Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Histoire naturelle des animaux/Chapitre IV

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Texte établi par J.-L. de LanessanA. Le Vasseur (Tome IV, Histoire naturelle des animauxp. 176-186).

CHAPITRE IV

DE LA GÉNÉRATION DES ANIMAUX

Comme l’organisation de l’homme et des animaux est la plus parfaite et la plus composée, leur reproduction est aussi la plus difficile et la moins abondante ; car j’excepte ici de la classe des animaux ceux qui, comme les polypes d’eau douce, les vers, etc., se reproduisent de leurs parties séparées, comme les arbres se reproduisent de boutures, ou les plantes par leurs racines divisées et par caïeux ; j’en excepte encore les pucerons et les autres espèces qu’on pourrait trouver, qui se multiplient d’eux-mêmes et sans copulation : il me paraît que la reproduction des animaux qu’on coupe, celle des pucerons, celle des arbres par les boutures, celle des plantes par racines ou par caïeux, sont suffisamment expliquées par ce que nous avons dit dans le chapitre précédent ; car, pour bien entendre la manière de cette reproduction, il suffit de concevoir que, dans la nourriture que ces êtres organisés tirent, il y a des molécules organiques de différentes espèces ; que, par une force semblable à celle qui produit la pesanteur, ces molécules organiques pénètrent toutes les parties du corps organisé, ce qui produit le développement et fait la nutrition, que chaque partie du corps organisé, chaque moule intérieur n’admet que les molécules organiques qui lui sont propres, et enfin que, quand le développement et l’accroissement sont presque faits en entier, le surplus des molécules organiques qui y servait auparavant est renvoyé de chacune des parties de l’individu dans un ou plusieurs endroits, où, se trouvant toutes rassemblées, elles forment par leur réunion un ou plusieurs petits corps organisés qui doivent être tous semblables au premier individu, puisque chacune des parties de cet individu a renvoyé les molécules organiques qui leur étaient les plus analogues, celles qui auraient servi à son développement, s’il n’eût pas été fait, celles qui par leur similitude peuvent servir à la nutrition, celles enfin qui ont à peu près la même forme organique que ces parties elles-mêmes ; ainsi, dans toutes les espèces où un seul individu produit son ensemble, il est aisé de tirer l’explication de la reproduction de celle du développement et de la nutrition. Un puceron, par exemple, ou un oignon, reçoit par la nourriture des molécules organiques et des molécules brutes ; la séparation des unes et des autres se fait dans le corps de l’animal ou de la plante ; tous deux rejettent par différentes voies excrétoires les parties brutes, les molécules organiques restent ; celles qui sont les plus analogues à chaque partie du puceron ou de l’oignon pénètrent ces parties qui sont autant de moules intérieurs différents les uns des autres, et qui n’admettent par conséquent que les molécules organiques qui leur conviennent ; toutes les parties du corps du puceron et de celui de l’oignon se développent par cette intussusception des molécules qui leur sont analogues ; et lorsque ce développement est à un certain point, que le puceron a grandi et que l’oignon a grossi assez pour être un puceron adulte et un oignon formé, la quantité de molécules organiques qu’ils continuent à recevoir par la nourriture, au lieu d’être employée au développement de leurs différentes parties, est renvoyée de chacune de ces parties dans un ou plusieurs endroits de leurs corps, où ces molécules organiques se rassemblent et se réunissent par une force semblable à celle qui leur faisait pénétrer les différentes parties du corps de ces individus ; elles forment par leur réunion un ou plusieurs petits corps organisés, entièrement semblables au puceron ou à l’oignon ; et, lorsque ces petits corps organisés sont formés, il ne leur manque plus que les moyens de se développer, ce qui se fait dès qu’ils se trouvent à portée de la nourriture : les petits pucerons sortent du corps de leur père et la cherchent sur les feuilles des plantes ; on sépare de l’oignon son caïeu, et il la trouve dans le sein de la terre[NdÉ 1].

Mais comment appliquerons-nous ce raisonnement à la génération de l’homme et des animaux qui ont des sexes, et pour laquelle il est nécessaire que deux individus concourent ? On entend bien, par ce qui vient d’être dit, comment chaque individu peut produire son semblable, mais on ne conçoit pas comment deux individus, l’un mâle et l’autre femelle, en produisent un troisième qui a constamment l’un ou l’autre de ces sexes ; il semble même que la théorie qu’on vient de donner nous éloigne de l’explication de cette espèce de génération, qui cependant est celle qui nous intéresse le plus.

Avant que de répondre à cette demande, je ne puis m’empêcher d’observer qu’une des premières choses qui m’aient frappé lorsque j’ai commencé à faire des réflexions suivies sur la génération, c’est que tous ceux qui ont fait des recherches et des systèmes sur cette matière se sont uniquement attachés à la génération de l’homme et des animaux ; ils ont rapporté à cet objet toutes leurs idées, et n’ayant considéré que cette génération particulière, sans faire attention aux autres espèces de générations que la nature nous offre, ils n’ont pu avoir d’idées générales sur la reproduction ; et, comme la génération de l’homme et des animaux est de toutes les espèces de générations la plus compliquée, ils ont eu un grand désavantage dans leurs recherches, parce que non seulement ils ont attaqué le point le plus difficile et le phénomène le plus compliqué, mais encore parce qu’ils n’avaient aucun sujet de comparaison dont il leur fût possible de tirer la solution de la question : c’est à cela principalement que je crois devoir attribuer le peu de succès de leurs travaux sur cette matière ; au lieu que je suis persuadé que par la route que j’ai prise on peut arriver à expliquer d’une manière satisfaisante les phénomènes de toutes les espèces de générations.

Celle de l’homme va nous servir d’exemple : je le prends dans l’enfance, et je conçois que le développement ou l’accroissement des différentes parties de son corps se faisant par la pénétration intime des molécules organiques analogues à chacune de ses parties, toutes ces molécules organiques sont absorbées dans le premier âge et entièrement employées au développement, que par conséquent il n’y en a que peu ou point de superflues, tant que le développement n’est pas achevé, et que c’est pour cela que les enfants sont incapables d’engendrer ; mais, lorsque le corps a pris la plus grande partie de son accroissement, il commence à n’avoir plus besoin d’une aussi grande quantité de molécules organiques pour se développer ; le superflu de ces mêmes molécules organiques est donc renvoyé de chacune des parties du corps dans des réservoirs destinés à les recevoir ; ces réservoirs sont les testicules et les vésicules séminales : c’est alors que commence la puberté, dans le temps, comme on voit, où le développement du corps est à peu près achevé ; tout indique alors la surabondance de la nourriture, la voix change et grossit, la barbe commence à paraître, plusieurs autres parties du corps se couvrent de poil, celles qui sont destinées à la génération prennent un prompt accroissement, la liqueur séminale arrive et remplit les réservoirs qui lui sont préparés, et, lorsque la plénitude est trop grande, elle force, même sans aucune provocation et pendant le sommeil, la résistance des vaisseaux qui la contiennent pour se répandre au dehors ; tout annonce donc dans le mâle une surabondance de nourriture dans le temps que commence la puberté ; celle de la femelle est encore plus précoce, et cette surabondance y est même plus marquée par cette évacuation périodique qui commence et finit en même temps que la puissance d’engendrer, par le prompt accroissement du sein, et par un changement dans les parties de la génération, que nous expliquerons dans la suite[1].

Je pense donc que les molécules organiques renvoyées de toutes les parties du corps dans les testicules et dans les vésicules séminales du mâle, et dans les testicules ou dans telle autre partie qu’on voudra de la femelle, y forment la liqueur séminale, laquelle, dans l’un et l’autre sexe, est, comme l’on voit, une espèce d’extrait de toutes les parties du corps : ces molécules organiques, au lieu de se réunir et de former dans l’individu même de petits corps organisés semblables au grand, comme dans le puceron et dans l’oignon, ne peuvent ici se réunir en effet que quand les liqueurs séminales des deux sexes se mêlent ; et lorsque dans le mélange qui s’en fait il se trouve plus de molécules organiques du mâle que de la femelle, il en résulte un mâle ; au contraire, s’il y a plus de particules organiques de la femelle que du mâle, il se forme une petite femelle.

Au reste, je ne dis pas que dans chaque individu mâle et femelle les molécules organiques renvoyées de toutes les parties du corps ne se réunissent pas pour former dans ces mêmes individus de petits corps organisés ; ce que je dis c’est que lorsqu’ils sont réunis, soit dans le mâle, soit dans la femelle, tous ces petits corps organisés ne peuvent pas se développer d’eux-mêmes, qu’il faut que la liqueur du mâle rencontre celle de la femelle, et qu’il n’y a en effet que ceux qui se forment dans le mélange des deux liqueurs séminales qui puissent se développer ; ces petits corps mouvants, auxquels on a donné le nom d’animaux spermatiques, qu’on voit au microscope dans la liqueur séminale de tous les animaux mâles, sont peut-être de petits corps organisés provenant de l’individu qui les contient[NdÉ 2], mais qui d’eux-mêmes ne peuvent se développer ni rien produire ; nous ferons voir qu’il y en a de semblables dans la liqueur séminale des femelles[NdÉ 3] ; nous indiquerons l’endroit où l’on trouve cette liqueur de la femelle ; mais, quoique la liqueur du mâle et celle de la femelle contiennent toutes deux des espèces de petits corps vivants et organisés, elles ont besoin l’une de l’autre pour que les molécules organiques qu’elles contiennent puissent se réunir et former un animal.

On pourrait dire qu’il est très possible, et même fort vraisemblable, que les molécules organiques ne produisent d’abord par leur réunion qu’une espèce d’ébauche de l’animal, un petit corps organisé, dans lequel il n’y a que les parties essentielles qui soient formées ; nous n’entrerons pas actuellement dans le détail de nos preuves à cet égard ; nous nous contenterons de remarquer que les prétendus animaux spermatiques dont nous venons de parler pourraient bien n’être que très peu organisés ; qu’ils ne sont, tout au plus, que l’ébauche d’un être vivant, ou, pour le dire plus clairement, ces prétendus animaux ne sont que les parties organiques vivantes dont nous avons parlé, qui sont communes aux animaux et aux végétaux, ou, tout au plus, ils ne sont que la première réunion de ces parties organiques.

Mais revenons à notre principal objet. Je sens bien qu’on pourra me faire des difficultés particulières du même genre que la difficulté générale, à laquelle j’ai répondu dans le chapitre précédent. Comment concevez-vous, me dira-t-on, que les particules organiques superflues puissent être renvoyées de toutes les parties du corps, et ensuite qu’elles puissent se réunir lorsque les liqueurs séminales des deux sexes sont mêlées ? D’ailleurs, est-on sûr que ce mélange se fasse ? n’a-t-on pas même prétendu que la femelle ne fournissait aucune liqueur vraiment séminale ? est-il certain que celle du mâle entre dans la matrice ? etc.

Je réponds à la première question que, si l’on a bien entendu ce que j’ai dit au sujet de la pénétration du moule intérieur par les molécules organiques dans la nutrition ou le développement, on concevra facilement que ces molécules organiques, ne pouvant plus pénétrer les parties qu’elles pénétraient auparavant, elles seront nécessitées de prendre une autre route, et par conséquent d’arriver quelque part, comme dans les testicules et les vésicules séminales, et qu’ensuite elles se peuvent réunir pour former un petit être organisé, par la même puissance qui leur faisait pénétrer les différentes parties du corps auxquelles elles étaient analogues ; car vouloir, comme je l’ai dit, expliquer l’économie animale et les différents mouvements du corps humain, soit celui de la circulation du sang ou celui des muscles, etc., par les seuls principes mécaniques auxquels les modernes voudraient borner la philosophie, c’est précisément la même chose que si un homme, pour rendre compte d’un tableau, se faisait boucher les yeux et nous racontait tout ce que le toucher lui ferait sentir sur la toile du tableau ; car il est évident que ni la circulation du sang, ni le mouvement des muscles, ni les fonctions animales, ne peuvent s’expliquer par l’impulsion ni par les autres lois de la mécanique ordinaire ; il est tout aussi évident que la nutrition, le développement et la reproduction se font par d’autres lois. Pourquoi donc ne veut-on pas admettre des forces pénétrantes et agissantes sur les masses des corps, puisque d’ailleurs nous en avons des exemples dans la pesanteur des corps, dans les attractions magnétiques, dans les affinités chimiques ? et comme nous sommes arrivés, par la force des faits et par la multitude et l’accord constant et uniforme des observations, au point d’être assurés qu’il existe dans la nature des forces qui n’agissent pas par la voie d’impulsion, pourquoi n’emploierions-nous pas ces forces comme principes mécaniques ? pourquoi les exclurions-nous de l’explication des phénomènes que nous savons qu’elles produisent ? pourquoi veut-on se réduire à n’employer que la force d’impulsion ? N’est-ce pas vouloir juger du tableau par le toucher ? n’est-ce pas vouloir expliquer les phénomènes de la masse par ceux de la surface, la force pénétrante par l’action superficielle ? n’est-ce pas vouloir se servir d’un sens, tandis que c’est un autre qu’il faut employer ? n’est-ce pas enfin borner volontairement sa faculté de raisonner sur autre chose que sur les effets qui dépendent de ce petit nombre de principes mécaniques auxquels on s’est réduit ?

Mais ces forces étant une fois admises, n’est-il pas très naturel d’imaginer que les parties les plus analogues seront celles qui se réuniront et se lieront ensemble intimement ; que chaque partie du corps s’appropriera les molécules les plus convenables, et que du superflu de toutes ces molécules il se formera une matière séminale qui contiendra réellement toutes les molécules nécessaires pour former un petit corps organisé, semblable en tout à celui dont cette matière séminale est l’extrait ? une force toute semblable à celle qui était nécessaire pour les faire pénétrer dans chaque partie et produire le développement, ne suffit-elle pas pour opérer la réunion de ces molécules organiques, et les assembler en effet en forme organisée et semblable à celle du corps dont elles sont extraites ?

Je conçois donc que dans les aliments que nous prenons il y a une grande quantité de molécules organiques, et cela n’a pas besoin d’être prouvé, puisque nous ne vivons que d’animaux ou de végétaux, lesquels sont des êtres organisés : je vois que dans l’estomac et les intestins il se fait une séparation des parties grossières et brutes qui sont rejetées par les voies excrétoires ; le chyle, que je regarde comme l’aliment divisé, et dont la dépuration est commencée, entre dans les veines lactées, et de là est porté dans le sang avec lequel il se mêle ; le sang transporte ce chyle dans toutes les parties du corps ; il continue à se dépurer, par le mouvement de la circulation, de tout ce qui lui restait de molécules non organiques ; cette matière brute et étrangère est chassée par ce mouvement, et sort par les voies des sécrétions et de la transpiration ; mais les molécules organiques restent, parce qu’en effet elles sont analogues au sang, et que dès lors il y a une force d’affinité qui les retient. Ensuite, comme toute la masse du sang passe plusieurs fois dans toute l’habitude du corps, je conçois que dans ce mouvement de circulation continuelle chaque partie du corps attire à soi les molécules les plus analogues, et laisse aller celles qui le sont le moins ; de cette façon toutes les parties se développent et se nourrissent, non pas, comme on le dit ordinairement, par une simple addition de parties et par une augmentation superficielle, mais par une pénétration intime, produite par une force qui agit dans tous les points de la masse ; et lorsque les parties du corps sont au point de développement nécessaire, et qu’elles sont presque entièrement remplies de ces molécules analogues, comme leur substance est devenue plus solide, je conçois qu’elles perdent la faculté d’attirer ou de recevoir ces molécules, et alors la circulation continuera de les emporter et de les présenter successivement à toutes les parties du corps, lesquelles ne pouvant plus les admettre, il est nécessaire qu’il s’en fasse un dépôt quelque part, comme dans les testicules et les vésicules séminales. Ensuite cet extrait du mâle, étant porté dans l’individu de l’autre sexe, se mêle avec l’extrait de la femelle, et, par une force semblable à la première, les molécules qui se conviennent le mieux se réunissent, et forment par cette réunion un petit corps organisé semblable à l’un ou à l’autre de ces individus, auquel il ne manque plus que le développement qui se fait ensuite dans la matrice de la femelle.

La seconde question, savoir si la femelle a en effet une liqueur séminale, demande un peu de discussion : quoique nous soyons en état d’y satisfaire pleinement, j’observerai, avant tout, comme une chose certaine, que la manière dont se fait l’émission de la semence de la femelle est moins marquée que dans le mâle ; car cette émission se fait ordinairement en dedans, Quod intrà se semen jacit, fœmina vocatur ; quod in hac jacit, mas, dit Aristote, art. 18 de Animalibus. Les anciens, comme l’on voit, doutaient si peu que les femelles eussent une liqueur séminale, que c’était par la différence de l’émission de cette liqueur qu’ils distinguaient le mâle de la femelle ; mais les physiciens, qui ont voulu expliquer la génération par les œufs ou par les animaux spermatiques, ont insinué que les femelles n’avaient point de liqueur séminale, que, comme elles répandent différentes liqueurs, on a pu se tromper si l’on a pris pour la liqueur séminale quelques-unes de ces liqueurs, et que la supposition des anciens sur l’existence d’une liqueur séminale dans la femelle était destituée de tout fondement : cependant cette liqueur existe, et, si l’on en a douté, c’est qu’on a mieux aimé se livrer à l’esprit de système que de faire des observations, et que d’ailleurs il n’était pas aisé de reconnaître précisément quelles parties servent de réservoir à cette liqueur séminale de la femelle ; celle qui part des glandes, qui sont au col de la matrice et aux environs de l’orifice de l’urètre, n’a pas de réservoir marqué, et comme elle s’écoule au dehors, on pourrait croire qu’elle n’est pas la liqueur prolifique, puisqu’elle ne concourt pas à la formation du fœtus, qui se fait dans la matrice ; la vraie liqueur séminale de la femelle doit avoir un autre réservoir, et elle réside en effet dans une autre partie, comme nous le ferons voir ; elle est même assez abondante, quoiqu’il ne soit pas nécessaire qu’elle soit en grande quantité, non plus que celle du mâle, pour produire un embryon ; il suffit qu’une petite quantité de cette liqueur mâle puisse entrer dans la matrice, soit par son orifice, soit à travers le tissu membraneux de cette partie, pour pouvoir former un fœtus, si cette liqueur mâle rencontre la plus petite goutte de la liqueur femelle ; ainsi les observations de quelques anatomistes, qui ont prétendu que la liqueur séminale du mâle n’entrait point dans la matrice, ne font rien contre ce que nous avons dit, d’autant plus que d’autres anatomistes, fondés sur d’autres observations, ont prétendu le contraire : mais tout ceci sera discuté et développé avantageusement dans la suite.

Après avoir satisfait aux objections, voyons les raisons qui peuvent servir de preuves à notre explication. La première se tire de l’analogie qu’il y a entre le développement et la reproduction ; l’on ne peut pas expliquer le développement d’une manière satisfaisante, sans employer les forces pénétrantes et les affinités ou attractions que nous avons employées pour expliquer la formation des petits êtres organisés semblables aux grands. Une seconde analogie, c’est que la nutrition et la reproduction sont toutes deux non seulement produites par la même cause efficiente, mais encore par la même cause matérielle ; ce sont les parties organiques de la nourriture qui servent à toutes deux, et la preuve que c’est le superflu de la matière qui sert au développement qui est le sujet matériel de la reproduction, c’est que le corps ne commence à être en état de produire que quand il a fini de croître ; et l’on voit tous les jours dans les chiens et les autres animaux, qui suivent plus exactement que nous les lois de la nature, que tout leur accroissement est pris avant qu’ils cherchent à se joindre, et dès que les femelles deviennent en chaleur ou que les mâles commencent à chercher la femelle, leur développement est achevé en entier, ou du moins presque en entier : c’est même une remarque pour connaître si un chien grossira ou non, car on peut être assuré que, s’il est en état d’engendrer, il ne croîtra presque plus.

Une troisième raison qui me paraît prouver que c’est le superflu de la nourriture qui forme la liqueur séminale, c’est que les eunuques et tous les animaux mutilés grossissent plus que ceux auxquels il ne manque rien ; la surabondance de la nourriture, ne pouvant être évacuée faute d’organes, change l’habitude de leurs corps ; les hanches et les genoux des eunuques grossissent, la raison m’en paraît évidente : après que leur corps a pris l’accroissement ordinaire, si les molécules organiques superflues trouvaient une issue, comme dans les autres hommes, cet accroissement n’augmenterait pas davantage ; mais, comme il n’y a plus d’organes pour l’émission de la liqueur séminale, cette même liqueur, qui n’est que le superflu de la matière qui servait à l’accroissement, reste et cherche encore à développer davantage les parties : or on sait que l’accroissement des os se fait par les extrémités qui sont molles et spongieuses, et que, quand les os ont pris de la solidité, ils ne sont plus susceptibles de développement ni d’extension ; ce qui fait que les hanches, les genoux, etc., des eunuques grossissent considérablement, parce que les extrémités sont en effet les dernières parties qui s’ossifient.

Mais ce qui prouve plus fortement que tout le reste la vérité de notre explication, c’est la ressemblance des enfants à leurs parents : le fils ressemble, en général, plus à son père qu’à sa mère, et la fille plus à sa mère qu’à son père, parce qu’un homme ressemble plus à un homme qu’à une femme, et qu’une femme ressemble plus à une femme qu’à un homme pour l’habitude totale du corps ; mais, pour les traits et pour les habitudes particulières, les enfants ressemblent tantôt au père, tantôt à la mère, quelquefois même ils ressemblent à tous deux ; ils auront, par exemple, les yeux du père et la bouche de la mère, ou le teint de la mère et la taille du père, ce qu’il est impossible de concevoir, à moins d’admettre que les deux parents ont contribué à la formation du corps de l’enfant, et que par conséquent il y a eu un mélange des deux liqueurs séminales.

J’avoue que je me suis fait à moi-même beaucoup de difficultés sur les ressemblances, et qu’avant que j’eusse examiné mûrement la question de la génération, je m’étais prévenu de certaines idées d’un système mixte où j’employais les vers spermatiques et les œufs des femelles comme premières parties organiques qui formaient le point vivant, auquel par des forces d’attraction je supposais, comme Harvey, que les autres parties venaient se joindre dans un ordre symétrique et relatif ; et, comme dans ce système il me semblait que je pouvais expliquer d’une manière vraisemblable tous les phénomènes, à l’exception des ressemblances, je cherchais des raisons pour les combattre et pour en douter, et j’en avais même trouvé de très spécieuses, et qui m’ont fait illusion longtemps, jusqu’à ce qu’ayant pris la peine d’observer moi-même, et avec toute l’exactitude dont je suis capable, un grand nombre de familles, et surtout les plus nombreuses, je n’ai pu résister à la multiplicité des preuves, et ce n’est qu’après m’être pleinement convaincu à cet égard, que j’ai commencé à penser différemment et à tourner mes vues du côté que je viens de les présenter.

D’ailleurs, quoique j’eusse trouvé des moyens pour échapper aux arguments qu’on m’aurait faits au sujet des mulâtres, des métis et des mulets, que je croyais devoir regarder, les uns comme des variétés superficielles, et les autres comme des monstruosités, je ne pouvais m’empêcher de sentir que toute explication où l’on ne peut rendre raison de ces phénomènes ne pouvait être satisfaisante. Je crois n’avoir pas besoin d’avertir combien cette ressemblance aux parents, ce mélange de parties de la même espèce dans les métis, ou de deux espèces différentes dans les mulets, confirment mon explication.

Je vais maintenant en tirer quelques conséquences. Dans la jeunesse, la liqueur séminale est moins abondante, quoique plus provocante ; sa quantité augmente jusqu’à un certain âge, et cela parce qu’à mesure qu’on avance en âge les parties du corps deviennent plus solides, admettent moins de nourriture, en renvoient par conséquent une plus grande quantité, ce qui produit une plus grande abondance de liqueur séminale : aussi, lorsque les organes extérieurs ne sont pas usés, les personnes du moyen âge, et même les vieillards, engendrent plus aisément que les jeunes gens ; ceci est évident dans le genre végétal : plus un arbre est âgé, plus il produit de fruit ou de graine, par la même raison que nous venons d’exposer.

Les jeunes gens qui s’épuisent, et qui par des irritations forcées déterminent vers les organes de la génération une plus grande quantité de liqueur séminale qu’il n’en arriverait naturellement, commencent par cesser de croître ; ils maigrissent et tombent enfin dans le marasme, et cela parce qu’ils perdent par des évacuations trop souvent réitérées la substance nécessaire à leur accroissement et à la nutrition de toutes les parties de leur corps[NdÉ 4].

Ceux dont le corps est maigre sans être décharné, ou charnu sans être gras, sont beaucoup plus vigoureux que ceux qui deviennent gras ; et dès que la surabondance de la nourriture a pris cette route et qu’elle commence à former de la graisse, c’est toujours aux dépens de la quantité de la liqueur séminale et des autres facultés de la génération. Aussi, lorsque non seulement l’accroissement de toutes les parties du corps est entièrement achevé, mais que les os sont devenus solides dans toutes leurs parties, que les cartilages commencent à s’ossifier, que les membranes ont pris toute la solidité qu’elles pouvaient prendre, que toutes les fibres sont devenues dures et raides, et qu’enfin toutes les parties du corps ne peuvent presque plus admettre de nourriture, alors la graisse augmente considérablement et la quantité de la liqueur séminale diminue, parce que le superflu de la nourriture s’arrête dans toutes les parties du corps et que les fibres, n’ayant presque plus de souplesse et de ressort, ne peuvent plus le renvoyer, comme auparavant, dans les réservoirs de la génération.

La liqueur séminale non seulement devient, comme je l’ai dit, plus abondante jusqu’à un certain âge, mais elle devient aussi plus épaisse, et sous le même volume elle contient une plus grande quantité de matière, par la raison que l’accroissement du corps diminuant toujours à mesure qu’on avance en âge, il y a une plus grande surabondance de nourriture, et par conséquent une masse plus considérable de liqueur séminale. Un homme accoutumé à observer, et qui ne m’a pas permis de le nommer, m’a assuré que, volume pour volume, la liqueur séminale est près d’une fois plus pesante que le sang, et par conséquent plus pesante spécifiquement qu’aucune autre liqueur du corps.

Lorsqu’on se porte bien, l’évacuation de la liqueur séminale donne de l’appétit, et on sent bientôt le besoin de réparer par une nourriture nouvelle la perte de l’ancienne : d’où l’on peut conclure que la pratique de mortification la plus efficace contre la luxure est l’abstinence et le jeûne.

Il me reste beaucoup d’autres choses à dire sur ce sujet, que je renvoie au chapitre de l’histoire de l’homme ; mais, avant que de finir celui-ci, je crois devoir faire encore quelques observations. La plupart des animaux ne cherchent la copulation que quand leur accroissement est pris presque en entier ; ceux qui n’ont qu’un temps pour le rut ou pour le frai n’ont de liqueur séminale que dans ce temps. Un habile observateur[2] a vu se former sous ses yeux non seulement cette liqueur dans la laite du calmar, mais même les petits corps mouvants et organisés en forme de pompe, les animaux spermatiques et la laite elle-même ; il n’y en a point dans la laite jusqu’au mois d’octobre, qui est le temps du frai du calmar sur les côtes de Portugal, où il a fait cette observation ; et dès que le temps du frai est passé, on ne voit plus ni liqueur séminale ni vers spermatiques dans la laite qui se ride, se dessèche et s’oblitère, jusqu’à ce que, l’année suivante, le superflu de la nourriture vient former une nouvelle laite et la remplir comme l’année précédente. Nous aurons occasion de faire voir, dans l’histoire du cerf, les différents effets du rut ; le plus général est l’exténuation de l’animal, et dans les espèces d’animaux dont le rut ou le frai n’est pas fréquent et ne se fait qu’à de grands intervalles de temps, l’exténuation du corps est d’autant plus grande que l’intervalle du temps est plus considérable.

Comme les femmes sont plus petites et plus faibles que les hommes, qu’elles sont d’un tempérament plus délicat et qu’elles mangent beaucoup moins, il est assez naturel d’imaginer que le superflu de la nourriture n’est pas aussi abondant dans les femmes que dans les hommes, surtout ce superflu organique qui contient une si grande quantité de matière essentielle ; dès lors, elles auront moins de liqueur séminale ; cette liqueur sera aussi plus faible et aura moins de substance que celle de l’homme ; et, puisque la liqueur séminale des femelles contient moins de parties organiques que celle des mâles, ne doit-il pas résulter du mélange des deux liqueurs un plus grand nombre de mâles que de femelles ? C’est aussi ce qui arrive et dont on croyait qu’il était impossible de donner une raison. Il naît environ un seizième d’enfants mâles de plus que de femelles, et on verra dans la suite que la même cause produit le même effet dans toutes les espèces d’animaux sur lesquelles on a pu faire cette observation.


Notes de Buffon
  1. Voyez, ci-après, l’Histoire naturelle de l’homme, chap. II.
  2. M. Needham : New microscopical Discoveries, London, 1745.
Notes de l’éditeur
  1. Buffon explique nettement dans cette page la pensée qu’il a émise plus haut d’une manière beaucoup plus vague. Il nous fait bien comprendre le sens qu’il attache à son terme de « parties semblables au tout » et comment il explique cette ressemblance. Quoique erronée, sa manière de voir est très remarquable, parce qu’elle a le mérite de faire rentrer le problème de la génération dans le domaine de ceux que l’expérience peut résoudre, et dont la solution doit être cherchée dans les phénomènes physiques seuls. Je ne reviendrai pas ici sur les détails dans lesquels je suis entré à ce sujet dans mon Introduction. Je me borne à mettre en relief, en la résumant, la façon dont Buffon explique que se forment les parties destinées à reproduire l’organisme. Des molécules de matière organique qui se trouvent en surabondance se réunissent de tous les points du corps pour former « un ou plusieurs petits corps organisés » qui, étant constitués par des matières venues de toutes les parties du corps, auront en puissance toutes les qualités du corps entier et seront susceptibles, en s’accroissant, de produire un corps nouveau semblable au premier.
  2. Les cellules mâles ou spermatozoïdes sont, en effet, produites par « l’individu qui les contient », sans concours de l’autre sexe, et, comme le dit Buffon, elles ne peuvent rien produire seules. Il faut qu’elles se mélangent aux cellules femelles ou œufs ; c’est ce mélange qui constitue la fécondation. Après qu’il s’est effectué, l’œuf, ou plutôt le corps formé par la fusion de l’œuf et du spermatozoïde, se développe pour produire un être semblable aux parents.
  3. La femelle n’émet pas de liquide qui puisse être véritablement comparé au sperme du mâle. Tandis que le sperme contient les cellules mâles ou spermatozoïdes, le liquide plus ou moins abondant qui humecte le vagin et la vulve de la femelle n’a d’autre rôle que de lubrifier les organes de la génération ; il ne contient pas de cellules femelles. Celles-ci ne se détachent chez la femme qu’une à une, au moment de la menstruation mensuelle.
  4. Buffon exagère énormément, dans tout ce passage, le rapport qui existe entre l’alimentation et l’accroissement du corps, d’une part, et la production du sperme, d’autre part. J’aurai l’occasion, plus loin, de revenir sur ces questions avec plus d’à-propos.