphère semblable à celle du soleil : car on sait que le corps de cet astre en feu est environné d’une sphère de vapeurs qui s’étend à des distances immenses, et peut-être jusqu’à l’orbe de la terre[8]. L’existence réelle de cette atmosphère solaire est démontrée par un phénomène qui accompagne les éclipses totales du soleil. La lune en couvre alors à nos yeux le disque tout entier ; et néanmoins l’on voit encore une limbe ou grand cercle de vapeurs dont la lumière est assez vive pour nous éclairer à peu près autant que celle de la lune : sans cela, le globe terrestre serait plongé dans l’obscurité la plus profonde pendant la durée de l’éclipsé totale. On a observé que cette atmosphère solaire est plus dense dans ses parties voisines du soleil, et qu’elle devient d’autant plus rare et plus transparente qu’elle s’étend et s’éloigne davantage du corps de cet astre de feu : l’on ne peut donc pas douter que le soleil ne soit environné d’une sphère de matières aqueuses, aériennes et volatiles, que sa violente chaleur tient suspendues et reléguées à des distances immenses, et que dans le moment de la projection des planètes le torrent des matières fixes sorties du corps du soleil n’ait, en traversant son atmosphère, entraîné une grande quantité de ces matières volatiles dont elle est composée : et ce sont ces mêmes matières volatiles, aqueuses et aériennes, qui ont ensuite formé les atmosphères des planètes, lesquelles étaient semblables à l’atmosphère du soleil tant que les planètes ont été, comme lui, dans un état de fusion ou de grande incandescence.

Toutes les planètes n’étaient donc alors que des masses de verre liquide, environnées d’une sphère de vapeurs. Tant qu’a duré cet état de fusion, et même longtemps après, les planètes étaient lumineuses par elles-mêmes, comme le sont tous les corps en incandescence ; mais à mesure que les planètes prenaient de la consistance, elles perdaient de leur lumière : elles ne devinrent tout à fait obscures qu’après s’être consolidées jusqu’au centre, et longtemps après la consolidation de leur surface, comme l’on voit dans une masse de métal fondu la lumière et la rougeur subsister très longtemps après la consolidation de sa surface. Et dans ce premier temps, où les planètes brillaient de leurs propres feux, elles devaient lancer des rayons, jeter des étincelles, faire des explosions, et ensuite souffrir, en se refroidissant, différentes ébullitions à mesure que l’eau, l’air et les autres matières qui ne peuvent supporter le feu, retombaient à leur surface : la production des éléments, et ensuite leur combat, n’ont pu manquer de produire des inégalités, des aspérités, des profondeurs, des hauteurs, des cavernes à la surface et dans les premières couches de l’intérieur de ces grandes masses ; et c’est à cette époque que l’on doit rapporter la formation des plus hautes montagnes de la terre, de celles de la lune et de toutes les aspérités ou inégalités qu’on aperçoit sur les planètes[NdÉ 3].

Représentons-nous l’état et l’aspect de notre univers dans son premier âge : toutes les planètes nouvellement consolidées à la surface étaient encore liquides à l’intérieur, et lançaient au dehors une lumière très vive ; c’étaient autant de petits soleils détachés du grand, qui ne lui cédaient que par le volume, et dont la lumière et la chaleur se répandaient de même : ce temps d’incandescence a duré tant que la planète n’a pas été consolidée jusqu’au centre, c’est-à-dire environ 2 936 ans pour la terre, 644 ans pour la lune, 2 127 ans pour Mercure, 1 130 ans pour Mars, 3 596 ans pour Vénus, 5 140 ans pour Saturne, et 9 433 ans pour Jupiter[9].

Les satellites de ces deux grosses planètes, aussi bien que l’anneau qui environne Saturne, lesquels sont tous dans le plan de l’équateur de leur planète principale, avaient été projetés, dans le temps de la liquéfaction, par la force centrifuge de ces grosses planètes qui tournent sur elles-mêmes avec une prodigieuse rapidité : la terre, dont la vitesse de rotation est d’environ 9 000 lieues pour vingt-quatre heures, c’est-à-dire de six lieues un quart par minute, a dans ce même temps projeté hors d’elle les parties les moins denses de son équateur, lesquelles se sont rassemblées par leur attraction mutuelle à 85 000 lieues de distance, où elles ont formé le globe de la lune. Je n’avance rien ici qui ne soit confirmé par le fait, lorsque je dis que ce sont les parties les moins denses qui ont été projetées, et qu’elles l’ont été de la région de l’équateur : car l’on sait que la densité de la lune est à celle de la terre comme 702 sont à 1 000, c’est-à-dire de plus d’un tiers moindre ; et l’on sait aussi que la lune circule autour de la terre dans un plan qui n’est éloigné que de 23 degrés de notre équateur, et que sa distance moyenne est d’environ 85 000 lieues.

Dans Jupiter, qui tourne sur lui-même en dix heures, et dont la circonférence est onze fois plus grande que celle de la terre, et la vitesse de rotation de 165 lieues par minute, cette énorme force centrifuge a projeté un grand torrent de matière de différents degrés de densité, dans lequel se sont formés les quatre satellites de cette grosse planète, dont l’un, aussi petit que la lune, n’est qu’à 89 500 lieues de distance, c’est-à-dire presque aussi voisin de Jupiter que la lune l’est de la terre. Le second, dont la matière était un peu moins dense que celle du premier, et qui est environ gros comme Mercure, s’est formé à 141 800 lieues ; le troisième, composé de parties encore moins denses, et qui est à peu près grand comme Mars, s’est formé à 225 800 lieues ; et enfin le quatrième dont la matière, étant la plus légère de toutes, a été projetée encore plus loin et ne s’est rassemblée qu’à 397 877 lieues : et tous les quatre se trouvent, à très peu près, dans le plan de l’équateur de leur planète principale, et circulent dans le même sens autour d’elle[10]. Au reste, la matière qui compose le globe de Jupiter est elle-même beaucoup moins dense que celle de la terre. Les planètes voisines du soleil sont les plus denses ; celles qui en sont les plus éloignées sont en même temps les plus légères : la densité de la terre est à celle de Jupiter comme 1 000 sont à 292 ; et il est à présumer que la matière qui compose ses satellites est encore moins dense que celle dont il est lui-même composé[11].

Saturne, qui probablement tourne sur lui-même encore plus vite que Jupiter, a non seulement produit cinq satellites, mais encore un anneau qui, d’après mon hypothèse, doit être parallèle à son équateur, et qui l’environne comme un pont suspendu et continu à 54 000 lieues de distance : cet anneau, beaucoup plus large qu’épais, est composé d’une matière solide, opaque et semblable à celle des satellites ; il s’est trouvé dans le même état de fusion, et ensuite d’incandescence ; chacun de ces vastes corps ont conservé cette chaleur primitive, en raison composée de leur épaisseur et de leur densité, en sorte que l’anneau de Saturne, qui paraît être le moins épais de tous les corps célestes, est celui qui aurait perdu le premier sa chaleur propre, s’il n’eût pas tiré de très grands suppléments de chaleur de Saturne même, dont il est fort voisin ; ensuite la lune et les premiers satellites de Saturne et de Jupiter, qui sont les plus petits des globes planétaires, auraient perdu leur chaleur propre, dans des temps toujours proportionnels à leur diamètre, après quoi les plus gros satellites auraient de même perdu leur chaleur, et tous seraient aujourd’hui plus refroidis que le globe de la terre, si plusieurs d’entre eux n’avaient pas reçu de leur planète principale une chaleur immense dans les commencements ; enfin les deux grosses planètes, Saturne et Jupiter, conservent encore actuellement une très grande chaleur en comparaison de celle de leurs satellites, et même de celle du globe de la terre.

Mars, dont la durée de rotation est de vingt-quatre heures quarante minutes, et dont la circonférence n’est que treize vingt-cinquièmes de celle de la terre, tourne une fois plus lentement que le globe terrestre, sa vitesse de rotation n’étant guère que de trois lieues par minute ; par conséquent sa force centrifuge a toujours été moindre de plus de moitié que celle du globe terrestre ; c’est par cette raison que Mars, quoique moins dense que la terre dans le rapport de 730 à 1 000, n’a point de satellites.

Mercure, dont la densité est à celle de la terre comme 2 040 sont à 1 000, n’aurait pu produire un satellite que par une force centrifuge plus que double de celle du globe de la terre ; mais, quoique la durée de sa rotation n’ai pu être observée par les astronomes, il est plus que probable qu’au lieu d’être double de celle de la terre, elle est au contraire beaucoup moindre. Ainsi l’on peut croire avec fondement que Mercure n’a point de satellites.

Vénus pourrait en avoir un, car étant un peu moins épaisse que la terre dans la raison de 17 à 18, et tournant un peu plus vite dans le rapport de 23 heures 20 minutes à 23 heures 56 minutes, sa vitesse est de plus de six lieues trois quarts par minute, et par conséquent sa force centrifuge d’environ un treizième plus grande que celle de la terre. Cette planète aurait donc pu produire un ou deux satellites dans le temps de sa liquéfaction, si sa densité, plus grande que celle de la terre, dans la raison de 1 270 à 1 000, c’est-à-dire de plus de 5 contre 4, ne se fût pas opposée à la séparation et à la projection de ses parties même les plus liquides ; et ce pourrait être par cette raison que Vénus n’aurait point de satellites, quoiqu’il y ait des observateurs qui prétendent en avoir aperçu un autour de cette planète.

À tous ces faits que je viens d’exposer, on doit en ajouter un, qui m’a été communiqué par M. Bailly, savant physicien-astronome de l’Académie des sciences. La surface de Jupiter est, comme l’on sait, sujette à des changements sensibles, qui semblent indiquer que cette grosse planète est encore dans un état d’inconstance et de bouillonnement. Prenant donc, dans mon système de l’incandescence générale et du refroidissement des planètes, les deux extrêmes, c’est-à-dire Jupiter, comme le plus gros, et la lune, comme le plus petit de tous les corps planétaires, il se trouve que le premier, qui n’a pas eu encore le temps de se refroidir et de prendre une consistance entière, nous présente à sa surface les effets du mouvement intérieur dont il est agité par le feu ; tandis que la lune qui, par sa petitesse, a dû se refroidir en peu de siècles, ne nous offre qu’un calme parfait, c’est-à-dire une surface qui est toujours la même, et sur laquelle l’on aperçoit ni mouvement ni changement. Ces deux faits, connus des astronomes, se joignent aux autres analogies que j’ai présentées sur ce sujet, et ajoutent un petit degré de plus à la probabilité de mon hypothèse.

Par la comparaison que nous avons faite de la chaleur des planètes à celle de la terre, on a vu que le temps de l’incandescence pour le globe terrestre a duré deux mille neuf cent trente-six ans[NdÉ 4] ; que celui de sa chaleur, au point de ne pouvoir le toucher, a été de trente-quatre mille deux cent soixante-dix ans, ce qui fait en tout trente-sept mille deux cent six ans ; et que c’est là le premier moment de la naissance possible de la nature vivante. Jusqu’alors les éléments de l’air et de l’eau étaient encore confondus, et ne pouvaient se séparer ni s’appuyer sur la surface brûlante de la terre, qui les dissipait en vapeurs ; mais dès que cette ardeur se fut attiédie, une chaleur bénigne et féconde succéda par degrés au feu dévorant qui s’opposait à toute production, et même à l’établissement des éléments ; celui du feu, dans ce premier, s’était pour ainsi dire emparé des trois autres ; aucun n’existait à part : la terre, l’air et l’eau pétris de feu et confondus ensemble, n’offraient, au lieu de leurs formes distinctes, qu’une masse brûlante environnée de vapeurs enflammées : ce n’est donc qu’après trente-sept mille ans que les gens de la terre doivent dater les actes de leur monde, et compter les faits de la nature organisée.

Il faut rapporter à cette première époque ce que j’ai écrit de l’état du ciel dans mes Mémoires sur la température des planètes. Toutes au commencement étaient brillantes et lumineuses ; chacune formait un petit soleil[12], dont la chaleur et la lumière ont diminué peu à peu et se sont dissipées successivement dans le rapport des temps, que j’ai ci-devant indiqué, d’après mes expériences sur le refroidissement des corps en général, dont la durée est toujours à très peu près proportionnelle à leurs diamètres, et à leur densité[13].

Les planètes, ainsi que leurs satellites, se sont donc refroidies les unes plus tôt et les autres plus tard ; et, en perdant partie de leur chaleur, elles ont perdu toute leur lumière propre. Le soleil seul s’est maintenu dans sa splendeur, parce qu’il est le seul autour duquel circulent un assez grand nombre de corps pour en entretenir la lumière, la chaleur et le feu.

Mais sans insister plus longtemps sur ces objets, qui paraissent si loin de notre vue, rabaissons-la sur le seul globe de la terre. Passons à la seconde époque, c’est-à-dire au temps où la matière qui le compose, s’étant consolidée, a formé les grandes masses de matières vitrescibles.

Je dois seulement répondre à une espèce d’objection que l’on m’a déjà faite sur la très longue durée des temps. Pourquoi nous jeter, m’a-t-on dit, dans un espace aussi vague qu’une durée de cent soixante-huit mille ans ? car, à la vue de votre tableau, la terre est âgée de soixante-quinze mille ans, et la nature vivante doit subsister encore pendant quatre-vingt-treize mille ans : est-il aisé, est-il même possible de se former une idée du tout ou des parties d’une aussi longue suite de siècles ? Je n’ai d’autre réponse que l’exposition des monuments et la considération des ouvrages de la nature : j’en donnerai le détail et les dates dans les époques qui vont suivre celle-ci, et l’on verra que, bien loin d’avoir augmenté sans nécessité la durée du temps, je l’ai peut-être beaucoup trop raccourcie[NdÉ 5].

Et pourquoi l’esprit humain semble-t-il se perdre dans l’espace de la durée plutôt que dans celui de l’étendue, ou dans la considération des mesures, des poids et des nombres ? Pourquoi cent mille ans sont-ils plus difficiles à concevoir et à compter que cent mille livres de monnaie ? Serait-ce parce que la somme du temps ne peut se palper ni se réaliser en espèces visibles, ou plutôt n’est-ce pas qu’étant accoutumés par notre trop courte existence à regarder cent ans comme une grosse somme de temps, nous avons peine à nous former une idée de mille ans, et ne pouvons plus nous représenter dix mille ans, ni même en concevoir cent mille ? Le seul moyen est de diviser en plusieurs parties ces longues périodes de temps, de comparer par la vue de l’esprit la durée de chacune de ces parties avec les grands effets, et surtout avec les constructions de la nature, se faire des aperçus sur le nombre des siècles qu’il a fallu pour produire tous les animaux à coquilles dont la terre est remplie, ensuite sur le nombre encore plus grand des siècles qui se sont écoulés pour le transport et le dépôt de ces coquilles et de leurs détriments, enfin sur le nombre des autres siècles subséquents, nécessaires à la pétrification et au desséchement de ces matières ; et dès lors on sentira que cette énorme durée de soixante-quinze mille ans, que j’ai comptée depuis la formation de la terre jusqu’à son état actuel, n’est pas encore assez étendue pour tous les grands ouvrages de la nature, dont la construction nous démontre qu’ils n’ont pu se faire que par une succession lente de mouvements réglés et constants.

Pour rendre cet aperçu plus sensible, donnons un exemple : cherchons combien il a fallu de temps pour la construction d’une colline d’argile de mille toises de hauteur. Les sédiments successifs des eaux ont formé toutes les couches dont la colline est composée depuis la base jusqu’à son sommet. Or, nous pouvons juger du dépôt successif et journalier des eaux par les feuillets des ardoises ; ils sont si minces qu’on peut en compter une douzaine dans une ligne d’épaisseur. Supposons donc que chaque marée dépose un sédiment d’un douzième de ligne d’épaisseur, c’est-à-dire d’un sixième de ligne chaque jour, le dépôt augmentera d’une ligne en six jours, de six lignes en trente-six jours, et par conséquent d’environ cinq pouces en un an, ce qui donne plus de quatorze mille ans pour le temps nécessaire à la composition d’une colline de glaise de mille toises de hauteur ; ce temps paraîtra même trop court, si on le compare avec ce qui se passe sous nos yeux sur certains rivages de la mer où elle dépose des limons et des argiles, comme sur les côtes de Normandie[14] : car le dépôt n’augmente qu’insensiblement et de beaucoup moins de cinq pouces par an. Et si cette colline d’argile est couronnée de rochers calcaires, la durée du temps, que je réduis à quatorze mille ans, ne doit-elle pas être augmentée de celui qui a été nécessaire pour le transport des coquillages dont la colline est surmontée, et cette durée si longue n’a-t-elle pas encore été suivie du temps nécessaire à la pétrification et au desséchement de ces sédiments, et encore d’un temps tout aussi long pour la figuration de la colline par angles saillants et rentrants ? J’ai cru devoir entrer d’avance dans détail, afin de démontrer qu’au lieu de reculer trop loin les limites de la durée, je les ai rapprochées autant qu’il m’a été possible sans contredire évidemment les faits consignés dans les archives de la nature.



Notes de Buffon.
  1. Voyez la Théorie de la Terre, article de la formation des planètes.
  2. Voyez, ci-devant, la partie expérimentale : premier et second Mémoire.
  3. Voyez ci-après les notes justificatives des faits.
  4. Voyez l’article de la formation des planètes.
  5. Voyez l’article qui a pour titre : De la Nature, première vue.
  6. Voyez l’article qui pour titre : De la formation des planètes.
  7. Voyez ci-après les additions et les notes justificatives des faits.
  8. Voyez les Mémoires de MM. Cassini, Fatio, etc., sur la Lumière zodiacale, et le Traité de M. de Mairan, sur l’Aurore boréale, p. 10 et suiv.
  9. Voyez les Recherches sur la température des planètes, premier et second Mémoires, p. 348 et 428.
  10. M. Bailly a montré, par des raisons très plausibles, tirées du mouvement des nœuds des satellites de Jupiter, que le premier de ces satellites circule dans le plan même de l’équateur de cette planète, et que les trois autres ne s’en écartent pas d’un degré. Mémoires de l’Académie des sciences, année 1766.
  11. J’ai, par analogie, donné aux satellites de Jupiter et de Saturne la densité relative qui se trouve entre la terre et la lune, c’est-à-dire de 1 000 à 702. Voyez le premier Mémoire sur la température des planètes, p. 348.
  12. Jupiter, lorsqu’il est le plus près de la terre, nous paraît sous un angle de 59 ou 60 secondes ; il formait donc un soleil dont le diamètre n’était que trente et une fois plus petit que celui de notre soleil.
  13. Voyez le premier et le second Mémoires sur le progrès de la chaleur, p. 82 et 97. Voyez aussi les Recherches sur la température des planètes, p. 347 et 428.
  14. Voyez ci-après les notes justificatives des faits.
Notes de l’éditeur.
  1. Buffon admet que les planètes sont des fragments de la substance du soleil détachés par une comète. L’opinion admise aujourd’hui est celle qui a été émise par Laplace. On suppose que le soleil était autrefois semblable aux nébuleuses actuelles, c’est-à-dire qu’il était formé d’un noyau autour duquel s’étendait une atmosphère de vapeur tellement large qu’elle occupait tout l’espace dans lequel se meuvent aujourd’hui les planètes. Tandis que le noyau central de la nébuleuse solaire se condensait pour former le soleil, des portions de son atmosphère vaporeuse subissaient une condensation analogue et devenaient autant d’étoiles ; celles-ci se refroidissaient ensuite et formaient les planètes qui font partie du système solaire. (Voyez mon Introduction.)
  2. On considère aujourd’hui les comètes comme des nébuleuses se déplaçant dans l’espace et subissant de la part du soleil et des autres astres des actions susceptibles de modifier leur marche. [Note de Wikisource : Les comètes seraient plutôt des « embryons » de planètes avortées, produits par accrétion de poussières et de gaz lors de la contraction du nuage interstellaire à l’origine du système solaire, formés par-delà l’orbite de Neptune ou éjectés par l’influence des planètes géantes à la périphérie du système solaire.]
  3. Toutes les montagnes ne datent pas d’une époque aussi reculée. On peut même dire que la plupart, si non toutes les chaînes de montagnes actuelles se sont formées depuis que la surface de la terre est solidifiée, et l’on s’accorde généralement à admettre avec M. Lyell que les soulèvements qui les ont produites au lieu d’être brusques comme beaucoup de géologues l’ont supposé avec Buffon, se sont, au contraire, effectués avec une grande lenteur. (Voy. mon Introduction.) Dans sa théorie de la terre, Buffon attribuait la formation des montages à des dépôts de sédiments abandonnés par les eaux.
  4. Ce chiffre est absolument imaginaire.
  5. Elle est non pas « peut-être », mais « certainement beaucoup trop raccourcie ».