Œuvres complètes de Charles Péguy/Tome 1/Pour moi

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Nouvelle Revue Française (Tome 1p. 283-331).

POUR MOI[1]

28 janvier 1901,

Mon ami Pierre Baudouin et mon ami Pierre Deloire vinrent me souhaiter la bonne année. Ils étaient soucieux. Ils marchaient de conserve. Ils me trouvèrent en proie à l’abonné Mécontent.

— Mon cher Péguy, me disait l’abonné Mécontent, tes cahiers me révoltent. J’ai reçu le troisième. Ils sont faits sans aucun soin. Ils sont pourris de coquilles. À la page 67, au titre courant, tu as mis théâtre sans accent aigu. À la page 43, au milieu de la deuxième ligne, tu as mis un c à camarades au lieu d’un e. Évidemment, tu deviens gâteux. J’en suis éploré, parce que je suis ton meilleur ami. À la page 50, au milieu de la page, tu as écrit socialiste avec deux s. Mais je soupçonne ici que tu as voulu jouer un mauvais tour à notre ami Lucien Herr. Sans compter les coquilles que je n’ai pas vues, car je ne les lis pas, tes cahiers. Je me désabonne.

Cette violence m’épouvantait et je faisais des platitudes.

— Mon cher Mécontent, je sais malheureusement bien qu’il y a des coquilles dans les cahiers. Mon ami René Lardenois me l’a déjà fait remarquer et sa lettre a été publiée dans le dixième cahier de la première série. Aussitôt que je le pourrai, je lui donnerai une réponse imprimée. En attendant je vais donner réponse orale aux trente-cinq reproches que tu m’as adressés —

— Non, mon cher Péguy, j’ai déjà dépensé huit quarts d’heure de mon temps à te faire ces reproches, parmi tant de reproches que l’on doit te faire. Je n’eusse pas dépensé huit quarts d’heure de mon temps, si ce n’était la profonde amitié que j’ai toujours eue pour toi. Je n’ai pas le temps d’écouler ta défense. Mon temps est cher. Certains devoirs laïques me rappellent ailleurs. Adieu.

Il s’en alla sans me donner la main.

Mon ami Pierre Baudouin le philosophe et mon ami l’historien Pierre Deloire étaient devenus plus soucieux.

— Nous venons, dirent-ils, te souhaiter la bonne année.

— Nous venons te souhaiter la bonne année, répéta sérieusement Pierre Deloire. Au temps que j’avais ma grand mère, qui ne savait pas lire, et qui était la femme la meilleure que j’aie connue, je lui souhaitais la bonne année en lui disant : Grand mère, je te souhaite une bonne année et une bonne santé, et le paradis à la fin de tes jours. Telle était la formule usitée parmi le peuple de ma province. Ma grand mère est morte, et je ne sais pas si elle est en paradis, parce que je suis historien et que nous n’avons aucun monument qui nous renseigne sur l’histoire du paradis.

— Nous venons te souhaiter la bonne année, répéta gravement Pierre Baudouin. Au temps que nous vivons, cela veut dire que nous te souhaitons que tu sois et que tu demeures juste et vrai. Nous te souhaitons aussi que beaucoup d’honnêtes gens t’apportent beaucoup de bonne copie, que les compositeurs ne te fassent aucune coquille et que les imprimeurs ne t’impriment aucune bourde ; enfin je te souhaite que les abonnés croissent et se multiplient.

— Mais, dit Pierre Deloire, comme l’histoire des événements nous fait voir que les souhaits ne suffisent pas, je t’apporte pour le mois de janvier les dix francs de souscription mensuelle que je prélève sur le produit des leçons que je vends.

— Pour la même raison, dit Pierre Baudouin, je t’apporte ces cinquante francs de souscription extraordinaire. Mes terres de Bourgogne se sont enfin vendues. Elles se sont vendues un assez bon prix, parce que les Bourguignons, ayant fait beaucoup de vin, pouvaient dépenser quelque argent. Elles m’ont rapporté quinze et quelques cents francs dont j’ai besoin pour la nourriture de ma famille ; mais je tenais à prélever les cinquante francs que je voulais vous donner.

— Vos souscriptions m’étaient indispensables et vos souhaits sont les bienvenus. Car je suis en proie aux mauvais souhaits de plusieurs.

— Nous le savons, et c’est pour cela que nous venons te souhaiter la bonne année.

— Je suis en proie aux mauvais souhaits de plusieurs. C’est une grande souffrance que de savoir qu’il y en a plusieurs qui me souhaitent que la copie soit mauvaise et le tirage raté, que l’abonnement décroisse et que les cahiers meurent.

— Et comme l’histoire des événements nous fait voir que les souhaits ne suffisent pas, ils travaillent consciencieusement à la démolition des cahiers. Ils commencent par se désabonner. Ils se désabonnent.

— Pendant que je préparais le troisième cahier, j’ai reçu le premier désabonnement.

— Nous vous requérons de nous lire cette lettre.

Paris, mercredi matin 12 décembre 1900
Mon cher Péguy

La lecture de ton dernier cahier m’a révolté.

— Quel était ce cahier ?

— Le premier de la deuxième série.

— Nous vous requérons de continuer.

La lecture de ton dernier cahier m’a révolté. Il n’y a pas d’autre mot.

1o Comment ! tu t’amuses à recueillir les commérages du Cri de Paris, à les discuter d’une façon blessante et peu loyale pour les camarades que tu mets en cause ! Herr peut avoir ses défauts, mais on ne peut méconnaître ses rares qualités de dévouement à la cause ! L’œuvre qu’il a —

L’auteur avait mis d’abord : L’œuvre qu’il a fondée et fait vivre. Il a rectifié : L’œuvre qu’il a sinon fondée, du moins fait vivre.

— Il a aussi bien fait de rectifier, Nous vous requérons de continuer.

— L’œuvre qu’il a sinon fondée du moins fait vivre, la librairie est maintenant le centre de réunion de tous les socialistes pensants. En ne rappelant pas les qualités et en ne retenant que les défauts de l’homme, je dis que ta critique n’est pas loyale. Je regrette d’y trouver des insinuations peu dignes de toi. —

— Nous sommes ici venus, dit Pierre Baudouin, pour et forcer à n’insinuer pas. Nous te requérons de continuer.

— Je regrette d’y trouver des insinuations peu dignes de toi ; par exemple, quand tu dis : L’admiration mutuelle n’avait pas cours parmi nous, tu sous-entends que les amis de Herr pratiquent cette admiration mutuelle, etc. Est-ce bien à toi aussi de t’ériger en censeur pour des camarades à qui tu ne peux reprocher que des divergences de vues ! Ne crains-tu pas que ta censure ne soit suspecte et qu’on ne dise que c’est la rancune plus que la vérité qui t’inspire ? Enfin à quoi servent ces polémiques — qui sont lettre morte, heureusement, pour les lecteurs de province ? Le péril clérical et capitaliste et militariste n’est-il donc plus présent, pour que tu t’amuses ainsi à frapper —

— Je te réponds, dit Pierre Baudouin, que l’on ne dira pas ce soir que tu t’amuses. Nous te requérons de continuer.

— pour que tu t’amuses ainsi à frapper sur nos amis ? Ou veux-tu propager le scepticisme et le découragement dans notre parti ? Si c’est cela, il m’est impossible de te suivre.

2o Quel besoin as-tu de renseigner bénévolement les journaux bourgeois et les gros bonnets universitaires sur la personnalité de —. Vous permettez que je passe le nom ?

— Provisoirement nous te le permettons. Nous te requérons de continuer.

— Mettons : sur la personnalité de celui de nos camarades qui signe un universitaire à la Petite République. En écrivant que ce rédacteur appartient à une promotion de deux ans plus ancienne que toi, en ajoutant qu’il est en congé à Paris, tu le désignes très clairement.

Qu’est-ce aussi que les conseils — pires que des critiques — que tu te plais à lui donner ? Veux-tu à l’avance affaiblir l’autorité de ses articles auprès des lecteurs de la Petite République ? Je remarque encore que cette rage d’indiscrétion et de censure ne peut faire que les affaires de nos adversaires.

3o La plupart des lettres que tu insères n’ont d’intérêt que pour toi, puisqu’elles ne contiennent que des réserves à ton adresse ou des conseils.

4o À quoi bon revenir longuement sur le Journal d’une femme de chambre et donner à cette ordure les proportions d’un événement ? Tout ce que tu publies aujourd’hui a déjà été dit la dernière fois. Ce n’est que du réchauffé.

5o Les annonces de l’école des hautes études sociales occupent 15 pages de ton cahier !

— Il pouvait dire seize.

— Il y en a seize.

— Nous te requérons de continuer et de finir.

— de ton cahier ! Cette publication n’a aucune utilité, ni pour les lecteurs de province qui n’iront jamais à cette école, ni pour les lecteurs de Paris qui ont pu lire ces affiches sur tous les murs. Ne pouvais-tu remplir ces 15 pages par quelque chose de plus utile, par une critique d’un abus dont nous souffrons, par exemple ?

6o L’amplification de Boutroux est parfaitement insignifiante, quand elle n’est pas infectée d’esprit métaphysique et bourgeois.

En résumé, je ne trouve dans ce cahier rien qui pût aider en quelque façon la propagande socialiste, rien qui pût faire l’éducation socialiste de tes lecteurs. J’y trouve en revanche des attaques toujours déplacées, souvent injustes, contre des camarades dont j’ai appris à apprécier la bonne foi, le dévouement, la continuité dans l’effort vers l’émancipation de l’humanité. J’y trouve l’expression de secrètes rancunes, qu’il faut savoir sacrifier au bien général. J’y retrouve ce ton de persiflage, ce dilettantisme que —

— Nous te donnons ma parole, dirent en même temps Baudouin et Deloire, que ce soir ils ne diront pas que tu es un dilettante. Mais nous te requérons de finir.

— ce dilettantisme que je t’ai déjà reproché, en d’autres occasions. Je n’y trouve pas cette vigoureuse critique de la société capitaliste que j’attendais. Je n’y trouve pas cette sommation adressée aux bourgeois de redevenir hommes. Je n’y trouve pas surtout ces chaudes paroles d’encouragement répandues sur les bonnes gens de province qui luttent, solitaires, contre l’oppression qui les étreint.

Enfin, alors que nous n’avons pas trop de tous nos efforts, et de nos maigres ressources pour combattre les forces du passé, plus menaçantes que jamais, tu nous annonces que tu vas publier des romans ! des romans, comme si la réalité n’était pas assez tragique et que nous avions —

Ayons ?

avions le temps de nous intéresser à des fioritures de phrases et à des divertissements d’esthètes !

— Il faut : comme si la réalité n’était pas — — et comme si nous avions — — — ou bien : comme si la réalité n’était pas — — et que nous ayons. Ce n’est pas la fioriture d’esthètes, mais bonne et grosse grammaire française. Avez-vous bientôt fini ?

— Je ne me flatte pas de te convaincre. Je crains que tu n’aies ton siège fait. Mais je te préviens que si ton prochain cahier doit ressembler au précédent, il est inutile que tu me l’envoies.

J’écris cette lettre pour toi et non pour tes lecteurs. Je ne veux donc pas que tu la publies.

— Cela est raide. Nous verrons ce que nous y dirons. A-t-il fini ?

— Ton ami qui regrette que tu fasses un si mauvais usage de tes qualités naturelles.

Vous permettez que je passe la signature ?

— Provisoirement nous vous le permettons. Ensuite ?

— Le troisième cahier descendait des compositeurs aux imprimeurs quand me parvint le deuxième désabonnement.

— Nous vous requérons de lire cette lettre. Nous laisserons tout passer sans interruption.

— Elle est plus courte.

Paris, vendredi 14 décembre 1900
Mon cher Péguy

Je ne veux plus recevoir les Cahiers de la Quinzaine, pour les raisons que voici :

1o Je ne crois pas que les romans annoncés constituent une propagande effective.

2o Le ton général des cahiers est, de plus en plus, un ton de dilettantisme. Peu de place est donnée aux questions qui importent ; trop de place est donnée à des incidents, à des impressions particulières ; et c’est plutôt une espèce de littérature qu’une espèce de propagande.

3o Il est bon de ne pas être aveuglé sur les défauts et les faiblesses de ceux qui se disent appartenir au même parti ; mais il n’est pas bon de rappeler avec une persistance implacable des erreurs minimes, et de se taire sur les services incontestables.

4o Dans les premiers numéros, les dissidences qui se sont produites à la Librairie étaient rappelées par des allusions qui n’étaient pas trop disproportionnées avec les faits tels que tu les concevais ; même ainsi, elles étaient de médiocre intérêt pour des lecteurs de campagne, pour des instituteurs, pour des professeurs de province. Aujourd’hui tu parais commencer, ou plutôt continuer une polémique de pures personnalités ; les attaques contre Herr dépassent tout ce que, même dans ton imagination, tu peux lui reprocher. Je ne veux m’associer, ni de près ni de loin, à cette œuvre de désorganisation, pour laquelle sont dépensées les cotisations que tu reçois, et que l’on t’offre pour de tout autres combats. Même à l’époque où je ne te donnais pas tous les torts, j’étais avec ceux qui organisent le travail contre ceux qui le désorganisent ; aujourd’hui tu diminues même la sympathie qui allait à ta personne.

Tout ce que j’espère, c’est que tu ne continueras pas dans cette voie, et que nous te retrouverons avec nous, contre l’ennemi commun, que tu sers aujourd’hui indirectement. Ce jour-la je serai heureux de te revoir tel que je crois t’avoir connu.

Vous permettez que je passe la signature ?

— Provisoirement nous le permettons.

— Mais il y a un post-scriptum.

P. S. Boutroux, que les catholiques regardent comme un de leurs meilleurs alliés, ne doit pas être à aucun degré, le directeur de gens comme nous.

Pendant que j’avais lu, Pierre Baudouin mâchonnait les interruptions qu’il m’avait promis qu’il ne ferait pas. Mais quand j’eus fini Pierre Deloire me demanda froidement :

— C’est tout ?

— Non. Celui de mes camarades qui fut pendant cinq bonnes années mon ami le plus proche m’a écrit deux lettres qui m’ont fait beaucoup plus de peine.

— Cela s’entend. Nous vous requérons de nous les lire.

— La première est brève :

Toulouse, lundi matin 28 novembre 1900
Mon cher Péguy

— Pour fixer les idées, je maintiens que si tu avais été au comité général pour soutenir Jaurès et le père Longuet, tu eusses dit à haute voix ce que tu sentais ; je maintiens qu’il eût mieux valu changer par une intervention active et réelle la scène historique, que de l’idéaliser et de la conserver par une reproduction typique et dramatique. Quoi qu’il en soit, je n’ai pas renoncé.

Je passe le nom. Vous le connaissez. La deuxième lettre est plus longue :

Mardi 4 décembre 1900
Mon cher Péguy

Je me permets de te répéter que l’action me paraît plus urgente que la critique, surtout que l’histoire immédiatement post-contemporaine que tu annonces, pas assez contemporaine pour diriger le mouvement, pas assez éloignée pour être vraiment de l’histoire et pour être de nouveau intéressante.

Si tu savais combien l’énorme masse est indifférente à tout cela, surtout l’énorme masse des professeurs, auxquels tu t’adresses, et qui sont, en grande majorité, réactionnaires bourgeois et cléricaux, et dont les 99/100 ne pensent qu’à leur métier, leur gagne-pain, leur avancement. S’il y en a par-ci par-là un qui partage nos idées — ou qui s’en sert —, il peut d’abord être pour nous plus gênant qu’utile, et en tout cas ne peut pas faire grand chose, vu qu’il a assez à faire pour n’être pas déplacé par les ennemis ou les défenseurs de la République. Autant que je connais ton public, il n’y a pas beaucoup de tes lecteurs qui ne regrettent pas leurs huit ou leurs vingt francs, qui les intéressent plus que les divisions et les discussions entre socialistes.

D’ailleurs tu es forcé dès maintenant de faire des concessions à ton public : tu te lances bon gré mal gré dans la concurrence, dans la réclame, directement ou par prétérition, volontairement ou non, mais fatalement. En annonçant la sténographie de l’International, tu déprécies commercialement et moralement l’analytique de la maison Bellais ; en annonçant du Pressensé et du Duclaux, tu fais concurrence au Mouvement. En d’autres termes, ton Cahier de la Quinzaine devient à la fois une revue semi-mouvement semi-historique, et une Bibliothèque d’éditions semi-socialiste semi-littéraire. Tu refais en abrégé la tentative de la librairie.

Tu y perds — ou tu y consacres, c’est la même chose — ton temps, tes forces, tu y épuises les forces de tes amis comme Bourgeois, tu y perds ton crédit sur ceux de tes amis qui sont moins immédiats et moins fidèles.

J’ai voulu, bien que je sache combien ce rôle de Cassandre est ingrat, te dire encore ce que beaucoup pensent en moins bonne part que moi. Je crois qu’il est toujours temps de s’arrêter ou de changer de direction. Je te prie de croire d’ailleurs que je ne demande qu’à être faux prophète, et qu’en tout cas je serai toujours ton ami.

La même enveloppe contenait une feuille simple :

Mercredi 5, soir
Mon cher Péguy

Hier matin j’ai écrit d’un jet la lettre ci-jointe ; à la réflexion cela ne rend plus tout à fait ma pensée sur certains points. D’autre part je n’y ai pas dit un avis qui me paraît essentiel :

Il me paraît que tu dogmatises trop en ce sens que tu ériges en types des individus souvent très particuliers, et surtout insignifiants. Je crains que cela ne tienne à ce que connaissant bien certains individus en nombre limité, — vivant peu d’autre part en terrain varié soit dans les livres soit dans la société, — tu as tendance à approfondir et à généraliser à la fois. Par exemple je —

Mon ami ajoute ici en marge : tu simplifies et tu aggraves à la fois.

Et au bas de la page : cela va très bien pour Pascal, mais pour d’autres — —

Il continue : Par exemple je connais en province des variétés nombreuses de guesdistes parmi lesquels de très bons, — tel allemaniste pure crapule, — etc., des universitaires de valeur très inégale et très différente de celle qu’on leur attribue à Paris. Je crois que le mieux est d’entrer résolument dans l’action qui seule dissipe les malentendus.

Maintenant il est entendu que tout cela n’est que précaution, réserve, correction et qu’en discutant avec tel de tes adversaires, je lui dirais bien des choses que tu me répondras sans doute.

Crois-moi ton ami.

— Cette lettre, dit Pierre Deloire, me paraît d’un ami véritable.

— Est-ce tout ? demanda Baudouin.

— C’est tout. J’ai un désabonnement sans explication. J’en attends plusieurs, mais de gens que je ne connais pas.

— Eh bien je vous donne à présent ma parole que les cuistres qui liront ce que je veux dire aujourd’hui ne vous écriront pas que nous sommes un dilettante.

Je m’aperçus qu’une lente et profonde colère lui était montée. Mais Pierre Deloire intervint froidement :

— Les dix francs, me dit-il, que je te donne chaque mois ne sont pas levés sur mon superflu, mais prélevés sur mon nécessaire. Tu es comptable envers moi. Je suis inversement responsable de toi. Je te requiers formellement de nous faire entièrement et sur pièces la narration des relations que tu as eues, comme gérant des cahiers, avec la Société Nouvelle de librairie et d’édition. Commençons par les faits.

— Commencez par les faits, dit Pierre Baudouin. Vous ne m’empêcherez pas de dire aujourd’hui ce que je veux dire aujourd’hui.

— Quand en décembre 1899 je sortis écœuré du congrès de Paris, du premier congrès national, écœuré du mensonge et de l’injustice nouvelle qui s’imposeraient au nom d’un parti nouveau, la résolution me vint, en un coup de révolte spontané, de publier ce que mes amis sentaient, disaient, pensaient, voulaient, croyaient, savaient. C’était une résolution singulièrement audacieuse, puisque toute la puissance de la vieille et de la nouvelle autorité allait me retomber sur les reins, puisque je n’avais pas un sou vaillant, puisque j’étais épuisé, puisque je ne savais pas si j’écrirais ni ce que j’écrirais. Ma finance était épuisée puisque les trois cinquièmes qui m’en sont demeurés étaient immobilisés pour au moins deux ans dans la fondation de la même Société Nouvelle. Mes forces étaient épuisées par le travail que j’avais fait dans le rang depuis que j’étais devenu socialiste et dreyfusiste. Je ne savais pas comme j’écrirais, parce que depuis vingt mois, tout occupé d’éditer mes camarades et mes amis, j’avais négligé d’écrire, et parce que je n’avais jamais rien écrit qui ressemblât à ce que je voulais écrire. Mais je croyais que mes amis ne m’abandonneraient pas, puisque je ne serais pour ainsi dire que leur manifestation.

Je me présentai sans aucun retard devant le conseil d’administration de la Société Nouvelle. Je demandai, simple formalité, que la maison éditât la publication que je préparais. Je m’attendais que cela me fût accordé sans débat. Le sens de cette publication était conforme à la conscience de mes cinq amis et camarades. Je ne demandais à la Société que le travail d’administration, que je proposais de payer. Tout le déficit éventuel de l’édition me reviendrait. Je parlais encore et j’indiquais rapidement le plan de l’opération, que les conseillers m’interrompirent. Et au ton de leur interruption j’eus l’impression soudaine et ineffaçable que ces cinq administrateurs n’étaient plus mes camarades et n’étaient pas mes amis. Et non seulement cela, mais ils n’étaient plus les mêmes hommes, les hommes que j’avais connus, que je croyais que je connaissais, que j’avais aimés, que j’avais défendus, que j’avais institués, que j’avais élus d’acclamation, car enfin j’étais présent à cette admirable assemblée générale où vingt et quelques sociétaires avaient élu d’enthousiasme cinq sociétaires pour qu’ils devinssent les administrateurs de la commune Société. Mais le seul fait que ces hommes exerçaient une autorité, une autorité anonyme, le cinquième de l’autorité totale dans un monde clos, le seul fait qu’ils étaient un conseil, un comité, qu’ils délibéraient et votaient, qu’ils siégeaient, les avait faits méconnaissables.

L’exécution fut rapide. Ils démentaient leur langage de la veille et leur pensée intime, ils démentaient toute leur action précédente, ils démentaient leur vie. Je devins bête instantanément et me défendis mal. On me demanda ce qu’il y aurait là-dedans, ce que je mettrais dans le premier numéro. Je bafouillai. Vous savez, mes amis, comme il est pénible et gauche d’expliquer d’avance, d’échafauder pour un juge violent et railleur la carcasse des formes prochaines. Léon Blum, très courtoisement, me dit : Péguy, je ne veux pas traiter avec vous la question au fond. Ce que vous préparez me semble inopportun. Vous venez ou trop tard ou trop tôt. — C’était une opinion respectable, fondée ou non, qui demandait une amicale discussion. Simiand intervint, et confondant ses fonctions d’administrateur de la Société Nouvelle avec sa situation de critique sociologique il me dit : Je vois ce que c’est : tu veux faire une revue pour les imbéciles. — Dite avec ce sourire mince froid qui rend son auteur si redoutable aux imbéciles que nous sommes, cette indication me coupa le souffle. Je me suis dit depuis, pour me consoler, que sans doute il nommait imbéciles tous les citoyens qui n’ont pas fait de la sociologie, ainsi que l’on m’a dit que les anciens nommaient stulti les citoyens qui n’étaient pas philosophes. Mais d’abord ce mot ainsi prononcé me coupa la respiration. Herr m’acheva : Jusqu’ici, me dit-il fortement avec l’assentiment du conseil, nous vous avons trop souvent suivi par amitié dans des aventures qui nous déplaisaient. Maintenant c’est fini. Vous allez contre ce que nous préparons depuis plusieurs années. Vous êtes un anarchiste. — Je lui répondis que ce mot ne m’effrayait pas. — C’est bien cela, vous êtes un anarchiste : nous marcherons contre vous de toutes nos forces. Mario Roques a bien voulu m’assurer depuis que Herr était trop bon pour avoir tenu parole, et que sa déclaration de guerre lui avait coûté beaucoup à prononcer. Mais elle me coûta beaucoup plus à recevoir. Je me retirai abruti.

Je rédigeai le premier cahier dans cette angoisse et dans cette amertume. Résolu quand même à travailler pour la maison que j’avais fondée, je lui fis la meilleure place dans ce premier cahier de la première série. J’y rappelai soigneusement le Prince de Bismarck, de Charles Andler. J’y rappelai l’Histoire des Variations de l’État-Major. J’y annonçai l’édition du « Compte rendu sténographique officiel du Congrès général des Organisations Socialistes Françaises tenu à Paris en Décembre 1899 ». Vous êtes mes anciens abonnés. Vous avez chez vous ce cahier du 5 janvier 1900. Vous avez lu ces rappels studieux et ces annonces. Enfin, et surtout, voulant donner à la maison que j’ai fondée, à un livre que j’ai fait, la quatrième page de ma couverture je la disposai comme suit. Permettez que je la remette exactement sous vos yeux :

SOCIÉTÉ NOUVELLE DE LIBRAIRIE ET D’ÉDITION, 17, rue Cujas

troisième édition
JEAN JAURÈS

ACTIONSOCIALISTE
PREMIÈRE SÉRIE
Un fort volume in-18 jésus de 560 pages....3 fr. 50

LE SOCIALISME ET L’ENSEIGNEMENT
Instruction — Éducation — Culture

La loi scolaire ; le budget de l’enseignement ;

L’enseignement primaire ; renseignement moral donné au peuple par les instituteurs ;

L’enseignement secondaire ; la crise de l’enseignement secondaire ; la question du baccalauréat ;

L’enseignement supérieur ; la question des Universités ; l’extension universitaire ;

La question religieuse ; Léon XIII et le catholicisme social ;

Les libertés du personnel enseignant ; interpellation Thierry Cazes ;

L’enseignement laïque et l’enseignement clérical ; réponse à M. d’Hulst ;

Science et socialisme ;

La fonction du socialisme et des socialistes dans l’enseignement bourgeois ;

La question sociale dans l’enseignement.

LE SOCIALISME ET LES PEUPLES
La guerre — Les alliances — La paix

Les écoles militaires ; la loi militaire ; le budget de la guerre ;

L’éducation militaire ; l’armée républicaine ;

La paix et la revanche ; la question d’Alsace-Lorraine ; la France et l’Allemagne ;

La France et la Russie ; la « double alliance » ; le Tsar à Paris ;

La France en Orient ; les massacres d’Arménie ; la guerre de l’indépendance crétoise ; la guerre gréco-turque ;

La guerre hispano-américaine ;

L’affaire de Fashoda.

En même temps je demandai au conseil à faire en commun des éditions avec la librairie, à peu près comme seront faits en commun plusieurs fois les cahiers indépendants de cette seconde série. On préparait alors la brochure de Gaston Moch sur l’armée de milices. On pouvait en faire un bon cahier. Je demandai que l’édition fût faite à frais communs, brochure pour la librairie et cahier pour les cahiers. Herr me donna cette réponse, recommandée à la poste et copiée au copie de lettres. J’omets les passages privés.

— Provisoirement nous vous permettons de les garder pour vous.

Société Nouvelle, — 17, rue Cujas, —

13 janvier 1900

— — Il nous paraît impossible, aujourd’hui que vous êtes résolu à entreprendre une œuvre que nous sommes unanimes à juger mauvaise, de reprendre à l’heure présente une collaboration cordiale et utile. Nous vous demandons donc de reprendre régulièrement votre liberté, et de nous rendre la nôtre.

En conséquence nous vous demandons de nous remettre le dossier des affaires d’édition qui concernent la maison et qui peuvent être restées entre vos mains : nous vous demandons de nous remettre le travail de préparation fait en vue du deuxième volume de Jaurès, dont la publication incombe à la Société ; nous vous demandons enfin de faire connaître régulièrement aux imprimeurs et fournisseurs avec lesquels vous avez été en relation au nom de la Société, que les ordres que vous donnerez et les commandes que vous ferez dorénavant n’engagent plus à aucun degré la Société.

— Vous prenait-il donc pour un escroc ?

— Taisez-vous, dit Pierre Deloire. Nous devons écouter la lecture des monuments.

Quant à la demande que vous nous avez adressée hier, nous estimons qu’il n’est pas possible que des articles déjà publiés dans un journal soient donnés une seconde fois dans un périodique avant leur réunion en brochure, sous peine de rendre la brochure elle-même superflue. Il nous paraît donc que votre proposition ne peut être admise.

À ce propos, et pour que l’indépendance de votre périodique ne fasse doute pour personne, nous vous demandons de ne pas donner à la quatrième page de votre couverture l’aspect que vous lui avez donné dans votre premier numéro, et qui donnerait à penser au public que le périodique est une publication de la Société, ou se publie d’accord avec la Société.

Croyez à tous mes sentiments dévoués.

Pour le Conseil d’administration
Lucien Herr

Quand se tint l’assemblée générale de la Société, en janvier, Herr lut au nom du Conseil d’administration un long rapport où j’étais mis en cause non seulement comme employé démissionnaire, mais comme sociétaire infidèle, comme auteur des cahiers.

— Nous vous demandons communication de ce rapport.

— Je ne l’ai pas.

— Demandez-le. Vous nous dites que vous y êtes mis en cause. Réclamez-le.

— Je l’ai demandé. On m’a répondu :

Paris, samedi 20 octobre
Mon cher ami,

La partie du rapport de Janvier qui vous concerne occupe quatre pages et demie, qu’il m’est matériellement impossible de copier. Je ne puis davantage songer à faire copier par un employé un document qui est confidentiel, et qui doit le rester. Il va de soi que les rapports lus aux assemblées générales restent toujours à la disposition des sociétaires qui veulent en prendre connaissance, et qu’il sera mis à la vôtre si vous pouvez venir un jour dans la matinée, à un moment où quelqu’un soit là pour vous le remettre.

Je passe un paragraphe personnel et privé.

— Provisoirement nous vous permettons de le passer.

Votre affectueusement dévoué
Lucien Herr

Sur une redemande un peu motivée il me répondit :

Paris, lundi
Mon cher ami,

Je crains de m’être mal exprimé. Vous paraissez croire que je détiens en ma possession privée les documents de la librairie, et qu’ils peuvent subir les mutations du personnel administratif. Toutes les pièces officielles sont et restent régulièrement aux archives de la Société, qui sont, naturellement, confiées à la garde des administrateurs actuels, mais qui ne sont point leur propriété. En cette qualité de pièces officielles des assemblées générales, elles sont, conformément à la loi et aux statuts, tenues constamment à la disposition des sociétaires, et d’eux seuls, c’est-à-dire que les pièces confidentielles ne peuvent être ni communiquées à des tierces personnes, ni publiées. Il va de soi, je vous le répète, que ces documents vous seront donc toujours communiqués selon votre désir, et que vous pourrez prendre copie des parties que vous jugerez bon, mais nous sommes obligés de vous demander l’engagement de ne les communiquer à aucune personne étrangère à la société, ni de les publier.

Votre affectueusement dévoué
Lucien Herr

Le jeudi matin j’allai en conseil expliquer pourquoi je tenais à ce que la communication des pages qui m’intéressaient me fût donnée sans condition ni réserve. L’entretien fut assez cordial, mais le conseil s’en tint à sa première décision. J’ai soumis la question à la prochaine assemblée générale. Ma demande viendra de jeudi en huit, le jeudi matin 10 courant. Voilà pourquoi je ne peux pas vous donner aujourd’hui communication des pages du rapport de janvier où je fus mis en cause.

— Que vous en rappelez-vous ?

— Ce rapport n’était pas un réquisitoire implacable, mais un de ces réquisitoires mouillés de tendresse qui écrasent leur homme. L’auteur m’y reprochait d’avoir fondé une revue ayant le caractère et le format du Mouvement Socialiste. Je fus imbibé, liquidé. Je ne me défendis pas. Quand l’auteur eut fini sa lecture je répondis textuellement :

— Je ne veux pas dépenser le temps de l’assemblée générale pour un cas individuel. Ceux de vous qui après avoir entendu l’accusation voudront m’entendre en ma défense me trouveront au siège des cahiers, 19, rue des Fossés-Saint-Jacques, le lundi et le jeudi, de deux heures à sept heures.

— Y allèrent-ils ?

— Quelques-uns, deux ou trois sur une vingtaine et quelques. J’étais si abasourdi que je ne pensai pas à demander la division, qui est de droit. Et comme je voulais approuver le restant du rapport, comme je voulais approuver hautement le travail considérable que les mêmes hommes avaient fait pour la réinstallation de la librairie, je votai oui sur l’ensemble du rapport, j’adoptai avec l’immense majorité des sociétaires la partie du rapport qui me maltraitait.

Je répondis à cette accusation en publiant dans le deuxième cahier, à la page trois de la couverture, cet avis :

Nous annonçons ici les publications que nous voulons signaler à nos lecteurs, sans demander aux éditeurs ni leur avis ni leur finance. Aucun éditeur ne peut s’offenser de cette annonce.

La seconde moitié de la troisième page et la quatrième page tout entière annonçaient le Compte rendu sténographique officiel du Congrès général des Organisations socialistes françaises tenu à Paris du 3 au 8 décembre 1899.

Pendant un an je saisis toutes les occasions de faire à la Société Nouvelle une utile publicité. Je rappelai sur la couverture du quatrième cahier, pour mémoire, à tous ceux qui auraient entendu prononcer quelque réquisitoire contre ces cahiers qu’aussi longtemps qu’ils ne m’auront pas entendu en ma défense ils seront dans une situation exactement antidreyfusiste. Ils ne vinrent pas plus. Sur la couverture du cinquième j’annonçai :

Vient de paraître à la Société Nouvelle de librairie et d’édition, 17, rue Cujas, Paris : la Question de l’Enseignement secondaire en France et à l’étranger, par Ch.-A. Langlois, un volume de 140 pages, petit in-18, à 1 franc 50, livre que nous aurons sans doute à citer quand nous présenterons les raisons pour et contre la liberté de l’enseignement.

Vient de paraître à la même librairie : la Réforme militaire, Vive la Milice, par Gaston Moch, ancien capitaine d’artillerie ; M. Gaston Moch a réuni et composé les articles qu’il avait donnés à la Petite République ; une forte brochure de 64 pages, in-8o, à 0 fr. 30 ; pour la propagande. 50 exemplaires, 12 fr. 50, et 100 exemplaires, 20 francs.

Les cinquième et sixième cahiers avaient publié la consultation internationale ouverte à la Petite République sur l’affaire Dreyfus et le cas Millerand. Un libraire m’en demandait le tirage à part. Je le lui refusai. Je proposai à la Société Nouvelle de faire une édition commune avec les cahiers. On en demanda l’autorisation à Dejean. C’était vouloir que l’édition ne se fît pas. Dejean, me dit-on, réclama des droits d’auteur. Les imprimeurs distribuèrent.

Dans le septième cahier, page 53, tenue du congrès national, j’annonçais encore le Compte rendu sténographique officiel édité par la librairie. Sur la couverture, j’annonçai en bonne place :

Vient de paraître à la Société Nouvelle de librairie et d’édition, 17, rue Cujas, Paris, le Procès des Assomptionnistes, réquisitoire du Parquet, exposé et réquisitoire du Procureur de la République, compte rendu sténographique partiel des débats, arrêt, 1 volume, 256 pages, imprimées très denses, in-16, pour cinquante centimes.

Dans le huitième cahier j’annonçai à la dernière page de la couverture :

Demander à la Société Nouvelle de librairie et d’édition, 17, rue Cujas, Paris, le premier roman de Jérôme et Jean Tharaud : le Coltineur débile, un beau volume in-18 jésus de 116 pages, pour un franc.

Demandez à la Société Nouvelle de librairie et d’édition, de Marcel et Pierre Baudouin, Jeanne d’Arc, drame en trois pièces, un volume lourd grand in-octavo de 752 pages très peu denses, pour dix francs.

— Rassure-toi : on ne l’a pas demandé.

— Tais-toi, dit Pierre Deloire, écoute la lecture des textes.

— J’avais annoncé déjà, et j’ai annoncé plusieurs fois le Coltineur débile. Septième cahier, de la grippe, je dis au docteur socialiste révolutionnaire moraliste internationaliste :

j’achèterai un petit Sophocle. La première fois —

— Qu’est-il devenu, le docteur socialiste révolutionnaire moraliste internationaliste ?

— Je suis sans nouvelles.

— Taisez-vous, dit Pierre Deloire. Écoutons le texte.

— Je lui dis :

j’achèterai un petit Sophocle. La première fois que j’irai à Paris, j’irai en acheter un à la Société Nouvelle de librairie et d’édition, 17, rue Cujas.

Il me demande :

— Pourquoi là, mon ami ? — Pour beaucoup de raisons que je vous donnerai plus tard, docteur, mais surtout parce que cette maison est, à ma connaissance, la première et la seule coopérative de production et de consommation qui travaille à l’industrie et au commerce du livre.

Quand je fis le tirage à part de la lumière, je pressentis le seul conseiller d’administration qui m’eût manifesté sa courtoisie. La lumière ne pourrait sans doute recevoir l’hospitalité de la librairie.

Au demeurant, vous avez les cahiers de la deuxième série.

— Oui, mais nous vous requérons de nous énoncer les faits de la nouvelle année scolaire.

— Premier fait. — Je lus à Coulommiers, où je faisais mes vingt-huit jours, que le congrès socialiste international commençait le dimanche matin, jour de ma libération. C’était le vendredi. Je croyais savoir que l’international ne commencerait qu’après que le national serait fini. J’avais été sans nouvelles pendant mon service et en particulier pendant les manœuvres de Beauce. Un mot à Corcos, fidèle sténographe. Je me débrouillai le samedi pour sauter dans le train. Je joignis Herr par hasard à la librairie. — Prenez-vous la sténographie du Congrès international ? — Non, ce sera sans doute la confusion des langues. — Aucun ne la prend ? Non. — Alors je la prends. Corcos me joignit à la gare du Luxembourg. Le lendemain la sténographie fonctionnait pour les cahiers, que le président de la séance n’avait pas encore de papier à se mettre sous la main. J’ai la sténographie dans ma corbeille et nous la publierons bientôt.

Or la Société Nouvelle de librairie et d’édition avait, comme les cahiers l’ont annoncé plusieurs fois, édité le compte rendu sténographique officiel du premier congrès national. Pareillement elle préparait, après entente avec l’ancien Comité général, un compte rendu sténographique officiel du deuxième congrès national, et un compte rendu analytique officiel du congrès international. Ce dernier congrès prit une importance inattendue. Si mes renseignements sont exacts, — et, au cas où ils ne le seraient pas, je souhaite un démenti formel, — si j’en crois mes renseignements, les délégués de la Société Nouvelle négocièrent et traitèrent avec les délégués du nouveau Comité général en leur laissant ignorer qu’il y avait par le monde une sténographie de ce congrès. Ils gardèrent ainsi leur monopole de fait. Ils gardèrent l’investiture officielle pour un compte rendu analytique du Congrès international. Quand les délégués du nouveau Comité général furent avisés, on me dit qu’ils manifestèrent leur mécontentement. On répondit que l’on allait donner le bon à tirer. Ainsi nous aurons du Congrès international deux comptes rendus, un compte rendu analytique officiel, et un compte rendu sténographique non officiel.

— C’est cela, dit Pierre Baudouin sourdement, c’est cela qu’ils nomment organiser le travail. C’est là ce qu’ils nomment organiser le travail commun.

— Tais-toi. Écoutons le second fait.

Second fait : un ami commun avait communiqué à M. Herr une liste, ou plutôt les matériaux d’où l’on pouvait extraire une liste assez utile des sociétés qui font en province de la libre pensée ou de l’enseignement laïque. Je la demandai innocemment. M. Herr, inquiet, me la promit sur un ton douteux et peiné. Je voulais en faire des abonnés éventuels. M. Herr ne m’a pas fait parvenir cette liste.

— C’est donc cela, répéta Pierre Baudouin, qu’ils nomment organiser le travail ?

— Taisez-vous, prononça Pierre Deloire, et discutons ces textes et ces faits.

Il avait pris des notes à mesure que j’avais lu. Il y jeta les yeux.

premier chef d’accusation

— Pardon, dit Pierre Baudouin, je demande à savoir qui sont les accusateurs. J’en ai assez des anonymats et des pseudonymats. Je n’en veux plus.

— Il faut pourtant commencer par un bout, répondit Pierre Deloire. Je me suis efforcé de dégager de ce fatras quelques chefs généraux d’accusation. Je commence par le premier :

Péguy est accusé d’avoir accueilli ou mis dans les cahiers, de la copie qui ne sert pas à la propagande. Accusé, levez-vous.

— Je n’ai pas envie de plaisanter, dit Pierre Baudouin.

— Moi non plus, dit Pierre Deloire. Je lui commande qu’il se défende.

— Il est trop bête. Je le défendrai. Qu’est-ce qu’ils nomment leur propagande ? Croient-ils donc, ces rares génies, que la propagande soit un exercice qui se fasse de cinq à sept. Ils vont à la propagande comme les mauvais catholiques vont à la messe. Les mauvais catholiques vont à la messe le dimanche de dix à douze, avec des âmes apprêtées. Ils savent que c’est la messe. Et du midi de ce dimanche à dix heures de celui de la semaine suivante ils redeviennent ce qu’ils sont. Ainsi nos censeurs font de la propagande. C’est un office. Au contraire les bons catholiques sont catholiques en semaine, et le dimanche ne leur apporte qu’un rafraîchissement de leur foi. Ainsi nous sommes socialistes en semaine et nous ne savons pas quand nous faisons de la propagande. Je ne me suis jamais dit, avant un entretien : Attention ! tu vas faire de la propagande. Mais je vis en socialiste et je parle uniment en socialiste. Je ne traite jamais personne en propagandable ou propagandisable, je ne suis pas propagandeur ou propagandiseur ou propagandisateur. Quand je vois venir à moi mon meilleur ami, je ne me dis point : Comment vais-je faire pour le propagander ? Mais je lui serre la main et je lui dis : Bonjour mon vieux, comment vas-tu ? parce qu’il est mon meilleur ami. El quand je vois un inconnu je lui dis : Bonjour monsieur, et je cherche à savoir comme il est, mais je ne cherche pas à savoir comme il est pour que je le propagandise. La propagandisation ainsi entendue comme ils veulent qu’on la pratique a toujours conduit à faire massacrer les impropagandisables par leurs anciens amis propagandisés. Voyez ce qu’il advient aux malheureux Chinois. La propagandisation est une forme de la conquête. Quand nos amis du Parti ouvrier français, fructueusement alliés aux radicaux, eurent enlevé aux réactionnaires le conseil municipal de Lille, vous vous rappelez sans doute l’enthousiasme avec lequel un journal ami, La Petite République, afficha une énorme manchette : Lille conquise. Un envahisseur militaire parlerait ainsi. Ou bien la propagandisation est une forme de l’acquisition, de l’appropriation. Or nous voulons supprimer la propriété même.

Au fond leur propagande revient à ceci : elle suppose un propagandeur et des propagandables ; un propagandeur est quelqu’un qui sait ; les propagandables, c’est tout le monde qui ne sait pas, les imbéciles, comme Simiand dit. Celui qui sait enseigne ceux qui ne savent pas. Pour les enseigner il transforme, — sans les déformer, — les réalités. Il masque certains faits, certains hommes, certains événements, certaines idées, certaines images. Il fait valoir certains faits, certains hommes, certains événements, certaines idées, certaines images. Il introduit certains jeux de lumière. Il dispose, propose et compose les plans. Il ordonne les perspectives. Il distribue, produit et contribue les couleurs. Il obtient ainsi un tableau commode. Le peuple voit ce que l’on veut, et ne voit pas ce que l’on ne veut pas. Le peuple entend ce que l’on veut, et n’entend pas ce que l’on ne veut pas qu’il entende.

Ce n’est pas ainsi du tout que je me représente l’action modeste que j’exerce et l’action modeste que je reçois. Quand je vois quelqu’un, je ne me dis jamais : Propagandons. Mais je cause honnêtement avec ce quelqu’un. Je lui énonce très sincèrement les faits que je connais, les idées que j’aime. Il m’énonce tout à fait sincèrement les faits qu’il connaît et les idées qu’il aime et qui souvent sont fort différentes. Quand il me quitte j’espère qu’il s’est nourri de moi, de ce que je sais et de ce que je suis. Et moi je me suis toujours nourri de tout le monde, parce que tout le monde a beaucoup plus d’esprit que moi. J’ai pitié souvent quand je vois ces gens de propagande enseigner au peuple ce que le peuple sait mieux qu’eux, ce que le peuple saurait tout à fait si l’on n’avait jamais inventé les journaux. Le peuple sait beaucoup de ce que nous pouvons savoir quand il connaît l’amour, la naissance et la mort, la maladie et la santé, la jalousie envieuse et la haine, la misère et la prospérité, le chaud et le froid, les terres et les eaux, les rues et les bois, les bêtes et les plantes, quand il assiste à l’admirable croissance des enfants, à la décroissance compensatoire des vieux. Pour moi c’est sur les impériales des voitures et dans les troisième classe de l’Orléans que j’ai entendu le meilleur de ce que sais. Et quand je parle avec un homme du peuple, ce qui m’arrive le plus souvent que je le puis, je n’ai aucune intention de le catéchiser. Car au fond leur propagande est une catéchisation, une catéchisation de plus. Je cause uniment avec l’homme du peuple. Je lui parle de son métier, non pour profiter seulement, mais parce que vraiment son métier est plus intéressant, plus profondément vrai que le mien. Je parle de sa vie, qui est plus passionnante que la leur. Je ne suis nullement l’intellectuel qui descend et condescend au peuple. Je suis peuple. Je cause avec l’homme du peuple de pair à compagnon, sans aucune arrière-pensée. Il n’est pas mon élève. Je ne suis pas son maître. Je ne veux pas lui monter le coup. Je communique avec lui. Je travaille avec lui. Mutuellement et solidairement. Nous collaborons. Leur propagande est un montage de coup organisé. Pour la bonne cause, pour la révolution sociale, pour la république socialiste. J’entends bien. Les montages de coup les plus redoutables à l’humanité furent toujours institués pour la bonne cause. Qui n’a pas sur soi sa bonne cause ? Abdul Hamid a sa bonne cause pour massacrer les Arméniens. Chamberlain défend en Afrique la bonne cause de la civilisation anglaise. Les alliés internationaux, comme les nommait à peu près Jaurès, ont épouvanté le monde chinois pour la bonne cause de la chrétienté chrétienne et marchande. On ne sait jamais tout ce qui peut sortir de vice et de souffrance d’un montage de coup bien intentionné.

— Assez causé, dit Pierre Deloire.

deuxième chef d’accusation

Péguy est accusé d’avoir accueilli ou mis dans les cahiers de la copie qui nuit à la propagande. Qu’il s’en défende.

— Il est trop bête. Je le défendrai. Péguy trahit la République. Si jeune ! Et qu’ont-ils fait pour la République ceux qui l’accusent de trahir la République. Je veux savoir qui c’est.

— Nous examinerons plus tard si nous pouvons le savoir. Mais vous avez adopté la marche du cortège. Repoussez l’accusation en elle-même.

— Je l’ai repoussée, puisque c’est la même. Péguy trahit la République et nuit à la propagande parce qu’un jour il n’a pas voulu recevoir la consigne. Hier il avait raison d’écrire ce qu’il savait et ce qu’il pensait de Guesde. Il a tort aujourd’hui d’écrire ce qu’il sait et ce qu’il pense de Guesde. Demain il aura tort d’écrire ce qu’il sait et ce qu’il pense d’un second et d’un tiers. Hier il épurait. Aujourd’hui, ce matin, il désorganise. Hier il servait. Aujourd’hui, ce matin, il trahit. Un vote menteur a fait ces merveilles. Un vote menteur a fait passer la consigne. La discipline faisant la force principale des armées, il importe que tout inférieur obéisse exactement, sans hésitation ni murmure. Je désobéirai si la justice et la liberté le veut. Je suis réserviste. Si demain matin je recevais ma feuille de route pour aller en Chine, sachant comme je le sais ce que les internationaux sont allés faire en Chine, je refuserais le service militaire, je déserterais. Je suis réserviste. Si demain matin je recevais ma feuille de route pour aller à Calais, sachant comme je le sais ce que les bourgeois font à nos amis ouvriers, je refuserais le service militaire, je déserterais. Pourquoi dès lors veut-on que dans le civil je reçoive et j’accueille le mot d’ordre et le mot de ralliement. Ô vanité des consignes anciennes ! Quand j’étais à l’école en première année, tu te rappelles, Deloire, les consignes étaient les suivantes, et à ces consignes obsolètes nous avons en leur temps donné tout ce que nous avons eu de foi, de raison, de vouloir et de force. À ces consignes obsolètes nous avons donné le temps de nos études et l’amitié de nos meilleurs amis. Ces consignes étaient que le Sénat n’était qu’un ramassis de crapules réactionnaires et que la Chambre était l’espoir et la fleur de la République. Au nom du suffrage universel, au nom de sa souveraineté, au nom de sa primauté, il fallait balayer les vieux résidus du suffrage restreint. La consigne était qu’il ne fallait pas deux assemblées dans la République. La consigne était que le suffrage universel valait seul et valait tout, que le suffrage restreint ne nous donnait que des tyrans. Il fallait que le suffrage universel fût à un seul degré, le double degré ne pouvant qu’éliminer les meilleurs candidats. La consigne était que M. Léon Bourgeois préparait infailliblement la voie du seigneur socialisme révolutionnaire, moins résolument toutefois que M. Doumer. La consigne était que l’impôt progressif sur le revenu constituait la réforme la plus profonde, immédiatement après laquelle adviendraient les premiers décrets de la Révolution sociale. Et cependant que M. Léon Bourgeois était le précurseur et M. Doumer le sous-saint-Jean-Baptiste, ou l’aide-saint-Jean-Baptiste, la consigne était que M. Trarieux, un sénateur ! était la plus réactionnaire des canailles ou le plus canaille des réactionnaires. La Révolution sociale avait un jour demandé que M. Godefroy Cavaignac, un civil, devînt ministre de la guerre. La Révolution sociale avait un intérêt puissant à ce que M. Casimir-Perier ne restât pas à la présidence de la République bourgeoise. Il fallait qu’il s’en allât. Pour qu’il s’en allât il fallait que Gérault fût élu député. Pour que Gérault fût élu dans le treizième il fallait que Rochefort lui donnât l’investiture nationaliste. Jaurès et Millerand allèrent donc à Bruxelles traiter avec le grand polémiste. Donnant donnant. Rochefort donna l’investiture. Les républicains donnèrent l’amnistie, l’ancienne, la deuxième. Gérault fut élu. Félix Faure aussi. Le polémiste rentra. Le président et le polémiste purent chauffer le second boulangisme. Il fallait alors que Rochefort eût de l’esprit et fût non seulement un bon républicain mais un bon révolutionnaire. Il faut à présent qu’il n’ait jamais eu d’esprit et qu’il ait toujours été une immonde canaille. Or M. le marquis de Rochefort avait de l’esprit quand il servait la république sous l’empire, et dès lors il était une spirituelle canaille. Rochefort a longtemps eu de l’esprit sous la république et il était encore en ce temps une spirituelle canaille. Tout le monde savait qu’il était une inépuisable canaille. Jaurès le savait quand il accueillait, au retour de l’exil doré, le virulent polémiste et le fougueux révolutionnaire. Comment veut-on que le bon peuple s’y reconnaisse ? Comment veut-on que le peuple s’y reconnaisse ? Comment veut-on que moi, peuple, je m’y reconnaisse ?

— Un ami que j’ai, dit Pierre Deloire, a bien voulu aller à la Nationale me chercher ces quelques renseignements : L’amnistie fut votée à la Chambre le 28 janvier 1895. Le 29 il y eut dans la Petite République un article de Sembat, très raisonnable. Le 31 vote au Sénat. Le premier février, article de Fournière, enthousiaste : « En moins de quinze ans, Paris aura vu Rochefort revenir deux fois d’exil. Son retour en 1880 fut un triomphe. Il en sera de même dimanche. » — Fournière fait des restrictions sur le boulangisme de Rochefort. Puis : « Vraiment, ce retour simultané de Rochefort et de Gérault-Richard est d’un puissant symbolisme que tous comprendront. » — « Jean Grave et Drumont, ces deux démolisseurs, reviennent aussi, et ce retour complète le symbole. Ce que le peuple a voulu en exigeant, en imposant l’amnistie, c’est la liberté de tout dire. » — Le 3 février, portrait de Rochefort, sous le titre Impressions quotidiennes, signé Tabarant. On y lit : « On s’est exclamé et fort justement sur l’éternel rajeunissement de cet esprit auquel les imbéciles seuls refusent l’envergure et la solidité. » — Le 3, retour triomphal. Millerand, entouré de ses collaborateurs de la Petite République, va recevoir le virulent à la gare. Puis il vient le saluer à l’Intransigeant. Jaurès arrive ensuite. Il est en nage. Il présente Gérault-Richard à Rochefort qui lui tend les bras. — C’est à vous que je dois mon retour ici, dit Rochefort. — Oui, citoyen Rochefort ; mais moi, je vous dois mon élection. René Viviani est présenté par Jaurès à Rochefort qui l’embrasse. Puis défilent — — — ». Je cite le compte rendu de la Petite République datée du 5 février. Jaurès n’a fait que partager la joie générale. Il ne paraît pas avoir dit de bêtises, et n’a rien écrit — dans la Petite République du moins — sur le retour du héros.

— Nous a-t-on assez lancés, répondit Pierre Baudouin, sur les libertés municipales de Paris, qui avait droit aux mêmes libertés que la plus petite commune de France. Où en serions-nous si le Paris nationaliste avait les libertés que nous avons réclamées pour le Paris révolutionnaire ? Ne croyez pas, mon ami, que je rappelle ces souvenirs — et ces leçons — pour embêter Gérault ou pour faire de la peine à Jaurès. Aujourd’hui moins que jamais il ne faut leur faire de la peine, exposés qu’ils sont à la concurrence déloyale du Petit Sou, à la scandaleuse démagogie du scandaleux Edwards. Bouchor disait à un ami que les cahiers étaient tout de même un peu durs pour les malheureux qui se déballent vaillamment et honnêtement parmi les embarras de l’action publique. Ce n’est ni à Gérault, ni à Jaurès que j’en ai beaucoup. Je sais qu’ils sont abonnés aux cahiers, eux et leur entourage, et qu’ils paient, comme tout le monde, leur abonnement ordinaire. Je sais qu’ils n’auraient pas même la mauvaise pensée, comme certains amis de M. Herr l’ont eue et accueillie, de traduire un dissentiment, même intime, en essai de mise en quarantaine et d’affamement économique. J’en ai très exactement à ceux qui, étant devenus ou nés universitaires, fonctionnaires, travailleurs intellectuels ou travailleurs manuels, veulent introduire parmi nous les procédés et la mentalité des politiciens ou des politiques professionnels. J’admets que les politiciens et que les politiques professionnels fassent de la politique. Je ne suis pas un anarchiste professionnel. Je ne me fais pas des rentes en dénonçant au peuple, dans un journal, que les politiciens et que les journalistes se font des rentes en faisant semblant de le servir. —

— Attendez, dit sèchement Pierre Deloire. Faites-vous ici allusion au débat récemment ému entre Jean Grave et Urbain Gohier ?

— Laissez-moi tranquille, je ne fais aucune allusion. La Société mourante et l’anarchie est le livre qui m’a le plus profondémnent remué. Mon discours est plein de noms propres. Je hais autant le sectaire prétendu anarchiste que le sectaire véritablement anarchiste. J’admets que certains socialistes fassent provisoirement de l’action politique ainsi que j’admets que certains Français fassent provisoirement de l’exercice militaire. Je dirai toute ma pensée : il me paraît indispensable que certains socialistes révolutionnaires fassent de l’action politique, parce que s’ils n’en faisaient pas toute l’action politique, dont l’effet me semble indéniable, retomberait toute pour écraser la révolution sociale et même la préparation de la révolution sociale. On me répond que la politique est un sale métier. Nous savons qu’il y a dans la société bourgeoise beaucoup de sales métiers, inévitables. Nous avons donc la plus grande et la plus sincère gratitude pour les citoyens qui veulent bien assumer ces métiers sacrifiés. Je le dis sérieusement : j’ai la plus vive et la plus profonde reconnaissance pour les citoyens qui veulent bien faire de la politique. J’ai aussi, comme Français, de la reconnaissance pour les pauvres bougres de soldats et d’officiers, quand ils sont honnêtes et bons citoyens. Mais je ne consens pas qu’il advienne au socialisme révolutionnaire la contamination qui est advenue à la nation française. La nation française avait une armée. Il était inévitable que la nation française eût une armée. Il était inévitable, dans la situation de concurrence internationale bourgeoise indéfiniment surexcitée où l’Europe se crève, il était inévitable que la nation française eût une armée, c’est-à-dire que pendant certaines années certains citoyens fissent leur métier de la préparation technique aux travaux de la guerre. Mais qu’est-il advenu ? et c’est ici, vous m’entendez, qu’intervient ce que je nomme la contamination. Les citoyens qui se préparaient aux travaux déplorables de la guerre, au lieu de garder précieusement en eux l’esprit de la cité, se laissèrent contaminer par les passions qui naissent malheureusement de la guerre. Et il n’y eût eu que demi-mal, et contamination partielle. Mais la plupart des citoyens, dans les années où ils ne faisaient pas leur métier de la préparation à la guerre, avaient en eux et gardaient glorieusement les passions misérables belliqueuses. Ou bien ils recevaient la contamination de leurs voisins. Et au lieu d’avoir pour les citoyens militaires une reconnaissance exactement prudente ils se donnèrent ou accueillirent pour les soldats des sentiments d’humilité, de serve imitation, d’aveugle et enthousiaste admiration. Le métier sacrifié devint le métier guide, le métier modèle. Ainsi naquit et se développa ce militarisme envahissant dont vous savez que je suis l’un des adversaires les plus rigoureusement exacts.

Je redoute qu’une semblable contamination ne se soit effectuée dans le socialisme révolutionnaire. Il était indispensable que le socialisme révolutionnaire eût ses politiques professionnels. Dans la situation de concurrence politique bourgeoise indéfiniment surexcitée où crève lentement la nation française, tous les partis politiques bourgeois se fussent payés sur le dos du socialisme révolutionnaire si le socialisme révolutionnaire n’avait pas eu des militaires, comme il convient de nommer nos politiques professionnels. J’ai donc pour nos citoyens politiques une vive et profonde reconnaissance. On ne m’a pas vu leur jeter des tuiles sur la tête pendant qu’ils recevaient les tuiles des démagogues. Je les ai défendus tant que j’ai pu contre les démagogues. Je les défends tant que je peux. Je les défendrai tant que je pourrai. Pendant qu’ils se noyaient ou couraient le danger de se noyer, on n’a pas vu que je faisais mon petit maître d’école de la Fontaine. Je me suis fait de sérieux ennemis parmi leurs ennemis parce que je leur subvenais de toutes mes forces. Quand il y a des élections politiques je fais la campagne électorale et je vote. Quand il y a des élections universitaires je fais la campagne. Si j’étais citoyen actif universitaire, je voterais aussi dans les élections universitaires. Mais là je ne suis qu’un citoyen passif. Dans le petit village de banlieue extrême où je me suis réfugié, vous savez que j’ai suivi attentivement la campagne politique inaugurée pour les récentes élections municipales. Vous savez que j’ai voté le premier dimanche et le dimanche de ballottage pour la liste républicaine opposée aux grands bourgeois réactionnaires, aux châtelains et aux grands propriétaires fonciers de l’endroit. Car nous sommes inclus dans l’arrondissement de Marcel Habert, et chez nous les républicains sont unis, parce qu’ils sont impuissants.

Je demande que le socialisme révolutionnaire ne soit pas contaminé par son armée politique ainsi que la nation française fut contaminée par son armée militaire. Je demande que nous ayons pour nos citoyens politiques une reconnaissance exactement prudente et non pas une serve admiration, une humilité d’imitation. Or il suffit de regarder rapidement ce qui advient au socialisme révolutionnaire pour constater un incroyable envahissement de la mentalité politique.

J’ai comparu, moi aussi, devant le Conseil d’administration de la Société Nouvelle. Et j’ai participé aux Assemblées générales, simples chambres d’enregistrement qui étaient censées souveraines. C’était un des spectacles et un des événements les plus désolants que je connaisse. Les mêmes hommes administrateurs commettaient des actes qu’ils n’eussent pas imaginés quand ils étaient simples citoyens. La raison d’État, qu’ils avaient combattu trente et quelques mois avec un redoutable acharnement, leur paraissait non pas suffisante, mais opulente pourvu que l’État fût la société commerciale dont ils avaient l’administration. Permettez que je revienne sur les faits.

— Il est temps, dit froidement Pierre Deloire.

— Je me rappellerai toujours comme l’exécution fut brutale et prompte quand tu demandas et proposas au Conseil d’éditer les cahiers, dans des conditions commerciales qui étaient cependant fort avantageuses pour la maison commune. Je me rappellerai toujours, pour l’administration de ma vie, de quel ton Herr vous dit : Nous sommes unanimes à penser que vous allez marcher contre tout ce que nous avons fait ensemble. Nous sommes unanimes à n’accepter pas cette publication. — Ils étaient unanimes ! Et qu’est-ce que cela prouve ? Esprits à peu près identiques, ayant la même culture, les mêmes bonnes et les mêmes mauvaises qualités, les mêmes déformations et les mêmes alourdissements, ces cinq administrateurs étaient plus facilement unanimes entre eux que je ne suis unanime avec moi. Quand Herr discute avec Simiand il y a moins de profonde variété, moins de pénible et douloureuse incompatibilité que quand je discute avec moi. C’est dire qu’il y a dans leurs assemblées moins de véritable discussion que quand je m’assemble tout seul. Et ils seraient modestes, et ils n’accableraient personne et ils n’accableraient rien et ils n’écraseraient pas leurs anciens amis de leur commode unanimité s’ils n’avaient accueilli en eux la contamination politique de la puissance attribuée à la quantité numérique. Nous sommes cinq. Nous sommes cinq unanimes. Il est évident que nous avons raison. Nous avons raison contre la raison même. La raison n’est pas cinq. Et il en était de même aux assemblées générales. Puisque la raison y avait la minorité, la raison y avait tort.

Non pas qu’évitant le gouvernement de la minorité par la majorité je veuille asseoir le gouvernement de la majorité par la minorité. Je ne veux pas réparer une injustice par une injustice majeure, une lamentable déraison par une lamentable déraison majeure. Je demande que parmi nous, parmi les socialistes révolutionnaires agissant entre eux, et travaillant solidairement, on n’introduise pas, venues des assemblées bourgeoises, les présomptions autoritaires de la paresseuse et facile rotation. Je demande que l’on ne croie pas que l’on a tout dit quand on a dit : nous sommes unanimes, ou bien : nous sommes en majorité, ou bien : nous avons une forte majorité, ou : nous avons la majorité des deux tiers. Nous demandons que ces constatations de quantités n’empêchent pas d’écouter scrupuleusement la voix de la raison. Nous demandons que ces constatations de quantités n’empêchent pas systématiquement d’écouter le bon sens en intellect, et le sens droit en morale. J’admets, je demande que le citoyen, certain dimanche, aille voter pour tels ou tels candidats au conseil municipal, au conseil d’arrondissement, au conseil législatif ou national, que nous nommons Chambre des Députés. Mais le citoyen qui, son bulletin mis, rentrant à la maison, dirait à sa femme : à présent nous allons voter pour savoir si nous ferons ce soir un pot au feu me semblerait un dangereux maniaque. Pourtant c’est là que nous en sommes. La votation parlementaire bourgeoise ne nous a pas seulement contaminés en ce sens que nous en faisons avec eux parmi eux, mais en ce sens beaucoup plus redoutable que nous ne faisons plus que de cela parmi nous avec nous. Chacun pense à majoriser, comme on dit, le voisin. L’histoire des trois congrès, les deux nationaux et l’international, n’a été qu’une lamentable histoire parlementaire.

Je pensai que je pourrais placer un mot :

— C’est ce que je dirai quand je rendrai compte à mes électeurs du mandat qu’ils ont bien voulu me confier pour le premier, le deuxième et le troisième congrès de Paris.

— Tais-toi tu es trop bête. L’histoire des congrès, sans aucune exception, l’histoire de l’ancien comité général, sans aucune exception, l’histoire des groupes élémentaires, des fédérations régionales, départementales ou provinciales, des organisations nationales, sauf exceptions, l’histoire, hélas, du grand parti national, est une lamentable histoire parlementaire. Beaucoup de coopératives et beaucoup de syndicats ont une histoire parlementaire. On n’entend partout parler que de majorité. Cela est incroyable d’un parti révolutionnaire, d’un parti qui ne tient dans le monde qu’un espace extrêmement mineur. Combien y a-t-il dans l’univers de socialistes véritablement socialistes ? Moins que jamais. Et n’est-il pas évident que si la loi de majorité régissait le monde nous serions écrasés comme un nouveau-né chinois. Pendant toute l’affaire, les dreyfusards furent en France la minorité infime. Et depuis le commencement de cette affaire principale, plus longue, beaucoup plus vaste et non moins profonde, que nous nommons l’affaire de la Révolution sociale, nous les révolutionnaires nous avons toujours été en minorité infime. Et pour longtemps nous sommes en infimité. Pourquoi dès lors introduire dans nos relations mutuelles comme le seul régulateur cette loi bourgeoise immorale et dérationnelle que les bourgeois eux-mêmes ont soin de ne pas utiliser contre nous jusqu’en sa rigueur extrême.

Pourquoi ? Parce que nos censeurs ne sont pas moins contaminés de l’insincérité bourgeoise qu’ils ne sont contaminés de l’autorité bourgeoise. Tout cela se tient. L’autoritaire ment. La seule raison ne ment pas. L’autoritaire est celui qui veut exercer une action plus grande que la raison ne le lui permet, que la raison ne la lui confère. Il veut avoir un effet plus grand qu’il n’est, raisonnablement, une cause. Il veut rompre à son avantage la juste et la raisonnable proportion. Il veut introduire frauduleusement un supplément d’effet dans son action. Quand le censeur vous accuse de trahir la République parce que vous diminuez l’autorité de Herr, de Jaurès ou du troisième universitaire auprès de leur public, très exactement le censeur souhaite, espère, désire qu’au moment que le lecteur ouvre son journal sur un article de Herr, de Jaurès, ou du troisième, il y ait, interposée entre l’entendement du lecteur et l’entendement de l’auteur, une certaine quantité de croyance fidèle. Et quand Jaurès monte à la tribune, le censeur veut qu’il y ait, interposée entre l’entendement de l’auditeur et l’entendement de l’orateur, une certaine quantité de croyance fidèlement déférente. Le censeur n’admet pas que le texte imprimé paraisse seul, pauvre et nu au regard du simple citoyen. Le censeur n’admet pas que le discours parvienne seul, pauvre et nu à l’ouïe du simple citoyen. Honte à ces habilleurs ! Nous demandons qu’en ce sens-là il n’y ait parmi nous aucune autorité individuelle, et encore moins une autorité collective. Nous demandons que le peuple accorde une large audience à tous ceux qui lui veulent parler. Mais quand il a entendu l’orateur ou l’auteur, nous demandons que le peuple, s’il y a lieu, prononce lui-même selon la raison, sans aucune interférence de fidélité religieuse. Nous sommes de ces singuliers libéraux ou libertaires qui n’admettons aucune autorité. Nous sommes de ces singuliers révolutionnaires qui n’admettons pas l’autorité de la tradition. Nous sommes de ces singuliers libre-penseurs qui n’acceptons aucune Église. Au sens profond des mots, nous n’autorisons aucune congrégation. Que le peuple écoute volontiers tel ou tel en mémoire des auditions précédentes, si elles étaient bonnes, soit. Mais dresser le peuple ou le public à ce qu’un jour lisant un article ou entendant un discours le simple citoyen pense en lui-même : Ce raisonnement me paraît faux, mais j’admets qu’il est juste, puisqu’il est de monsieur un tel ; — ou bien : Ce sentiment me paraît mauvais, mais il faut bien qu’il soit noble, puisqu’il est d’un tel, noble citoyen : que le peuple suive ainsi à la piste, nous ne le voulons pas, Jaurès ne le veut pas, s’il a de faux amis qui le veulent. Nous ne voulons pas qu’entre le texte et l’homme qui lit on glisse l’épaisseur d’une autorité, quand le texte serait de mon meilleur ami.

— Surtout, rectifia Pierre Deloire, si le texte était de mon meilleur ami.

— C’est ce que je voulais dire.

— Il faut dire ce que l’on veut dire.

— Nous demandons instamment que ceux qui aiment l’autorité se reclassent parmi les bourgeois, que ceux qui aiment la tradition se reclassent parmi les conservateurs, que ceux qui aiment la foi se classent à côté des chrétiens. Toutes ces anciennes humanités ne me paraissent nullement méprisables. Mais il est misérable que ceux qui en sont encore, au lieu d’y rester, soient venus faire la loi parmi nous. Ces ralliés ne trahissent pas la République, ils ne remettent pas la République aux mains des réactionnaires, ils ne mettent pas le socialisme aux mains des bourgeois, ils ne mettent pas la révolution aux mains des conservateurs, ni la libre-pensée aux mains des cléricaux, mais ils font ou ils essaient que les mêmes républicains soient réactionnaires, que les mêmes socialistes soient bourgeois, que les mêmes révolutionnaires soient conservateurs, que les mêmes libre-penseurs soient les cléricaux de la libre-pensée. Ils ne trahissent pas la République, ils n’ont aucune République.

Leur propagande supposant le montage de coup, nous voyons qu’elle produit le mensonge et l’injustice. Tout cela se tient. L’autoritaire ment, en ce sens que pour asseoir son autorité il faut qu’il donne au propagandisé une image menteuse du monde. Jamais le monde n’a marché aussi mal qu’aujourd’hui. Les massacres d’Arménie et la digestion de la Finlande, les sadismes africains et les sadismes chinois, la condamnation de Rennes et l’alcoolisme français, la guerre de Madagascar et la guerre du Transvaal, tant de guerres et tant d’épouvantes où le socialisme universel n’a rien tenté d’efficace ni d’effectif, sont faits pour donner quelque humilité à la génération que nous sommes, au socialisme que nous sommes. Loin de là : nos chefs s’enrouent à chanter les hymnes et les actions de grâces. Confondant en eux deux fonctions militaires, ils font à la fois la fanfare et le commandement. Quand les corps expéditionnaires de Chine sont partis, on a osé invoquer ce premier essai de confédération européenne. Et quand les chefs sont réunis en congrès, tout se passe comme si le socialisme universel n’avait qu’à dire un mot pour disposer du monde. Montage de coup. Le monde se fout de nous[2]. La démocratisation et la fausse démocratisation n’ont conduit qu’à donner aux peuples souverains ou faussement souverains les vices des capitaines. Le peuple français, le peuple anglais, le peuple allemand ont reçu et fomenté des perversités que le sort des âges révolus n’attribuait qu’aux chefs. Les peuples mêmes sont devenus pillards, menteurs, voleurs, assassins, nationalistes et militaristes. Alors pourquoi faire les malins ? Nous avons contre nous la lourdeur de l’ignorance et le vice de la perversité de tous les peuples mêmes. Et pourquoi faire les petits bons dieux ? Nous avons contre nous le monde même que nous voulons refaire. Sauf de rares exceptions, les passions bourgeoises croissent parmi les peuples mêmes comme elles ne croissaient pas jadis parmi les aristocraties et naguère parmi les bourgeoisies. Pourquoi nous le dissimuler. Quand il faut bâtir un immeuble de dix mètres et que les maçons arrivent au pied du mur, on ne voit pas que l’entrepreneur les assemble et leur annonce : Mes enfants, nous allons bâtir un tout petit mur de deux mètres et demi, — dans l’espoir qu’après que les maçons auront conduit le mur jusqu’à deux mètres et demi une seconde exhortation le leur fera pousser jusqu’à trois mètres et demi, et ainsi de suite. Ainsi nous, quand nous sommes assemblés au pied de la Révolution Sociale, pourquoi nos maîtres et contremaîtres veulent-ils nous faire accroire que c’est une petite affaire, à moitié faite sans qu’on s’en soit aperçu, et que tout se passera en douceur. C’est qu’au lieu de nous traiter comme des ouvriers raisonnables nos chefs nous traitent comme des soldats. Et non pas comme un officier raisonnable peut traiter des soldats raisonnables, mais comme un officier de l’ancienne armée traitait les mauvais soldats : Allons, encore un coup d’épaule, il n’y a plus que deux kilomètres, quand on sait qu’il y en a encore six ou huit. Ou bien si on attaque : Hardi ! en avant ! ils ont peur ! ils vont foutre le camp ! avec le refrain obligé : il y a la goutte à boire là-haut ! C’est comme ça que les gens finissent par boire la goutte en bas. Nous ne voulons pas boire la goutte. Nous sommes des ouvriers. Nous acceptons, nous demandons que l’on nous guide quand il en est besoin. Nous acceptons, nous demandons des architectes et des ingénieurs, à condition qu’ils nous diront la vérité. Nous ne voulons pas d’entraîneurs. Nous ne sommes ni des chevaux ni des cyclistes. Nous ne faisons pas des courses. Nous voulons faire un travail raisonnable. Nous ne voulons pas de propagandeurs professionnels. Nous n’admettons pas que la propagande ne soit pas la communication pure et simple de la vérité que l’on sait. Ce qui revient à dire que c’est Péguy l’accusé qui fait de la propagande et que ce sont les censeurs qui n’en font pas. Ce sera le premier point de ma défense.

Il s’arrêta pour souffler un peu, parce qu’il était essoufflé.

— Nous en resterons donc au premier point, dit Pierre Deloire, parce que c’est assez causé pour aujourd’hui. Tu as de la chance que je ne sois pas un président de tribunal correctionnel bourgeois. Tu verrais si tu plaiderais ainsi. Tu as un discours singulier. On ne voit pas que tu suis aucun plan. Et cependant je me ferais un scrupule je ne dis pas de supprimer, mais de déranger un mot de ce que tu dis. Mais il importe que l’accusé rende compte enfin de son mandat. Il n’est pas seulement un accusé, il est un délégué. Je demande qu’il ait d’abord la parole comme délégué.

— Je lui cède mon tour, comme on dit dans les assemblées délibérantes, parce que, ce que je veux dire, je le dirai bien. Mais ce que j’ai dit aujourd’hui était indispensable avant de commencer. Mon premier point était en réalité un point préliminaire. Il fallait savoir si le compte rendu que Péguy nous doit sera un compte rendu de fausse propagande sur ce modèle : Hardi les gars ! ou un compte rendu historique sur ce plan : J’ai vu ceci et entendu ceci. Alors j’ai fait ceci.

— Ce sera, dis-je, autant que je le pourrai, un compte rendu historique.

  1. Encore ! — Note de l’abonné.
  2. Je prie qu’on pardonne à mon ami Pierre Baudouin la violence de cette expression. Il venait d’assister à la représentation du Danton et les gros mots lui venaient volontiers.