Œuvres complètes de Buffon, éd. Lanessan/Introduction à l’histoire des minéraux/Des éléments

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DES ÉLÉMENTS



PREMIÈRE PARTIE

DE LA LUMIÈRE, DE LA CHALEUR ET DU FEU

Les puissances de la nature, autant qu’elles nous sont connues, peuvent se réduire à deux forces primitives, celle qui cause la pesanteur et celle qui produit la chaleur. La force d’impulsion leur est subordonnée ; elle dépend de la première pour ses effets particuliers, et tient à la seconde pour l’effet général : comme l’impulsion ne peut s’exercer qu’au moyen du ressort, et que le ressort n’agit qu’en vertu de la force qui rapproche les parties éloignées, il est clair que l’impulsion a besoin, pour opérer, du concours de l’attraction ; car si la matière cessait de s’attirer, si les corps perdaient leur cohérence, tout ressort ne serait-il pas détruit, toute communication de mouvement interceptée, toute impulsion nulle, puisque, dans le fait[1], le mouvement ne se communique et ne peut se transmettre d’un corps à un autre que par l’élasticité, qu’enfin on peut démontrer qu’un corps parfaitement dur, c’est-à-dire absolument inflexible, serait en même temps absolument immobile et tout à fait incapable de recevoir l’action d’un autre corps[2] ? L’attraction étant un effet général, constant et permanent, l’impulsion qui, dans la plupart des corps, est particulière, et n’est ni constante ni permanente, en dépend donc comme un effet particulier dépend d’un effet général : car au contraire, si toute impulsion était détruite, l’attraction subsisterait et n’en agirait pas moins, tandis que celle-ci venant à cesser, l’autre serait non seulement sans exercice, mais même sans existence ; c’est donc cette différence essentielle qui subordonne l’impulsion à l’attraction dans toute matière brute et purement passive.

Mais cette impulsion qui ne peut ni s’exercer ni se transmettre dans les corps bruts qu’au moyen du ressort, c’est-à-dire du secours de la force d’attraction, dépend encore plus immédiatement, plus généralement de la force qui produit la chaleur, car c’est principalement par le moyen de la chaleur que l’impulsion pénètre dans les corps organisés, c’est par la chaleur qu’ils se forment, croissent et se développent. On peut rapporter à l’attraction seule tous les effets de la matière brute, et à cette même force d’attraction, jointe à celle de la chaleur[NdÉ 1], tous les phénomènes de la matière vive.

J’entends par matière vive, non seulement tous les êtres qui vivent ou végètent, mais encore toutes les molécules organiques vivantes, dispersées et répandues dans les détriments ou résidus des corps organisés ; je comprends encore dans la matière vive celle de la lumière, du feu, de la chaleur, en un mot toute matière qui nous paraît être active par elle-même. Or cette matière vive tend toujours du centre à la circonférence, au lieu que la matière brute tend au contraire de la circonférence au centre ; c’est une force expansive qui anime la matière vive, et c’est une force attractive à laquelle obéit la matière brute : quoique les directions de ces deux forces soient diamétralement opposées, l’action de chacune ne s’en exerce pas moins ; elles se balancent sans jamais se détruire, et de la combinaison de ces deux forces également actives résultent tous les phénomènes de l’univers.

Mais, dira-t-on, vous réduisez toutes les puissances de la nature à deux forces, l’une attractive et l’autre expansive, sans donner la cause ni de l’une ni de l’autre, et vous subordonnez à toutes deux l’impulsion qui est la seule force dont la cause nous soit connue et démontrée par le rapport de nos sens ; n’est-ce pas abandonner une idée claire, et y substituer deux hypothèses obscures ?

À cela je réponds, que, ne connaissant rien que par comparaison, nous n’aurons jamais d’idée de ce qui produit un effet général, parce que cet effet appartenant à tout, on ne peut dès lors le comparer à rien. Demander quelle est la cause de la force attractive, c’est exiger qu’on nous dise la raison pourquoi toute la matière s’attire[NdÉ 2]. Or ne nous suffit-il pas de savoir que réellement toute la matière s’attire, et n’est-il pas aisé de concevoir que cet effet étant général, nous n’avons nul moyen de le comparer, et par conséquent nulle espérance d’en connaître jamais la cause ou la raison. Si l’effet, au contraire, était particulier comme celui de l’attraction de l’aimant et du fer, on doit espérer d’en trouver la cause, parce qu’on peut le comparer à d’autres effets particuliers, ou le ramener à l’effet général. Ceux qui exigent qu’on leur donne la raison d’un effet général ne connaissent ni l’étendue de la nature, ni les limites de l’esprit humain : demander pourquoi la matière est étendue, pesante, impénétrable, sont moins des questions que des propos mal conçus, et auxquels on ne doit aucune réponse. Il en est de même de toute propriété particulière lorsqu’elle est essentielle à la chose : demander, par exemple, pourquoi le rouge est rouge serait une interrogation puérile à laquelle on ne doit pas répondre. Le philosophe est tout près de l’enfant lorsqu’il fait de semblables demandes, et autant on peut les pardonner à la curiosité non réfléchie du dernier, autant le premier doit les rejeter et les exclure de ses idées.

Puis donc que la force d’attraction et la force d’expansion sont deux effets généraux, on ne doit pas nous en demander les causes ; il suffit qu’ils soient généraux et tous deux réels, tous deux bien constatés, pour que nous devions les prendre eux-mêmes pour causes des effets particuliers ; et l’impulsion est un de ces effets qu’on ne doit pas regarder comme une cause générale connue ou démontrée par le rapport de nos sens, puisque nous avons prouvé que cette force d’impulsion ne peut exister ni agir qu’au moyen de l’attraction, qui ne tombe point sous nos sens. Rien n’est plus évident, disent certains philosophes, que la communication du mouvement par l’impulsion, il suffit qu’un corps en choque un autre pour que cet effet suive ; mais dans ce sens même la cause de l’attraction n’est-elle pas encore plus évidente et plus générale, puisqu’il suffit d’abandonner un corps pour qu’il tombe et prenne du mouvement sans choc ? Le mouvement appartient donc, dans tous les cas, encore plus à l’attraction qu’à l’impulsion.

Cette première réduction étant faite, il serait peut-être possible d’en faire une seconde et de ramener la puissance même de l’expansion à celle de l’attraction, en sorte que toutes les forces de la matière dépendraient d’une seule force primitive : du moins cette idée me paraîtrait bien digne de la sublime simplicité du plan sur lequel opère la nature. Or ne pouvons-nous pas concevoir que cette attraction se change en répulsion toutes les fois que les corps s’approchent d’assez près pour éprouver un frottement ou un choc des uns contre les autres ? L’impénétrabilité qu’on ne doit pas regarder comme une force, mais comme une résistance essentielle à la matière, ne permettant pas que deux corps puissent occuper le même espace, que doit-il arriver lorsque deux molécules, qui s’attirent d’autant plus puissamment qu’elles s’approchent de plus près, viennent tout à coup se heurter ? Cette résistance invincible de l’impénétrabilité ne devient-elle pas alors une force active ou plutôt réactive, qui, dans le contact, repousse les corps avec autant de vitesse qu’ils en avaient acquis au moment de se toucher ? et dès lors la force expansive ne sera point une force particulière opposée à la force attractive, mais un effet qui en dérive et qui se manifeste toutes les fois que les corps se choquent ou frottent les uns contre les autres.

J’avoue qu’il faut supposer dans chaque molécule de matière, dans chaque atome quelconque un ressort parfait pour concevoir clairement comment s’opère ce changement de l’attraction en répulsion ; mais cela même nous est assez indiqué par les faits : plus la matière s’atténue et plus elle prend du ressort ; la terre et l’eau, qui en sont les agrégats les plus grossiers, ont moins de ressort que l’air ; et le feu, qui est le plus subtil des éléments, est aussi celui qui a le plus de force expansive les plus petites molécules de la matière, les plus petits atomes que nous connaissions sont ceux de la lumière[NdÉ 3], et l’on sait qu’ils sont parfaitement élastiques, puisque l’angle sous lequel la lumière se réfléchit est toujours égal à celui sous lequel elle arrive : nous pouvons donc en inférer que toutes : les parties constitutives de la matière en général sont à ressort parfait, et que ce ressort produit tous les effets de la force expansive toutes les fois que les corps se heurtent ou se frottent en se rencontrant dans des directions opposées. L’expérience me paraît parfaitement d’accord avec ces idées : nous ne connaissons d’autres moyens de produire du feu que par le choc ou le frottement des corps[NdÉ 4] : car le feu que nous produisons par la réunion des rayons de la lumière ou par l’application du feu déjà produit à des matières combustibles, n’a-t-il pas néanmoins la même origine, à laquelle il faudra toujours remonter, puisqu’en supposant l’homme sans miroirs ardents et sans feu actuel, il n’aura d’autres moyens de produire le feu qu’en frottant ou choquant des corps solides les uns contre les autres[3] ? La force expansive pourrait donc bien n’être dans le réel que la réaction de la force attractive, réaction qui s’opère toutes les fois que les molécules primitives de la matière, toujours attirées les unes par les autres, arrivent à se toucher immédiatement : car dès lors il est nécessaire qu’elles soient repoussées avec autant de vitesse qu’elles en avaient acquis en direction contraire au moment du contact[4] ; et lorsque ces molécules sont absolument libres de toute cohérence, et qu’elles n’obéissent qu’au seul mouvement produit par leur attraction, cette vitesse acquise est immense dans le point du contact. La chaleur, la lumière, le feu, qui sont les grands effets de la force expansive, seront produits toutes les fois qu’artificiellement ou naturellement les corps seront divisés en parties très petites rencontreront dans des directions opposées ; et la chaleur serait d’autant plus sensible, la lumière d’autant plus vive, le feu d’autant plus violent, que les molécules se seront précipitées les unes contre les autres avec plus de vitesse par leur force d’attraction mutuelle.

De là on doit conclure que toute matière peut devenir lumière, chaleur, feu ; qu’il suffit que les molécules d’une substance quelconque se trouvent dans une situation de liberté, c’est-à-dire dans un état de division assez grande et de séparation telle qu’elles puissent obéir sans obstacle à toute la force qui les attire les unes vers les autres ; car dès qu’elles se rencontreront elles réagiront les unes contre les autres, et se fuiront en s’éloignant avec autant de vitesse qu’elles en avaient acquis au moment du contact, qu’on doit regarder comme un vrai choc, puisque deux molécules qui s’attirent mutuellement ne peuvent se rencontrer qu’en direction contraire. Ainsi la lumière, la chaleur et le feu ne sont pas des matières particulières, des matières différentes de toute autre matière ; ce n’est toujours que la même matière qui n’a subi d’autre altération, d’autre modification qu’une division de parties, et une direction de mouvement en sens contraire par l’effet du choc et de la réaction[NdÉ 5].

Ce qui prouve assez évidemment que cette matière du feu et de la lumière n’est pas une substance différente de toute autre matière, c’est qu’elle conserve toutes les qualités essentielles, et même la plupart des attributs de la matière commune : 1o la lumière, quoique composée de particules presque infiniment petites, est néanmoins encore divisible, avec le prisme on sépare les uns des autres les rayons, ou, pour parler plus clairement, les atomes différemment colorés ; 2o la lumière, quoique douée en apparence d’une qualité tout opposée à celle de la pesanteur, c’est-à-dire d’une volatilité qu’on croirait lui essentielle, est néanmoins pesante[NdÉ 6] comme toute autre matière, puisqu’elle fléchit toutes les fois qu’elle passe auprès des autres corps, et qu’elle se trouve à portée de leur sphère d’attraction ; je dois même dire qu’elle est fort pesante, relativement à son volume qui est d’une petitesse extrême, puisque la vitesse immense avec laquelle la lumière se meut en ligne directe ne l’empêche pas d’éprouver assez d’attraction près des autres corps pour que sa direction s’incline et change d’une manière très sensible à nos yeux ; 3o la substance de la lumière n’est pas plus simple que celle de toute autre matière, puisqu’elle est composée de parties d’inégale pesanteur, que le rayon rouge est beaucoup plus pesant que le rayon violet, et qu’entre ces deux extrêmes elle contient une infinité de rayons intermédiaires qui approchent plus ou moins de la pesanteur du rayon rouge ou de la légèreté du rayon violet : toutes ces conséquences dérivent nécessairement des phénomènes de l’inflexion de la lumière et de sa réfraction[5], qui, dans le réel, n’est qu’une inflexion qui s’opère lorsque la lumière passe à travers les corps transparents ; 4o on peut démontrer que la lumière est massive, et qu’elle agit, dans quelques cas, comme agissent tous les autres corps ; car, indépendamment de son effet ordinaire qui est de briller à nos yeux, et de son action propre toujours accompagnée d’éclat et souvent de chaleur, elle agit par sa masse lorsqu’on la condense en la réunissant ; et elle agit au point de mettre en mouvement des corps assez pesants placés au foyer d’un bon miroir ardent ; elle fait tourner une aiguille sur un pivot placé à son foyer ; elle pousse, déplace et chasse les feuilles d’or ou d’argent qu’on lui présente avant de les fondre, et même avant de les échauffer sensiblement. Cette action produite par sa masse est la première, et précède celle de la chaleur ; elle s’opère entre la lumière condensée et les feuilles de métal, de la même façon qu’elle s’opère entre deux autres corps qui deviennent contigus, et par conséquent la lumière a encore cette propriété commune avec toute autre matière ; 5o enfin, on sera forcé de convenir que la lumière est un mixte, c’est-à-dire une matière composée comme la matière commune non seulement de parties plus grosses et plus petites, plus ou moins pesantes, plus ou moins mobiles, mais encore différemment figurées ; quiconque aura réfléchi sur les phénomènes que Newton appelle les accès de facile réflexion et de facile transmission de la lumière, et sur les effets de la double réfraction du cristal de roche et du spath appelé cristal d’Islande, ne pourra s’empêcher de reconnaître que les atomes de la lumière ont plusieurs côtés, plusieurs faces différentes, qui, selon qu’elles se présentent, produisent constamment des effets différents[6].

En voilà plus qu’il n’en faut pour démontrer que la lumière n’est pas une matière particulière ni différente de la matière commune, que son essence est la même, ses propriétés essentielles les mêmes qu’enfin elle n’en diffère que parce qu’elle a subi dans le point du contact la répulsion d’où provient sa volatilité. Et de la même manière que l’effet de la force d’attraction s’étend à l’infini, toujours en décroissant comme l’espace augmente, les effets de la répulsion s’étendent et décroissent de même, mais en ordre inverse ; en sorte que l’on peut appliquer à la force expansive tout ce que l’on sait de la force attractive : ce sont pour la nature deux instruments de même espèce, ou plutôt ce n’est que le même instrument qu’elle manie dans deux sens opposés.

Toute matière deviendra lumière dès que, toute cohérence étant détruite, elle se trouvera divisée en molécules suffisamment petites, et que ces molécules étant en liberté seront déterminées par leur attraction mutuelle à se précipiter les unes contre les autres : dans l’instant du choc la force répulsive s’exercera, les molécules se fuiront en tout sens avec une vitesse presque infinie, laquelle néanmoins n’est qu’égale à leur vitesse acquise au moment du contact ; la loi de l’attraction étant d’augmenter comme l’espace diminue, car il est évident qu’au contact l’espace, toujours proportionnel au carré de la distance, devient nul, et que par conséquent la vitesse acquise en vertu de l’attraction doit à ce point devenir presque infinie ; cette vitesse serait même infinie si le contact était immédiat, et par conséquent la distance entre les deux corps absolument nulle ; mais, comme nous l’avons souvent répété, il n’y a rien d’absolu, rien de parfait dans la nature, et de même rien d’absolument grand, rien d’absolument petit, rien d’entièrement nul, rien de vraiment infini, et tout ce que j’ai dit de la petitesse infinie des atomes qui constituent la lumière, de leur ressort parfait, de la distance nulle dans le moment du contact, ne doit s’entendre qu’avec restriction. Si l’on pouvait douter de cette vérité métaphysique, il serait possible d’en donner une démonstration physique sans même nous écarter de notre sujet. Tout le monde sait que la lumière emploie environ sept minutes et demie de temps venir du soleil jusqu’à nous ; supposant donc le soleil à trente-six millions de lieues, la lumière parcourt cette énorme distance en sept minutes et demie, ou ce qui revient au même (supposant son mouvement uniforme), quatre-vingt mille lieues en une seconde ; cette vitesse quoique prodigieuse, est néanmoins bien éloignée d’être infinie, puisqu’elle est déterminable par les nombres ; elle cessera même de paraître prodigieuse lorsqu’on réfléchira que la nature semble marcher en grand presque aussi vite qu’en petit ; il ne faut pour cela que supputer la célérité du mouvement des comètes à leur périhélie, ou même celle des planètes qui se meuvent le plus rapidement, et l’on verra que la vitesse de ces masses immenses, quoique moindre, se peut néanmoins comparer d’assez près avec celle de nos atomes de lumière.

Et de même que toute matière peut se convertir en lumière par la division et la répulsion de ses parties excessivement divisées lorsqu’elles éprouvent un choc des unes contre les autres, la lumière peut aussi se convertir en toute autre matière par l’addition de ses propres parties, accumulées par l’attraction des autres corps. Nous verrons dans la suite que tous les éléments sont convertibles ; et si l’on a douté que la lumière, qui paraît être l’élément le plus simple, pût se convertir en substance solide, c’est que d’une part, on n’a pas fait assez d’attention à tous les phénomènes, et que d’autre part on était dans le préjugé, qu’étant essentiellement volatile, elle ne pouvait jamais devenir fixe. Mais n’avons-nous pas prouvé que la fixité et la volatilité dépendent de la même force, attractive dans le premier cas, devenue répulsive dans le second ? Et dès lors ne sommes-nous pas fondés à croire que ce changement de la matière fixe en lumière, et de la lumière en matière fixe, est une des plus fréquentes opérations de la nature ?

Après avoir montré que l’impulsion dépend de l’attraction, que la force expansive est la même que la force attractive devenue négative, que la lumière, et à plus forte raison la chaleur et le feu ne sont que des manières d’être de la matière commune ; qu’il n’existe, en un mot, qu’une seule force et une seule matière toujours prête à s’attirer ou à se repousser suivant les circonstances, recherchons comment, avec ce seul ressort et ce seul sujet, la nature peut varier ses œuvres à l’infini. Nous mettrons de la méthode dans cette recherche, et nous en présenterons les résultats avec plus de clarté, en nous abstenant de comparer d’abord les objets les plus éloignés, les plus opposés, comme le feu et l’eau, l’air et la terre, et en nous conduisant au contraire par les mêmes degrés, par les mêmes nuances douces que suit la nature dans toutes ses démarches. Comparons donc les choses les plus voisines, et tâchons d’en saisir les différences, c’est-à-dire les particularités, et de les présenter avec encore plus d’évidence que leurs généralités. Dans le point de vue général, la lumière, la chaleur et le feu ne font qu’un seul objet, mais dans le point de vue particulier, ce sont trois objets distincts, trois choses qui, quoique se ressemblant par un grand nombre de propriétés, diffèrent néanmoins par un petit nombre d’autres propriétés assez essentielles pour qu’on puisse les regarder comme trois choses différentes, et qu’on doive les comparer une à une.

Quelles sont d’abord les propriétés communes de la lumière et du feu, quelles sont aussi leurs propriétés différentes ? La lumière, dit-on, et le feu élémentaire ne sont qu’une même chose, une seule substance : cela peut être, mais comme nous n’avons pas encore d’idée nette du feu élémentaire, abstenons-nous de prononcer sur ce premier point. La lumière et le feu, tels que nous les connaissons, ne sont-ils pas au contraire deux choses différentes, deux substances distinctes et composées différemment ? Le feu est à la vérité très souvent lumineux, mais quelquefois aussi le feu existe sans aucune apparence de lumière ; le feu, soit lumineux, soit obscur, n’existe jamais sans une grande chaleur, tandis que la lumière brille souvent avec éclat sans la moindre chaleur sensible. La lumière paraît être l’ouvrage de la nature, le feu n’est que le produit de l’industrie de l’homme ; la lumière subsiste, pour ainsi dire, par elle-même, et se trouve répandue dans les espaces immenses de l’univers entier ; le feu ne peut subsister qu’avec des aliments, et ne se trouve qu’en quelques points de l’espace où l’homme le conserve, et dans quelques endroits de la profondeur de la terre, où il se trouve également entretenu par des aliments convenables. La lumière, à la vérité lorsqu’elle est condensée, réunie par l’art de l’homme, peut produire du feu ; mais ce n’est qu’autant qu’elle tombe sur des matières combustibles. La lumière n’est donc tout au plus, et dans ce seul cas, que le principe du feu, et non pas le feu ; ce principe même n’est pas immédiat, il en suppose un intermédiaire, et c’est celui de la chaleur qui paraît tenir encore de plus près que la lumière à l’essence du feu. Or, la chaleur existe tout aussi souvent sans lumière que la lumière existe sans chaleur ; ces deux principes ne paraissent donc pas nécessairement liés ensemble ; leurs effets ne sont ni simultanés ni contemporains, puisque dans de certaines circonstances on sent de la chaleur longtemps avant que la lumière paraisse, et que dans d’autres circonstances on voit de la lumière longtemps avant de sentir de la chaleur, et même sans en sentir aucune.

Dès lors la chaleur n’est-elle pas une autre manière d’être, une modification de la matière qui diffère, à la vérité, moins que toute autre de celle de la lumière, mais qu’on peut néanmoins considérer à part, et qu’on devrait concevoir encore plus aisément ? Car la facilité plus ou moins grande que nous avons à concevoir les opérations différentes de la nature dépend de celle que nous avons d’y appliquer nos sens : lorsqu’un effet de la nature tombe sous deux de nos sens, la vue et le toucher, nous croyons en avoir une pleine connaissance ; un effet qui n’affecte que l’un ou l’autre de ces deux sens, nous paraît plus difficile à connaître, et, dans ce cas, la facilité ou la difficulté d’en juger dépend du degré de supériorité qui se trouve entre nos sens ; la lumière que nous n’apercevons que par le sens de la vue (sens le plus fautif et le plus incomplet), ne devrait pas nous être aussi bien connue que la chaleur qui frappe le toucher, et affecte par conséquent le plus sûr de nos sens. Cependant il faut avouer qu’avec cet avantage on a fait beaucoup moins de découvertes sur la nature de la chaleur que sur celle de la lumière, soit que l’homme saisisse mieux ce qu’il voit que ce qu’il sent, soit que la lumière se présentant ordinairement comme une substance distincte et différente de toutes les autres, elle ait paru digne d’une considération particulière, au lieu que la chaleur, dont l’effet est plus obscur, se présentant comme un objet moins isolé, moins simple, n’a pas été regardée comme une substance distincte, mais comme un attribut de la lumière et du feu.

Quand même cette opinion qui fait de la chaleur un pur attribut, une simple qualité, se trouverait fondée, il serait toujours utile de considérer la chaleur en elle-même et par les effets qu’elle produit toute seule, c’est-à-dire lorsqu’elle nous paraît indépendante de la lumière et du feu. La première chose qui me frappe et qui me paraît bien digne de remarque, c’est que le siège de la chaleur est tout différent de celui de la lumière ; celle-ci occupe et parcourt les espaces vides de l’univers ; la chaleur, au contraire, se trouve généralement répandue dans toute la matière solide. Le globe de la terre et toutes les matières dont il est composé ont un degré de chaleur bien plus considérable qu’on ne pourrait l’imaginer. L’eau a son degré de chaleur qu’elle ne perd qu’en changeant son état, c’est-à-dire en perdant sa fluidité ; l’air a aussi sa chaleur, que nous appelons sa température, qui varie beaucoup, mais qu’il ne perd jamais en entier, puisque son ressort subsiste même dans le plus grand froid ; le feu a aussi ses différents degrés de chaleur, qui paraissent moins dépendre de sa nature propre que de celle des aliments qui le nourrissent. Ainsi toute la matière connue est chaude, et dès lors la chaleur est une affection bien plus générale que celle de la lumière.

La chaleur pénètre tous les corps qui lui sont exposés, et cela sans aucune exception ; tandis qu’il n’y a que les corps transparents qui laissent passer la lumière, et qu’elle est arrêtée et en partie repoussée par tous les corps opaques. La chaleur semble donc agir d’une manière bien plus générale et plus palpable que n’agit la lumière, et quoique les molécules de la chaleur soient excessivement petites, puisqu’elles pénètrent les corps les plus compacts, il me semble néanmoins que l’on peut démontrer qu’elles sont bien plus grosses que celles de la lumière : car on fait de la chaleur avec la lumière en la réunissant en grande quantité ; d’ailleurs la chaleur agissant sur le sens du toucher, il est nécessaire que son action soit proportionnée à la grossièreté de ce sens, comme la délicatesse de la vue paraît l’être à l’extrême finesse des parties de la lumière : celles-ci se meuvent avec la plus grande vitesse, agissent dans l’instant à des distances immenses, tandis que celles de la chaleur n’ont qu’un mouvement progressif assez lent qui ne paraît s’étendre qu’à de petits intervalles du corps dont elles émanent.

Le principe de toute chaleur paraît être l’attrition des corps ; tout frottement, c’est-à-dire tout mouvement en sens contraire entre des matières solides, produit de la chaleur, et si ce même effet n’arrive pas dans les fluides, c’est parce que leurs parties ne se touchent pas d’assez près pour pouvoir être frottées les unes contre les autres, et qu’ayant peu d’adhérence entre elles, leur résistance au choc des autres corps est trop faible pour que la chaleur puisse naître ou se manifester à un degré sensible ; mais dans ce cas, on voit de la lumière produite par ce frottement d’un fluide sans sentir de la chaleur. Tous les corps, soit en petit ou en grand volume, s’échauffent dès qu’ils se rencontrent en sens contraire : la chaleur est donc produite par le mouvement de toute matière palpable et d’un volume quelconque, au lieu que la production de la lumière qui se fait aussi par le mouvement en sens contraire, suppose de plus la division de la matière en parties très petites ; et comme cette opération de la nature est la même pour la production de la chaleur et celle de la lumière, que c’est le mouvement en sens contraire, la rencontre des corps qui produisent l’un et l’autre, on doit en conclure que les atomes de la lumière sont solides par eux-mêmes, et qu’ils sont chauds au moment de leur naissance ; mais on ne peut pas également assurer qu’ils conservent leur chaleur au même degré que leur lumière, ni qu’ils ne cessent pas d’être chauds avant de cesser d’être lumineux. Des expériences familières paraissent indiquer que la chaleur de la lumière du soleil augmente en passant à travers une glace plane, quoique la quantité de la lumière soit diminuée considérablement par la réflexion qui se fait à la surface extérieure de la glace, et que la matière même du verre en retienne une certaine quantité. D’autres expériences plus recherchées[7] semblent prouver que la lumière augmente de chaleur à mesure qu’elle traverse une plus grande épaisseur de notre atmosphère.

On sait de tout temps que la chaleur devient d’autant moindre ou le froid d’autant plus grand qu’on s’élève plus haut dans les montagnes. Il est vrai que la chaleur qui provient du globe entier de la terre doit être moins sensible sur ces pointes avancées qu’elle ne l’est dans les plaines, mais cette cause n’est point du tout proportionnelle à l’effet, l’action de la chaleur qui émane du globe terrestre ne pouvant diminuer qu’en raison du carré de la distance, il ne paraît pas qu’à la hauteur d’une demi-lieue, qui n’est que de la trois millième partie du demi-diamètre du globe, dont le centre doit être pris pour le foyer de la chaleur ; il ne paraît pas, dis-je, que cette différence, qui dans cette supposition n’est que d’une unité sur neuf millions, puisse produire une diminution de chaleur aussi considérable, à beaucoup près, que celle qu’on éprouve en s’élevant à cette hauteur ; car le thermomètre y baisse dans tous les temps de l’année, jusqu’au point de la congélaion de l’eau ; la neige ou la glace subsistent aussi sur ces grandes montagnes à peu près à cette hauteur dans toutes les saisons : il n’est donc pas probable que cette grande différence de chaleur provienne uniquement de la différence de la chaleur de la terre : l’on en sera pleinement convaincu si l’on fait attention qu’au haut des volcans, où la terre est plus chaude qu’en aucun autre endroit de la surface du globe, le froid de l’air est à très peu près le même que dans les autres montagnes à la même hauteur.

On pourrait donc penser que les atomes de la lumière, quoique très chauds au moment de leur naissance et au sortir du soleil, refroidissent beaucoup pendant les sept minutes et demie de temps que dure leur traversée du soleil à la terre, d’autant que la durée de la chaleur ou, ce qui revient au même, le temps du refroidissement des corps étant en raison de leur diamètre, il semblerait qu’il ne faut qu’un très petit moment pour le refroidissement des atomes presque infiniment petits de la lumière ; et cela serait en effet s’ils étaient isolés, mais comme ils se succèdent presque immédiatement, et qu’ils se propagent en faisceaux d’autant plus serrés qu’ils sont plus près du lieu de leur origine, la chaleur que chaque atome perd tombe sur les atomes voisins ; et cette communication réciproque de la chaleur qui s’évapore de chaque atome entretient plus longtemps la chaleur générale de la lumière ; et comme sa direction constante est toujours en rayons divergents, que leur éloignement l’un de l’autre augmente comme l’espace qu’ils ont parcouru, et qu’en même temps la chaleur qui part de chaque atome, comme centre, diminue aussi dans la même raison, il s’ensuit que l’action de la lumière des rayons solaires décroissant en raison inverse du carré de la distance, celle de leur chaleur décroît en raison inverse du carré-carré de cette même distance.

Prenons donc pour unité le demi-diamètre du soleil, et supposant l’action de la lumière comme 1000 à la distance d’un demi-diamètre de la surface de cet astre, elle ne se sera plus que comme 1000/4 à la distance de deux demi-diamètres, que comme 1000/9 à celle de trois demi-diamètres, comme 1000/16 à la distance de quatre demi-diamètres ; et enfin, en arrivant à nous, qui sommes éloignés du soleil de trente-six millions de lieues, c’est-à-dire d’environ deux cent vingt-quatre de ses demi-diamètres, l’action de la lumière ne sera plus que comme 1000/50625, c’est-à-dire, plus de cinquante mille fois plus faible qu’au sortir du soleil, et la chaleur de chaque atome de lumière étant aussi supposée 1000 au sortir du soleil, ne sera plus que comme 1000/16, 1000/81, 1000/256 à la distance successive de 1, 2, 3 demi-diamètres, et en arrivant à nous, comme 1000/2562890625, c’est-à-dire, plus de deux mille cinq cents millions de fois plus faible qu’au sortir du soleil.

Quand même on ne voudrait pas admettre cette diminution de la chaleur de la lumière en raison du carré-carré de la distance au soleil, quoique cette estimation me paraisse un raisonnement assez clair, il sera toujours vrai que la chaleur, dans sa propagation, diminue beaucoup plus que la lumière, au moins quant à l’impression qu’elles font l’une et l’autre sur nos sens. Qu’on excite une très forte chaleur, qu’on allume un grand feu dans un point de l’espace, on ne le sentira qu’à une distance médiocre, au lieu qu’on en voit la lumière à de très grandes distances ; qu’on approche peu à peu la main d’un corps excessivement chaud, on s’apercevra par la seule sensation que la chaleur augmente beaucoup plus que l’espace ne diminue : car on se chauffe souvent avec plaisir à une distance qui ne diffère que de quelques pouces de celle où l’on se brûlerait. Tout paraît donc nous indiquer que la chaleur diminue en plus grande raison que la lumière, à mesure que toutes deux s’éloignent du foyer dont elles partent.

Ainsi l’on peut croire que les atomes de la lumière sont fort refroidis lorsqu’ils arrivent à la surface de notre atmosphère, mais qu’en traversant la grande épaisseur de cette masse transparente, ils reprennent par le frottement une nouvelle chaleur. La vitesse infinie avec laquelle les particules de la lumière frôlent celles de l’air doit produire une chaleur d’autant plus grande, que le frottement est plus multiplié ; et c’est probablement par cette raison que la chaleur des rayons solaires se trouve, par l’expérience, beaucoup plus grande dans les couches inférieures de l’atmosphère, et que le froid de l’air paraît augmenter si considérablement à mesure qu’on s’élève. Peut-être aussi que comme la lumière ne prend de la chaleur qu’en se réunissant, il faut un grand nombre d’atomes de lumière pour constituer un seul atome de chaleur, et que c’est par cette raison que la lumière faible de la lune, quoique frôlée dans l’atmosphère comme celle du soleil, ne prend aucun degré de chaleur sensible. Si, comme le dit M. Bouguer[8], l’intensité de la lumière du soleil à la surface de la terre est trois cent mille fois plus grande que celle de la lumière de la lune, celle-ci ne peut qu’être presque absolument insensible, même en la réunissant au foyer des plus puissants miroirs ardents, qui ne peuvent la condenser qu’environ deux mille fois, dont, ôtant la moitié pour la perte par la réflexion ou la réfraction, il ne reste qu’une trois centième partie d’intensité au foyer du miroir. Or, y a-t-il des thermomètres assez sensibles pour indiquer le degré de chaleur contenu dans une lumière trois cents fois plus faible que celle du soleil, et pourra-t-on faire des miroirs assez puissants pour la condenser davantage ?

Ainsi l’on ne doit pas inférer de tout ce que j’ai dit que la lumière puisse exister sans aucune chaleur, mais seulement que les degrés de cette chaleur sont très différents, selon les différentes circonstances, et toujours insensibles lorsque la lumière est très faible[9]. La chaleur, au contraire, paraît exister habituellement, et même se faire sentir vivement sans lumière ; ce n’est ordinairement que quand elle devient excessive que la lumière l’accompagne. Mais ce qui mettrait encore une différence bien essentielle entre ces deux modifications de la matière, c’est que la chaleur qui pénètre tous les corps ne paraît se fixer dans aucun et ne s’y arrêter que peu de temps, au lieu que le lumière s’incorpore, s’amortit et s’éteint dans tous ceux qui ne la réfléchissent pas, ou qui ne la laissent pas passer librement. Faites chauffer à tous degrés toute sorte, tous perdront en peu de temps la chaleur acquise, tous reviendront au degré de la température générale, et n’auront par conséquent que la même chaleur qu’ils avaient auparavant. Recevez de même la lumière en plus ou moins grande quantité sur des corps noirs ou blancs, bruts ou polis, vous reconnaîtrez aisément que les uns l’admettent, les autres la repoussent, et qu’au lieu d’être affectés d’une manière uniforme comme ils le sont par la chaleur, ils ne le sont que d’une manière relative à leur nature, à leur couleur, à leur poli ; les noirs absorberont plus la lumière que les blancs, les bruts que les polis. Cette lumière une fois absorbée reste fixe et demeure dans les corps qui l’ont admise, elle ne reparaît plus, elle n’en sort pas comme le fait la chaleur : d’où l’on devrait conclure que les atomes de la lumière peuvent devenir parties constituantes des corps en s’unissant à la matière qui les compose ; au lieu que la chaleur, ne se fixant pas, semble empêcher au contraire l’union de toutes les parties de la matière, et n’agir que pour les tenir séparées.

Cependant il y a des cas où la chaleur se fixe à demeure dans les corps, et d’autres cas où la lumière qu’ils ont absorbée reparaît et en sort comme la chaleur. Les diamants, les autres pierres transparentes qui s’imbibent de la lumière du soleil ; les pierres opaques, comme celles de Bologne, qui, par la calcination, reçoivent les particules d’un feu brillant ; tous les phosphores naturels rendent la lumière qu’ils ont absorbée, et cette restitution ou déperdition de lumière fait successivement, et avec le temps, à peu près comme se fait celle de la chaleur. Et peut-être la même chose arrive dans les corps opaques en tout ou en partie. Quoi qu’il en soit, il paraît d’après tout ce qui vient d’être dit que l’on doit reconnaître deux sortes de chaleur, l’une lumineuse, dont le soleil est le foyer immense, et l’autre obscure, dont le grand réservoir est le globe terrestre. Notre corps, comme faisant partie du globe, participe à cette chaleur obscure ; et c’est par cette raison qu’étant obscure par elle-même, c’est-à-dire sans lumière, elle est encore obscure pour nous, parce que nous ne nous en apercevons par aucun de nos sens. Il en est de cette chaleur du globe comme de son mouvement, nous y sommes soumis, nous y participons sans le sentir et sans nous en douter. De là il est arrivé que les physiciens ont porté d’abord toutes leurs vues, toutes leurs recherches sur la chaleur du soleil, sans soupçonner qu’elle ne faisait qu’une très petite partie de celle que nous éprouvons réellement[NdÉ 7] ; ayant fait des instruments pour reconnaître la différence de chaleur immédiate des rayons du soleil en été à celle de ces mêmes rayons en hiver, ils ont trouvé avec étonnement que cette chaleur solaire est, en été, soixante-six fois plus grande qu’en hiver dans notre climat, et que néanmoins la plus grande chaleur de notre été ne différait que d’un septième du plus grand froid de notre hiver : d’où ils ont conclu avec grande raison qu’indépendamment de la chaleur que nous recevons du soleil, il en émane une autre du globe même de la terre, bien plus considérable, et dont celle du soleil n’est que le complément ; en sorte qu’il est aujourd’hui démontré que cette chaleur qui s’échappe de l’intérieur de la terre[10] est, dans notre climat, au moins vingt-neuf fois en été et quatre cents fois en hiver, plus grande que la chaleur qui nous vient du soleil[NdÉ 8] ; je dis au moins, car quelque exactitude que les physiciens, et en particulier M. de Mairan, aient apportée dans ces recherches, quelque précision qu’ils aient pu mettre dans leurs observations et dans leur calcul, j’ai vu en les examinant que le résultat pouvait en être porté plus haut[11].

Cette grande chaleur qui réside dans l’intérieur du globe, qui sans cesse en émane à l’extérieur, doit entrer comme élément dans la combinaison de tous les autres éléments. Si le soleil est le père de la nature, cette chaleur de la terre en est la mère, et toutes deux se réunissent pour produire, entretenir, animer les êtres organisés, et pour travailler, assimiler, composer les substances inanimées[NdÉ 9]. Cette chaleur intérieure du globe, qui tend toujours du centre à la circonférence, et qui s’éloigne perpendiculairement de la surface de la terre est, à mon avis, un grand agent dans la nature ; l’on ne peut guère douter qu’elle n’ait la principale influence sur la perpendicularité de la tige des plantes, sur les phénomènes de l’électricité, dont la principale cause est le frottement ou mouvement en sens contraire, sur les effets du magnétisme, etc. Mais comme je ne prétends pas faire ici un traité de physique, je me bornerai aux effets de cette chaleur sur les autres éléments. Elle suffit seule, elle est même bien plus grande qu’il ne faut pour maintenir la raréfaction de l’air au degré que nous respirons ; elle est plus que suffisante pour entretenir l’eau dans son état de liquidité, car on a descendu des thermomètres jusqu’à 120 brasses de profondeur[12], et les retirant promptement, on a vu que la température de l’eau y était à très peu près la même dans l’intérieur de la terre à pareille profondeur, c’est-à-dire, de 10 degrés 2/3. Et comme l’eau la plus chaude monte toujours à la surface et que le sel l’empêche de geler, on ne doit pas être surpris de ce qu’en général la mer ne gèle pas, et que les eaux douces ne gèlent que d’une certaine épaisseur, l’eau du fond restant toujours liquide, lors même qu’il fait le plus grand froid et que les couches supérieures sont en glace de dix pieds d’épaisseur.

Mais la terre est celui de tous les éléments sur lequel cette chaleur intérieure a dû produire et produit encore les plus grands effets. On ne peut pas douter, après les preuves que j’en ai données[13], que cette chaleur n’ait été originairement bien plus grande qu’elle ne l’est aujourd’hui ; ainsi on doit lui rapporter, comme à la cause première, toutes les sublimations, précipitations, agrégations, séparations, en un mot, tous les mouvements qui se sont faits et se font chaque jour dans l’intérieur du globe, et surtout dans la couche extérieure où nous avons pénétré, et dont la matière a été remuée par les agents de la nature, ou par les mains de l’homme : car à une ou peut être deux lieues de profondeur on ne peut guère présumer qu’il y ait eu des conversions de matière, ni qu’il s’y fasse encore des changements réels : toute la masse du globe ayant été fondue, liquéfiée par le feu, l’intérieur n’est qu’un verre ou concret ou discret, dont la substance simple ne peut recevoir aucune altération par la chaleur seule ; il n’y a donc que la couche supérieure et superficielle qui, étant exposée à l’action des causes extérieures, aura subi toutes les modifications, toutes les différences, toutes les formes, en un mot, des substances minérales.

Le feu qui ne paraît être, à la première vue, qu’un composé de chaleur et de lumière, ne serait-il pas encore une modification de la matière qu’on doive considérer à part, quoiqu’elle ne diffère pas essentiellement de l’une ou de l’autre, et encore moins des deux prises ensemble ? Le feu n’existe jamais sans chaleur, mais il peut exister sans lumière. On verra, par mes expériences, que la chaleur seule, et dénuée de toute apparence de lumière, peut produire les mêmes effets que le feu le plus violent : on voit aussi que la lumière seule, lorsqu’elle est réunie, produit les mêmes effets ; elle semble porter en elle-même une substance qui n’a pas besoin d’aliment ; le feu ne peut subsister au contraire qu’en absorbant de l’air, et il devient d’autant plus violent qu’il en absorbe davantage[NdÉ 10], tandis que la lumière concentrée et reçue dans un vase purgé d’air agit comme le feu dans l’air, et que la chaleur resserrée, retenue dans un espace clos, subsiste et même augmente avec une très petite quantité d’aliments. La différence la plus générale entre le feu, la chaleur et la lumière me paraît donc consister dans la quantité, et peut-être dans la qualité de leurs aliments.

L’air est le premier aliment du feu[NdÉ 11], les matières combustibles ne sont que le second ; j’entends par premier aliment celui qui est toujours nécessaire, et sans lequel le feu ne pourrait faire aucun usage des autres. Des expériences connues de tous les physiciens, nous démontrent qu’un petit point de feu, tel que celui d’une bougie placée dans un vase bien fermé, absorbe en peu de temps une grande quantité d’air, et qu’elle s’éteint aussitôt que la quantité ou la qualité de cet aliment lui manque. D’autres expériences bien connues des chimistes prouvent que les matières les plus combustibles, telles que les charbons, ne se consument pas dans des vaisseaux bien clos, quoique exposés à l’action du plus grand feu. L’air est donc le premier, le véritable aliment du feu, et les matières combustibles ne peuvent lui en fournir que par le secours et la médiation de cet élément, dont il est nécessaire, avant d’aller plus loin, que nous considérions ici quelques propriétés.

Nous avons dit que toute fluidité avait la chaleur pour cause, et en comparant quelques fluides ensemble nous voyons qu’il faut beaucoup plus de chaleur pour tenir le fer en fusion que l’or, beaucoup plus pour y tenir l’or que l’étain, beaucoup moins pour y tenir la cire, beaucoup moins pour y tenir l’eau, encore beaucoup moins pour y tenir l’esprit-de-vin, et enfin excessivement moins pour y tenir le mercure, puisqu’il ne perd sa fluidité qu’au cent quatre-vingt-septième degré au-dessous de celui où l’eau perd la sienne[NdÉ 12]. Cette matière, le mercure, serait donc le plus fluide des corps si l’air ne l’était encore plus. Or, que nous indique cette fluidité plus grande dans l’air que dans aucune matière ? Il me semble qu’elle suppose le moindre degré possible d’adhérence entre ses parties constituantes ; ce qu’on peut concevoir en les supposant de figure à ne pouvoir se toucher qu’en un point. On pourrait croire aussi qu’étant douées de si peu d’énergie apparente, et de si peu d’attraction mutuelle des unes vers les autres, elles sont par cette raison moins massives et plus légères que celles de tous les autres corps. Mais cela me paraît démenti par la comparaison du mercure, le plus fluide des corps après l’air, et dont néanmoins les parties constituantes paraissent être plus massives et plus pesantes mais seulement que leur adhérence est d’autant moindre, leur union d’autant moins intime, et leur séparation d’autant plus aisée. S’il faut mille degrés de chaleur pour entretenir la fluidité de l’eau, il n’en faudra peut-être qu’un pour maintenir celle de l’air.

L’air est donc de toutes les matières connues, celle que la chaleur divise le plus facilement, celle dont les parties lui obéissent avec le moins de résistance, celle qu’elle met le plus aisément en mouvement expansif, et contraire à celui de la force attractive. Ainsi l’air est tout près de la nature du feu, dont la principale propriété consiste dans ce mouvement expansif ; et quoique l’air ne l’ait pas par lui-même, la plus petite particule de chaleur ou de feu suffisant pour le lui communiquer, on doit cesser d’être étonné de ce que l’air augmente si fort l’activité du feu, et de ce qu’il est si nécessaire à sa subsistance[NdÉ 13]. Car étant de toutes les substances celle qui prend le plus aisément le mouvement expansif, ce sera celle aussi que le feu entraînera, enlèvera de préférence à toute autre, ce sera celle qu’il s’appropriera le plus intimement comme étant de la nature la plus voisine de la sienne, et par conséquent l’air doit être du feu l’adminicule le plus puissant, l’aliment le plus convenable, l’ami le plus intime et le plus nécessaire.

Les matières combustibles que l’on regarde vulgairement comme les vrais aliments du feu, ne lui servent néanmoins, ne lui profitent en rien dès qu’elles sont privées du secours de l’air le feu le plus violent ne les consume pas, et même ne leur cause aucune altération sensible, au lieu qu’avec de l’air une seule étincelle de feu les embrase, et qu’à mesure qu’on fournit de l’air en plus ou moins grande quantité, le feu devient dans la même proportion plus vif, plus étendu, plus dévorant. De sorte qu’on peut mesurer la célérité ou la lenteur avec laquelle le feu consume les matières combustibles, par la quantité plus ou moins grande de l’air qu’on lui fournit. Ces matières ne sont donc, pour le feu, que des aliments secondaires qu’il ne peut s’approprier par lui-même, et dont il ne peut faire usage qu’autant que l’air s’y mêlant, les rapproche de la nature du feu en les modifiant, et leur sert d’intermède pour les y réunir.

On pourra (ce me semble) concevoir clairement cette opération de la nature, en considérant que le feu ne réside pas dans les corps d’une manière fixe, qu’il n’y fait ordinairement qu’un séjour instantané, qu’étant toujours en mouvement expansif, il ne peut subsister dans cet état qu’avec les matières susceptibles de ce même mouvement ; que l’air s’y prêtant avec toute facilité, la somme de ce mouvement devient plus grande, l’action du feu plus vive, et que dès lors les parties les plus volatiles des matières comestibles, telles que les molécules aériennes, huileuses, etc., obéissant sans effort à ce mouvement expansif qui leur est communiqué, elles s’élèvent en vapeurs ; que ces vapeurs se convertissent en flamme par le même secours de l’air extérieur ; et qu’enfin, tant qu’il subsiste dans les corps combustibles quelques parties capables de recevoir par le secours de l’air ce mouvement d’expansion, elles ne cessent de s’en séparer pour suivre l’air et le feu dans leur route, et par conséquent se consumer en s’évaporant avec eux.

Il y a de certaines matières, telles que le phosphore artificiel, le pyrophore, la poudre à canon, qui paraissent à la première vue faire une exception à ce que je viens de dire car elles n’ont pas besoin, pour s’enflammer et se consumer en entier, du secours d’un air renouvelé ; leur combustion peut s’opérer dans les vaisseaux les mieux fermés ; mais c’est par la raison que ces matières, qu’on doit regarder comme les plus combustibles de toutes, contiennent dans leur substance tout l’air nécessaire à leur combustion. Leur feu produit d’abord cet air et le consume à l’instant, et comme il est en très grande quantité dans ces matières, il suffit à leur pleine combustion, qui dès lors n’a pas besoin, comme toutes les autres, du secours d’un étranger.

Cela semble nous indiquer que la différence la plus essentielle qu’il y ait entre les matières combustibles et celles qui ne le sont pas, c’est que celles-ci ne contiennent que peu ou point de ces matières légères, aériennes, huileuses, susceptibles du mouvement expansif, ou que, si elles en contiennent, elles s’y trouvent fixées et retenues ; en sorte que, quoique volatiles en elles-mêmes, elles ne peuvent exercer leur volatilité toutes les fois que la force du feu n’est pas assez grande pour surmonter la force d’adhésion qui les retient unies aux parties fixes de la matière. On peut même dire que cette induction, qui se tire immédiatement de mes principes, se trouve confirmée par un grand nombre d’observations bien connues des chimistes et des physiciens ; mais ce qui paraît l’être moins, et qui cependant en est une conséquence nécessaire, c’est que toute matière pourra devenir volatile dès que l’homme pourra augmenter assez la force expansive du feu, pour la rendre supérieure à la force attractive qui tient unies les parties de la matière que nous appelons fixes ; et, d’autre côté, il s’en faut bien que nous ayons un feu aussi fort que nous pourrions l’avoir par des miroirs mieux conçus que ceux dont on s’est servi jusqu’à ce jour ; et, d’autre côté, nous sommes assurés que la fixité n’est qu’une qualité relative, et qu’aucune matière n’est d’une fixité absolue ou invincible, puisque la chaleur dilate les corps les plus fixes. Or, cette dilatation n’est-elle pas l’indice d’un commencement de séparation qu’on augmente avec le degré de chaleur jusqu’à la fusion, et qu’avec une chaleur encore plus grande on augmenterait jusqu’à la volatilisation ?

La combustion suppose quelque chose de plus que la volatilisation ; il suffit pour celle-ci que les parties de la matière soient assez divisées, assez séparées les unes des autres, pour pouvoir être enlevées par celles de la chaleur ; au lieu que pour la combustion, il faut encore qu’elles soient d’une nature analogue à celle du feu ; sans cela le mercure, qui est le plus fluide après l’air, serait aussi le plus combustible, tandis que l’expérience nous démontre que, quoique très volatil, il est incombustible. Or, quelle est donc l’analogie ou plutôt le rapport de nature que peuvent avoir les matières combustibles avec le feu ? La matière en général est composée de quatre substances principales, qu’on appelle éléments ; la terre, l’eau, l’air et le feu entrent tous quatre en plus ou moins grande quantité dans la composition de toutes les matières particulières ; celles où la terre et l’eau dominent seront fixes, et ne pourront devenir que volatiles par l’action de la chaleur ; celles contraire qui contiennent beaucoup d’air et de feu seront les seules vraiment combustibles. La grande difficulté qu’il y ait ici, c’est de concevoir nettement comment l’air et le feu, tous deux si volatils, peuvent se fixer et devenir parties constituantes de tous les corps ; je dis de tous les corps, car nous prouverons que, quoiqu’il y ait une plus grande quantité d’air et de feu fixes dans les matières combustibles, et qu’ils y soient combinés d’une manière différente que dans les autres matières, toutes néanmoins contiennent une quantité considérable de ces deux éléments ; et que les matières les plus fixes et les moins combustibles sont celles qui retiennent ces éléments fugitifs avec le plus de force. Le fameux phlogistique des chimistes (être de leur méthode plutôt que de la nature) n’est pas un principe simple et identique, comme ils nous le présentent ; c’est un composé, un produit de l’alliage, un résultat de la combinaison des deux éléments, de l’air et du feu fixés dans les corps. Sans nous arrêter donc sur les idées obscures et incomplètes que pourrait nous fournir la considération de cet être précaire, tenons-nous-en à celle de nos quatre éléments réels, auxquels les chimistes, avec tous leurs nouveaux principes, seront toujours forcés de revenir ultérieurement.

Nous voyons clairement que le feu, en absorbant de l’air, en détruit le ressort. Or, il n’y a que deux manières de détruire un ressort, la première en le comprimant assez pour le rompre, la seconde en l’étendant assez pour qu’il soit sans effet. Ce n’est pas de la première manière que le feu peut détruire le ressort de l’air, puisque le moindre degré de chaleur le raréfie, que cette raréfaction augmente avec elle, et que l’expérience nous apprend qu’à une très forte chaleur, la raréfaction de l’air est si grande qu’il occupe alors un espace treize fois plus étendu que celui de son volume ordinaire ; le ressort dès lors en est d’autant plus faible, et c’est dans cet état qu’il peut devenir fixe et s’unir sans résistance sous cette nouvelle forme avec les autres corps. On entend bien que cet air, transformé et fixé, n’est point du tout le même que celui qui se trouve dispersé, disséminé dans la plupart des matières, et qui conserve dans leurs pores sa nature entière ; celui-ci ne leur est que mélangé et non pas uni ; il ne leur tient que par une très faible adhérence, au lieu que l’autre leur est si étroitement attaché, si intimement incorporé, que souvent on ne peut l’en séparer.

Nous voyons de même que la lumière, en tombant sur les corps, n’est pas, à beaucoup près, entièrement réfléchie, qu’il en reste une grande quantité dans la petite épaisseur de la surface qu’elle frappe ; que par conséquent elle y perd son mouvement, s’y éteint, s’y fixe, et devient dès lors partie constituante de tout ce qu’elle pénètre. Ajoutez à cet air, à cette lumière, transformés et fixés dans les corps, et qui peuvent être en quantité variable ; ajoutez-y, dis-je, la quantité constante du feu que toutes les matières, de quelque espèce que ce soit, possèdent également ; cette quantité constante de feu ou de chaleur actuelle du globe de la terre, dont la somme est bien plus grande que celle de la chaleur qui nous vient du soleil, me paraît être non seulement un des grands ressorts du mécanisme de la nature, mais en même temps un élément dont toute la matière du globe est pénétrée ; c’est le feu élémentaire qui, quoique toujours en mouvement expansif, doit par sa longue résidence dans la matière et par son choc contre ses parties fixes, s’unir, s’incorporer avec elles, et s’éteindre par parties comme le fait la lumière[14].

Si nous considérons plus particulièrement la nature des matières combustibles, nous verrons que toutes proviennent originairement des végétaux, des animaux, des êtres en un mot qui sont placés à la surface du globe que le soleil éclaire, échauffe et vivifie ; les bois, les charbons, les tourbes, les bitumes, les résines, les huiles, les graisses, les suifs, qui sont les vraies matières combustibles, puisque toutes les autres ne le sont qu’autant elles en contiennent, ne proviennent-ils pas tous des corps organisés ou de leurs détriments ? Le bois et même le charbon ordinaire, les graisses, les huiles par expression, la cire et le suif, ne sont que des substances extraites immédiatement des végétaux et des animaux ; les tourbes, les charbons fossiles, les succins, les bitumes liquides ou concrets, sont des produits de leur mélange et de leur décomposition, dont les détriments ultérieurs forment les soufres et les parties combustibles du fer, du zinc, des pyrites et de tous les minéraux que l’on peut enflammer. Je sens que cette dernière assertion ne sera pas admise, et pourra même être rejetée, surtout par ceux qui n’ont étudié la nature que par la voie de la chimie ; mais je les prie de considérer que leur méthode n’est pas celle de la nature, qu’elle ne pourra le devenir ou même s’en approcher qu’autant qu’elle s’accordera avec la saine physique, autant qu’on en bannira non seulement les expressions obscures et techniques, mais surtout les principes précaires, les êtres fictifs auxquels on fait jouer le plus grand rôle, sans néanmoins les connaître. Le soufre, en chimie, n’est que le composé de l’acide vitriolique et du phlogistique[NdÉ 14] ; quelle apparence y a-t-il donc qu’il puisse, comme les autres matières combustibles, tirer son origine du détriment des végétaux ou des animaux ? À cela je réponds, même en admettant cette définition chimique, que l’acide vitriolique, et en général tous les acides, tous les alcalis, sont moins des substances de la nature que des produits de l’art. La nature forme des sels et du soufre, elle emploie à leur composition, comme à celle de toutes les autres substances, les quatre éléments ; beaucoup de terre et d’eau, un peu d’air et de feu entrent en quantité variable dans chaque différente substance saline ; moins de terre et d’eau, et beaucoup plus d’air et de feu, semblent entrer dans la composition du soufre[NdÉ 15]. Les sels et les soufres doivent être regardés comme des êtres de la nature dont on extrait, par le secours de l’art de la chimie et par le moyen du feu, les différents acides qu’ils contiennent ; et puisque nous avons employé le feu, et par conséquent de l’air et des matières combustibles pour extraire ces acides, pouvons-nous douter qu’ils n’aient retenu et qu’ils ne contiennent réellement des parties de matière combustible qui y seront entrées pendant l’extraction ?

Le phlogistique est encore bien moins que l’acide un être naturel ; ce ne serait même qu’un être de raison si on ne le regardait pas comme un composé d’air et de feu devenu fixe et inhérent aux autres corps. Le soufre peut en effet contenir beaucoup de ce phlogistique, beaucoup aussi d’acide vitriolique ; mais il a, comme toute autre matière, et sa terre et son eau ; d’ailleurs son origine indique qu’il faut une grande consommation de matières combustibles pour sa production ; il se trouve dans les volcans, et il semble que la nature ne le produise que par effort et par le moyen du plus grand feu ; tout concourt donc à nous prouver qu’il est de la même nature que les autres matières combustibles, et que par conséquent il tire, comme elles, sa première origine au détriment des êtres organisés.

Mais je vais plus loin : les acides eux-mêmes viennent en grande partie de la décomposition des substances animales ou végétales, et contiennent en conséquence des principes de la combustion. Prenons pour exemple le salpêtre : ne doit-il pas son origine à ces matières ? n’est-il pas formé par la putréfaction des végétaux, ainsi que des urines et des excréments des animaux ? Il me semble que l’expérience le démontre, puisqu’on ne cherche, on ne trouve le salpêtre que dans les habitations où l’homme et les animaux ont longtemps résidé ; et puisqu’il est immédiatement formé du détriment des substances animales et végétales, ne doit-il pas contenir une prodigieuse quantité d’air et de feux fixes ? aussi en contient-il beaucoup, et même beaucoup plus que le soufre, le charbon, l’huile, etc. Toutes ces matières combustibles ont besoin, comme nous l’avons dit, du secours de l’air pour brûler, et se consument d’autant plus vite, qu’elles en reçoivent en plus grande quantité ; le salpêtre n’en a pas besoin dès qu’il est mêlé avec quelques-unes de ces matières combustibles ; il semble porter en lui-même le réservoir de tout l’air nécessaire à sa combustion : en le faisant détonner lentement, on le voit souffler son propre feu, comme le ferait un soufflet étranger ; en le renfermant le plus étroitement, son feu, loin de s’éteindre, n’en prend que plus de force, et produit les explosions terribles sur lesquelles sont fondés nos arts meurtriers. Cette combustion si prompte est en même temps si complète qu’il ne reste presque rien après l’inflammation, tandis que toutes les autres matières enflammées laissent des cendres ou d’autres résidus qui démontrent que leur combustion n’est pas entière, ou, ce qui revient au même, qu’elles contiennent un assez grand nombre de parties fixes qui ne peuvent ni se brûler ni même se volatiliser. On peut de même démontrer que l’acide vitriolique contient aussi beaucoup d’air et de feu fixes, quoique en moindre quantité que l’acide nitreux ; et dès lors il tire, comme celui-ci, son origine de la même source, et le soufre, dans la composition duquel cet acide entre si abondamment, tire des animaux et des végétaux tous les principes de sa combustibilité.

Le phosphore artificiel, qui est le premier dans l’ordre des matières combustibles, et dont l’acide est différent de l’acide nitreux et de l’acide vitriolique, ne se tire aussi que du règne animal, ou, si l’on veut, en partie du règne végétal élaboré dans les animaux, c’est-à-dire des deux sources de toute matière combustible. Le phosphore s’enflamme de lui-même, c’est-à-dire sans communication de matière ignée, sans frottement, sans autre addition que celle du contact de l’air ; autre preuve de la nécessité de cet élément pour la combustion même d’une matière qui ne paraît être composée que de feu. Nous démontrerons dans la suite que l’air est contenu dans l’eau sous une forme moyenne, entre l’état d’élasticité et celui de fixité ; le feu paraît être dans le phosphore à peu près dans ce même état moyen, car, de même que l’air se dégage de l’eau dès que l’on diminue la pression de l’atmosphère, le feu se dégage du phosphore lorsqu’on fait cesser la pression de l’eau où l’on est obligé de le tenir submergé pour pouvoir le garder et empêcher son feu de s’exalter. Le phosphore semble contenir cet élément sous une forme obscure et condensée, et il paraît être pour le feu obscur ce qu’est le miroir ardent pour le feu lumineux, c’est-à-dire un moyen de condensation.

Mais sans nous soutenir plus longtemps à la hauteur de ces considérations générales, auxquelles je pourrai revenir lorsqu’il sera nécessaire, suivons d’une manière plus directe et plus particulière l’examen du feu ; tâchons de saisir ses effets et de les présenter sous un point de vue plus fixe qu’on ne l’a fait jusqu’ici.

L’action du feu sur les différentes substances dépend beaucoup de la manière dont on l’applique, et le produit de son action sur une même substance paraîtra différent selon la façon dont il est administré. J’ai pensé qu’on devait considérer le feu dans trois états différents, le premier relatif à sa vitesse, le second à son volume, et le troisième à sa masse : sous chacun de points de vue, cet élément si simple, si uniforme en apparence, paraîtra, pour ainsi dire, un élément différent. On augmente la vitesse du feu sans en augmenter le volume apparent, toutes les fois que dans un espace donné et rempli de matières combustibles on presse l’action et le développement du feu en augmentant la vitesse de l’air par des soufflets, des trompes, des ventilateurs, des tuyaux d’aspiration, etc., qui tous accélèrent plus ou moins la rapidité de l’air dirigé sur le feu : ce qui comprend, comme l’on voit, tous les instruments, tous les fourneaux à vent, depuis les grands fourneaux de forges jusqu’à la lampe des émailleurs.

On augmente l’action du feu par son volume toutes les fois qu’on accumule une grande quantité de matières combustibles et qu’on en fait rouler la chaleur et la flamme dans des fourneaux de réverbère : ce qui comprend, comme l’on sait, les fourneaux de nos manufactures de glaces, de cristal, de verre, de porcelaine, de poterie, et aussi ceux où l’on fond tous les métaux et les minéraux, à l’exception du fer ; le feu agit ici par son volume et n’a que sa propre vitesse, puisqu’on n’en augmente pas la rapidité par des soufflets ou d’autres instruments qui portent l’air sur le feu. Il est vrai que la forme des tisards, c’est-à-dire des ouvertures principales par où ces fourneaux tirent l’air, contribue à l’attirer plus puissamment qu’il ne le serait en espace libre ; mais cette augmentation de vitesse est très peu considérable en comparaison de la grande rapidité que lui donnent les soufflets : par ce dernier procédé on accélère l’action du feu qu’on aiguise par l’air autant qu’il est possible ; par l’autre procédé on l’augmente en concentrant sa flamme en grand volume.

Il y a, comme l’on voit, plusieurs moyens d’augmenter l’action du feu, soit qu’on veuille le faire agir par sa vitesse ou par son volume ; mais il n’y en a qu’un seul par lequel on puisse augmenter sa masse, c’est de le réunir au foyer d’un miroir ardent. Lorsqu’on reçoit sur un miroir réfringent ou réflexif les rayons du soleil, ou même ceux d’un feu bien allumé, on les réunit dans un espace d’autant moindre que le miroir est plus grand et le foyer plus court. Par exemple, avec un miroir de quatre pieds de diamètre et d’un pouce de foyer, il est clair que la quantité de lumière ou de feu qui tombe sur le miroir de quatre pieds se trouvant réunie dans l’espace d’un pouce, serait deux mille trois cent quatre fois plus dense qu’elle ne l’était, si toute la matière incidente arrivait sans perte à ce foyer. Nous verrons ailleurs ce qui s’en perd effectivement, mais il nous suffit ici de faire sentir que quand même cette perte serait des deux tiers ou des trois quarts, la masse du feu concentré au foyer de ce miroir sera toujours six ou sept cents fois plus dense qu’elle ne l’était à la surface du miroir. Ici, comme dans tous les autres cas, la masse accroît par la contraction du volume, et le feu dont on augmente la densité a toutes les propriétés d’une masse de matière : car indépendamment de l’action de la chaleur par laquelle il pénètre les corps, il les pousse et les déplace comme le ferait un corps solide en mouvement qui en choquerait un autre. On pourra donc augmenter par ce moyen la densité ou la masse du feu, d’autant plus qu’on perfectionnera davantage la construction des miroirs ardents.

Or, chacune de ces trois manières d’administrer le feu et d’en augmenter ou la vitesse, ou le volume, ou la masse, produit sur les mêmes substances des effets souvent très différents ; on calcine par l’un de ces moyens ce que l’on fond par l’autre ; on volatilise par le dernier ce qui paraît réfractaire au premier : en sorte que la même matière donne des résultats si peu semblables qu’on ne peut compter sur rien, à moins qu’on ne la travaille en même temps ou successivement par ces trois moyens ou procédés que nous venons d’indiquer, ce qui est une route plus longue, mais la seule qui puisse nous conduire à la connaissance exacte de tous les rapports que les diverses substances peuvent avoir avec l’élément du feu. Et de la même manière que je divise en trois procédés généraux l’administration de cet élément, je divise de même en trois classes toutes les matières que l’on peut soumettre à son action. Je mets à part pour un moment celles qui sont purement combustibles et qui proviennent immédiatement des animaux et des végétaux, et je divise toutes les matières minérales en trois classes relativement à l’action du feu : la première est celle des matières que cette action, longtemps continuée, rend plus légères, comme le fer[NdÉ 16] ; la seconde, celle des matières que cette même action du feu rend plus pesantes, comme le plomb ; et la troisième classe est celle des matières sur lesquelles, comme sur l’or, cette action du feu ne paraît produire aucun effet sensible, puisqu’elle n’altère point leur pesanteur ; toutes les matières existantes et possibles, c’est-à-dire toutes les substances simples et composées, seront nécessairement comprises dans l’une de ces trois classes. Ces expériences par les trois procédés, qui ne sont pas difficiles à faire et qui ne demandent que de l’exactitude et du temps, pourraient nous découvrir plusieurs choses utiles et seraient très nécessaires pour fonder sur des principes réels la théorie de la chimie : cette belle science, jusqu’à nos jours, n’a porté que sur une nomenclature précaire et sur des mots d’autant plus vagues qu’ils sont plus généraux. Le feu étant, pour ainsi dire, le seul instrument de cet art, et sa nature n’étant point connue non plus que ses rapports avec les autres corps, on ne sait ni ce qu’il y met ni ce qu’il en ôte ; on travaille donc à l’aveugle, et l’on ne peut arriver qu’à des résultats obscurs que l’on rend encore plus obscurs en les érigeant en principes. Le phlogistique, le minéralisateur, l’acide, l’alcali, etc., ne sont que des termes créés par la méthode, dont les définitions sont adoptées par convention, et ne répondent à aucune idée claire et précise, ni même à aucun être réel. Tant que nous ne connaîtrons pas mieux la nature du feu, tant que nous ignorerons ce qu’il ôte ou donne aux matières qu’on soumet à son action, il ne sera pas possible de prononcer sur la nature de ces mêmes matières d’après les opérations de la chimie, puisque chaque matière à laquelle le feu ôte ou donne quelque chose n’est plus la substance simple que l’on voudrait connaître, mais une matière composée et mélangée, ou dénaturée et changée par l’addition ou la soustraction d’autres matières que le feu en enlève ou y fait entrer.

Prenons pour exemple de cette addition et de cette soustraction le plomb et le marbre ; par la simple calcination l’on augmente le poids du plomb de près d’un quart, et l’on diminue celui du marbre de près de moitié ; il y a donc un quart de matière inconnue que le feu donne au premier, et une moitié d’autre matière également inconnue qu’il enlève au second ; tous les raisonnements de la chimie ne nous ont pas démontré jusqu’ici ce que c’est que cette matière donnée ou enlevée par le feu ; et il est évident que lorsqu’on travaille sur le plomb et sur le marbre après leur calcination, ce ne sont plus ces matières simples que l’on traite, mais d’autres matières dénaturées et composées par l’action du feu. Ne serait-il donc pas nécessaire avant tout de procéder d’après les vues que je viens d’indiquer, de voir d’abord sous un même coup d’œil toutes les matières que le feu ne change ni n’altère, ensuite celles que le feu détruit ou diminue, et enfin celles qu’il augmente et compose en s’incorporant avec elles ?

Mais examinons de plus près la nature du feu, considéré en lui-même. Puisque c’est une substance matérielle, il doit être sujet à la loi générale à laquelle toute matière est soumise, il est le moins pesant de tous les corps, mais cependant il pèse ; et quoique ce que nous avons dit précédemment suffise pour le prouver évidemment, nous le démontrerons encore par des expériences palpables, et que tout le monde sera en état de répéter aisément. On pourrait d’abord soupçonner par la pesanteur réciproque des astres que le feu en grande masse est pesant ainsi que toute autre matière, car les astres qui sont lumineux comme le soleil, dont toute la substance paraît être de feu, n’en exercent pas moins leur force d’attraction à l’égard des astres qui ne le sont pas ; mais nous démontrerons que le feu même en très petit volume est réellement pesant, qu’il obéit comme toute autre matière à la loi générale de la pesanteur, et que par conséquent il doit avoir de même des rapports d’affinité avec les autres corps ; en avoir plus ou moins avec telle ou telle substance, et n’en avoir que peu ou point du tout avec beaucoup d’autres. Toutes celles qu’il rendra plus pesantes, comme le plomb, seront celles avec lesquelles il aura le plus d’affinité, et en le supposant appliqué au même degré et pendant un temps égal, celles de ces matières qui gagneront le plus en pesanteur seront aussi celles avec lesquelles cette affinité sera la plus grande. Un des effets de cette affinité dans chaque matière est de retenir la substance même du feu et de se l’incorporer, et cette incorporation suppose que non seulement le feu perd sa chaleur et son élasticité, mais même tout son mouvement, puisqu’il se fixe dans ces corps et en devient partie constituante. Il y a donc lieu de croire qu’il en est du feu comme de l’air, qui se trouve sous une forme fixe et concrète dans presque tous les corps, et l’on peut espérer qu’à l’exemple du docteur Hales[15], qui a su dégager cet air fixé dans tous les corps et en évaluer la quantité, il viendra quelque jour un physicien habile qui trouvera les moyens de distraire le feu de toutes les matières où il se trouve sous une forme fixe ; mais il faut auparavant faire la table de ces matières, en établissant par l’expérience les différents rapports dans lesquels le feu se combine avec toutes les substances qui lui sont analogues, et se fixe en plus ou moins grande quantité, selon que ces substances ont plus ou moins de force pour le retenir.

Car il est évident que toutes les matières dont la pesanteur augmente par l’action du feu sont douées d’une force attractive, telle que son effet est supérieur à celui de la force expansive dont les particules du feu sont animées ; puisque celle-ci s’amortit et s’éteint, que son mouvement cesse, et que d’élastiques et fugitives qu’étaient ces particules ignées, elles deviennent fixes, solides et prennent une forme concrète. Ainsi les matières qui augmentent de poids par le feu comme l’étain, le plomb, les fleurs de zinc, etc., et toutes les autres qu’on pourra découvrir, sont des substances qui, par leur affinité avec le feu, l’attirent et se l’incorporent. Toutes les matières, au contraire, qui, comme le fer, le cuivre, etc., deviennent plus légères à mesure qu’on les calcine, sont des substances dont la force attractive, relativement aux particules ignées, est moindre que la force expansive du feu ; et c’est ce qui fait que le feu, au lieu de se fixer dans ces matières, en enlève au contraire et en chasse les parties les moins liées qui ne peuvent résister à son impulsion. Enfin celles qui, comme l’or, le platine, l’argent, le grès, etc., ne perdent ni n’acquièrent par l’application du feu, et qu’il ne fait, pour ainsi dire, que traverser sans en rien enlever et sans y rien laisser, sont des substances qui, n’ayant aucune affinité avec le feu et ne pouvant se joindre avec lui, ne peuvent par conséquent ni le retenir ni l’accompagner en se laissant enlever. Il est évident que les matières des deux premières classes ont avec le feu un certain degré d’affinité, puisque celles de la seconde classe se chargent du feu qu’elles retiennent, et que le feu se charge de celles de la première classe et qu’il les emporte, au lieu que les matières de la troisième classe auxquelles il ne donne ni n’ôte rien, n’ont aucun rapport d’affinité ou d’attraction avec lui, et sont, pour ainsi dire, indifférentes à son action, qui ne peut ni les dénaturer ni même les altérer.

Cette division de toutes les matières en trois classes relatives à l’action du feu, n’exclut pas la division plus particulière et moins absolue de toutes les matières en deux autres classes, qu’on a jusqu’ici regardées comme relatives à leur propre nature, qui, dit-on, est toujours vitrescible ou calcaire. Notre nouvelle division n’est qu’un point de vue plus élevé, sous lequel il faut les considérer pour tâcher d’en déduire la connaissance même de l’agent qu’on emploie par les différents rapports que le feu peut avoir avec toutes les substances auxquelles on l’applique : faute de comparer ou de combiner ces rapports, ainsi que les moyens qu’on emploie pour appliquer le feu, je vois qu’on tombe tous les jours dans des contradictions apparentes, et même dans des erreurs très préjudiciables[16].

On pourrait donc dire avec les naturalistes que tout est vitrescible dans la nature, à l’exception de ce qui est calcaire ; que les quartz, les cristaux, les pierres précieuses, les cailloux, les grès, les granites, porphyres, agates, ardoises, gypses, argiles, les pierres ponces, les laves, les amiantes avec tous les métaux et autres minéraux, sont vitrifiables par le feu de nos fourneaux, ou par celui des miroirs ardents ; tandis que les marbres, les albâtres, les pierres, les craies, les marnes et les autres substances qui proviennent du détriment des coquilles et des madrépores ne peuvent se réduire en fusion par ces moyens. Cependant je suis persuadé que si l’on vient à bout d’augmenter encore la force des fourneaux, et surtout la puissance des miroirs ardents, on arrivera au point de faire fondre ces matières calcaires qui paraissent être d’une nature différente de celle des autres ; puisqu’il y a mille et mille raisons de croire qu’au fond leur substance est la même, et que le verre est la base commune de toutes les matières terrestres.

Par les expériences que j’ai pu faire moi-même pour comparer la force du feu selon qu’on emploie, ou sa vitesse ou son volume ou sa masse, j’ai trouvé que le feu des plus grands et des plus puissants fourneaux de verrerie, n’est qu’un feu faible en comparaison de celui des fourneaux à soufflets, et que le feu produit au foyer d’un bon miroir ardent est encore plus fort que celui des plus grands fourneaux de forge. J’ai tenu pendant trente-six heures dans l’endroit le plus chaud du fourneau de Rouelle en Bourgogne, où l’on fait des glaces aussi grandes et aussi belles qu’à Saint-Gobain en Picardie, et où le feu est aussi violent ; j’ai tenu, dis-je, pendant trente-six heures à ce feu, de la mine de fer, sans qu’elle se soit fondue, ni agglutinée, ni même altérée en aucune manière ; tandis qu’en moins de douze heures cette mine coule en fonte dans les fourneaux de ma forge : ainsi ce dernier feu est bien supérieur à l’autre. De même j’ai fondu ou volatilisé au miroir ardent plusieurs matières que, ni le feu des fourneaux de réverbère, ni celui des plus puissants soufflets n’avait pu faire fondre, et je me suis convaincu que ce dernier moyen est le plus puissant de tous ; mais je renvoie à la partie expérimentale de mon ouvrage le détail de ces expériences importantes, dont je me contente d’indiquer ici le résultat général.

On croit vulgairement que la flamme est la partie la plus chaude du feu ; cependant rien n’est plus mal fondé que cette opinion, car on peut démontrer le contraire par les expériences les plus aisées et les plus familières. Présentez à un feu de paille ou même à la flamme d’un fagot qu’on vient d’allumer, un linge pour le sécher ou le chauffer, il vous faudra le double et le triple du temps pour lui donner le degré de sécheresse ou de chaleur bien que vous lui donnerez en l’exposant à un brasier sans flamme, ou même à un poêle chaud. La flamme a été très bien caractérisée par Newton, lorsqu’il l’a définie une fumée brûlante (flamma est fumus candens)[NdÉ 17], et cette fumée ou vapeur qui brûle n’a jamais la même quantité, la même intensité de chaleur que le corps combustible duquel elle s’échappe ; seulement en s’élevant et s’étendant au loin elle a la propriété de communiquer le feu, et de le porter plus loin que ne s’étend la chaleur du brasier, qui seule ne suffirait pas pour le communiquer même de près.

Cette communication du feu mérite une attention particulière. J’ai vu, après y avoir réfléchi, que pour la bien entendre il fallait s’aider non seulement des faits qui paraissent y avoir rapport, mais encore de quelques expériences nouvelles dont le succès ne me paraît laisser aucun doute sur la manière dont se fait cette opération de la nature. Qu’on reçoive dans un moule deux ou trois milliers de fer au sortir du fourneau, ce métal perd en peu de temps son incandescence, et cesse d’être rouge après une heure ou deux, suivant l’épaisseur plus ou moins grande du lingot. Si dans ce moment qu’il cesse de nous paraître rouge on le tire du moule, les parties inférieures seront encore rouges, mais perdront cette couleur en peu de temps. Or, tant que le rouge subsiste on pourra enflammer, allumer les matières combustibles qu’on appliquera sur ce lingot ; mais dès qu’il a perdu cet état d’incandescence, il y a des matières en grand nombre qu’il ne peut plus enflammer ; et cependant la chaleur qu’il répand est peut-être cent fois plus grande que celle d’un feu de paille qui néanmoins communiquerait l’inflammation à toutes ces matières ; cela m’a fait penser que la flamme étant nécessaire à la communication du feu, il y avait de la flamme dans toute incandescence : la couleur rouge semble en effet nous l’indiquer ; mais par l’habitude où l’on est de ne regarder comme flamme que cette matière légère qu’agite et qu’emporte l’air, on n’a pas pensé qu’il pouvait y avoir de la flamme assez dense pour ne pas obéir comme la flamme commune à l’impulsion de l’air ; et c’est ce que j’ai voulu vérifier par quelques expériences, en approchant par degrés de ligne ou de demi-ligne, des matières combustibles près de la surface du métal en incandescence et dans l’état qui suit l’incandescence[17].

Je suis donc convaincu que les matières incombustibles et même les plus fixes, telles que l’or et l’argent, sont, dans l’état d’incandescence, environnées d’une flamme dense qui ne s’étend qu’a une très petite distance et qui, pour ainsi dire, est attachée à leur surface, et je conçois aisément que, quand la flamme devient dense à un certain degré elle cesse d’obéir à la fluctuation de l’air. Cette couleur blanche ou rouge, qui sort de tous les corps en incandescence et vient frapper nos yeux, est l’évaporation de cette flamme dense qui environne le corps en se renouvelant incessamment à sa surface ; et la lumière du soleil même n’est-elle pas l’évaporation de cette flamme dense dont brille sa surface avec si grand éclat ? Cette lumière ne produit-elle pas, lorsqu’on la condense, les mêmes effets que la flamme la plus vive ? ne communique-t-elle pas le feu avec autant de promptitude et d’énergie ? ne résiste-t-elle pas comme notre flamme dense à l’impulsion de l’air ? ne suit-elle pas toujours une route directe que le mouvement de l’air ne peut ni contrarier ni changer, puisqu’en soufflant, comme je l’ai éprouvé, avec un fort soufflet sur le cône lumineux d’un miroir ardent, on ne diminue point du tout l’action de la lumière dont il est composé, et qu’on doit la regarder comme une vraie flamme plus pure et plus dense que toutes les flammes de nos matières combustibles ?

C’est donc par la lumière que le feu se communique, et la chaleur seule ne peut produire le même effet que quand elle devient assez forte pour être lumineuse. Les métaux, les cailloux, les grès, les briques, les pierres calcaires, quel que puisse être leur degré différent de chaleur, ne pourront enflammer d’autres corps que quand ils seront devenus lumineux. L’eau elle-même, cet élément destructeur du feu, et par lequel seul nous pouvons en empêcher la communication, le communique néanmoins lorsque dans un vaisseau bien fermé, tel que celui de la marmite de Papin[18], on la pénètre d’une assez grande quantité de feu pour la rendre lumineuse, et capable de fondre le plomb et l’étain, tandis que quand elle n’est que bouillante, loin de propager et de communiquer le feu, elle l’éteint sur-le-champ. Il est vrai que la chaleur seule suffit pour préparer et disposer les corps combustibles à l’inflammation, et les autres à l’incandescence ; la chaleur chasse des corps toutes les parties humides, c’est-à-dire l’eau qui de toutes les matières est celle qui s’oppose plus à l’action du feu ; et ce qui est remarquable, c’est que cette même chaleur qui dilate tous les corps ne laisse pas de les durcir en les séchant ; je l’ai reconnu cent fois, en examinant les pierres de mes grands fourneaux, surtout les pierres calcaires, elles prennent une augmentation de dureté proportionnée au temps qu’elles ont éprouvé la chaleur ; celles, par exemple, des parois extérieures du fourneau, et qui ont reçu sans interruption, pendant cinq ou six mois de suite, quatre-vingts ou quatre-vingt-cinq degrés ce chaleur constante, deviennent si dures qu’on a de la peine à les entamer avec les instruments ordinaires du tailleur de pierre ; on dirait qu’elles ont changé de qualité, quoique néanmoins elles la conservent à tous autres égards, car ces mêmes pierres n’en font pas moins de la chaux comme les autres lorsqu’on leur applique le degré de feu nécessaire à cette opération.

Ces pierres devenues dures par la longue chaleur qu’elles ont éprouvée, deviennent en même temps spécifiquement plus pesantes[19] ; de là, j’ai cru devoir tirer une induction qui prouve et même confirme pleinement que la chaleur, quoique en apparence toujours fugitive, et jamais stable dans les corps qu’elle pénètre, et dont elle semble constamment s’efforcer de sortir, y dépose néanmoins d’une manière très stable beaucoup de parties qui s’y fixent et remplacent en quantité, même plus grande, les parties aqueuses et autres qu’elle en a chassées. Mais ce qui paraît contraire ou du moins très difficile à concilier ici, c’est que cette même pierre calcaire qui devient spécifiquement plus pesante par l’action d’une chaleur modérée, longtemps continuée, devient tout à coup plus légère de près d’une moitié de son poids dès qu’on la soumet au grand feu nécessaire à sa calcination[NdÉ 18], et qu’elle perd en même temps non seulement toute la dureté qu’elle avait acquise par l’action de la simple chaleur, mais même sa dureté naturelle, c’est-à-dire la cohérence de ses parties constituantes ; effet singulier dont je renvoie l’explication à l’article suivant où je traiterai de l’air, de l’eau et de la terre ; parce qu’il me paraît tenir encore plus à la nature de ces trois éléments qu’à celle de l’élément du feu.

Mais c’est ici le lieu de parler de la calcination prise généralement, elle est pour les corps fixes et incombustibles ce qu’est la combustion pour les matières volatiles et inflammables ; la calcination a besoin, comme la combustion, du secours de l’air ; elle s’opère d’autant plus vite qu’on lui fournit une plus grande quantité d’air, sans cela le feu le plus violent ne peut rien calciner, rien enflammer que les matières qui contiennent en elles-mêmes, et qui fournissent à mesure qu’elles brûlent ou se calcinent tout l’air à la combustion ou à la calcination des substances avec lesquelles ont le mêle. Cette nécessité du concours de l’air dans la calcination comme dans la combustion, indique qu’il y a plus de choses communes entre elles qu’on ne l’a soupçonné[NdÉ 19]. L’application du feu est le principe de toutes deux, celle de l’air en est la cause seconde et presque aussi nécessaire que la première ; mais ces deux causes se combinent inégalement, selon qu’elles agissent en plus ou moins de temps, avec plus ou moins de force sur des substances différentes ; il faut pour en raisonner juste se rappeler les effets de la calcination, et les comparer entre eux et avec ceux de la combustion.

La combustion s’opère promptement et quelquefois se fait en un instant ; la calcination est toujours plus lente, et quelquefois si longue qu’on la croit impossible : à mesure que les matières sont plus inflammables et qu’on leur fournit plus d’air, la combustion s’en fait avec plus de rapidité ; et par la raison inverse, à mesure que les matières sont plus incombustibles la calcination s’en fait avec plus de lenteur. Et lorsque les parties constituantes d’une substance telle que l’or, sont non seulement incombustibles, mais paraissent si fixes qu’on ne peut les volatiliser, la calcination ne produit aucun effet, quelque violente qu’elle puisse être. On doit donc considérer la calcination et la combustion comme des effets du même ordre, dont les extrêmes nous sont désignés par le phosphore qui est le plus inflammable de tous les corps, et par l’or qui de tous est le plus fixe et le moins combustible ; toutes les substances comprises entre ces deux extrêmes seront plus ou moins sujettes aux effets de la combustion ou de la calcination, selon qu’elles s’approcheront plus ou moins de ces deux extrêmes ; de sorte que dans les points milieux, il se trouvera des substances qui éprouveront au feu combustion et calcination en degré presque égal : d’où nous pouvons conclure, sans craindre de nous tromper, que toute calcination est toujours accompagnée d’un peu de combustion, et que de même toute combustion est accompagnée d’un peu de calcination. Les cendres et autres résidus des matières les plus combustibles ne démontrent-ils pas que le feu a calciné toutes les parties qu’il n’a pas brûlées, et que par conséquent un peu de calcination se trouve ici avec beaucoup de combustion ? La petite flamme qui s’élève de la plupart des matières qu’on calcine, ne démontre-t-elle pas de même qu’il s’y fait un peu de combustion ? Ainsi nous ne devons pas séparer ces deux effets si nous voulons bien saisir les résultats de l’action du feu sur les différentes substances auxquelles on l’applique.

Mais, dira-t-on, la combustion détruit les corps ou du moins en diminue toujours le volume ou la masse en raison de la quantité de matière qu’elle enlève ou consume ; la calcination fait souvent le contraire, et augmente la pesanteur d’un grand nombre de matières ; doit-on dès lors considérer ces deux effets, dont les résultats sont si contraires, comme des effets du même ordre ? L’objection paraît fondée et mérite réponse, d’autant que c’est ici le point le plus difficile de la question. Je crois néanmoins pouvoir y satisfaire pleinement. Considérons pour cela une matière dans laquelle nous supposerons moitié de parties fixes et moitié de parties volatiles ou combustibles ; il arrivera, par l’application du feu, que toutes ces parties volatiles ou combustibles seront enlevées ou brûlées, et par conséquent séparées de la masse totale ; dès lors cette masse ou quantité de matière se trouvera diminuée de moitié, comme nous le voyons dans les pierres calcaires qui perdent au feu près de la moitié de leur poids. Mais si l’on continue à appliquer le feu pendant un très long temps à cette moitié toute composée de parties fixes, n’est-il pas facile de concevoir que toute combustion, toute volatilisation étant cessées, cette matière, au lieu de continuer à perdre de sa masse, doit au contraire en acquérir aux dépens de l’air et du feu dont on ne cesse de la pénétrer : et celles qui, comme le plomb, ne perdent rien, mais gagnent par l’application du feu, sont des matières déjà calcinées, préparées par la nature au degré où la combustion a cessé, et susceptibles par conséquent d’augmenter de pesanteur dès les premiers instants de l’application du feu ? Nous avons vu que la lumière s’amortit et s’éteint à la surface de tous les corps qui ne la réfléchissent pas ; nous avons vu que la chaleur par sa longue résidence, se fixe en partie dans les matières qu’elle pénètre ; nous savons que l’air presque aussi nécessaire à la calcination qu’à la combustion, et toujours d’autant plus nécessaire à la calcination que les matières ont plus de fixité, se fixe lui-même dans l’intérieur des corps et en devient partie constituante ; dès lors n’est-il pas très naturel de penser que cette augmentation de pesanteur ne vient que de l’addition des particules de lumière, de chaleur et d’air qui se sont enfin fixées et unies à une matière, contre laquelle elles ont fait tant d’efforts sans pouvoir ni l’enlever ni la brûler[NdÉ 20] ? Cela est si vrai, que, quand on leur présente ensuite une substance combustible avec laquelle elles ont bien plus d’analogie ou plutôt de conformité de nature, elles s’en saisissent avidement, quittent la matière fixe à laquelle elles n’étaient, pour ainsi dire, attachées que par force, reprennent par conséquent leur mouvement naturel, leur élasticité, leur volatilité, et partent toutes avec la matière combustible à laquelle elles viennent de se joindre. Dès lors le métal ou la matière calcinée, à laquelle vous avez rendu ces parties volatiles qu’elle avait perdues par sa combustion, reprend sa première forme, et sa pesanteur se trouve diminuée de toute la quantité des particules de feu et d’air qui s’étaient fixées, et qui viennent d’être enlevées par cette nouvelle combustion. Tout cela s’opère par la seule loi des affinités ; et après ce qui vient d’être dit, il me semble qu’il n’y a plus de difficulté à concevoir comment la chaux d’un métal se réduit, que d’entendre comment il se précipite en dissolution : la cause est la même et les effets sont pareils. Un métal, dissous par un acide, se précipite lorsqu’on présente à cet acide une autre substance avec laquelle il a plus d’affinité qu’avec le métal, l’acide le quitte alors et le laisse tomber ; de même ce métal calciné, c’est-à-dire chargé de parties d’air, de chaleur et de feu qui, s’étant fixées, le tiennent sous la forme d’une chaux se précipitera, ou si l’on veut se réduira lorsqu’on présentera à ce feu et à cet air fixés des matières combustibles avec lesquelles ils ont bien plus d’affinité qu’avec le métal qui reprendra sa première forme dès qu’il sera débarrassé de cet air et de ce feu superflus[NdÉ 21], et qu’il aura repris, aux dépens des matières combustibles qu’on lui présente, les parties volatiles qu’il avait perdues.

Cette explication me paraît si simple et si claire, que je ne vois pas ce qu’on peut y opposer. L’obscurité de la chimie vient en grande partie de ce qu’on en a peu généralisé les principes, et qu’on ne les a pas réunis à ceux de la haute physique. Les chimistes ont adopté les affinités sans les comprendre, c’est-à-dire sans entendre le rapport de la cause à l’effet, qui, néanmoins, n’est autre que celui de l’attraction universelle ; ils ont créé leur phlogistique sans savoir ce que c’est, et cependant c’est de l’air et du feu fixes ; ils ont formé, à mesure qu’ils en ont eu besoin, des êtres idéaux[NdÉ 22], des minéralisateurs, des terres mercurielles, des noms, des termes d’autant plus vagues que l’acception en est plus générale. J’ose dire que M. Macquer[20] et M. de Morveau[21] sont les premiers de nos chimistes qui aient commencé à parler français[22]. Cette science va donc naître, puisqu’on commence à la parler ; et on la parlera d’autant mieux, on l’entendra d’autant plus aisément, qu’on en bannira le plus de mots techniques, qu’on renoncera de meilleure foi à tous ces petits principes secondaires tirés de la méthode, qu’on s’occupera davantage de les déduire des principes généraux de la mécanique rationnelle, qu’on cherchera avec plus de soin à les ramener aux lois de la nature, et qu’on sacrifiera plus volontiers la commodité d’expliquer d’une manière précaire et selon l’art les phénomènes de la composition ou de la décomposition des substances à la difficulté de les présenter pour tels qu’ils sont, c’est-à-dire pour des effets particuliers dépendant d’effets plus généraux qui sont les seules vraies causes, les seuls principes réels auxquels on doive s’attacher si l’on veut avancer la science de la philosophie naturelle.

Je crois avoir démontré[23] que toutes les petites lois des affinités chimiques, qui paraissent si variables, si différentes entre elles, ne sont cependant pas autres que la loi générale de l’attraction commune à toute la matière ; que cette grande loi, toujours constante, toujours la même, ne paraît varier que par son expression, qui ne peut pas être la même lorsque la figure des corps entre comme élément dans leur distance. Avec cette nouvelle clef, on pourra scruter les secrets les plus profonds de la nature, on pourra parvenir à connaître la figure des parties primitives des différentes substances, assigner les lois et les degrés de leurs affinités, déterminer les formes qu’elles prendront en se réunissant, etc.[NdÉ 23] Je crois de même avoir fait entendre comment l’impulsion dépend de l’attraction, et que, quoiqu’on puisse la considérer comme une force différente, elle n’est néanmoins qu’un effet particulier de cette force unique et générale. J’ai présenté la communication du mouvement comme impossible autrement que par le ressort ; d’où j’ai conclu que tous les corps de la nature sont plus ou moins élastiques, et qu’il n’y en a aucun qui soit parfaitement dur, c’est-à-dire entièrement privé de ressort, puisque tous sont susceptibles de recevoir du mouvement. J’ai tâché de faire connaître comment cette force unique pouvait changer de direction, et d’attractive devenir tout à coup répulsive. Et de ces grands principes, qui tous sont fondés sur la mécanique rationnelle, j’ai essayé de déduire les principales opérations de la nature, telle que la production de la lumière, de la chaleur, du feu et de leur action sur les différentes substances : ce dernier objet, qui nous intéresse le plus, est un champ vaste, dont le défrichement suppose plus d’un siècle, et dont je n’ai pu cultiver qu’un espace médiocre, en remettant à des mains plus habiles ou plus laborieuses les instruments dont je me suis servi. Ces instruments sont les trois moyens d’employer le feu par sa vitesse, par son volume et par sa masse, en l’appliquant concurremment aux trois classes des substances, qui toutes, ou perdent ou gagnent, ou ne perdent ni ne gagnent par l’application du feu. Les expériences que j’ai faites sur le refroidissement des corps, sur la pesanteur réelle du feu, sur la nature de la flamme, sur le progrès de la chaleur, sur sa communication, sa déperdition, sa concentration, sur sa violente action sans flamme, etc., sont encore autant d’instruments qui épargneront beaucoup de travail à ceux qui voudront s’en servir, et produiront une très ample moisson de connaissances utiles.



SECONDE PARTIE

DE L’AIR, DE L’EAU ET DE LA TERRE

Nous avons vu que l’air est l’adminicule nécessaire et le premier aliment du feu[NdÉ 24], qui ne peut ni subsister, ni se propager, ni s’augmenter, qu’autant qu’il se l’assimile, le consomme ou l’emporte ; tandis que de toutes les substances matérielles, l’air est au contraire celle qui paraît exister le plus indépendamment et subsister le plus aisément, le plus constamment, sans le secours ou la présence du feu ; car, quoiqu’il ait habituellement la même chaleur à peu près que les autres matières à la surface de la terre, il pourrait s’en passer, et il lui en faut infiniment moins qu’à toute autre pour entretenir sa fluidité, puisque les froids les plus excessifs, soit naturels, soit artificiels, ne lui font rien perdre de sa nature ; que les condensations les plus fortes ne sont pas capables de rompre son ressort ; que le feu actif, ou plutôt actuellement en exercice sur les matières combustibles, est le seul agent qui puisse altérer sa nature en la raréfiant, c’est-à-dire en affaiblissant, en étendant son ressort jusqu’au point de le rendre sans effet et de détruire ainsi son élasticité. Dans cet état de trop grande expansion et d’affaiblissement extrême de son ressort, et dans toutes les nuances qui précèdent cet état, l’air est capable de reprendre son élasticité, à mesure que les vapeurs des matières combustibles qui l’avaient affaiblie s’évaporeront et s’en sépareront. Mais si le ressort a été totalement affaibli et si prodigieusement étendu qu’il ne puisse plus se resserrer ni se restituer, ayant perdu toute sa puissance élastique, l’air, de volatil qu’il était auparavant, devient une substance fixe qui s’incorpore avec les autres substances, et fait dès lors partie constituante de toutes celles auxquelles il s’unit par le contact ou dans lesquelles il pénètre à l’aide de la chaleur. Sous cette nouvelle forme, il ne peut plus abandonner le feu que pour s’unir comme matière fixe à d’autres matières fixes ; et, s’il en reste quelques parties inséparables du feu, elles font dès lors portion de cet élément, elles lui servent de base et se déposent avec lui dans les substances qu’ils échauffent et pénètrent ensemble. Cet effet, qui se dans toutes les calcinations, est d’autant plus sûr et d’autant plus sensible, que la chaleur est appliquée plus longtemps ; la combustion ne demande que peu de temps pour se faire même complètement, au lieu que toute calcination suppose beaucoup de temps ; il faut pour l’accélérer amener à la surface, c’est-à-dire présenter successivement à l’air les matières que l’on veut calciner, il faut les fondre ou les diviser en parties impalpables pour qu’elles offrent à cet air plus de superficie ; il faut même se servir de soufflets, moins pour augmenter l’ardeur du feu que pour établir un courant d’air sur la surface des matières si l’on veut presser leur calcination ; et pour la compléter avec tous ces moyens, il faut souvent beaucoup de temps[24], d’où l’on doit conclure qu’il faut aussi une assez longue résidence de l’air devenu fixe dans les substances terrestres pour qu’il s’établisse à demeure sous cette nouvelle forme.

Mais il n’est pas nécessaire que le feu soit violent pour faire perdre à l’air son élasticité ; le plus petit feu et même une chaleur très médiocre, dès qu’elle est immédiatement et constamment appliquée sur une petite quantité d’air, suffisent pour en détruire le ressort ; et pour que cet air sans ressort se fixe ensuite dans les corps il ne faut qu’un peu plus ou un peu moins de temps, selon le plus ou moins d’affinité qu’il peut avoir sous cette nouvelle forme avec les matières auxquelles il s’unit. La chaleur du corps des animaux et même des végétaux est encore assez puissante pour produire cet effet : les degrés de chaleur sont différents dans les différents genres d’animaux, et à commencer par les oiseaux, qui sont les plus chauds de tous, on passe successivement aux quadrupèdes, à l’homme, aux cétacés, qui le sont moins, aux reptiles, aux poissons, aux insectes, qui le sont beaucoup moins ; et enfin les végétaux, dont la chaleur est si petite, qu’elle a paru nulle aux observateurs[25] ; quoiqu’elle soit très réelle et qu’elle surpasse en hiver celle de l’atmosphère, j’ai observé sur un grand nombre de gros arbres coupés dans un temps froid que leur intérieur était très sensiblement chaud, et que cette chaleur durait pendant plusieurs minutes après leur abattage[NdÉ 25] : ce n’est pas le mouvement violent de la cognée ou le frottement brusque et réitéré de la scie qui produisent seuls cette chaleur : car en fendant ensuite ce bois avec des coins, j’ai vu qu’il était chaud à deux ou trois pieds de distance de l’endroit où l’on avait placé les coins, et que par conséquent il avait un degré de chaleur assez sensible dans tout son intérieur. Cette chaleur n’est que très médiocre tant que l’arbre est jeune et qu’il se porte bien ; mais dès qu’il commence à vieillir, le cœur s’échauffe par la fermentation de la sève, qui n’y circule plus avec la même liberté ; cette partie du centre prend en s’échauffant une teinte rouge qui est le premier indice du dépérissement de l’arbre et de la désorganisation du bois ; j’en ai manié des morceaux dans cet état qui étaient aussi chauds que si on les eut fait chauffer au feu[NdÉ 26]. Si les observateurs n’ont pas trouvé qu’il y eût aucune différence entre la température de l’air et la chaleur des végétaux, c’est qu’ils ont fait leurs observations en mauvaise saison, et qu’ils n’ont pas fait attention qu’en été la chaleur de l’air est aussi grande et plus grande que celle de l’intérieur d’un arbre, tandis qu’en hiver c’est tout le contraire : ils ne se sont pas souvenus que les racines ont constamment au moins le degré de chaleur de la terre qui les environne, et que cette chaleur de l’intérieur de la terre est pendant tout l’hiver considérablement plus grande que celle de l’air et de la surface de la terre refroidie par l’air ; ils ne se sont pas rappelé que les rayons du soleil tombant trop vivement sur les feuilles et sur les autres parties délicates des végétaux, non seulement les échauffent, mais les brûlent, qu’ils échauffent de même à un très grand degré l’écorce et le bois dont ils pénètrent la surface, dans laquelle ils s’amortissent et se fixent ; ils n’ont pas pensé que le mouvement seul de la sève, déjà chaude, est une cause nécessaire de chaleur, et que ce mouvement venant à augmenter par l’action du soleil ou d’une autre chaleur extérieure, celle des végétaux doit être d’autant plus grande que le mouvement de leur sève est plus accéléré, etc. Je n’insiste si longtemps sur ce point qu’à cause de son importance, l’uniformité du plan de la nature serait violée si ayant accordée à tous les animaux un degré de chaleur supérieur à celui des matières brutes, elle l’avait refusé aux végétaux qui, comme les animaux, ont leur espèce de vie[NdÉ 27].

Mais ici l’air contribue encore à la chaleur animale et vitale, comme nous avons vu haut qu’il contribuait à l’action du feu dans la combustion et la calcination des matières combustibles et calcinables[NdÉ 28]. Les animaux qui ont des poumons, et qui par conséquent respirent l’air, ont toujours plus de chaleur que ceux qui en sont privés ; et plus la surface intérieure des poumons est étendue et ramifiée en un plus grand nombre de cellules ou de bronches, plus en un mot elle présente de superficie à l’air que l’animal tire par l’inspiration, plus aussi son sang devient chaud et plus il communique de chaleur à toutes les parties du corps qu’il abreuve ou nourrit, et cette proportion a lieu dans tous les animaux connus. Les oiseaux ont, relativement au volume de leur corps, les poumons considérablement plus étendus que l’homme ou les quadrupèdes ; les reptiles, même ceux qui ont de la voix, comme les grenouilles, n’ont au lieu de poumons qu’une simple vessie ; les insectes qui n’ont que peu ou point de sang ne pompent l’air que par quelques trachées, etc. Aussi en prenant le degré de la température de la terre pour terme de comparaison, j’ai vu que cette chaleur étant supposée de 10 degrés, celle des oiseaux était de près de 33 degrés, celle de quelques quadrupèdes de plus de 31 1/2 degrés, celle de l’homme de 30 1/2 ou 31[26], tandis que celle des grenouilles n’est que de 15 ou 16, celle des poissons et des insectes de 11 à 12, c’est-à-dire la moindre de toutes, et à très peu près la même que celle des végétaux. Ainsi le degré de chaleur dans l’homme et dans les animaux dépend de la force et de l’étendue des poumons[NdÉ 29] : ce sont les soufflets de la machine animale, ils en entretiennent et augmentent le feu selon qu’ils sont plus ou moins puissants, et que leur mouvement est plus ou moins prompt. La seule difficulté est de concevoir comment ces espèces de soufflets (dont la construction est aussi supérieure à celle de nos soufflets d’usage que la nature est au-dessus de nos arts), peuvent porter l’air sur le feu qui nous anime[NdÉ 30] : feu dont le foyer paraît assez indéterminé, feu qu’on n’a pas même voulu qualifier de ce nom parce qu’il est sans flamme, sans fumée apparente, et que sa chaleur n’est que très médiocre et assez uniforme. Cependant si l’on considère que la chaleur et le feu sont des effets et même des éléments du même ordre ; si l’on se rappelle que la chaleur raréfie l’air, et qu’en étendant son ressort elle peut l’affaiblir au point de le rendre sans effet, on pourra penser que cet air tiré par nos poumons s’y raréfiant beaucoup doit perdre son ressort dans les bronches et dans les petites vésicules, où il ne peut pénétrer qu’en petit volume, et en bulles dont le ressort, déjà très étendu, sera bientôt détruit par la chaleur du sang artériel et veineux : car ces vaisseaux du sang ne sont séparés des vésicules pulmonaires qui reçoivent l’air que par des cloisons si minces, qu’elles laissent aisément passer cet air dans le sang, où il ne peut manquer de produire le même effet que sur le feu commun, parce que le degré de chaleur de ce sang est plus que suffisant pour détruire en entier l’élasticité des particules d’air, les fixer et les entraîner sous cette nouvelle forme dans toutes les voies de la circulation. Le feu du corps animal ne diffère du feu commun que du moins au plus, le degré de chaleur est moindre : dès lors il n’y a point de flamme, parce que les vapeurs qui s’élèvent et qui représentent la fumée de ce feu n’ont pas assez de chaleur pour s’enflammer ou devenir ardentes, et qu’étant d’ailleurs mêlées de beaucoup de parties humides qu’elles enlèvent avec elles, ces vapeurs ou cette fumée ne peuvent ni s’allumer ni brûler[27] : tous les autres effets sont absolument les mêmes ; la respiration d’un petit animal absorbe autant d’air que la lumière d’une chandelle ; dans des vaisseaux fermés, de capacités égales, l’animal meurt en même temps que la chandelle s’éteint ; rien ne peut démontrer plus évidemment que le feu de l’animal et celui de la chandelle ou de toute autre matière combustible allumée, sont des feux non seulement du même ordre, mais d’une seule et même nature, auxquels le secours de l’air est également nécessaire, et qui tous deux se l’approprient de la même manière, l’absorbent comme aliment, l’entraînent dans leur route ou le déposent sous une forme fixe dans les substances qu’ils pénètrent[NdÉ 31].

Les végétaux et la plupart des insectes n’ont, au lieu de poumons, que des tuyaux aspiratoires, des espèces de trachées par lesquelles ils ne laissent pas de pomper tout l’air qui leur est nécessaire : on le voit passer en bulles très sensibles dans la sève de la vigne ; il est non seulement pompé par les racines, mais souvent même par les feuilles ; il fait partie, et partie très essentielle, de la nourriture du végétal qui dès lors se l’assimile, le fixe et le conserve. Le petit degré de la chaleur végétale, joint à celui de la chaleur du soleil, suffit pour détruire le ressort de l’air contenu dans la sève, surtout lorsque cet air qui n’a pu être admis dans le corps de la plante et arriver à la sève qu’après avoir passé par des tuyaux très serrés, se trouve divisé en particules presque infiniment petites que le moindre degré de chaleur suffit pour rendre fixes. L’expérience confirme pleinement tout ce que je viens d’avancer : les matières animales et végétales contiennent toutes une très grande quantité de cet air fixe, et c’est en quoi consiste l’un des principes de leur inflammabilité ; toutes les matières combustibles contiennent beaucoup d’air, tous les animaux et les végétaux, toutes leurs parties, tous leurs détriments, toutes les matières qui en proviennent, toutes les mêmes substances où ces détriments se trouvent mélangés, contiennent plus ou moins d’air fixe, et la plupart renferment aussi une certaine quantité d’air élastique. On ne peut douter de ces faits, dont la certitude est acquise par les belles expériences du docteur Hales, et dont les chimistes ne me paraissent pas avoir senti toute la valeur, car ils auraient reconnu depuis longtemps que l’air fixe doit jouer en grande partie le rôle de leur phlogistique, ils n’auraient pas adopté ce terme nouveau qui ne répond à aucune idée précise, et ils n’en auraient pas fait la base de toutes leurs explications des phénomènes chimiques, ils ne l’auraient pas donné pour un être identique et toujours le même, puisqu’il est composé d’air et de feu, tantôt dans un état fixe et tantôt dans celui de la plus grande volatilité. Et ceux d’entre eux qui ont regardé le phlogistique comme le produit du feu élémentaire ou de la lumière se sont moins éloignés de la vérité, parce que le feu ou la lumière produisent, par le secours de l’air, tous les effets du phlogistique.

Les minéraux qui, comme les soufres et les pyrites contiennent dans leur substance une quantité plus ou moins grande des détriments ultérieurs des animaux et des végétaux, renferment dès lors des parties combustibles qui, comme toutes les autres, contiennent plus ou moins d’air fixe, mais toujours beaucoup moins que les substances purement animales ou végétales : on peut également leur enlever cet air fixe par la combustion ; on peut aussi le dégager par le moyen de l’effervescence, et dans les matières animales et végétales on le dégage par la simple fermentation, qui, comme la combustion, a toujours besoin d’air pour s’opérer. Ceci s’accorde si parfaitement avec l’expérience, que je ne crois pas devoir insister sur la preuve des faits. Je me contenterai d’observer que les soufres et les pyrites ne sont pas les seuls minéraux qu’on doive regarder comme combustibles, qu’il y en a beaucoup d’autres dont je ne ferai point ici l’énumération, parce qu’il suffit de dire que leur degré de combustibilité dépend ordinairement de la quantité de soufre qu’ils contiennent. Tous les minéraux combustibles tirent donc originairement cette propriété ou du mélange des parties animales et végétales qui sont incorporées avec eux, ou des particules de lumière, de chaleur et d’air qui, par le laps de temps, se sont fixées dans leur intérieur[NdÉ 32]. Rien, selon moi, n’est combustible que ce qui a été formé par une chaleur douce, c’est-à-dire par ces mêmes éléments combinés dans toutes les substances que le soleil[28] éclaire et vivifie, ou dans celles que la chaleur intérieure de la terre fomente et réunit.

C’est cette chaleur intérieure du globe de la terre que l’on doit regarder comme le vrai feu élémentaire, et il faut le distinguer de celui du soleil qui ne nous parvient qu’avec la lumière ; tandis que l’autre, quoique bien plus considérable, n’est ordinairement que sous la forme d’une chaleur obscure, et que ce n’est que dans quelques circonstances, comme celles de l’électricité, qu’il prend de la lumière. Nous avons déjà dit que cette chaleur, observée pendant un grand nombre d’années de suite, est trois ou quatre cents fois plus grande en hiver, et vingt-neuf fois plus grande en été dans notre climat que la chaleur qui nous vient du soleil pendant le même temps : c’est une vérité qui peut paraître singulière, mais qui n’en est pas moins évidemment démontrée[29][NdÉ 33]. Comme nous en avons parlé disertement, nous nous contenterons de remarquer ici que cette chaleur constante, et toujours subsistante, entre comme élément dans toutes les combinaisons des autres éléments, et qu’elle est plus que suffisante pour produire sur l’air les mêmes effets que le feu actuel ou la chaleur animale ; que par conséquent cette chaleur intérieure de la terre détruira l’élasticité de l’air, et le fixera toutes les fois qu’étant divisé en parties très petites, il se trouvera saisi par cette chaleur dans le sein de la terre ; que sous cette nouvelle forme il entrera comme partie fixe dans un grand nombre de substances, lesquelles contiendront dès lors des particules d’air fixe et de chaleur fixe qui sont les premiers principes de la combustibilité. Mais ils se trouveront en plus ou moins grande quantité dans les différentes substances, selon le degré d’affinité qu’ils auront avec elles ; et ce degré dépendra beaucoup de la quantité que ces substances contiendront de parties animales et végétales qui paraissent être la base de toute matière combustible : si elle y sont abondamment répandues ou faiblement incorporées, on pourra toujours les dégager de ces substances par le moyen de la combustion. La plupart des minéraux métalliques et même des métaux obtiennent une assez grande quantité de parties combustibles ; le zinc, l’antimoine, le fer, le cuivre, etc., brûlent et produisent une flamme évidente et très vive tant que dure la combustion de ces parties inflammables qu’ils contiennent[NdÉ 34]. Après quoi, si on continue le feu, la combustion finie, commence la calcination, pendant laquelle il rentre dans ces matières de nouvelles parties d’air et de chaleur qui s’y fixent, et qu’on ne peut en dégager qu’en leur présentant quelque matière combustible avec laquelle ces parties d’air et de chaleur fixes ont plus d’affinité qu’avec celles du minéral, auxquelles en effet elles ne unies que par force, c’est-à-dire par l’effort de la calcination. Il me semble que la conversion des substances métalliques en chaux et leur réduction pourront maintenant être très clairement entendues sans qu’il soit besoin de recourir à des principes secondaires ou à des hypothèses arbitraires pour leur explication[NdÉ 35]. La réduction, comme je l’ai déjà insinué, n’est dans le réel qu’une seconde combustion par laquelle on dégage les parties d’air et de chaleur fixes que la calcination avait forcées d’entrer dans le métal et de s’unir à sa substance fixe, à laquelle ont rend en même temps les parties volatiles et combustibles que la première action du feu lui avait enlevées.

Après avoir présenté le grand rôle que l’air fixe joue dans les opérations les plus secrètes de la nature, considérons-le pendant quelques instants lorsque, sous la forme élastique, il réside dans les corps : ses effets sont alors aussi variables que les degrés de son élasticité ; son action, quoique toujours la même, semble donner des produits différents dans les substances différentes. Pour en ramener la considération à un point de vue général, nous le comparerons avec l’eau et la terre, comme nous l’avons déjà comparé avec le feu ; les résultats de cette comparaison entre les quatre éléments s’appliqueront ensuite aisément à toutes les substances de quelque nature qu’elles puissent être, puisque toutes ne sont composées que de ces quatre principes réels.

Le plus grand froid connu ne peut détruire le ressort de l’air, et la moindre chaleur suffit pour cet effet, surtout lorsque ce fluide est divisé en parties très petites. Mais il faut observer qu’entre son état de fixité et celui de sa pleine élasticité, il y a toutes les nuances des états moyens, et que c’est presque toujours dans quelques-uns de ces états moyens qu’il réside dans la terre et dans l’eau, ainsi que dans toutes les substances qui en sont composées : par exemple, on ne pourra pas douter que l’eau, qui nous paraît une substance si simple, ne contienne une certaine quantité d’air qui n’est ni fixe ni élastique[NdÉ 36], mais entre la fixité et l’élasticité, si l’on fait attention aux différents phénomènes qu’elle nous présente dans sa congélation, dans son ébullition, dans sa résistance à toute compression, etc., car la physique expérimentale nous démontre que l’eau est incompressible : au lieu de s’affaisser et de rentrer en elle-même lorsqu’on la force par la presse, elle passe à travers les vaisseaux les plus solides et les plus épais[NdÉ 37]. Or, si l’air qu’elle contient en assez grande quantité y était dans son état de pleine élasticité, l’eau serait compressible en raison de cette quantité d’air élastique qu’elle contient et qui se comprimerait : donc l’air contenu dans l’eau n’y est pas simplement mêlé et n’y conserve pas sa forme élastique, mais y est plus intimement uni dans un état où son ressort ne s’exerce plus d’une manière sensible ; et néanmoins ce ressort n’y est pas entièrement détruit, car, si l’on expose l’eau à la congélation, on voit cet air sortir de son intérieur et se réunir à sa surface en bulles élastiques[NdÉ 38]. Ceci seul suffirait pour prouver que l’air n’est pas contenu dans l’eau sous sa forme ordinaire, puisque, étant spécifiquement huit cent cinquante fois plus léger, il serait forcé d’en sortir par la seule nécessité de la prépondérance de l’eau ; il est donc évident que l’air contenu dans l’eau n’y est pas dans son état ordinaire, c’est-à-dire de pleine élasticité, et en même temps il est démontré que cet état dans lequel il réside dans l’eau n’est pas celui de sa plus grande fixité, où son ressort absolument détruit ne peut se rétablir que par la combustion, puisque la chaleur ou le froid peuvent également le rétablir ; il suffit de faire chauffer ou geler de l’eau pour que l’air qu’elle contient reprenne son élasticité et s’élève en bulles sensibles à sa surface, il s’en dégage de même lorsque l’eau cesse d’être pressée par le poids de l’atmosphère sous le récipient de la machine pneumatique ; il n’est donc pas contenu dans l’eau sous une forme fixe, mais seulement dans un état moyen où il peut aisément reprendre son ressort ; il n’est pas simplement mêlé dans l’eau, puisqu’il ne peut y résider sous sa forme élastique, mais aussi il ne lui est pas intimement uni sous sa forme fixe, puisqu’il s’en sépare plus aisément que de toute autre matière.

On pourra m’objecter avec raison que le froid et le chaud n’ont jamais opéré de la même façon ; que si l’une de ces causes rend à l’air son élasticité, l’autre doit la détruire, et j’avoue que, pour l’ordinaire, le froid et le chaud produisent des effets différents ; mais, dans la substance particulière que nous considérons, ces deux causes, quoique opposées, donnent le même effet : on pourra le concevoir aisément en faisant attention à la chose même et au rapport de ses circonstances. L’on sait que l’eau, soit gelée, soit bouillie, reprend l’air qu’elle avait perdu dès qu’elle se liquéfie ou qu’elle se refroidit ; le degré d’affinité de l’air avec l’eau dépend donc en grande partie de celui de sa température ; ce degré, dans son état de liquidité, est à peu près le même que celui de la chaleur générale à la surface de la terre ; l’air, avec lequel elle a beaucoup d’affinité, la pénètre aussitôt qu’elle est divisée en parties très ténues, et le degré de la chaleur élémentaire et générale suffit pour affaiblir le ressort de ces petites parties, au point de le rendre sans effet tant que l’eau conserve cette température ; mais si le froid vient à la pénétrer, ou, pour parler plus précisément, si ce degré de chaleur nécessaire à cet état de l’air vient à diminuer, alors son ressort, qui n’est pas entièrement détruit, se rétablira par le froid, et l’on verra les bulles élastiques s’élever à la surface de l’eau prête à se congeler. Si, au contraire, l’on augmente le degré de la température de l’eau par une chaleur extérieure, on en divise trop les parties intégrantes, on les rend volatiles, et l’air, qui ne leur était que faiblement uni, s’élève et s’échappe avec elles ; car il faut se rappeler que, quoique l’eau prise en masse soit incompressible et sans aucun ressort, elle est très élastique dès qu’elle est divisée ou réduite en petites parties ; et en ceci elle paraît être d’une nature contraire à celle de l’air, qui n’est compressible qu’en masse et qui perd son ressort dès qu’il est trop divisé. Néanmoins l’air et l’eau ont beaucoup plus de rapports entre eux que de propriétés opposées, et comme je suis très persuadé que toute la matière est convertible, et que les quatre éléments peuvent se transformer, je serais porté à croire que l’eau peut se changer en air lorsqu’elle est assez raréfiée pour se changer en vapeurs, car le ressort de la vapeur de effet l’eau est aussi et même plus puissant que le ressort de l’air ; on voit le prodigieux produit de cette puissance dans les pompes à feu, on voit la terrible explosion qu’elle lorsqu’on laisse tomber du métal fondu sur quelques gouttes d’eau ; et si l’on ne veut pas convenir avec moi que l’eau puisse dans cet état de vapeurs se transformer en air, on ne pourra du moins nier qu’elle n’en ait alors les principales propriétés.

L’expérience m’a même appris que la vapeur de l’eau peut entretenir et augmenter le feu, comme le fait l’air ordinaire[NdÉ 39], et cet air, que nous pourrions regarder comme pur, est toujours mêlé avec une très grande quantité d’eau ; mais il faut remarquer comme chose importante que la proportion du mélange n’est pas, à beaucoup près, la même dans ces deux éléments. L’on peut dire en général qu’il y a beaucoup moins d’air dans l’eau que dans l’air ; seulement, il faut considérer qu’il y a deux unités très différentes, auxquelles on pourrait rapporter les termes de cette proportion : ces deux unités sont le volume et la masse. Si on estime la quantité d’air contenue dans l’eau par le volume, elle paraîtra nulle, puisque le volume de l’eau n’en est point du tout augmenté ; et de même l’air plus ou moins humide ne nous paraît pas changer de volume, cela n’arrive que quand il est plus ou moins chaud : ainsi, ce n’est point au volume qu’il faut rapporter cette proportion, c’est à la masse seule, c’est-à-dire à la quantité réelle de matière dans l’un et dans l’autre de ces deux éléments, qu’on doit comparer celle de leur mélange, et l’on verra que l’air est beaucoup plus aqueux que l’eau n’est aérienne peut-être dans la proportion de la masse, c’est-à-dire huit cent cinquante fois davantage. Quoi qu’il en soit de cette estimation, qui est peut-être ou trop forte ou trop faible, nous pouvons en tirer l’induction que l’eau doit se changer plus aisément en air que l’air ne peut se transformer en eau. Les parties de l’air, quoique susceptibles d’être extrêmement divisées, paraissent être plus grosses que celles de l’eau, puisque celle-ci passe à travers plusieurs filtres que l’air ne peut pénétrer ; puisque, quand elle est raréfiée par la chaleur, son volume, quoique fort augmenté, n’est qu’égal ou un peu plus grand que celui des parties de l’air à la surface de la terre, car les vapeurs de l’eau ne s’élèvent dans l’air qu’à une certaine hauteur ; enfin, puisque l’air semble s’imbiber d’eau comme une éponge, la contenir en grande quantité, et que le contenant est nécessairement plus grand que le contenu. Au reste, l’air, qui s’imbibe si volontiers de l’eau, semble la rendre de même lorsqu’on lui présente des sels ou d’autres substances avec lesquelles l’eau a encore plus d’affinité qu’avec lui. L’effet que chimistes appellent défaillance, et même celui des efflorescences, démontrent non seulement qu’il y a une très grande quantité d’eau contenue dans l’air, mais encore que cette eau n’y est attachée que par une simple affinité, qui cède aisément à une affinité plus grande, et qui même cesse d’agir sans être combattue ou balancée par aucune autre affinité, mais par la seule raréfaction de l’air, puisqu’il se dégage de l’eau dès qu’elle cesse d’être pressée par le poids de l’atmosphère, sous le récipient de la machine pneumatique.

Dans l’ordre de la conversion des éléments, il me semble que l’eau est pour l’air ce que l’air est pour le feu, et que toutes les transformations de la nature dépendent de celles-ci. L’air, comme aliment du feu, s’assimile avec lui et se transforme en ce premier élément ; l’eau, raréfiée par la chaleur, se transforme en une espèce d’air capable d’alimenter le feu comme l’air ordinaire ; ainsi le feu a un double fonds de subsistance assurée ; s’il consomme beaucoup d’air, il peut aussi en produire beaucoup par la raréfaction de l’eau, et réparer ainsi dans la masse de l’atmosphère toute la quantité qu’il en détruit, tandis qu’ultérieurement il se convertit lui-même en matière fixe dans les substances terrestres qu’il pénètre par sa chaleur ou par sa lumière.

Et de même que, d’une part, l’eau se convertit en air ou en vapeurs aussi volatils que l’air par sa raréfaction, elle se convertit en une substance solide par une espèce de condensation différente des condensations ordinaires. Tout fluide se raréfie par la chaleur et se condense par le froid ; l’eau suit elle-même cette loi commune, et se condense à mesure qu’elle refroidit ; qu’on en remplisse un tube de verre jusqu’aux trois quarts, on la verra descendre à mesure que le froid augmente, et se condenser comme font tous les autres fluides ; mais, quelque temps avant l’instant de la congélation, on la verra remonter au-dessus du point des trois quarts de la hauteur du tube, et s’y renfler encore considérablement en se convertissant en glace. Mais si le tube est bien bouché et parfaitement en repos, l’eau continuera de baisser et ne se gèlera pas, quoique le degré de froid soit de 6, 8 ou 10 degrés au-dessous du terme de la glace, et l’eau ne gèlera que quand on ouvrira le tube ou qu’on le remuera. Il semble donc que la congélation nous présente d’une manière inverse les mêmes phénomènes que l’inflammation. Quelque intense, quelque grande que soit la chaleur renfermée dans un vaisseau bien clos, elle ne produira l’inflammation que quand elle touchera quelque matière enflammée ; et de même, à quelque degré qu’un fluide soit refroidi, il ne gèlera pas sans toucher quelque substance déjà gelée ; et c’est ce qui arrive lorsqu’on remue ou débouche le tube : les particules de l’eau qui sont gelées dans l’air extérieur ou dans l’air contenu dans le tube viennent, lorsqu’on le débouche ou le remue, frapper la surface de l’eau et lui communiquent leur glace. Dans l’inflammation, l’air, d’abord très raréfié par la chaleur, perd de son volume et se fixe tout à coup ; dans la congélation, l’eau, d’abord condensée par la froid, reprend plus de volume et se fixe de même. Car la glace est une substance solide, plus légère que l’eau, et qui conserverait sa solidité si le froid était toujours le même. Et je suis porté à croire qu’on viendrait à bout de fixer le mercure à un moindre degré de froid en le sublimant en vapeurs dans un air très froid. Je suis de même très porté à croire que l’eau, qui ne doit sa liquidité qu’à la chaleur et qui la perd avec elle, deviendrait une substance moins fusible qu’elle éprouverait plus fort et plus longtemps la rigueur du froid. On n’a pas fait assez d’expériences sur ce sujet important.

Mais sans nous arrêter à cette idée, c’est-à-dire sans admettre ni sans exclure la possibilité de la conversion de la glace en matière infusible ou terre fixe et solide, passons à des vues plus étendues sur les moyens que la nature emploie pour la transformation de l’eau. Le plus puissant de tous et le plus évident est le filtre animal ; le corps des animaux à coquille en se nourrissant des particules de l’eau en travaille en même temps la substance au point de la dénaturer ; la coquille est certainement une substance terrestre, une vraie pierre, dont toutes les pierres que les chimistes appellent calcaires et plusieurs autres matières tirent leur origine ; cette coquille paraît à la vérité faire partie constitutive de l’animal qu’elle couvre, puisqu’elle se perpétue par la génération[NdÉ 40], et qu’on la voit dans les petits coquillages qui viennent de naître, comme dans ceux qui ont pris tout leur accroissement ; mais ce n’en est pas moins une substance terrestre, formée par la sécrétion ou l’exsudation du corps de l’animal[NdÉ 41] ; on la voit s’agrandir, s’épaissir par anneaux et par couches à mesure qu’il prend de la croissance ; et souvent cette matière pierreuse excède cinquante ou soixante fois la masse ou matière réelle du corps de l’animal qui la produit. Qu’on se représente pour un instant le nombre des espèces de ces animaux à coquille, ou pour les tous comprendre, de ces animaux à transsudation pierreuse, elles sont peut-être en plus grand nombre dans la mer, que ne l’est sur la terre le nombre des espèces d’insectes ; qu’on se représente ensuite leur prompt accroissement, leur prodigieuse multiplication, le peu de durée de leur vie, dont nous supposerons néanmoins le terme moyen à dix ans[30], qu’ensuite on considère qu’il faut multiplier par cinquante ou soixante le nombre presque immense de tous les individus de ce genre pour se faire une idée de toute la matière pierreuse produite en dix ans ; qu’enfin on considère que ce bloc déjà si gros de matière pierreuse doit être augmenté d’autant de pareils blocs qu’il y a de fois dix dans tous les siècles qui se sont écoulés depuis le commencement du monde, et l’on se familiarisera avec cette idée ou plutôt cette vérité, d’abord repoussante, que toutes nos collines, tous nos rochers de pierre calcaire, de marbre, de craie, etc., ne viennent originairement que de la dépouille de ces petits animaux[NdÉ 42]. On n’en pourra douter à l’inspection des matières même, qui toutes contiennent encore des coquilles ou des détriments de coquilles très aisément reconnaissables.

Les pierres calcaires ne sont donc en très grande partie que de l’eau et de l’air contenus dans l’eau transformés par le filtre animal ; les sels, les bitumes, les huiles, les graisses de la mer n’entrent que peu ou pour rien dans la composition de la coquille ; aussi la pierre calcaire ne contient-elle aucune de ces matières ; cette pierre n’est que de l’eau transformée[NdÉ 43], jointe à quelque petite portion de terre vitrifiable et à une très grande quantité d’air fixe qui s’en dégage par la calcination. Cette opération produit les mêmes effets sur les coquilles qu’on prend dans la mer que sur les pierres qu’on tire des carrières, elles forment également de la chaux, dans laquelle on ne remarque d’autre différence que celle d’un peu plus ou d’un peu moins de qualité ; la chaux faite avec des écailles d’huître ou d’autres coquilles est plus faible que la chaux faite avec du marbre ou de la pierre dure ; mais le procédé de la nature est le même, les résultats de son opération les mêmes : les coquilles et les pierres perdent également près de moitié de leur poids par l’action du feu dans la calcination ; l’eau qui a conservé sa nature en sort la première, après quoi l’air fixe se dégage et ensuite l’eau fixe dont ces substances pierreuses sont composées reprend sa première nature et s’élève en vapeurs poussées et raréfiées par le feu, et il ne reste que les parties les plus fixes de cet air et de cette eau qui peut-être sont si fort unies entre elles, et à la petite quantité de terre fixe de la pierre que le feu ne peut les séparer. La masse se trouve donc réduite de près de moitié, et se réduirait peut-être encore plus si l’on donnait un feu plus violent. Et ce qui me semble prouver évidemment que cette matière chassée hors de la pierre par le feu n’est autre chose que de l’air et de l’eau, c’est la rapidité, l’avidité avec laquelle cette pierre calcinée reprend l’eau qu’on lui donne[NdÉ 44], et la force avec laquelle elle la tire de l’atmosphère lorsqu’on la lui refuse. La chaux, par son extinction ou dans l’air ou dans l’eau, reprend en grande partie la masse qu’elle avait perdue par la calcination ; l’eau avec l’air qu’elle contient vient remplacer l’eau et l’air qu’elle contenait précédemment, la pierre reprend dès lors sa première nature ; car en mêlant sa chaux avec des détriments d’autres pierres, on fait un mortier qui se durcit et devient avec le temps une substance solide et pierreuse comme celle dont on l’a composé.

Après cette exposition, je ne crois pas qu’on puisse douter de la transformation de l’eau en terre ou en pierre[NdÉ 45] par l’intermède des coquilles. Voilà donc d’une part toutes les matières calcaires dont on doit rapporter l’origine aux animaux, et d’autre part toutes les matières combustibles qui ne proviennent que des substances animales ou végétales ; elles occupent ensemble un assez grand espace à la surface de la terre, et l’on peut juger par leur volume immense combien la nature vivante a travaillé pour la nature morte, car ici le brut n’est que le mort.

Mais les matières calcaires et les substances combustibles, quelque grand qu’en soit le nombre, quelque immense que nous en paraisse le volume, ne font qu’une très petite portion du globe de la terre, dont le fond principal et la majeure et très majeure quantité consiste en une matière de la nature du verre, matière qu’on doit regarder comme l’élément terrestre, à l’exclusion de toutes les autres substances auxquelles elle sert de base comme terre, lorsqu’elles se forment par le moyen ou par le détriment des animaux, des végétaux et par la transformation des autres éléments. Non seulement cette matière première, qui est la vraie terre élémentaire, sert de base à toutes les autres substances, et en constitue les parties fixes, mais elle est en même temps le terme ultérieur auquel on peut les ramener et les réduire toutes. Avant de présenter les moyens que la nature et l’art peuvent employer pour opérer cette espèce de réduction de toute substance en verre, c’est-à-dire en terre élémentaire, il est bon de rechercher si les moyens que nous avons indiqués sont les seuls par lesquels l’eau puisse se transformer en substance solide ; il me semble que le filtre animal la convertissant en pierre, le filtre végétal peut également la transformer lorsque toutes les circonstances se trouvent être les mêmes ; la chaleur propre des animaux à coquille étant un peu plus grande que celle des végétaux, et les organes de la vie plus puissants que ceux de la végétation, le végétal ne pourra produire qu’une petite quantité de pierres qu’on trouve assez souvent dans son fruit ; mais il peut convertir, et convertit réellement en sa substance une grande quantité d’air et une quantité encore plus grande d’eau ; la terre fixe qu’il s’approprie, et qui sert de base à ces deux éléments, est en si petite quantité, qu’on peut assurer, sans craindre de se tromper, qu’elle ne fait pas la centième partie de sa masse : dès lors le végétal n’est presque entièrement composé que d’air et d’eau transformés en bois, substance solide qui se réduit ensuite en terre par la combustion ou la putréfaction[NdÉ 46]. On doit dire la même chose des animaux : ils fixent et transforment non seulement l’air et l’eau, mais le feu en plus grande quantité que les végétaux ; il me paraît donc que les fonctions des corps organisés sont l’un des plus puissants moyens que la nature emploie pour la conversion des éléments. On peut regarder chaque animal ou chaque végétal comme un petit centre particulier de chaleur ou de feu qui s’approprie l’air et l’eau qui l’environnent, se les assimile pour végéter ou pour se nourrir et vivre des productions de la terre, qui ne sont elles-mêmes que de l’air et de l’eau précédemment fixés ; il s’approprie en même temps une petite quantité de terre, et recevant les impressions de la lumière et celles de la chaleur du soleil et du globe terrestre, il tourne en sa substance tous ces différents éléments, les travaille, les combine, les réunit, les oppose, jusqu’à ce qu’ils aient subi la forme nécessaire à son développement, c’est-à-dire à l’entretien de la vie et de l’accroissement de l’organisation, dont le moule, une fois donné, modèle toute la matière qu’il admet, et de brute qu’elle était la rend organisée.

L’eau qui s’unit si volontiers avec l’air, et qui entre en si grande quantité dans les corps organisés, s’unit aussi de préférence avec quelques matières solides, telles que les sels, et c’est souvent par leur moyen qu’elle entre dans la composition des minéraux. Le sel, au premier coup d’œil, ne paraît être qu’une terre dissoluble dans l’eau et d’une saveur piquante ; mais les chimistes, en recherchant sa nature, ont très bien reconnu qu’elle consiste principalement dans la réunion de ce qu’ils nomment le principe terreux et le principe aqueux[NdÉ 47] ; l’expérience de l’acide nitreux, qui ne laisse après sa combustion qu’un peu de terre et d’eau, leur a même fait penser que ce sel et peut-être tous les autres sels n’étaient absolument composés que de ces deux éléments : néanmoins, il me paraît qu’on peut démontrer aisément que l’air et le feu entrent dans leur composition, puisque le nitre produit une grande quantité d’air dans la combustion, et que cet air fixe suppose du feu fixe qui s’en dégage en même temps ; que d’ailleurs toutes les explications qu’on donne de la dissolution ne peuvent se soutenir à moins qu’elles n’admettent deux forces opposées, l’une attractive et l’autre expansive, et par conséquent la présence des éléments de l’air et du feu, qui sont seuls doués de cette seconde force ; qu’enfin ce serait contre toute analogie que le sel ne se trouverait composé que de deux éléments de la terre et de l’eau, tandis que toutes les autres substances sont composées des quatre éléments. Ainsi l’on ne doit pas prendre à la rigueur ce que les grands chimistes, MM. Stahl et Macquer, ont dit à ce sujet ; les expériences de M. Hales démontrent que le vitriol et le sel marin contiennent beaucoup plus et jusqu’à concurrence du huitième de son poids, et le sel de tartre encore plus. On peut donc assurer que l’air entre comme principe dans la composition de tous les sels, et que comme il ne peut se fixer dans aucune substance qu’à l’aide de la chaleur ou du feu qui se fixent en même temps, il doit être compté au nombre de leurs parties constitutives. Mais cela n’empêche pas que le sel ne doive aussi être regardé comme la substance moyenne entre la terre et l’eau : ces deux éléments entrent en proportion différente dans les différents sels ou substances salines dont la variété et le nombre sont si grands qu’on ne peut en faire l’énumération, mais qui, présentées généralement sous les dénominations d’acides et d’alcalis, nous montrent qu’en général il y a plus de terre et moins d’eau dans ces derniers sels, et au contraire plus d’eau et moins de terre dans les premiers.

Néanmoins l’eau, quoique intimement mêlée dans les sels, n’y est ni fixée ni réunie une force assez grande pour la transformer en matière solide comme dans la pierre calcaire ; elle réside dans le sel ou dans son acide sous sa forme primitive, et l’acide le mieux concentré, le plus dépouillé d’eau, qu’on pourrait regarder ici comme de la terre liquide, ne doit cette liquidité qu’à la quantité de l’air et du feu qu’il contient ; toute liquidité et même toute fluidité suppose la présence d’une certaine quantité de feu ; et quand on attribuerait celle des acides à un reste d’eau qu’on ne peut en séparer, quand même on pourrait les réduire tous sous une forme concrète, il n’en serait pas moins vrai que leurs saveurs, ainsi que les odeurs et les couleurs, ont toutes également pour principe celui de la force expansive, c’est-à-dire la lumière et les émanations de la chaleur et du feu, car il n’y a que ces principes actifs qui puissent agir sur nos sens et les affecter d’une manière différente et diversifiée selon les vapeurs ou particules des différentes substances qu’ils apportent et nous présentent : c’est donc à ces principes qu’on doit rapporter non seulement la liquidité des acides, mais aussi leur saveur. Une expérience que j’ai eu occasion de faire un grand nombre de fois m’a pleinement convaincu que l’alcali est produit par le feu ; la chaux faite à la manière ordinaire et mise sur la langue, même avant d’être éteinte par l’air ou par l’eau, a une saveur qui indique déjà la présence d’une certaine quantité d’alcali. Si l’on continue le feu, cette chaux, qui a subi une plus longue calcination devient plus piquante sur la langue, et celle que l’on tire des fourneaux de forges où la calcination dure cinq ou six mois de suite, l’est encore davantage. Or, ce sel n’était pas contenu dans la pierre avant sa calcination ; il augmente en force ou en quantité à mesure que le feu est appliqué plus violemment et plus longtemps à la pierre, il est donc le produit immédiat du feu et de l’air qui se sont incorporés dans sa substance pendant la calcination, et qui par ce moyen sont devenus parties fixes de cette pierre de laquelle ils ont chassé la plus grande partie des molécules d’eau, liquides et solides, qu’elle contenait auparavant. Cela seul me paraît suffisant pour prononcer que le feu est le principe de la formation de l’alcali minéral, et l’on doit en conclure, par analogie, que les autres alcalis doivent également leur formation à la chaleur constante de l’animal et du végétal dont on les tire.

À l’égard des acides, la démonstration de leur formation par le feu et l’air fixes, quoique moins immédiate que celle des alcalis, ne m’en paraît pas moins certaine : nous avons prouvé que le nitre et le phosphore tirent leur origine des matières végétales et animales, que le vitriol tire la sienne des pyrites, des soufres et des autres matières combustibles ; on sait d’ailleurs que ces acides, soit vitrioliques, ou nitreux, ou phosphoriques, contiennent toujours une quantité d’alcali : on doit donc rapporter leur formation et leur saveur au même principe, et, réduisant tous les acides à un seul acide et tous les alcalis à un seul alcali, ramener tous les sels à une origine commune, et ne regarder leurs différences de saveurs et leurs propriétés particulières et diverses que comme le produit varié des différentes quantités de terre, d’eau, et surtout d’air et de feu fixes qui sont entrées dans leur composition. Ceux qui contiendront le plus de ces principes actifs d’air et de feu seront ceux qui auront le plus de puissance et le plus de saveur. J’entends par puissance la force dont les sels nous paraissent animés pour dissoudre les autres substances : on sait que la dissolution suppose la fluidité, qu’elle ne s’opère jamais entre deux matières sèches ou solides, et que par conséquent elle suppose aussi dans le dissolvant le principe de la fluidité, c’est-à-dire le feu ; la puissance du dissolvant sera donc d’autant plus grande, d’une part il contiendra ce principe actif en plus grande quantité, et que d’autre part ses parties aqueuses et terreuses auront plus d’affinité avec les parties de même espèce contenues dans les substances à dissoudre : et comme les degrés d’affinité dépendent absolument de la figure des parties intégrantes des corps, ils doivent, comme ces figures, varier à l’infini ; on ne doit donc pas être surpris de l’action plus ou moins grande ou nulle de certains sels sur certaines substances, ni des effets contraires d’autres sels sur d’autres substances. Leur principe actif est le même, leur puissance pour dissoudre la même, mais elle demeure sans exercice lorsque la substance qu’on lui présente repousse celle du dissolvant, ou n’a aucun degré d’affinité avec lui, tandis qu’au contraire elle le saisit avidement toutes les fois qu’il se trouve assez de force d’affinité pour vaincre celle de la cohérence, c’est-à-dire, toutes les fois que les principes actifs contenus dans le dissolvant sous la forme de l’air et du feu, se trouvent plus puissamment attirés par la substance à dissoudre qu’ils ne le sont par la terre et l’eau qu’il contient : car dès lors ces principes actifs s’en séparent, se développent et pénètrent la substance, qu’ils divisent et décomposent au point de la rendre susceptible, par cette division, d’obéir en liberté à toutes les forces attractives de la terre et de l’eau contenues dans le dissolvant, et de s’unir avec elles assez intimement pour ne pouvoir en être séparées que par d’autres substances qui auraient avec ce même dissolvant un degré encore plus grand d’affinité. Newton est le premier ait donné les affinités pour causes des précipitations chimiques ; Stahl, adoptant cette idée, l’a transmise à tous les chimistes, et il me parait qu’elle est aujourd’hui universellement reçue comme une vérité dont on ne peut douter. Mais ni Newton ni Stahl ne se sont élevés au point de voir que toutes ces affinités, en apparence si différentes entre elles, ne sont au fond que les effets particuliers de la force générale de l’attraction universelle ; et, faute de cette vue, leur théorie ne pouvait être ni lumineuse ni complète, parce qu’ils étaient forcés de supposer autant de petites lois d’affinités différentes qu’il y avait de phénomènes différents, au lieu qu’il n’y a réellement qu’une seule loi d’affinité, loi qui est exactement la même que celle de l’attraction universelle, et par conséquent l’explication de tous les phénomènes doit être déduite de cette seule et même cause.

Les sels concourent donc à plusieurs opérations de la nature par la puissance qu’ils ont de dissoudre les autres substances : car, quoiqu’on dise vulgairement que l’eau dissout le sel, il est aisé de sentir que c’est une erreur d’expression fondée sur ce qu’on appelle communément le liquide, le dissolvant, et le solide, le corps à dissoudre ; mais dans le réel lorsqu’il y a dissolution, les deux corps sont actifs et peuvent être également appelés dissolvants : seulement regardant le sel comme le dissolvant, le corps dissous peut être indifféremment liquide ou solide ; et pourvu que les parties du sel soient assez divisées pour toucher immédiatement celles des autres substances, elles agiront et produiront tous les effets de la dissolution. On voit par là combien l’action propre des sels et l’action de l’élément de l’eau qui les contient doivent influer sur la composition des matières minérales. La nature peut produire par ce moyen tout ce que nos arts produisent par le moyen du feu ; il ne faut que du temps pour que les sels et l’eau opèrent sur les substances les plus compactes et les plus dures la division la plus complète et l’atténuation la plus grande de leurs parties, ce qui les rend alors susceptibles de toutes les combinaisons possibles, et capables de s’unir avec toutes les substances analogues et de se séparer de toutes les autres. Mais ce temps, qui n’est rien pour la nature et qui ne lui manque pas, est de toutes les choses nécessaires celle qui nous manque le plus ; c’est faute de temps que nous ne pouvons imiter ses procédés ni suivre sa marche ; le plus grand de nos arts serait donc l’art d’abréger le temps, c’est-à-dire de faire en un jour ce qu’elle fait en un siècle : quelque vaine que paraisse cette prétention, il ne faut pas y renoncer ; nous n’avons à la vérité ni les grandes forces ni le temps encore plus grand de la nature, mais nous avons au-dessus d’elle la liberté de les employer comme il nous plaît ; notre volonté est une force qui commande à toutes les autres forces lorsque nous la dirigeons avec intelligence. Ne somme-nous pas venus à bout de créer à notre usage l’élément du feu, qu’elle nous avait caché ? Ne l’avons-nous pas tiré des rayons qu’elle ne nous envoyait que pour nous éclairer ? N’avons-nous pas, par ce même élément, trouvé le moyen d’abréger le temps en divisant les corps par une fusion aussi prompte que leur division serait lente par tout autre moyen ? etc.

Mais cela ne doit pas nous faire perdre de vue que la nature ne puisse faire et ne fasse réellement, par le moyen de l’eau, tout ce que nous faisons par celui du feu. Pour le voir clairement, il faut considérer que la décomposition de toute substance ne pouvant se faire que par la division, plus cette division sera grande, et plus la décomposition sera complète ; le feu semble diviser autant qu’il est possible les matières qu’il met en fusion ; cependant on peut douter si celles que l’eau et les acides tiennent en dissolution ne sont pas encore plus divisées, et les vapeurs que la chaleur élève ne contiennent-elles pas des matières encore plus atténuées ? Il se fait donc dans l’intérieur de la terre, au moyen de la chaleur qu’elle renferme et de l’eau qui s’y insinue, une infinité de sublimations, de distillations, de cristallisations, d’agrégations, de disjonctions de toute espèce. Toutes les substances peuvent être avec le temps composées et décomposées par ces moyens ; l’eau peut les diviser et en atténuer les parties autant et plus que le feu lorsqu’il les fond, et ces parties atténuées, divisées à ce point, se joindront, se réuniront de la même manière que celles du métal fondu se réunissent en se refroidissant. Pour nous faire mieux entendre, arrêtons-nous un instant sur la cristallisation : cet effet, dont les sels nous ont donné l’idée, ne s’opère jamais que quand une substance, étant dégagée de toute autre substance, se trouve très divisée et soutenue par un fluide qui, n’ayant avec elle que peu ou point d’affinité, lui permet de se réunir et de former, en vertu de sa force d’attraction, des masses d’une figure à peu près semblable à la figure de ses parties primitives ; cette opération, qui suppose toutes les circonstances que je viens d’énoncer, peut se faire par l’intermède du feu aussi bien que par celui de l’eau, et se fait très souvent par le concours des deux, parce que tout cela ne suppose ou n’exige qu’une division assez grande de la matière, pour que ses parties primitives puissent, pour ainsi dire, se trier et former, en se réunissant, des corps figurés comme elles : or, le feu peut tout aussi bien, et mieux qu’aucun autre dissolvant, amener plusieurs substances à cet état, et l’observation nous le démontre dans les régules, dans les amiantes, les basaltes et autres productions du feu dont les figures sont régulières, et qui toutes doivent être regardées comme de vraies cristallisations.

Et ce degré de grande division, nécessaire à la cristallisation, n’est pas encore celui de la plus grande division possible ni réelle, puisque dans cet état les petites parties de la matière sont encore assez grosses pour constituer une masse qui, comme toutes les autres masses, n’obéit qu’à la seule force attractive, et dont les volumes, ne se touchant que par des points, ne peuvent acquérir la force répulsive, qu’une beaucoup plus grande division ne manquerait pas d’opérer par un contact plus immédiat, et c’est aussi ce que l’on voit arriver dans les effervescences, où tout d’un coup la chaleur et la lumière sont produites par le mélange de deux liqueurs froides. Ce degré de division de la matière est ici fort au-dessus du degré nécessaire à la cristallisation, et l’opération s’en fait aussi rapidement que l’autre s’exécute avec lenteur.

La lumière, la chaleur, le feu, l’air, l’eau, les sels, sont les degrés par lesquels nous venons de descendre du haut de l’échelle de la nature à sa base, qui est la terre fixe ; et ce sont en même temps les seuls principes que l’on doive admettre et combiner pour l’explication de tous les phénomènes. Ces principes sont réels, indépendants de toute hypothèse et de toute méthode ; leur conversion, leur transformation est tout aussi réelle, puisqu’elle est démontrée par l’expérience. Il en est de même de l’élément de la terre : il peut se convertir en se volatilisant, et prendre la forme des autres éléments, comme ceux-ci prennent la sienne en se fixant. Mais de la même manière que les parties primitives du feu, de l’air ou de l’eau ne formeront jamais seules des corps ou des masses qu’on puisse regarder comme du feu, de l’air ou de l’eau purs, de même il me paraît très inutile de chercher dans les matières terrestres une substance de terre pure : la fixité, l’homogénéité, l’éclat transparent du diamant a ébloui les yeux de nos chimistes lorsqu’ils ont donné cette pierre pour la terre élémentaire et pure ; on pourrait dire avec autant et aussi peu de fondement que c’est au contraire de l’eau pure, dont toutes les parties se sont fixées pour composer une substance solide diaphane comme elle. Ces idées n’auraient pas été mises en avant, si l’on eût pensé que l’élément terreux n’a pas plus le privilège de la simplicité absolue que les autres éléments ; que même, comme il est le plus fixe de tous, et par conséquent le plus constamment passif, il reçoit comme base toutes les impressions des autres ; il les attire, les admet dans son sein, s’unit, s’incorpore avec eux, les suit et se laisse entraîner par leur mouvement, et par conséquent il n’est ni plus simple ni moins convertible que les autres. Ce ne sont jamais que les grandes masses qu’il faut considérer lorsqu’on veut définir la nature : les quatre éléments ont été bien saisis par les philosophes, même les plus anciens ; le soleil, l’atmosphère, la mer et la terre sont les grandes masses, sur lesquelles ils les ont établis ; s’il existait un astre de phlogistique, une atmosphère d’alcali, un océan d’acide et des montagnes de diamant, on pourrait alors les regarder comme les principes généraux et réels de tous les corps, mais ce ne sont, au contraire, que des substances particulières, produites comme toutes les autres, par la combinaison des véritables éléments.

Dans la grande masse de matière solide qui nous représente l’élément de la terre, la couche superficielle est la terre la moins pure ; toutes les matières déposées par la mer en forme de sédiments, toutes les pierres produites par les animaux à coquille, toutes les substances composées par la combinaison des détriments du règne animal et végétal ; toutes celles qui ont été altérées par le feu des volcans ou sublimées par la chaleur intérieure du globe, sont des substances mixtes et transformées ; et quoiqu’elles composent de très grandes masses, elles ne nous représentent pas assez purement l’élément de la terre : ce sont les matières vitrifiables, dont la masse est mille et cent mille fois plus considérable que celle de toutes ces autres substances, qui doivent être regardées comme le vrai fond de cet élément ; ce sont en même temps celles qui sont composées de la terre la plus fixe, celles qui sont les plus anciennes, et cependant les moins altérées : c’est de ce fond commun dont toutes ces autres substances ont tiré la base de leur solidité ; car toute matière fixe, décomposée autant qu’elle peut l’être, se réduit ultérieurement en verre par la seule action du feu ; elle reprend sa première nature lorsqu’on la dégage des matières fluides ou volatiles qui s’y étaient unies, et ce verre ou matière vitrée qui compose la masse de notre globe représente d’autant mieux l’élément de la terre, qu’il n’a ni couleur, ni odeur, ni saveur, ni liquidité, ni fluidité, qualités qui toutes proviennent des autres éléments ou leur appartiennent.

Si le verre n’est pas précisément l’élément de la terre, il en est au moins la substance la plus ancienne ; les métaux sont plus récents et moins nobles ; la plupart des autres minéraux se forment sous nos yeux ; la nature ne produit plus de verre que dans les foyers particuliers de ses volcans, tandis que tous les jours elle forme d’autres substances par la combinaison du verre avec les autres éléments. Si nous voulons nous former une idée juste de ses procédés dans la formation des minéraux, il faut d’abord remonter à l’origine de la formation du globe, qui nous démontre qu’il a été fondu, liquéfié par le feu ; considérer ensuite que de ce degré immense de chaleur il a passé successivement au degré de sa chaleur actuelle ; que, dans les premiers moments où sa surface a commencé de prendre de la consistance, il a dû s’y former des inégalités, telles que nous en voyons sur la surface des matières fondues et refroidies ; que les plus hautes montagnes, toutes composées de matières vitrifiables, existent et datent de ce moment, qui est aussi celui de la séparation des grandes masses de l’air, de l’eau et de la terre : qu’ensuite, pendant le long espace de temps que suppose le refroidissement ou, si l’on veut, la diminution de la chaleur du globe au point de la température actuelle, il s’est fait dans ces mêmes montagnes, qui étaient les parties les plus exposées à l’action des causes extérieures, une infinité de fusions, de sublimations, d’agrégations et de transformations de toute espèce par le feu de la terre, combiné avec la chaleur du soleil, et toutes les autres causes que cette grande chaleur rendait plus actives qu’elles ne le sont aujourd’hui ; que, par conséquent, on doit rapporter à cette date la formation des métaux et des minéraux que nous trouvons en grandes masses et en filons épais et continus. Le feu violent de la terre embrasée, après avoir élevé et réduit en vapeurs tout ce qui était volatil, après avoir chassé de son intérieur les matières qui composent l’atmosphère et les mers, a dû sublimer en même temps toutes les parties les moins fixes de la terre, les élever et les déposer dans tous les espaces vides, dans toutes les fentes qui se formaient à la surface à mesure qu’elle se refroidissait. Voilà l’origine et la gradation du gisement et de la formation des matières vitrifiables, qui toutes forment le noyau des plus grandes montagnes et renferment dans leurs fentes toutes les mines des métaux et des autres matières que le feu a pu diviser, fondre et sublimer. Après ce premier établissement encore subsistant des matières vitrifiables et des minéraux en grande masse qu’on ne peut attribuer qu’à l’action du feu, l’eau, qui jusqu’alors ne formait avec l’air qu’un vaste volume de vapeurs, commença de prendre son état actuel dès que la superficie du globe fut assez refroidie pour ne la plus repousser et dissiper en vapeurs ; elle se rassembla donc et couvrit la plus grande partie de la surface terrestre, sur laquelle se trouvant agitée par le mouvement continuel de flux et de reflux, par l’action des vents, par celle de la chaleur, elle commença d’agir sur les ouvrages du feu, elle altéra peu à peu la superficie des matières vitrifiables, elle en transporta les débris, les déposa en forme de sédiments ; elle put nourrir les animaux à coquilles, elle ramassa leurs dépouilles, produisit les pierres calcaires, en forma des collines et des montagnes, qui, se desséchant ensuite, reçurent dans leurs fentes toutes les matières minérales qu’elle pouvait dissoudre ou charrier.

Pour établir une théorie générale sur la formation des minéraux, il faut donc commencer par distinguer avec la plus grande attention : 1o ceux qui ont été produits par le feu primitif de la terre, lorsqu’elle était encore brûlante de chaleur ; 2o ceux qui ont été formés du détriment des premiers par le moyen de l’eau, et 3o ceux qui, dans les volcans ou dans d’autres incendies postérieurs au feu primitif, ont une seconde fois subi l’épreuve d’une violente chaleur. Ces trois objets sont très distincts et comprennent tout le règne minéral ; en ne le perdant pas de vue et y rapportant chaque substance minérale, on ne pourra guère se tromper sur son origine et même sur les degrés de sa formation. Toutes les mines que l’on trouve en masses ou gros filons dans nos hautes montagnes doivent se rapporter à la sublimation du feu primitif ; toutes celles, au contraire, que l’on trouve en petites ramifications, en filets, en végétations, n’ont été formées que du détriment des premières, entraîné par la stillation des eaux. On le voit évidemment en comparant, par exemple, la matière des mines de fer de Suède avec celle de nos mines de fer en grains ; celles-ci sont l’ouvrage immédiat de l’eau, et nous les voyons se former sous nos yeux, elles ne sont point attirables par l’aimant, elles ne contiennent point de soufre, et ne se trouvent que dispersées dans les terres ; les autres sont toutes plus ou moins sulfureuses, toutes attirables par l’aimant, ce qui seul suppose qu’elles ont subi l’action du feu ; elles sont disposées en grandes masses dures et solides, leur substance est mêlée d’une grande quantité d’asbeste, autre indice de l’action du feu. Il en est de même des autres métaux ; leur ancien fond vient du feu, et toutes leurs grandes masses ont été réunies par son action, mais toutes leurs cristallisations, végétations, granulations, etc., sont dues à des causes secondaires où l’eau a la plus grande part. Je borne ici mes réflexions sur la conversion des éléments, parce que ce serait anticiper sur celles qu’exige en particulier chaque substance minérale, et qu’elles seront mieux placées dans les articles de l’histoire naturelle des minéraux.


Notes de Buffon
  1. Pour une plus grande intelligence, je prie mes lecteurs de revoir la seconde partie de l’article de cet ouvrage qui a pour titre : De la Nature, seconde vue.
  2. La communication du mouvement a toujours été regardée comme une vérité d’expérience : les plus grands mathématiciens se sont contentés d’en calculer les résultats dans les différentes circonstances, et nous ont donné sur cela des règles et des formules où ils ont employé beaucoup d’art ; mais personne, ce me semble, n’a jusqu’ici considéré la nature intime du mouvement, et n’a tâché de se représenter et de présenter aux autres la manière physique dont le mouvement se transmet et passe d’un corps à un autre corps. On a prétendu que les corps durs pouvaient le recevoir comme les corps à ressort, et, sur cette hypothèse déniée de preuves, on a fondé des propositions et des calculs dont on a tiré une infinité de fausses conséquences ; car les corps supposés durs et parfaitement inflexibles ne pourraient recevoir le mouvement. Pour le prouver, soit un globe parfaitement dur, c’est-à-dire inflexible dans toutes ses parties, chacune de ces parties ne pourra par conséquente être rapprochée ou éloignée de la partie voisine, sans quoi cela serait contre la supposition ; donc, dans un globe parfaitement dur, les parties ne peuvent recevoir aucun déplacement, aucun changement, aucune action, car si elles recevaient une action, elles auraient une réaction, les corps ne pouvant réagir qu’en agissant. Puis donc que toutes les parties prises séparément ne peuvent, recevoir aucune action, elles ne peuvent en communiquer ; la partie postérieure, qui est frappée la première, ne pourra pas communiquer le mouvement à la partie antérieure, puisque cette partie postérieure qui a été supposée inflexible ne peut pas changer, eu égard aux autres parties ; donc il serait impossible de communiquer aucun mouvement à un corps inflexible. Mais l’expérience nous apprend qu’on communique le mouvement à tous les corps ; donc tous les corps sont à ressort, donc il n’y a point de corps parfaitement durs et inflexibles dans la nature. Un de mes amis (M. Guéneau de Montbeillard), homme d’un excellent esprit, m’a écrit à ce sujet dans les termes suivants : « De la supposition de l’immobilité absolue des corps absolument durs, il suit qu’il ne faudrait peut-être qu’un pied cube de cette matière pour arrêter tout le mouvement de l’univers connu ; et si cette immobilité absolue était prouvée, il semble que ce n’est point assez de dire qu’il n’existe point de ces corps dans la nature, et qu’on peut les traiter d’impossibles, et dire que la supposition de leur existence est absurde : car le mouvement provenant du ressort leur ayant été refusé, ils ne peuvent dès lors être capables du mouvement provenant de l’attraction, qui est par hypothèse la cause du ressort. »
  3. Le feu que produit quelquefois la fermentation des herbes entassées, celui qui se manifeste dans les effervescences, ne sont pas une exception qu’on puisse m’opposer, puisque cette production du feu par la fermentation et par l’effervescence dépend, comme toute autre, de l’action ou du choc des parties de la matière les unes contre les autres.
  4. Il est certain, me dira-t-on, que les molécules rejailliront après le contact, parce que leur vitesse à ce point, et qui leur est rendue par le ressort, est la somme des vitesses acquises dans tous les moments précédents par l’effet continuel de l’attraction, et par conséquent doit l’emporter sur l’effort instantané de l’attraction dans le seul moment du contact. Mais ne sera-t-elle pas continuellement retardée, et enfin détruite, lorsqu’il y aura équilibre entre la somme des efforts de l’attraction avant le contact et la somme des efforts de l’attraction après le contact ? Comme cette question pourrait faire naître des doutes ou laisser quelques nuages sur cet objet, qui par lui-même est difficile à saisir, je vais tâcher d’y satisfaire en m’expliquant encore plus clairement. Je suppose deux molécules, ou, pour rendre l’image plus sensible, deux grosses masses de matière, telles que la lune et la terre, toutes deux douées d’un ressort parfait dans toutes les parties de leur intérieur : qu’arriverait-il à ces deux masses isolées de toute autre matière, si tout leur mouvement progressif était tout à coup arrêté, et qu’il ne restât à chacune d’elles que leur force d’attraction réciproque ? Il est clair que, dans cette supposition, la lune et la terre se précipiteraient l’une vers l’autre, avec une vitesse qui augmenterait à chaque moment, dans la même raison que diminuerait le carré de leur distance. Les vitesses acquises seront donc immenses au point de contact, ou, si l’on veut, au moment de leur choc, et dès lors ces deux corps que nous avons supposés à ressort parfait et libres de tous autres empêchements, c’est-à-dire entièrement isolés, rejailliront chacun, et s’éloigneront l’un de l’autre dans la direction opposée, et avec la même vitesse qu’ils avaient acquise au point du contact : vitesse qui, quoique diminuée continuellement par leur attraction réciproque, ne laisserait pas de les porter d’abord au même lieu d’où ils sont partis, mais encore infiniment plus loin, parce que la retardation du mouvement est ici en ordre inverse de celui de l’accélération, et que la vitesse acquise au point du choc étant immense, les efforts de l’attraction ne pourront la réduire à zéro qu’à une distance dont le carré serait également immense ; en sorte que, si le contact était absolu et que la distance des deux corps qui se choquent fût absolument nulle, ils s’éloigneraient l’un de l’autre jusqu’à une distance infinie ; et c’est à peu près ce que nous voyons arriver à la lumière et au feu, dans le moment de l’inflammation des matières combustibles : car dans l’instant même elles lancent leur lumière à une très grande distance, quoique les particules se sont converties en lumière fussent auparavant très voisines les unes des autres.
  5. L’attraction universelle agit sur la lumière ; il ne faut, pour s’en convaincre, qu’examiner les cas extrêmes de la réfraction : lorsqu’un rayon de lumière passe à travers un cristal, sous un certain angle d’obliquité, la direction change tout à coup, et, au lieu de continuer sa route, il rentre dans le cristal et se réfléchit. Si la lumière passe du verre dans le vide, toute la force de cette puissance s’exerce, et le rayon est contraint de rentrer, et rentre dans le verre par un effet de son attraction que rien ne balance ; si la lumière passe du cristal dans l’air, l’attraction du cristal, plus forte que celle de l’air, la ramène encore, mais avec moins de force, parce que cette attraction du verre est en partie détruite par celle de l’air qui agit en sens contraire sur le rayon de lumière ; si ce rayon passe du cristal dans l’eau, l’effet est bien moins sensible, le rayon rentre à peine, parce que l’attraction du cristal est presque toute détruite par celle de l’eau, qui s’oppose à son action ; enfin, si la lumière passe du cristal dans le cristal, comme les deux attractions sont égales, l’effet s’évanouit et le rayon continue sa route. D’autres expériences démontrent que cette puissance attractive, ou cette force réfringente, est toujours à très peu près proportionnelle à la densité des matières transparentes, à l’exception des corps onctueux et sulfureux, dont la force réfringente est plus grande, parce que la lumière a plus d’analogie, plus de rapport de nature avec les matières inflammables qu’avec les autres matières. — Mais s’il restait quelque doute sur cette attraction de la lumière vers les corps, qu’on jette les yeux sur les inflexions que souffre un rayon lorsqu’il passe fort près de la surface d’un corps : un trait de lumière ne peut entrer par un très petit trou, dans une chambre obscure, sans être puissamment attiré vers les bords du trou ; ce petit faisceau de rayons se divise, chaque rayon voisin de la circonférence du trou se plie vers cette circonférence, et cette inflexion produit des franges colorées, des apparences constantes, qui sont l’effet de l’attraction de la lumière vers les corps voisins ; il en est de même des rayons qui passent entre deux lames de couteaux : les uns se plient vers la lame supérieure, les autres vers la lame inférieure ; il n’y a que ceux du milieu qui, souffrant une égale attraction des deux côtés, ne sont pas détournés, et suivent leur direction.
  6. Chaque rayon de lumière a deux côtés opposés, doués originairement d’une propriété d’où dépend la réfraction extraordinaire du cristal, et deux autres côtés opposés qui n’ont pas cette propriété. Optique de Newton, question xxvi, traduction de Coste. — Nota. Cette propriété dont parle ici Newton ne peut dépendre que de l’étendue ou de la figure de chacun des côtes des rayons, c’est-à-dire des atomes de lumière. Voyez cet article en entier dans Newton.
  7. Un habile physicien (M. de Saussure, citoyen de Genève) a bien voulu me communiquer le résultat des expériences qu’il a faites dans les montagnes sur la différente chaleur des rayons du soleil, et je vais rapporter ici ses propres expressions. — « J’ai fait faire, en mars 1767, sept caisses rectangulaires de verre blanc de Bohême, chacune desquelles est la moitié d’un cube coupé parallèlement à sa base : la première a un pied de largeur en tout sens, sur six pouces de hauteur ; la seconde dix pouces sur cinq, et ainsi de suite jusqu’à la cinquième, qui a deux pouces sur un. Toutes ces caisses sont ouvertes par le bas, et s’emboîtent les unes dans les autres, sur une table fort épaisse de bois de poirier noirci, à laquelle elles sont fixées. J’emploie sept thermomètres à cette expérience ; l’un suspendu en l’air et parfaitement isolé à côté des boites et à la même distance du sol ; un autre posé sur la caisse extérieure en dehors de cette caisse, et à peu près au milieu ; le suivant posé de même sur la seconde caisse, et ainsi des autres jusqu’au dernier, qui est sous la cinquième caisse, et à demi noyé dans le bois de la table.

    » Il faut observer que tous ces thermomètres sont de mercure, et que tous, excepté le dernier, ont la boule nue, et ne sont pas engagés, comme les thermomètres ordinaires, dans une planche ou dans une boîte, dont le plus ou moins d’aptitude à prendre et à conserver la chaleur fait entièrement varier le résultat des expériences.

    » Tous cet appareil exposé au soleil, dans un lieu découvert, par exemple sur le mur de clôture d’une grande terrasse, je trouve que le thermomètre suspendu à l’air libre monte le moins haut de tous ; que celui qui est sur la caisse extérieure monte un peu plus haut ; ensuite celui qui est sur la seconde caisse, et ainsi des autres ; en observant cependant que le thermomètre qui est posé sur la cinquième caisse monte plus haut que celui qui est sous elle est à demi noyé dans le bois de la table : j’ai vu celui-là monter à 70 degrés de Réaumur (en plaçant le 0 à la congélation, et le 80e degré à l’eau bouillante). Les fruits exposés à cette chaleur s’y cuisent et y rendent leur jus.

    » Quand cet appareil est exposé au soleil dès le matin, on observe communément la plus grande chaleur vers les deux heures et demie après midi, et lorsqu’on le retire des rayons du soleil, il emploie plusieurs heures à son entier refroidissement.

    » J’ai fait porter ce même appareil sur une montagne élevée d’environ cinq cents toises au-dessus du lieu où se faisaient ordinairement les expériences, et j’ai trouvé que le refroidissement causé par l’élévation agissait beaucoup plus sur les thermomètres suspendus à l’air libre que sur ceux qui étaient enfermés dans les caisses de verre, quoique j’eusse eu soin de remplir les caisses de l’air même de la montagne, par égard pour la fausse hypothèse de ceux qui croient que le froid des montagnes tient de la pureté de l’air qu’on y respire. »

    Il serait à désirer que M. de Saussure, de la sagacité duquel nous devons d’excellentes choses, suivit encore plus loin ces expériences, et voulût en publier les résultats.

  8. Essai d’Optique sur la gradation de la lumière.
  9. On pourrait même présumer que la lumière en elle-même est composée des parties plus ou moins chaudes : le rayon rouge, dont les atomes sont bien plus massifs et probablement plus gros que ceux du rayon violet, doit en toute circonstance conserver beaucoup plus de chaleur, et cette présomption me paraît assez fondée pour qu’on doive chercher à la constater par l’expérience ; il ne faut pour cela que recevoir, au sortir du prisme, une égale quantité de rayons rouges et de rayons violets, sur deux petits miroirs concaves ou deux lentilles réfringentes, et voir au thermomètre le résultat de la chaleur des uns et des autres. — Je me rappelle une autre expérience qui semble démontrer que les atomes bleus de la lumière sont plus petits que ceux des autres couleurs ; c’est qu’en recevant sur une feuille très mince d’or battu la lumière du soleil, elle se réfléchit toute, à l’exception des rayons bleus qui passent à travers la feuille d’or, et peignent d’un beau bleu le papier qu’on met à quelque distance derrière la feuille d’or. Ces atomes bleus sont donc plus petits que les autres, puisqu’ils passent où les autres ne peuvent passer ; mais je n’insiste pas sur les conséquences qu’on doit tirer de cette expérience, parce que cette couleur bleue, produite en apparence par la feuille d’or, peut tenir au phénomène des ombres bleues, dont je parlerai dans un des Mémoires suivants.
  10. Voyez l’Histoire de l’Académie des sciences, année 1702, p. 7 ; et le Mémoire de M. Amontons, p. 155. — Les Mémoires de M. de Mairan, année 1710, p. 104 ; année 1721, p. 8 ; année 1765, p. 143.
  11. Les physiciens ont pris pour le degré du froid absolu mille degrés au-dessous de congélation ; il fallait plutôt le supposer de dix mille que de mille : car, quoique je sois très persuadé qu’il n’existe rien d’absolu dans la nature, et que peut-être un froid de dix mille degrés n’existe que dans les espaces les plus éloignés de tout soleil, cependant, comme il s’agit ici de prendre pour unité le plus grand froid possible, je l’aurais au moins supposé plus grand que celui dont nous pouvons produire la moitié ou les trois cinquièmes ; car on a produit artificiellement cinq cent quatre-vingt-douze degrés de froid à Pétersbourg, le 6 janvier 1760, le froid naturel étant de trente et un degrés au-dessous de la congélation ; et si l’on eût fait la même expérience en Sibérie, où le froid naturel est quelquefois de soixante-dix degrés, on eût produit un froid de plus de mille degrés : car on a observé que le froid artificiel suivait la même proportion que le froid naturel. Or, 31 : 592 : : 70 : 1336 24/31 ; il serait donc possible de produire en Sibérie un froid de treize cent trente-six degrés au-dessous de la congélation ; donc le plus grand degré de froid possible doit être supposé bien au delà de mille ou même de treize cent trente-six pour en faire l’unité à on rapporte les degrés de la chaleur, tant solaire que terrestre, ce qui ne laissera pas d’en rendre la différence encore plus grande. — Une autre remarque que j’ai faite, en examinant la construction de la table dans laquelle M. de Mairan donne les rapports de la chaleur des émanations du globe terrestre à ceux de la chaleur solaire pour tous les climats de la terre, c’est qu’il n’a pas pensé ou qu’il a négligé d’y faire entrer la considération de l’épaisseur du globe, plus grande sous l’équateur que sous les pôles. Cela néanmoins devrait être mis en compte, et aurait un peu changé les rapports qu’il donne pour chaque latitude. — Enfin une troisième remarque, et qui tient à la première, c’est qu’il dit (page 160) qu’ayant fait construire une machine qui était comme un extrait de mes miroirs brûlants, et ayant fait tomber la lumière réfléchie du soleil sur des thermomètres, il avait toujours trouvé que, si un miroir plan avait fait monter la liqueur, par exemple, de trois degrés, deux miroirs dont on réunissait la lumière la faisaient monter de six degrés, et trois miroirs de neuf degrés. Or, il est aisé de sentir que ceci ne peut pas être généralement vrai, car la grandeur des degrés du thermomètre n’est fondée que sur la division en mille parties, et sur la supposition que mille degrés au-dessous de la congélation fond le froid absolu ; et comme il s’en faut bien que ce terme soit celui du plus grand froid possible, il est nécessaire qu’une augmentation de chaleur double ou triple par la réunion de deux ou trois miroirs, élève la liqueur à des hauteurs différentes de celle des degrés du thermomètre, selon que l’expérience sera faite dans un temps plus ou moins chaud, que celui où ces hauteurs s’accorderont le mieux ou différeront le moins sera celui des jours chauds de l’été, et que, les expériences ayant été faites sur la fin de mai, ce n’est que par hasard qu’elles ont donné le résultat des augmentations de chaleur par les miroirs, proportionnelles aux degrés de l’échelle du thermomètre. Mais j’abrège cette critique, en renvoyant à ce que j’ai dit, près de vingt ans avant ce Mémoire de M. de Mairan, sur la construction d’un thermomètre réel, et sa graduation par le moyen de mes miroirs brûlants. Voyez les Mémoires de l’Académie des sciences, année 1747.
  12. Histoire physique de la mer, par M. le comte Marsigli, p. 16.
  13. Voyez dans cet ouvrage l’article de la Formation des planètes, et ci-après les articles des Époques de la nature.
  14. Ceci même pourrait se prouver par une expérience qui mériterait d’être poussée plus loin. J’ai recueilli sur un miroir ardent par réflexion une assez forte chaleur sans aucune lumière au moyen d’une plaque de tôle mise entre le brasier et le miroir ; une partie de la chaleur s’est réfléchie au foyer du miroir, tandis que tout le reste de la chaleur l’a pénétré ; mais je n’ai pu m’assurer si l’augmentation de chaleur dans la matière du miroir n’était pas aussi grande que s’il n’en eût pas réfléchi.
  15. Le phsophore, qui n’est, pour ainsi dire, qu’une matière ignée, une substance qui conserve et condense le feu, serait le premier objet des expériences qu’il faudrait faire pour traiter le feu comme M. Hales a traité l’air, et le premier instrument qu’il faudrait employer pour ce nouvel art.
  16. Je vais en donner un exemple récent. Deux habiles chimistes (MM. Pott et d’Arcet) ont soumis un grand nombre de substances à l’action du feu ; le premier s’est servi d’un fourneau que je suis étonné que le second n’ait point entendu, puisque rien ne m’a paru si clair dans tout l’ouvrage de M. Pott, et qu’il ne faut qu’un coup d’œil sur la planche gravée de ce fourneau pour reconnaître que, par sa construction, il peut, quoique sans soufflets, faire à peu près autant d’effet que s’il en était garni : car, au moyen des longs tuyaux qui sont adaptés au fourneau par le haut et par le bas, l’air y arrive et circule avec une rapidité d’autant plus grande, que les tuyaux sont mieux proportionnés : ce sont des soufflets constants, et dont on peut augmenter l’effet à volonté. Cette construction est si bonne et si simple, que je ne puis concevoir que M. d’Arcet dise que ce fourneau est un problème pour lui… qu’il est persuadé que M. Pott a dû se servir de soufflets, etc., tandis qu’il est évident que son fourneau équivaut par sa construction à l’action des soufflets, et est que par conséquent il n’avait pas besoin d’y avoir recours ; que d’ailleurs ce fourneau encore exempt du vice que M. d’Arcet reproche aux soufflets, dont il a raison de dire que l’action alterne, sans cesse renaissante et expirante, jette du trouble et de l’inégalité sur celle du feu, ce qui ne peut arriver ici, puisque, pour la construction du fourneau, l’on voit évidemment que le renouvellement de l’air est constant, et que son action ne renaît ni n’expire, mais est continue et toujours uniforme. Ainsi M. Pott a employé l’un des moyens dont on se doit servir pour appliquer le feu, c’est-à-dire un moyen par lequel, comme par soufflets, on augmente la vitesse du feu, en le pressant incessamment par un air toujours renouvelé ; et toutes les fusions qu’il a faites par ce moyen et dont j’ai répété quelques-unes, comme celle du grès, du quartz, etc., sont très réelles, quoique M. d’Arcet les nie ; car pourquoi les nie-t-il ? c’est que de son côté, au lieu d’employer, comme M. Pott, le premier de nos procédés généraux, c’est-à-dire le feu par sa vitesse, accélérée autant qu’il est possible par le mouvement rapide de l’air, moyen par lequel il eût obtenu les mêmes résultats, il s’est servi du second procédé, et n’a employé que le feu en grand volume dans un fourneau sans soufflets et sans équivalent, dans lequel par conséquent le feu ne devait pas produire les mêmes effets, mais devait en donner d’autres, que par la même raison le premier procédé ne pouvait pas produire ; ainsi les contradictions entre les résultats de ces deux habiles chimistes ne sont qu’apparentes et fondées sur deux erreurs évidentes. La première consiste à croire que le feu le plus violent est celui qui est en plus grand volume ; la seconde, que l’on doit obtenir du feu violent les mêmes résultats, de quelque manière qu’on l’applique : cependant ces deux idées sont fausses ; la considération des vérités contraires est encore une des premières pierres qu’il faudrait poser aux fondements de la chimie ; car ne serait-il pas très nécessaire avant tout, et pour éviter de pareilles contradiction à l’avenir, que les chimistes ne perdissent pas de vue qu’il y a trois moyens généraux et très différents l’un de l’autre d’appliquer le feu violent ? Le premier, comme je l’ai dit, par lequel on n’emploie qu’un petit volume de feu, mais que l’on agite, aiguise, exalte au plus haut degré par la vitesse de l’air, soit par des soufflets, soit par un fourneau semblable à celui de M. Pott, qui tire l’air avec rapidité : on voit, par l’effet de la lampe d’émailleur, qu’avec une quantité de feu presque infiniment petite, on fait de plus grands effets en petit que le fourneau de verrerie ne peut en faire en grand. Le second moyen est d’appliquer le feu, non pas en petite, mais en très grande quantité, comme on le fait dans les fourneaux de porcelaine et de verrerie, où le feu n’est fort que par son volume, où son action est tranquille, et n’est pas exaltée par un renouvellement très rapide de l’air. Le troisième moyen est d’appliquer le feu en très petit volume, mais en augmentant sa masse et son intensité au point de le rendre plus fort que par le second moyen, et plus violent que par le premier ; et ce moyen de concentrer le feu et d’en augmenter la masse par les miroirs ardents est encore le plus puissant de tous.

    Or, chacun de ces trois moyens doit fournir un certain nombre de résultats différents ; si par le premier moyen on fond et vitrifie telles et telles matières, il est très possible que par le second moyen on ne puisse vitrifier ces mêmes matières, et qu’on contraire on en puisse fondre d’autres, qui n’ont pu l’être par le premier moyen, et enfin il est tout aussi possible que par le troisième moyen on obtienne encore plusieurs résultats semblables ou différents de ceux qu’ont fournis les deux premiers moyens. Dès lors un chimiste qui, comme M. Pott, n’emploie que le premier moyen, doit se borner à donner les résultats fournis par ce moyen, faire, comme il l’a fait, l’énumération des matières qu’il a fondues, mais ne pas prononcer sur la non-fusibilité des autres, parce qu’elles peuvent l’être par le second ou le troisième moyen ; enfin ne pas dire affirmativement et exclusivement, en parlant de son fourneau, qu’en une heure de temps, ou deux au plus, il met en fonte tout ce qui est fusible dans la nature. Et par la même raison, un autre chimiste qui, comme M. d’Arcet, ne s’est servi que du second moyen, tombe dans l’erreur, s’il se croit en contradiction avec celui qui ne s’est servi que du premier moyen, et cela parce qu’il n’a pu fondre plusieurs matières que l’autre a fait couler, et qu’au contraire il a mis en fusion d’autres matières que le premier n’avait pu fondre ; car si l’un ou l’autre se fût avisé d’employer successivement les deux moyens, il aurait bien senti qu’il n’était point en contradiction avec lui-même, et que la différence des résultats ne provenait que de la différence des moyens employés. Que résulte-t-il donc de réel de tout ceci, sinon qu’il faut ajouter à la liste des matières fondues par M. Pott celles de M. d’Arcet, et se souvenir seulement que, pour fondre les premières, il faut le premier moyen, et le second pour fondre les autres ? Il n’y a par conséquent aucune contradiction entre les expériences de M. Pott et celles de M. d’Arcet, que je crois également bonnes ; mais tous deux, après cette conciliation, auraient encore tort de conclure qu’ils ont fondu par ces deux moyens tout ce qui est fusible dans la nature, puisque l’on peut démontrer que par le troisième moyen, c’est-à-dire par les miroirs ardents, on fond et vitrifie, on volatilise et même on brûle quelques matières qui leur ont également paru réfractaires au feu de leurs fourneaux. Je ne m’arrêterai pas sur plusieurs choses de détail, qui cependant mériteraient animadversion, parce qu’il est toujours utile de ne pas laisser germer des idées erronées ou des faits mal vus, et dont on peut tirer de fausses conséquences. M. d’Arcet dit qu’il a remarqué constamment que la flamme fait plus d’effet que le feu de charbon : oui, sans doute, si ce feu n’est pas excité par le vent, mais toutes les fois que le charbon ardent sera vivifié par un air rapide, il y aura de la flamme qui sera plus active, et produira de bien plus grands effets que la flamme tranquille. De même lorsqu’il dit que les fourneaux donnent de la chaleur en raison de leur épaisseur, cela ne peut être vrai que dans le seul cas où les fourneaux étant supposés égaux, le feu qu’ils contiennent serait en même temps animé par deux courants d’air, égaux en volume et en rapidité ; la violence du feu dépend presque en entier de cette rapidité du courant de l’air qui l’anime, je puis le démontrer par ma propre expérience : j’ai vu le grès que M. d’Arcet croit infusible, couler et se couvrir d’émail par le moyen de deux bons soufflets, mais sans le secours d’aucun fourneau et à feu ouvert. L’effet des fourneaux épais n’est pas d’augmenter la chaleur, mais de la conserver, et ils la conservent d’autant plus longtemps qu’ils sont plus épais.

  17. Voyez le détail de ces expériences dans la partie expérimentale de cet ouvrage.
  18. Dans le Digesteur de Papin, la chaleur de l’eau est portée au point de fondre le plomb et l’étain qu’on y a suspendus avec du fil de fer ou de laiton. Musschenbrœk, Essai de physique, p. 434, cité par M. de Mairan, Dissertation sur la glace, p. 192.
  19. Voyez sur cela les expériences dont je rends compte dans la partie expérimentale de cet ouvrage.
  20. Dictionnaire de chimie. Paris, 1766.
  21. Digressions académiques. Dijon, 1772.
  22. Dans le moment même qu’on imprime ces feuilles paraît l’ouvrage de M. Baumé, qui a pour titre : Chimie expérimentale et raisonnée. L’auteur non seulement y parle une langue intelligible, mais il s’y montre partout aussi bon physicien que grand chimiste, et j’ai eu la satisfaction de voir que quelques-unes de ses idées générales s’accordent avec les miennes.
  23. Voyez, dans cet ouvrage, l’article qui a pour titre : De la nature, seconde vue.
  24. Je ne sais si l’on ne calcinerait pas l’or, non pas en le tenant, comme Boyle ou Kunkel, pendant un très long temps dans un fourneau de verrerie, où la vitesse de l’air n’est pas grande, mais en le mettant près de la tuyère d’un bon fourneau à vent, et le tenant en fusion dans un vaisseau ouvert, où l’on plongerait une petite spatule, qu’on ajusterait de manière qu’elle tournerait incessamment et remuerait continuellement l’or en fusion ; car il n’y a pas de comparaison entre la force de ces feux, parce que l’air est ici bien plus accéléré que dans les fourneaux de verrerie.
  25. « Dans toutes les expériences que j’ai tentées (dit le docteur Martine), découvrir qu’aucun des végétaux acquît en vertu du principe de vie un degré de chaleur supérieur à celui du milieu environnant, et qui pût être distingué ; au contraire, tous les animaux, quelque peu que leur vie soit animée, ont un degré de chaleur plus considérable que celui de l’air ou de l’eau où ils vivent. » Essais sur les thermomètres, art. 37, édition in-12. Paris, 1751. — « On ne découvre au toucher aucun degré de chaleur dans les plantes, soit dans leurs larmes, soit dans le cœur de leur tiges. » Bacon, Nov. Organ., 11, 12.
  26. « À mon thermomètre (dit le docteur Martine) où le terme de la congélation est marqué 32, j’ai trouvé que ma peau, partout où elle était bien couverte, élevait le mercure au degré 96 ou 97… que l’urine, nouvellement rendue et reçue dans un vase de la même température qu’elle, est à peine d’un degré plus chaude que la peau, et nous pouvons supposer qu’elle est à peu près au degré des viscères voisins… Dans les quadrupèdes ordinaires, tels que les chiens, les chats, les brebis, les bœufs, les cochons, etc., la chaleur de la peau élève le thermomètre 4 ou 5 degrés plus haut que dans l’homme, et le porte aux degrés 100, 101, 102 ; et dans quelques-uns au degré 103, ou même un peu plus haut… La chaleur des cétacés est égale à celle des quadrupèdes… J’ai trouvé que la chaleur de la peau du veau marin était proche du degré 102, et celle de la cavité de l’abdomen environ un degré plus haut… Les oiseaux sont les plus chauds de tous les animaux, et surpassent de 3 ou 4 degrés les quadrupèdes, suivant l’expérience que j’en ai faite moi-même sur les canards, les oies, les poules, les pigeons, les perdrix, les hirondelles ; la boule du thermomètre placée entre leurs cuisses, le mercure s’élevait aux degrés 103, 104, 105, 106, 107. » Le même observateur a reconnu que les chenilles n’avaient que très peu de chaleur, environ 2 ou 3 degrés au-dessus de l’air dans lequel elles vivent. « Ainsi, dit-il, la classe des animaux froids est formée par toute la famille des insectes, hormis les abeilles, qui font une exception singulière… » — (Nota. Je ne sais pas s’il faut faire ici une exception pour les abeilles, comme l’ont fait la plupart de nos observateurs, qui prétendent que ces mouches ont autant de chaleur que les animaux qui respirent, parce que leur ruche est aussi chaude que le corps de ces animaux : il me semble que cette chaleur de l’intérieur de la ruche n’est point du tout la chaleur de chaque abeille ; mais la somme totale de la chaleur qui s’évapore des corps de neuf ou dix mille individus réunis dans cet espace où leur mouvement continuel doit l’augmenter encore, et en divisant cette somme générale de chaleur par la quantité particulière de chaleur que s’évapore de chaque individu, on trouverait peut-être que l’abeille n’a pas plus de chaleur qu’une autre mouche.) — « J’ai trouvé, par des expériences fréquentes, que la chaleur d’un essaim d’abeilles élevait le thermomètre qui en était entouré, au degré 97, chaleur qui ne le cède point à la nôtre. La chaleur des autres animaux d’une vie faible excède peu la chaleur du milieu environnant ; à peine distingue-t-on quelques différences dans les moules et dans les huîtres, très peu dans les carrelets, les merlans, les merlus et autres poissons à ouïes, qui m’ont tous paru avoir à peine un degré de plus que l’eau de mer dans laquelle ils vivaient, et qui était lors de mon observation au degré 41. Enfin, il n’y en a guère plus dans les poissons de rivière, et quelques truites que j’ai examinées étaient au degré 62, pendant que l’eau de la rivière était au degré 61… Suivant le résultat de plusieurs expériences, j’ai trouvé que les limaçons étaient de 2 degrés plus chauds que l’air. Les grenouilles et les tortues de terre m’ont paru avoir quelque chose de plus, et environ 5 degrés de plus que l’air qu’elles respiraient… J’ai aussi examiné la chaleur d’une carpe et celle d’une anguille, et j’ai trouvé qu’elles excédaient à peine la chaleur de l’eau où ces poissons vivaient, et qui était au degré 54. » Essais sur les thermomètres, art. 38, 39, 40, 41, 44, 45, 46 et 47.
  27. J’ai fait une grande expérience au sujet de l’inflammation de la fumée. J’ai rempli de charbon sec et conservé à couvert depuis plus de six mois deux de mes fourneaux, qui ont également 14 pieds de hauteur, et qui ne diffèrent dans leur construction que par les proportions des dimensions en largeur, le premier contenant juste un tiers de plus que le second. J’ai rempli l’un avec 1 200 livres de ce charbon, et l’autre avec 800 livres, et j’ai adapté au plus grand un tuyau d’aspiration, construit avec un châssis de fer, garni de tôle, qui avait 13 pouces en carré sur 10 pieds de hauteur ; je lui avais donné 13 pouces sur les quatre côtés, pour qu’il remplît exactement l’ouverture supérieure du fourneau, qui était carrée, et qui avait 13 pouces 1/2 de toutes faces ; avant de remplir ces fourneaux, on avait préparé dans le bas une petite cavité en forme de voûte, soutenue par des bois secs, sous lesquels on mit le feu au moment qu’on commença de charger de charbon ; ce feu, qui d’abord était vif, se ralentit à mesure qu’on chargeait, cependant il subsista toujours sans s’éteindre, et lorsque les fourneaux furent remplis en entier, j’en examinai le progrès et le produit, sans le remuer et sans y rien ajouter ; pendant les six premières heures, la fumée qui avait commencé à s’élever au moment qu’on avait commencé de charger, était très humide, ce que je reconnaissais aisément par les gouttes d’eau qui paraissaient sur les parties extérieures du tuyau d’aspiration, et ce tuyau n’était encore au bout de six heures que médiocrement chaud, car je pouvais le toucher aisément. On laissa le feu, le tuyau et les fourneaux pendant toute la nuit dans cet état ; la fumée, continuant toujours, devint si abondante, si épaisse et si noire que le lendemain, en arrivant à mes forges, je crus qu’il y avait un incendie. L’air était calme, et comme le vent ne dissipait pas la fumée, elle enveloppait les bâtiments et les dérobait à ma vue ; elle durait déjà depuis vingt-six heures. J’allai à mes fourneaux, je trouvai que le feu qui n’était allumé qu’à la partie du bas, n’avait pas augmenté, qu’il se soutenait au même degré, mais la fumée qui avait donné de l’humidité dans les six premières heures, était devenue plus sèche, et paraissait néanmoins tout aussi noire. Le tuyau d’aspiration ne pompait pas davantage, il était seulement un peu plus chaud, et la fumée ne formait plus de gouttes sur sa surface extérieure ; la cavité des fourneaux, qui avait 14 pieds de hauteur, se trouva vide au bout des vingt-six heures, d’environ 3 pieds ; je les fis remplir, l’un avec 50, et l’autre avec 75 livres de charbon, et je fis remettre tout de suite le tuyau d’aspiration qu’on avait été obligé d’enlever pour charger. Cette augmentation d’aliment n’augmenta pas le feu ni même la fumée, elle ne changea rien à l’état précédent ; j’observai le tout pendant huit heures de suite, m’attendant à tout instant à voir paraître la flamme, et ne concevant pas pourquoi cette fumée d’un charbon si sec, et si sèche elle-même qu’elle ne déposait pas la moindre humidité, ne s’enflammait pas d’elle-même, après trente-quatre heures de feu toujours subsistant au bas des fourneaux. Je les abandonnai donc une seconde fois dans cet état, et donnai ordre de n’y pas toucher. Le jour suivant, douze heures après les trente-quatre, je trouvai le même brouillard épais, la même fumée noire couvrant mes bâtiments ; et ayant visité mes fourneaux, je vis que le feu d’en bas était toujours le même, la fumée la même et sans aucune humidité, et que la cavité des fourneaux était vide de 3 pieds 2 pouces dans le plus petit, et de 2 pieds 9 pouces seulement dans le plus grand, auquel était adapté le tuyau d’aspiration ; je le remplis avec 66 livres de charbon, et l’autre avec 54, et je résolus d’attendre aussi longtemps qu’il serait nécessaire pour savoir si cette fumée ne viendrait pas enfin à s’enflammer ; je passai neuf heures à l’examiner de temps à autre ; elle était très sèche, très suffocante, très sensiblement chaude, mais toujours noire et sans flamme au bout de cinquante-cinq heures. Dans cet état, je la laissai pour la troisième fois. Le jour suivant, treize heures après les cinquante-cinq, je la retrouvai encore de même, le charbon de mes fourneaux baissé de même ; et comme je réfléchissais sur cette consommation de charbon sans flamme, qui était d’environ moitié de la consommation qui s’en fait dans le même temps et dans les mêmes fourneaux, lorsqu’il y a de la flamme, je commençai à croire que je pourrais bien user beaucoup de charbon, sans avoir de flamme, puisque depuis trois jours on avait chargé trois fois les fourneaux (car j’oubliais de dire que ce jour même on venait de remplir la cavité vide du grand fourneau, avec 80 livres de charbon, et celle du petit avec 60 livres) ; je les laissai néanmoins fumer encore plus de cinq heures. Après avoir perdu l’espérance de voir cette fumée s’enflammer d’elle-même, je la vis tout d’un coup prendre feu, et faire une espèce d’explosion dans l’instant même qu’on lui présenta la flamme légère d’une poignée de pallie ; le tourbillon entier de la fumée s’enflamma jusqu’à 8 à 10 pieds de distance et autant de hauteur ; la flamme pénétra la masse du charbon, et descendit dans le même moment jusqu’au bas du fourneau, et continua de brûler à la manière ordinaire ; le charbon se consommait une fois plus vite, quoique le feu d’en bas ne parût guère plus animé ; mais je suis convaincu que mes fourneaux auraient éternellement fumé, si l’on n’eût pas allumé la fumée ; et rien ne me prouva mieux que la flamme n’est que de la fumée qui brûle, et que la communication du feu ne peut se faire que par la flamme.
  28. Voici une observation qui semble démontrer que la lumière a plus d’affinité avec les substances combustibles qu’avec toutes les autres matières. On sait que la puissance réfractive des corps transparents est proportionnelle à leur densité ; le verre, plus dense que l’eau, a proportionnellement une plus grande force réfringente, et en augmentant la densité du verre et de l’eau, l’on augmente à mesure leur force de réfraction. Cette proportion s’observe dans toutes les matières transparentes, et qui sont en même temps incombustibles. Mais les matières inflammables, telles que l’esprit-de-vin, les huiles transparentes, l’ambre, etc., ont une puissance réfringente plus grande que les autres ; en sorte que l’attraction que ces matières exercent sur la lumière, et qui provient de leur masse ou densité, est considérablement augmentée par l’affinité particulière qu’elles ont avec la lumière. Si cela n’était pas, leur force réfringente serait, comme celle de toutes les autres matières, proportionnelle à leur densité ; mais les matières inflammables attirent plus puissamment la lumière, et ce n’est que par cette raison qu’elles ont plus de puissance réfractive que les autres. Le diamant même ne fait pas une exception à cette loi ; on doit le mettre au nombre des matières combustibles, on le brûle au miroir ardent ; il a avec la lumière autant d’affinité que les matières inflammables, car sa puissance réfringente est plus grande qu’elle ne devrait l’être à proportion de sa densité. Il a en même temps la propriété de s’imbiber de la lumière et de la conserver assez longtemps ; les phénomènes de sa réfraction doivent tenir en partie à ces propriétés.
  29. Voyez le Mémoire de M. de Mairan, dans ceux de l’Académie royale des sciences, année 1765, p. 143.
  30. La plus longue vie des escargots ou gros limaçons terrestres s’étend jusqu’à quatorze ans ; on peut présumer que les gros coquillages de mer vivent plus longtemps, mais aussi les petits et les très petits, tels que ceux qui forment le corail, et tous les madrépores, vivent beaucoup moins de temps ; et c’est par cette raison que j’ai pris le terme moyen de dix ans.
Notes de l’éditeur
  1. Buffon considère la chaleur comme une « force » indépendante de l’attraction et l’impulsion ; nous savons aujourd’hui que la chaleur n’est pas autre chose qu’une manifestation spéciale du mouvement moléculaire de la matière.
  2. On a cherché de nos jours, l’explication de l’attraction dans les phénomènes dont l’éther est le siège. (Voyez mon Introduction.) [Note de Wikisource : Les expériences de Michelson et Morlay ont définitivement établi l’inexistence de l’éther. Depuis Einstein, on conçoit l’attraction gravitationnelle comme une déformation de l’espace et du temps causée par tout corps ayant une masse ; par déformation, il faut entendre que la présence d’un corps massif déforme la géométrie au point que le chemin le plus court entre deux points n’est plus nécessairement le segment de droite.]
  3. La lumière n’est pas un corps matériel, mais une simple manifestation du mouvement moléculaire de l’éther. [Note de Wikisource : Sur l’inexistence de l’éther, voyez la note précédente. La lumière est en réalité une onde électromagnétique, c’est-à-dire la propagation d’une perturbation des propriétés électriques et magnétiques du milieu qu’elle traverse. La propagation de l’onde s’accompagne d’un transport d’énergie sans transport de matière ; cependant on sait, depuis le début du vingtième siècle, que dans le cas de la lumière cette énergie est toujours multiple d’une quantité indivisible, appelé quantum de lumière ou photon, auquel on peut associer une quantité de mouvement propre : l’on a pu ainsi dire que le photon était un corpuscule de lumière. La physique quantique actuelle se fonde sur l’idée que toute particule de matière, comme la lumière, admet à la fois une description ondulatoire et une description corpusculaire.]
  4. Les combinaisons chimiques, les phénomènes électriques sont encore susceptibles de produire de la chaleur.
  5. « La lumière, la chaleur et le feu » ne sont pas des corps matériels, mais simplement des formes particulières du mouvement moléculaire de la matière. (Voyez mon Introduction.) [Note de Wikisource : Pour la lumière, voyez la note précédente ; pour le feu, voyez la fin du mémoire. En effet, la chaleur n’est rien que la manifestation à notre échelle du mouvement incessant qui anime les molécules.]
  6. La lumière, n’étant qu’un « mouvement », ne peut pas être « pesante ». Tout ce qui suit est également faux. (Voyez sur les questions traitées dans ce mémoire mon Introduction.) Il serait trop long et trop difficile de relever ici les unes après les autres toutes les erreurs de détail commises par notre auteur.
  7. C’est le contraire qui est vrai. La plus grande partie de la chaleur de la surface de notre globe provient du soleil ; une partie très minime seulement provient des foyers de calorique terrestres.
  8. Voyez la note précédente.
  9. La chaleur intérieure du globe ne joue aucun rôle dans le développement et le maintien de la vie à la surface de la nature. Toute la chaleur nécessaire aux êtres vivants vient du soleil.
  10. Le feu est produit par l’oxydation rapide, intense et destructive des matériaux que l’on désigne par l’épithète de combustibles.
  11. Ce n’est pas l’air lui-même, mais l’oxygène de l’air.
  12. Ce chiffre est trop fort. L’eau, perdant sa fluidité à 0° centigrade, le mercure perd la sienne à 40° centigrade au-dessous de zéro. [Note de Wikisource : De manière générale, les températures avancées par Buffon sont toutes surévaluées : ainsi, le froid absolu est atteint, non pas à mille ou dix mille degrés en-dessous de zéro, mais à « seulement » −273° environ.]
  13. À l’époque de Buffon, on était totalement ignorant des phénomènes d’oxydation.
  14. Le soufre est un corps dit « simple ».
  15. Il n’entre dans la composition du soufre pur ni terre ni eau. Tout ce passage traduit exactement l’ignorance de Buffon et de ses contemporains en matière de chimie.
  16. Le fer, pas plus qu’aucune autre substance, n’est rendu « plus léger » par le feu : celui-ci ne rend non plus aucune substance plus pesante. Cette classification est donc aussi fausse qu’inutile.
  17. La flamme est formée en partie de gaz et en partie de molécules solides en combustion. La portion la plus extérieure, la plus claire, mais la moins chaude de la flamme, est formée de gaz, tandis que la partie interne, plus chaude, est formée de molécules solides rougies par la combustion. La composition de la flamme explique très facilement la communication du feu par son intermédiaire dont parle ensuite Buffon.
  18. Dans la calcination, les matières calcaires subissent une diminution de poids résultant de la perte de leur eau.
  19. Elles consistent réellement l’une et l’autre en un phénomène d’oxydation.
  20. Ni la lumière, ni la chaleur ne se fixent dans les corps en combustion, puisqu’elles ne sont que des mouvements, mais l’oxygène de l’air se combine avec ces corps, d’où leur augmentation de poids.
  21. La vérité est que l’oxygène combiné avec la matière qui a subi la combustion peut être enlevé par un autre corps ayant plus d’affinité pour ce gaz.
  22. Expression très juste et pensée très élevée. [Note de Wikisource : Si Buffon s’élève avec raison contre la tendance de la chimie de son époque à la prolifération des principes chimiques et des termes pour les désigner, notons qu’il pêche lui-même par l’excès inverse. À vouloir tout ramener à quatre éléments (les mêmes qu’Aristote) et une force (la gravitation), il se trompe complètement. On sait aujourd’hui que tous les corps naturels sont des combinaisons de près d’une centaine d’élements chimiques différents, énumérés dans la fameuse table périodique des éléments de Mendéleïeff. Les lois de l’affinité chimique sont par ailleurs totalement irréductibles à l’attraction gravitationnelle, car elles ressortissent en dernière analyse de l’électromagnétisme. De même, il simplifie par trop la mécanique en voulant la ramener à la seule loi de la gravitation : outre qu’il oublie plusieurs interactions, dont l’électromagnétique, il ne peut ramener la prétendue force « d’impulsion » à la seule gravitation : un corps n’est animé d’aucune impulsion propre, mais conserve seulement la quantité de mouvement qui lui a été communiquée par sa première impulsion — l’impulsion n’est donc pas même une force, et constitue la première loi de la mécanique rationnelle, irréductible aux autres principes énoncés par Newton.]
  23. On voit de quel admirable génie de synthèse Buffon était doué. Ses efforts sont constamment dirigés vers la simplification des théories et la réduction des forces.
  24. Buffon revient ici sur le rôle joué par l’air dans les phénomènes caloriques. Il avait parfaitement saisi la nécessité de son intervention dans ces phénomènes, et il est le premier qui ait réuni la calcination, la combustion et la chaleur animale dans la même classe de phénomènes. Mais on ne connaissait à son époque ni la composition de l’air lui-même, ni celle de la plupart des corps avec lesquels son oxygène se combine pour produire de la chaleur, et le Mémoire de Buffon se ressent de son ignorance au point de n’avoir qu’un intérêt purement historique.
  25. Les végétaux possèdent, en effet, une chaleur propre qui est, comme celle des animaux, due aux oxydations et autres combinaisons chimiques qui se produisent dans leurs éléments anatomiques.
  26. Il faut distinguer la chaleur qui se dégage du bois mort et pourrissant de celle des végétaux vivants. La première est due aux phénomènes chimiques qui se produisent dans la putréfaction ; la seconde est la conséquence de la respiration. Toutes les deux cependant ont cela de commun qu’elles sont produites par des oxydations et autres combinaisons chimiques ; la nature seule des produits est différente.
  27. Pensée d’une très grande justesse.
  28. Buffon avait bien vu que l’air est nécessaire à la calcination, à la combustion et à l’entretien de la chaleur animale, mais il ignore absolument la façon dont il agit ; de là, dans tout ce passage, qui est fort remarquable et qui dénote une puissance considérable d’induction, des obscurités profondes.
  29. Pour parler plus exactement, il faut dire que le degré de chaleur dépend de l’activité de la respiration.
  30. Les poumons ne portent pas l’air « sur le feu qui nous anime » ; ils servent à l’introduction dans le sang de l’oxygène qui produit « le feu », ou mieux la chaleur animale.
  31. L’oxygène de l’air se fixe, dans les animaux supérieurs, sur les globules sanguins en s’y combinant avec l’hémoglobine pour former de l’oxyhémoglobine ; la circulation entraîne les globules, devenus riches en oxyhémoglobine, dans toutes les parties de l’organisme. Au contact des éléments anatomiques, les globules perdent l’excès d’oxygène qu’ils contiennent ; celui-ci se combine avec les principes chimiques constituant des tissus en déterminant une production de chaleur.
  32. Buffon suppose qu’un corps n’est combustible que parce qu’il contient des éléments combustibles distincts de sa propre substance, ou parce qu’il contient « des particules de lumière, de chaleur et d’air ». Il montre par là qu’il ignorait complètement en quoi consiste la combustion. Il avait bien compris que l’air est nécessaire à la combustion ; il avait aussi saisi l’analogie qui existe entre la calcination, la combustion et la chaleur animale, mais il n’était pas allé plus loin.
  33. C’est tout le contraire qui est démontré. La chaleur intérieure du globe n’agit presque pas à la surface du globe, tandis que celle-ci est échauffée par la chaleur du soleil.
  34. Ces corps brûlent parce qu’ils s’oxydent ; ils ne contiennent pas des parties combustibles ; ils sont eux-mêmes combustibles, c’est-à-dire oxydables.
  35. La « conversion des substances métalliques en chaux » est une oxydation de ces substances.
  36. L’eau pure ne contient pas d’air ; elle n’est pas non plus aussi simple que le pensaient Buffon et ses contemporains ; elle est formée par la combinaison de deux corps : l’hydrogène et l’oxygène.
  37. L’eau est peu compressible, mais elle n’est pas totalement incompressible.
  38. L’air qui se dégage, quand on fait congeler de l’eau, est de l’air tenu en dissolution dans l’eau, à l’état d’air, quoi qu’en dise Buffon.
  39. Pour cela, il faut qu’il y ait de l’air contenu dans l’eau ou bien que l’eau se décompose et que son oxygène soit mis en liberté.
  40. La coquille « ne se perpétue pas par la génération » ; les jeunes mollusques naissent nus, sans coquille ; ils ne commencent à en sécréter une que quand ils ont atteint un certain âge.
  41. L’animal puise la substance constituante de sa coquille, c’est-à-dire le carbonate de chaux, dans l’eau, où cette substance est tenue en dissolution sous la forme de bicarbonate.
  42. Cela est très exact.
  43. Ce n’est pas « de l’eau transformée », c’est du carbonate de chaux puisé par l’animal dans l’eau où il était tenu en dissolution.
  44. Par la calcination, le calcaire est privé de l’eau qui entrait dans sa constitution moléculaire.
  45. Nous avons dit déjà que l’eau ne se transforme pas en « terre ou en pierre », mais qu’elle peut être privée du carbonate de chaux, c’est-à-dire « de la pierre » que, dans la nature, elle tient presque toujours en dissolution.
  46. Ce passage est un de ceux dans lesquels Buffon expose le plus clairement ses idées sur le phénomène que l’on a désigné plus récemment sous le nom de circulation de la matière. D’après sa manière de voir, les végétaux prennent dans le milieu ambiant de l’air et de l’eau qu’ils transforment en bois, puis le bois, sous l’influence de la combustion ou de la putréfaction, se transforme en terre. Celle-ci n’est donc, en réalité, qu’un produit de transformation de l’air et de la terre. Il est inutile de faire remarquer la fausseté de cette théorie. La seule chose qu’il faille en retenir, c’est l’effort fait par Buffon pour expliquer le fait le plus intéressant peut-être qu’il soit donné à la science d’étudier. Diderot exprimait la même préoccupation dans son Entretien entre Diderot et d’Alembert, etc. « Je voudrais bien, fait-il dire à d’Alembert, que vous me disiez quelle différence vous mettez entre l’homme et la statue, entre le marbre et la chair » ; et Diderot de répondre : « Assez peu. On fait du marbre avec de la chair et de la chair avec du marbre… Je prends la statue que vous voyez et je la mets dans un mortier, et… lorsque le bloc de marbre est réduit en une poudre impalpable, je mêle cette poudre à l’humus ou terre végétale ; je les pétris bien ensemble ; j’arrose le mélange ; je le laisse putréfier un an, deux ans, un siècle, le temps ne me fait rien. Lorsque le tout s’est transformé en une matière homogène, ou humus, savez-vous ce que je fais ? J’y sème des pois, des fèves, des choux. Les plantes se nourrissent de la terre et je me nourris des plantes. » D’Alembert réplique : « Vrai ou faux, j’aime ce passage du marbre à l’humus, de l’humus au règne végétal et du règne végétal au règne animal, à la chair. »

    Il était réservé à la science moderne de résoudre le grave problème soulevé par le naturaliste et par le philosophe du XVIIIe siècle, ou du moins d’indiquer les termes principaux de

    sa solution. On sait aujourd’hui que les végétaux verts décomposent, sous l’influence de la lumière solaire, l’acide carbonique de l’atmosphère et combinent son carbone avec l’eau puisée dans le sol et l’azote des azotates minéraux qu’elle tient en dissolution, pour former toutes les substances qui entrent dans la constitution des végétaux. Celles-ci sont ensuite mangées par les animaux qui leur font subir de nouvelles transformations ; puis, quand le végétal et l’animal se décomposent après leur mort, les principes complexes qui entraient dans la constitution de leurs cellules et de leurs tissus retournent à l’état d’acide carbonique, d’eau et d’azotates minéraux sous laquelle ils avait été primitivement absorbés par les végétaux. (Pour plus de détails, voyez mon Introduction.)

  47. Il me paraît inutile de mettre en relief les erreurs qui foisonnent dans toute la fin de ce mémoire.