Œuvres complètes de Charles Péguy/Tome 1/Pour ma maison

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Nouvelle Revue Française (Tome 1p. 257-282).

POUR MA MAISON

21 décembre 1900

En janvier 1898 mon ami l’éminent historien Pierre Deloire publiait dans la Revue Socialiste, sous la rubrique ordinaire littérature et philosophie, un article que je lui demande la permission de reproduire en entier :

M. Henry Bérenger a ouvert dans la Revue Bleue une très intéressante enquête sur les responsabilités de la Presse contemporaine.

Parmi les réponses qu’il a reçues, celle de M. Lucien Marc, directeur de l’Illustration, est à citer la première, parce qu’elle pose, en fait, la question, dans le détail.

Envisageons la presse au point de vue industriel. Sa matière première est le papier blanc, qu’elle transforme en feuilles imprimées. Souvent, les frais de la transformation dépassent le prix de vente du produit fabriqué, et le bénéfice ne vient que des sous-produits, ainsi qu’il arrive pour beaucoup d’industries.

En journalisme, le sous-produit, c’est la publicité.

… Contrairement à l’opinion courante, ce ne sont pas les journaux à bon marché qui ont le plus besoin des annonces pour équilibrer leur budget. Le Petit Journal, le Petit Parisien, journaux à un sou, gagnent sur leur papier. Par contre, voici le compte d’exploitation du Figaro pour l’exercice 1896 :

recettes
Abonnements et vente au numéro 
 2.695.045 32 4.543.468 56
Annonces et réclames 
 1.707.566 81 4.543.468 56
Recettes diverses 
 140.856 43 4.543.468 56
Total des recettes 
 2.695.045 32 4.543.468 56
dépenses
Fabrication du journal : rédaction,
papier, impression, affranchissement, etc. 
 2.503.526 22 3.050.824 59
Frais généraux 
 547.298 37 3.050.824 59
Total des dépenses 
 2.695.045 32 3.050.824 59
Bénéfice 
 2.695.045 32 1.492.643 97

Ainsi, le Figaro, journal à trois sous, ne réalise même pas, sur la vente et l’abonnement, de quoi subvenir à la moitié de ses frais généraux. Le surplus, et la totalité du bénéfice net, sont fournis par la publicité.

Si, au lieu des comptes du Figaro, nous examinions ceux du Times, journal à trente centimes, nous verrions s’accentuer le phénomène de la perte sur le papier, compensée par le produit des annonces. Que serait-ce si, du Times, nous passions au New-York Herald et à ses numéros du dimanche qui, pour cinq sous, donnent soixante-quatre pages de grand format dont chacune contient autant de matières que les quatre pages d’un journal parisien !

Voilà donc en France, en Angleterre, aux États-Unis, trois journaux en pleine prospérité, ne vivant que de la publicité. Il n’y a pas là, comme on le croit, un mal résultant du bas prix des journaux.

Nous sommes forcés de constater qu’ici le raisonnement de M. Lucien Marc n’est pas juste : car si un journal donné perd sur son papier, s’il vend son papier à perte, c’est évidemment qu’il vend ce papier à un prix trop bas ; peu importe que ce prix soit plus élevé que le prix des autres journaux. Le mal vient donc bien pour une grande part, comme les socialistes l’ont signalé, de ce que la presse, elle aussi, est soumise au régime de la concurrence bourgeoise : « La façon mercantile d’envisager les choses, a répondu M. Georges Renard, devait triompher, là comme ailleurs, dans une société où tout se vend et s’achète, où tout, depuis le bras jusqu’au cerveau de l’homme, est devenu marchandise. »

Le mal vient, pour une grande part aussi, et l’Union pour l’action morale l’a signalé plus vigoureusement que la plupart des autres consultés, de ce que la conscience publique est faussée parce que beaucoup de consciences individuelles sont faussées[1] : « La source du mal est plus loin que là où la main de l’État peut atteindre ; elle est dans les consciences. Espérons que celles-ci se reprendront et que le remède sortira de l’excès même du mal… Dans le monde des travailleurs, on voit poindre pour le journal un dédain et même un mépris de bon augure. Récemment, les membres ouvriers de la commission consultative de la Bourse du Travail ont fait fermer la salle de lecture des journaux quotidiens, parce qu’il en résultait, pour les lecteurs, plus de trouble que de profit. En Angleterre, c’est le sérieux de la population ouvrière qui a le plus contribué à moraliser la presse[2]. En France aussi, on finira par comprendre qu’il vaut mieux être travailleur que parleur ; et l’éducation réelle que tout le monde désire aura pour effet de faire dédaigner tout journal, à moins qu’il ne soit un journal positif, un journal qui incite à l’action vraie. »

Nous croyons que c’est à nous, socialistes, qu’il revient de fonder un tel journal. M. Anatole Leroy-Beaulieu représente que « le socialisme, à l’affût des causes de destruction, se réjouit, avec une cynique logique, de cette corruption qui nous attriste et nous indigne, se félicitant de tout ce qui détruit la cohésion de la société française, s’applaudissant de tout ce qui énerve les âmes, brise les énergies et prépare la dissolution prochaine de la patrie. » À ces paroles ignorantes ou menteuses, opposons la réalité des vouloirs socialistes :

M. Georges Renard propose, entre autres, le remède suivant :

« 1o Fonder des journaux qui ne seraient plus aux mains d’un financier ou d’actionnaires anonymes, mais qui, soutenus par les cotisations régulières d’un parti ou d’un groupe d’hommes se connaissant et professant les mêmes opinions, seraient la propriété et l’expression de ce parti ou de ce groupe. En bannir soigneusement toute affaire, toute réclame, tout article payé[3]. Il ne serait pas impossible que ces journaux honnêtes, s’ils étaient bien rédigés, réussissent, conquissent de l’autorité et réagissent par leur autorité sur les autres. »

Nous savons en effet que la cité socialiste ne se fera pas sans éléments et que c’est nous qui devons, dès à présent, lui préparer des citoyens. Pour cela voici quel nous imaginons que serait, dans la société bourgeoise, un journal socialiste.

Ce journal agirait envers les bourgeois inconvertissables exactement selon les règles de la morale bourgeoise. Il agirait envers les socialistes et les bourgeois convertissables selon les enseignements de la morale socialiste[4]. Par exemple on le vendrait aux bourgeois inconvertissables exactement comme un journal bourgeois ; et on le donnerait aux socialistes et aux bourgeois convertissables, car un journal est un moyen d’enseignement, et on doit donner l’enseignement.

Ce journal serait nourri par les socialistes ; ceux-ci prendraient sur leur salaire, socialiste ou bourgeois, pour assurer le salaire socialiste des socialistes qui travailleraient au journal.

Tous les ouvriers qui travailleraient au journal, ouvriers intellectuels et ouvriers manuels, ouvriers écrivains et ouvriers compositeurs d’imprimerie, ouvriers directeurs et ouvriers protes recevraient un salaire socialiste, c’est-à-dire entre eux un salaire égal, puisqu’ils travailleraient tous de leur mieux pour le bien du journal.

Ce journal serait exactement socialiste en son texte : on n’y verrait aucune réclame commerciale.

Ce journal serait un : on n’y verrait pas, dans le même numéro, en première page un article exact contre les courses et en quatrième page les résultats complets et les pronostics des mêmes courses ; on n’y verrait pas en première page des articles exacts contre les théâtres de passe et en quatrième page, fidèlement insérées, les communications de ces mêmes théâtres.

Ce journal ne serait pas rédigé par des journalistes professionnels, mais par les hommes de chaque métier ; les moissonneurs y parleraient du blé, les maçons de la bâtisse ; les professeurs y parleraient de l’enseignement et les philosophes de la philosophie ; on ne serait pas journaliste, on serait, comme on disait, un honnête homme qui aurait un métier et qui, au besoin, écrirait de ce métier dans le journal.

Ce journal serait exactement sincère, il n’embellirait jamais les faits, il n’embellirait jamais les espérances même.

Enfin et surtout ce journal serait un journal de famille, s’adressant d’abord aux femmes et aux enfants, sans qui toute œuvre est vaine ; et il garderait envers tous ses lecteurs la très grande révérence, car elle est due aussi aux grands enfants.

Quand Pierre Deloire écrivit cet article, on peut dire que l’affaire Dreyfus devenait sérieuse. L’article paraissait le 15. L’avant-veille, 13, après qu’un conseil de guerre eut acquitté Esterhazy, Zola envoyait sa lettre au Président de la République :

Et c’est un crime encore que de s’être appuyé sur la presse immonde, que de s’être laissé défendre par toute la fripouille de Paris, de sorte que voilà la fripouille qui triomphe insolemment dans la défaite du droit et de la simple probité. C’est un crime d’avoir accusé de troubler la France ceux qui la veulent généreuse, à la tête des nations libres et justes, lorsqu’on ourdit soi-même l’impudent complot d’imposer l’erreur, devant le monde entier. C’est un crime d’égarer l’opinion, d’utiliser pour une besogne de mort cette opinion qu’on a pervertie, jusqu’à la faire délirer. C’est un crime d’empoisonner les petits et les humbles, d’exaspérer les passions de réaction et d’intolérance en s’abritant derrière l’odieux antisémitisme, dont la grande France libérale mourra, si elle n’en est pas guérie.

Tout le monde alors découvrait à quel redoutable danger la presse immonde exposait en France la justice, la vérité, l’humanité, la santé sociale. Et cependant l’article de Pierre Deloire n’était pas un article de circonstance. Il n’était pas non plus l’aération d’un rêve individuel. Ni la manifestation d’un rêve collectif. Il était l’exposé délibéré d’un plan d’action.

Depuis le premier mai 1897 quelques jeunes gens mettaient en commun tout ce qu’ils pouvaient pour fonder un journal propre, plus tard, quand ils seraient devenus des hommes. J’étais parmi eux. Ils étaient venus au socialisme sincèrement et par une révolution profonde intérieure. Je donnerai quand j’en aurai le temps l’histoire de cette révolution. Ou plutôt je donnerai les longues histoires de toutes ces révolutions, car chaque homme libre a sa révolution sociale et ces tout jeunes gens étaient déjà libres. Puis quand j’en aurai le temps je donnerai la longue histoire de tous les apprentissages qui suivirent toutes les révolu- tions, car je sais que les longues histoires sont les seules qui soient vraies à peu près. Et aujourd’hui je ne donnerais pas la brève histoire de l’apprentissage commun. Mais je suis forcé de parler pour ma maison.

À l’heure où commence mon histoire, ces jeunes gens étaient donc venus sincèrement au socialisme et profondément. Ils ne savaient pas bien ce que c’était que le socialisme. Ils ne pensaient pas que ce fût un domaine à partager entre plusieurs gros propriétaires. Ils s’imaginaient que le socialisme était l’ensemble de ce qui prépare la révolution sociale et pensaient que cette révolution sociale tendait à faire le bonheur de l’humanité. Le même historien Pierre Deloire, négligeant un peu ses travaux professionnels, avait rédigé non pas un catéchisme ou un manuel — car personne alors n’eût oser parler de catéchisme ou de manuel socialiste, — mais un raccourci commode. Il publia ce raccourci dans la même Revue Socialiste, le 15 août 1897. Si imparfait que ce raccourci me paraisse à présent, il convient que je le reproduise en entier :

DE LA CITÉ SOCIALISTE

Dans la cité socialiste les biens sociaux seront bien administrés.

Les socialistes veulent remplacer autant que possible le gouvernement des hommes en société par l’administration sociale des choses, des biens : En effet, les hommes étant variés indéfiniment, ce qui est bon d’ailleurs, on ne peut pas organiser le gouvernement des hommes selon une exacte méthode scientifique ; tandis que, les biens n’étant pas indéfiniment variés, on peut organiser selon une exacte méthode scientifique l’administration des biens. Or la plupart des difficultés, des souffrances qui paraissent tenir au mauvais gouvernement des hommes tiennent à la mauvaise administration des biens.

Pour bien organiser l’administration des biens, les socialistes veulent socialiser le travail social, c’est-à-dire l’ensemble du travail qui est nécessaire pour que la cité continue à vivre.

À cette fin, ils veulent socialiser la matière qui est nécessaire au travail social, c’est-à-dire les moyens sociaux de production : la terre en ce qu’elle peut servir à la culture sociale ; le sous-sol, mines et carrières ; l’outillage industriel, machines, ateliers, magasins, l’outillage commercial, magasins, voies et moyens de communication. Les moyens de production seront socialisés, c’est-à-dire qu’ils seront rendus à la cité, à l’ensemble des citoyens.

Le travail social sera socialisé, c’est-à-dire qu’il sera fait par l’ensemble des citoyens. Les parts individuelles du travail social, c’est-à-dire les parts du travail social qui seront données à la cité par chacun des citoyens, seront, non pas sans doute identiques entre elles, car cela ne se pourrait pas, mais, autant que possible, égales entre elles, en ce sens que les différences qu’elles auront encore ne seront commandées que par les différents besoins de la cité et par les différentes aptitudes individuelles des citoyens comme travailleurs, et en ce sens que ces inévitables différences de qualité, d’intensité, de durée, seront, autant que possible, compensées par d’autres différences de qualité, d’intensité, de durée, de manière que les parts individuelles du travail social soient, autant que possible, égales en quantité.

En échange la cité assurera aux citoyens une éducation vraiment humaine, et l’assistance exacte en cas de maladie ou d’infirmité, enfin l’assistance entière pendant la vieillesse.

L’éducation sera égale pour tous les enfants, non pas, bien entendu, en ce sens que les éducations individuelles seraient identiques entre elles, mais en ce sens que les différences des éducations individuelles ne seront commandées que par les différentes ressources de la cité et par les différentes aptitudes individuelles des citoyens comme élèves.

Les moyens de consommation seront laissés à la libre disposition des citoyens en quantités autant que possible égales entre elles.

Les avantages de ce régime sont à considérer à l’égard de la cité et à l’égard des citoyens.

À l’égard de la cité, ce régime épargnera le travail humain, dont le gaspillage est immoral. Cette épargne sera réalisée par plusieurs causes, dont les trois suivantes :

La concurrence sera supprimée. Or elle est mauvaise. Il semble à première vue qu’elle a de bons effets dans la société présente, mais ces bons effets ne sont que des commencements de réparation aux maux qu’elle a commencé par causer elle-même. Nous ne reconnaissons pas toujours comme elle est mauvaise parce que notre éducation, mauvaise aussi, nous a dressés à travailler par un sentiment de vaine émulation, mauvais, étranger au travail même et à la fin propre du travail. La concurrence est mauvaise en son principe : il est mauvais que les hommes travaillent les uns contre les autres ; les hommes doivent travailler les uns avec les autres ; ils doivent travailler à faire de leur mieux leur travail, et non pas à se servir de leur travail pour vaincre d’autres travailleurs. La concurrence est cause que les travailleurs ne sont point payés selon ce qu’ils ont fait, ce qui serait juste au sens étroit de ce mot, ni payés d’un paiement normal, ce qui serait juste au sens large, ou harmonieux, mais surtout selon ce que leurs concurrents n’ont pas fait. La concurrence a souvent cet excès que, lorsque l’un des concurrents a reconnu qu’il ne peut pas travailler mieux que ses concurrents, il tâche que ceux-ci travaillent plus mal, pour être sûr de les vaincre quand même, d’où les manœuvres frauduleuses. La concurrence est souvent faussée par la réclame, qui tend à donner l’avantage au travail plus connu sur le travail mieux fait, et par la falsification, qui tend à donner l’avantage au travail mieux paraissant sur le travail mieux fait. Enfin la concurrence internationale est cause de la guerre, de la paix armée, des maux qui suivent, comme la concurrence interindividuelle est cause des procès, de véritables guerres privées, de la plupart des haines publiques et privées, des maux qui suivent.

L’oisiveté sera supprimée. Pour calculer l’épargne de travail social ainsi réalisée, il ne faut pas comparer seulement dans la société présente le nombre des oisifs au nombre total des citoyens ; il faut ajouter au nombre des oisifs le nombre de tous les citoyens qui travaillent dans la société présente à pourvoir au luxe individuel des oisifs.

La production sera centralisée autant qu’il est possible ; or, si la centralisation est mauvaise pour la vie intérieure des hommes et pour le travail supérieur de l’humanité, surtout pour l’art et pour la philosophie, elle est bonne pour la production sociale, parce qu’elle permet aux citoyens de faire mieux et plus vite le travail social de production, et, justement ainsi, d’être mieux et plus tôt libres pour leur vie intérieure et pour le travail supérieur de l’humanité. La cité socialiste organisera la culture intensive, l’industrie intensive, centralisera le commerce, de manière à tirer de la matière qui est proposée à l’activité humaine le plus des meilleurs moyens de consommation.

À l’égard des citoyens, le régime socialiste aura sur la société présente au moins deux avantages :

Il établira entre et pour tous les citoyens une fraternité, une solidarité réelle et vivante ; une justice, une égalité réelle et vivante ; une liberté réelle, — au lieu d’une fraternité fictive ; d’une justice fictive ; d’une liberté fictive.

Il amortira autant que possible les à-coups individuels. Dans la société présente on laisse les malheurs individuels tomber de tout leur poids sur ceux des citoyens qui se trouvent au droit, et qui souvent en sont écrasés. Et comme il y a, malgré tout, en fait, des solidarités individuelles indéfinies, ces malheurs ont des répercussions indéfinies, incalculables. Si bien que le progrès même est, en fin de compte, onéreux. Par exemple quand on invente une machine qui supprime la moitié du travail dans un métier, les consommateurs, en général, en tirent un certain bénéfice parce que les prix baissent, mais la moitié des producteurs sont mis à pied, et ces malheurs individuels ont le plus souvent de telles et si lointaines répercussions que l’ensemble du mal ainsi causé aux citoyens est pire que n’est avantageux le bénéfice donné aux consommateurs. Dans la cité socialiste, au contraire, il suffira, quand on fera pour un métier de telles inventions, de réduire sans à-coup le nombre des travailleurs intéressés, soit en faisant moins d’apprentis de ce métier-là, soit en donnant à certains de ces travailleurs le temps d’apprendre un nouveau métier ; en attendant d’ailleurs, que les mesures prises aient leur plein effet, on en sera quitte pour diminuer le nombre des heures où travailleront les ouvriers de ce métier, ce qui ne sera pour personne un malheur dans la cité.

Ainsi constituée, la cité socialiste sera parfaite en ce qu’elle sera socialiste. En ce qu’elle sera une cité humaine il se pourra qu’elle soit imparfaite encore. Mais elle sera la moins imparfaite possible des cités humaines possibles, en ce sens que toutes les difficultés, toutes les souffrances y seront au pis-aller égales à ce qu’il faut qu’elles soient dans toute société individualiste. Soient les difficultés, par exemple, qui tiennent au choix du métier et à la paresse :

Comment pourrez-vous, nous dira-t-on, assurer dans la cité socialiste le service des métiers les plus pénibles, ou les plus ennuyeux, en un mot des métiers sacrifiés ?

Remarquons d’abord qu’à mesure que le machinisme ira croissant les métiers se rassembleront de plus en plus et qu’il y aura de moins en moins des métiers sacrifiés. Remarquons ensuite que dans la cité socialiste on pourra toujours compenser par des avantages de durée ce que les métiers sacrifiés auraient encore de pénible ou d’ennuyeux. Et enfin, si, malgré cette compensation, les travailleurs volontaires désertaient certains métiers, il suffira, pour assurer le service de ces métiers, d’en faire un service commandé, obligatoire, universel et personnel. — Mais, dira-t-on, c’est là de la contrainte ! — Sans doute, c’est là de la contrainte, mais c’est une contrainte juste et officielle. Tandis que dans la société présente sévit une contrainte universelle, d’autant plus redoutable qu’elle est à la fois injuste et sournoise : injuste en ce qu’elle ne s’exerce pas également sur tous les citoyens ; sournoise, car on ne veut pas avouer que l’on contraint certains citoyens à faire certains métiers, mais on est bien content que la misère générale soit telle qu’il y ait des citoyens qui tombent si bas que de remonter jusqu’à ces métiers-là justement leur paraisse un bonheur. Et c’est sur cela que repose toute la société présente. Pour ne pas vouloir faire de certains métiers, de certaines fonctions sociales, de certains services, des services commandés, on gaspille de la souffrance humaine : au lieu de faire descendre les travailleurs, s’il y a lieu, des métiers moyens aux métiers sacrifiés, on les laisse tomber, sans vouloir avoir l’air de s’en apercevoir, beaucoup plus bas, assez bas pour qu’ils aient encore bien de la chance, comme on dit, de remonter jusqu’à ces métiers-là.

Et que ferez-vous, nous dira-t-on, des paresseux ? Remarquons d’abord qu’il y aura beaucoup moins de paresseux quand tous les citoyens auront reçu l’éducation normale. Remarquons ensuite qu’il y aura beaucoup moins de paresseux dans une cité où la plupart des métiers seront sans cesse ouverts à tous, parce qu’il y aura beaucoup moins de fausses vocations, parce qu’il n’y aura point de vocations forcées, parce que les vies mal engagées ne le seront point sans retour possible. Enfin si, dans une cité où trois ou quatre heures au plus d’un travail facile suffiront pour assurer la vie quotidienne, si, dans une telle cité, il se trouve encore des paresseux qui refusent toute espèce de travail, ces malades ne mourront pas de faim dans une cité qui sera aussi riche en moyens de consommation, mais on les réduira au strict nécessaire. — Ils seront donc, dira-t-on, entretenus aux frais de la cité ? — Sans doute, mais que fait la société présente, sinon de les entretenir aussi, et très cher, dans ses asiles, ses hôpitaux, ses prisons, ses colonies de relégation, ou dans ses plus somptueux hôtels, parasites mendiants ou parasites luxueux, ou bien ouvriers des mauvais métiers.

Selon cette méthode d’analyse exacte et de comparaison, toujours on verra que ce sont justement les pis-allers de la cité socialiste, supposés, qui sont la règle habituelle, réelle, de la société présente.

Ainsi renseignés provisoirement sur ce que serait la prochaine cité socialiste, ces jeunes gens n’hésitèrent pas. Il n’y avait plus qu’à préparer la naissance de cette cité, il n’y avait qu’à préparer puis à faire la révolution sociale.

Pour préparer la révolution sociale on n’invoquerait pas les anciens, on n’irait pas chercher les hommes de trente à quatre-vingts ans, qui étaient en immense majorité contaminés du vice bourgeois, mais on ferait appel aux seuls jeunes gens. Et cela suffirait bien. Si l’on convertit soigneusement au socialisme les générations montantes, si l’on acquiert honnêtement les jeunes hommes, les nouveaux hommes, à mesure qu’ils passent leur quinzième, leur dix-huitième ou leur vingtième année, après huit ans d’exercice on est régulièrement une imposante minorité, après vingt ans on est une respectable majorité, après quarante ans, sans risque et sans violence mauvaise, on est devenu l’humanité même, l’humanité enfin sauvée du mal bourgeois, de tout le mal, et instituée en cité harmonieuse. Ainsi le veut l’arithmétique.

Or il est simple de convertir les générations montantes. Il n’y a pour ainsi parler qu’à les divertir de la contamination bourgeoise. L’excellence du socialisme est telle que le socialisme se fait valoir lui-même. Il a une évidence autonome, automatique et antérieure. Il n’a besoin d’aucun avocat. Il ne demande qu’un démonstrateur. Il suffit qu’on le fasse voir. Si un journal exactement et moralement socialiste paraissait, la simple démonstration, la simple proposition du socialisme introduirait au socialisme les générations montantes. Il n’y avait plus qu’à faire un journal socialiste, le journal socialiste. Cela serait facile.

Car ces jeunes gens ignoraient à peu près tout du personnel qui sévissait déjà sous le nom de socialiste. On les avait en effet soumis aux déplorables moyens d’élevage que nous voyons pratiquer autour de nous partout, sur tous les faibles par tous les forts, sur les simples par les habiles, sur les ignorants par les savants, sur les enfants, sur les soldats, sur les ouvriers, sur les électeurs, sur le peuple des animaux au langage inarticulé, sur le peuple des hommes. On leur mentait pour leur bien. C’est la méthode pratiquée sur la plupart des âmes adolescentes par la plupart des âmes adultes. Cette méthode a tout pour elle. Idoine à la paresse et commode au ménagement, elle reste la forme la plus redoutable du mensonge universel. Nos maîtres nous donnaient donc une image heureuse du monde socialiste français, une image bienheureuse du monde socialiste universel, une image au moins exactement sévère du monde bourgeois. En France les anciens partis socialistes, les anciennes écoles et les anciennes sectes s’éliminaient d’eux-mêmes selon les exigences naturelles de la vieillesse. Pas même il n’était besoin de se faire enseigner leurs noms. Guesde et Vaillant disparaissaient déjà, et l’incompatible Allemane avec eux, dans l’avantageux éloignement de l’histoire. Les générations montantes seraient enfin neuves des vieilles injures, blanches des vieilles saletés. Il n’y avait plus qu’à faire le journal socialiste pour les générations montantes.

D’ailleurs ces jeunes citoyens avaient à eux, en eux et venant d’eux, quelques idées simples. Idées qu’ils n’avaient pas demandées à leurs maîtres, mais que ces bons maîtres encourageaient volontiers, car ils étaient au fond de braves gens, et ils ne savaient pas que les idées simples étaient si redoutables. Parfois même je me demande si ces maîtres n’avaient pas fini par accepter comme étant véritables cette image du monde et ces renseignements qu’ils voulaient bien communiquer à leurs élèves et à leurs amis. Car ils se soumettaient sans doute eux-mêmes aux moyens d’élevage qu’ils imposaient au-dessous d’eux. Cette idée simple, et vivace, était que nous devons commencer par vivre en socialistes, que nous devons commencer la révolution du monde par la révolution de nous-même, que toutes les théories et toutes les phrases ne valent pas un acte socialiste, que chacun doit commencer par socialiser sa vie, que la conversion au socialisme suppose un don sans réserve des intérêts sous l’entière maintenue des droits, un abandon sans réserve des sentiments sous la pleine indépendance et liberté de la raison.

C’est pour cela que non seulement nous fîmes, après tant de gens, le plan d’un journal socialiste, mais si l’on veut bien y regarder, le plan d’un journal socialistement socialiste. Formé presque instantanément, tant il était indiqué, ce plan fut répété d’homme à homme jusqu’à ce que Pierre Deloire le rédigeât. Je ne le développerai pas. Tout le monde le connaît pour l’avoir plus ou moins déjà fait. En France plus qu’ailleurs, c’est le plan qui manque le moins.

Pour le réaliser il fallait un personnel et un matériel, un personnel qui fournît le matériel. Cinq cents personnes et cinq cent mille francs suffisaient, d’autant que les cinq cents personnes seraient des collaborateurs efficaces, d’autant que les cinq cent mille francs seraient rafraîchis par des souscriptions régulièrement affluentes. Et dix ans suffisaient pour la préparation.

Les cinq cents personnes se pourraient trouver en quelques années, de proche en proche, d’ami en ami, par cette propagande personnelle qui seule est fructueuse. Les nouveaux adhérents cherchaient des nouveaux encore. On gagnait toujours du monde. Chacun répondait pour ceux qu’il avait acquis, introduits. C’était la méthode bien connue de la ramification indéfinie. Elle serait invincible comme une végétation si les hommes étaient des végétaux. Mais ils sont au moins des animaux. Elle est dans l’histoire de Blanqui. Elle est partout ailleurs. À cet égard j’avais pour fonction d’administrer la communication centrale à établir entre les premiers adhérents. Je donnais la communication. Je n’exerçais aucune autorité. Je n’avais rien de commandement. J’étais le citoyen téléphoniste. Il était d’ailleurs entendu que l’on se passerait de moi le plus que l’on pourrait, que l’activité de la compagnie serait spontanée, qu’il n’y aurait pas congestion centrale et refroidissement aux extrémités, mais que tout marcherait tout seul.

Admettant que cinq cents personnes souscrivent dix francs chaque mois en moyenne, on canalise un affluent mensuel de cinq mille francs. Soixante mille francs par an. Même en faisant la part large au déchet inévitable, on amasse les cinq cent mille francs avant les dix ans, intérêts composés. À cet égard j’étais comptable. Au bout des dix ans le journal partirait. L’affluent des souscriptions mensuelles continuerait inépuisable. Et quand le public aurait en mains pour la première fois de sa vie un journal honnête, un journal bien fait, il nous ferait un accueil tel que le journal serait indéracinable.

J’administrais la comptabilité. Je fabriquai des registres, simples cahiers scolaires. Je tins une comptabilité mystérieuse. À la fois scrupuleuse et mystérieuse. Les mouvements des fonds étaient marqués par la valeur, par la date, et par les seules initiales. Au cas où la police y eût mis le nez, elle n’y eût appris que les nombres et l’alphabet. Ces précautions sont devenues amusantes. Elles étaient sérieuses. M. Méline et M. Dupuy, non pas M. Waldeck-Rousseau, trahissaient alors la République.

Cette institution de jeunesse ne prospéra pas. Je ferais plaisir à beaucoup de personnes si j’attribuais à la faiblesse humaine l’étiolement de cette institution. Mais j’aperçois des causes, que je distingue en intérieures et en extérieures.

Je ne sais pas bien si j’avais été l’initiateur de cette institution, car elle était née à peu près spontanément. La première croissance fut rapide. Mes amis d’Orléans, mes nouveaux amis de Lakanal et de Sainte-Barbe accueillirent l’idée commune et souscrivirent. Ils n’ont pas cessé depuis de souscrire leur mensualité, sans fatigue.

La seconde croissance fut assez rapide. J’étais à l’école normale. C’était un lieu favorable, malgré d’apparentes résistances. Une compagnie de jeunes gens, étudiants internés, toute faite, se prêtait à une attentive propagande et à la formation d’une compagnie d’action. L’institution commune se grossit de normaliens nombreux et pour la plupart considérables.

La troisième croissance, qui eût débordé les anciennes amitiés et les nouvelles camaraderies, ne se produisit pour ainsi dire pas. Les événements publics nous étaient contraires. Nos courtes finances filaient ailleurs, dans les grèves et les souscriptions, n’affluaient pas au fonds commun. Le grand public français gardait son argent pour les banquistes. Le public socialiste s’épuisait ailleurs. Le personnel socialiste alors devenait ce qu’il est devenu. Les augments de la seconde croissance commençaient à se fatiguer pour la plupart. Ils avaient presque tous mal entendu l’institution. Ce qui paraissait devenir impraticable était la simple communication de l’intention première. Et les gens ne donneraient pas d’argent pour dans dix ans.

Le remède vint. Pour donner à l’institution commune la surface de base qui lui manquait, il fallait un comité. Seul je ne présentais pas une suffisante garantie. Mais un comité garantirait l’institution auprès des personnes éloignées. Ce comité ferait la mutation de confiance, la mutation de la confiance, la transmission de confiance indispensable. Ce comité aurait en moi cette confiance entière qui se fonde sur la connaissance et l’amitié personnelle. D’ailleurs ce comité aurait assez de largeur et de poids pour me garantir auprès des personnes éloignées.

La quatrième croissance, qui se fût faite autour du comité, ne se produisit pour ainsi dire pas. L’esprit du public et les événements nous résistaient. Une lassitude intérieure s’ensuivit. Et la désagrégation vint.

L’affaire Dreyfus nous causa un dommage incroyable. Pendant tout le temps qu’elle dura, négligeant non seulement nos affaires et nos intérêts, mais nos droits même et l’action qui nous était particulière, tout le temps, tous les soins, tout le travail, tous les efforts, toute l’action furent au service d’une justification individuelle.

Au commencement de l’affaire, dans les derniers mois de l’année 1897, un événement privé mit à ma disposition, pour la première et pour la dernière fois de ma vie, une somme assez considérable. Ces quarante et quelques mille francs n’étaient pas à moi, mais aux miens. Ma nouvelle famille était d’accord avec moi sur ce que je devais lancer dans l’action socialiste ces quarante mille francs. Ma famille pensait avec moi qu’un socialiste ne peut garder un capital individuel.

Ce fut alors que je commis une faute impardonnable et dont le retentissement pèsera sans doute longtemps sur ma vie. Je péchai par humilité. Je me défiai de moi. L’humilité n’est pas moins coupable et pas moins dangereuse que l’orgueil, et non moins contraire à la modestie exacte. Je négligeai de fonder alors ces cahiers de la quinzaine. Si j’avais aussitôt fondé ces cahiers même, ayant derrière moi plus de quarante mille francs intacts, et si ces cahiers avaient publié pendant les trente mois de l’affaire l’équivalent de ce qu’ils ont publié depuis, je suis assuré qu’ils auraient à présent un solide fonds de réserve et une solide clientèle d’abonnés.

Mais je me défiai de moi. Un peu épaté par le redoutable aspect de science que la plupart des sociologues savent distribuer autour d’eux, je me semblai encore plus ignorant que je ne le suis. Et surtout je redoutais que je devinsse autoritaire. On avait déjà si souvent nommé autorité le soin que j’ai toujours eu de garder ma liberté contre les autorités prochaines, et un certain zèle indiscret dont je n’ai pu me défaire dans la propagande, on m’avait si souvent répété que j’étais un autoritaire, que je devenais un autoritaire, que j’avais fini par le croire presque. Or je haïssais ferme l’autorité. À mesure que je connaissais un peu le personnel socialiste, les sévices de l’autorité individuelle m’apparaissaient. J’étais décidé à ne rien faire qui ressemblât à du guesdisme. Je ne savais pas que l’autorité collective anonyme est encore plus redoutable que l’autorité individuelle.

Au premier janvier 1898 j’étais donc tout envahi de ces imaginations, et au premier mai suivant, au lieu de fonder ces cahiers, je fondai une librairie. Je mis tous mes soins à publier la copie de mes camarades, n’imaginant pas que je devinsse un fournisseur de copie. Mon ami Georges Bellais voulut bien me prêter son nom, car j’étais encore boursier d’études en Sorbonne, et j’aimais l’anonymat. On sait que cette librairie ne prospéra pas beaucoup. Je ferais plaisir à beaucoup de personnes si j’attribuais à ma témérité ou à ma stupidité, à mon incurie, à mon ineptie un insuccès aussi notoire. Mais je distingue des causes. La principale est encore l’affaire Dreyfus.

Elle passionnait le monde quand la librairie put commencer à fonctionner, à travailler. Elle fit au commerce un tort considérable, au commerce parisien. En particulier elle nuisit au commerce des livres, parce que les gens gardaient tout leur temps et toute leur finance pour lire les journaux multipliés. Singulièrement elle nuisit à la librairie Bellais qui s’affichait dreyfusiste, qui fut rapidement notée, devant qui les antisémites manifestèrent, où les dreyfusistes fomentaient leurs manifestations. Le temps et la force employée à manifester pour Dreyfus était dérobée au travail de la librairie. La fatigue entassée dans l’action dreyfusiste retombait sur la librairie. La seule édition dreyfusiste que fit la maison nous fut onéreuse. Ainsi une affaire qui sans doute enrichit de finance ou de clientèle ou d’autorité les journaux et la librairie Stock appauvrit la librairie Bellais.

Je distingue des causes. Les secondaires sont nombreuses. Le gérant ne géra pas avec la tension qu’il fallait. Il est probable que si mon ami André Bourgeois avait alors été disponible, et s’il avait fait pour la librairie un travail équivalent à celui qu’il vient de faire pour les cahiers, l’événement aurait tourné vers un succès heureux. — Toutes les éditions que fit la maison furent onéreuses, ou bien parce que le livre se vendait peu, ou bien parce que le prix de vente, pour encourager la propagande, était scandaleusement abaissé. Même quand l’ouvrage était édité en partie par souscription, le calcul des frais n’impliquait pas les frais généraux de la maison. — Je mis toutes mes dernières finances, tout mon dernier travail sur le livre de Jaurès l’action socialiste. Je pensais que ce livre serait un merveilleux moyen de propagande moralement socialiste. Il y a là des pages vraiment impérissables et définitives. Le livre ne se vendit pas. Événement incroyable : on eut honte de lui. Au commencement des deux allées qui forment cette première série, au seuil des deux avenues les premières pages ne sont pas d’un socialisme exactement fixé. Rien de plus historique, de plus naturel, de plus convenable, de plus inévitable et je dirai de plus indispensable puisque justement il s’agit ici de l’explicitation d’un socialisme implicite d’abord, puisqu’il s’agit ici d’un socialisme en mouvement, en action. Comme si la propagande ne consistait pas justement à se situer au commencement des allées pour pouvoir se transporter avec le lecteur ou l’auditeur jusqu’à leur aboutissement. Comme si la conversion n’était pas un mouvement, un voyage en esprit. Mais le souci d’orthodoxie fixe, d’orthodoxie en repos qui a envahi tout le socialisme français déjà conspirait à étouffer ce livre. Jaurès, par humilité ou par embarras, n’en a jamais, du moins à ma connaissance, dit ou écrit un mot. La Petite République ne lui a jamais fait une sérieuse publicité. Il retomba de tout son poids sur le dos de l’éditeur.

Je distingue des causes qui sont pour ainsi dire de fondation. La première année d’une entreprise est toujours onéreuse. Quoi qu’on m’en ait dit, c’est une lourde occupation que de trouver un local et d’essuyer les plâtres.

Je distingue des causes qui à distance me font encore beaucoup de plaisir. J’accueillis comme éditeur le Mouvement Socialiste à sa naissance et lui procurai le plus d’abonnés que je pus. J’accueillis l’initiateur des Journaux pour tous et lui procurai, autant que je le pus, les moyens de sa réussite.

La désagrégation de la communauté se produisit non par éparpillement mais par séparation. Un groupe s’y dessinait peu à peu autour de M. Lucien Herr. Je me permets de citer ce nom parce que le Cri de Paris l’a cité avant moi, parce que cette signature a été imprimée jadis dans la Volonté, parce que ce nom figure aux Notes Critiques, parce que la Société Nouvelle de librairie et d’édition annonce de M. Herr un volume la Révolution sociale.

Je ne cacherai pas la grosse et souvent la profonde impression que me fit M. Herr quand enfin je le connus à l’école. Son parfait désintéressement, sa puissance de travail énorme, son gros travail anonyme, son érudition sans doute universelle et totale et, sur tout, sa brutale sincérité me donnèrent pour lui un profond attachement fidèle. Je fus en un sens vraiment son élève. Il m’enseigna parfois comme on travaille et souvent comme on agit. Il me fournit beaucoup de renseignements sincèrement exacts sur tout un monde que j’ignorais, monde littéraire, scientifique, politique. Sur tout il débrouilla pour moi les insincérités et les conventions où je me serais empêtré. Il me mit au courant de l’affaire Dreyfus, me donna les indications sans lesquelles on ne pouvait pas suivre intelligemment.

Cette fidélité dura jusqu’à la fin de l’affaire. Comme elle finissait il me sembla qu’elle avait malheureusement modifié la mentalité de plusieurs de nos camarades. Elle avait donné à plusieurs un certain goût de la puissance, de l’autorité, du commandement. Tel est le danger de ces crises. Pendant plusieurs mois le plus petit professeur de collège ou le plus mal payé des répétiteurs, si faible en temps ordinaire contre les tyrannies locales ordinaires les plus faibles, avait pesé lourdement sur les destinées générales du pays. Par le seul fait qu’il donnait son faible et pauvre nom à la liste qui passait, pétition aux pouvoirs publics, souscription, adresse, le pauvre universitaire de Coulommiers ou de Sisteron appuyait d’une relativement lourde pesée morale et matérielle sur les destinées de la France et du monde. Car on était à un aiguillage, et les forces contraires se balançaient. À plus forte raison les initiateurs de ces listes exerçaient-il une extraordinaire poussée. Un nom mis au commencement de la première liste avait aussitôt une survaleur immense. Or il suffit que l’on se reporte aux premières listes Zola pour y lire le nom de M. Herr et les noms de la plupart de ses amis, dont j’étais. À mesure que l’affaire s’avançait deux tendances, deux mentalités se dessinèrent puis se manifestèrent parmi les anciens dreyfusards. Ayant communément exercé une action puissante pour la réalisation de la justice et pour la manifestation publique de la vérité, les uns continuèrent à chercher partout la réalisation de la justice et la manifestation de la vérité, mais la plupart commencèrent à préférer l’action, la puissance, la réalisation même de la manifestation. Les premiers, Picquart, Zola continuèrent comme ils pouvaient leurs véritables métiers. Picquart est encore un officier qui demande à passer en conseil de guerre. Zola est encore ce qu’il était, un romancier, et un citoyen libre. Mais la grande majorité ne pouvait renoncer à la tentation singulière d’exercer une influence énorme, intense, concentrée, condensée, un alcool d’influence, ayant un effet considérable sous un petit volume et pour un petit effort initial. Or l’ancienne action politique était justement un jeu imaginé à seule fin de satisfaire à ces anciennes ambitions. L’ancienne action politique est un jeu d’illusions, combiné pour faire croire que l’on peut exercer beaucoup d’action sans se donner beaucoup de peine et de soin, que l’effet utile est hors de proportion avec l’énergie dépensée, avec l’effort. L’ancienne action politique est un jeu de crises feintes imaginé pour faire accroire que l’action critique est l’action habituelle, ordinaire. Les dreyfusards qui se laissèrent séduire à cette illusion devinrent partisans de l’amnistie. Tous, et parmi eux Jaurès, ils retombèrent ou ils tombèrent dans l’ancienne action politique. Ils y ont fait tomber le socialisme français.

Parvenu à ce point de mon histoire, je m’aperçois que je ne puis la continuer sans pénétrer dans les problèmes généraux de l’action socialiste présente, et récente. Je n’oublie pas, d’ailleurs, que je dois un compte rendu fidèle aux citoyens qui ont bien voulu me confier le mandat de les représenter aux trois congrès de Paris. Ce compte sera rendu dans le cinquième cahier.

Le quatrième cahier sera tout entier de Lagardelle. Nous nous reposerons pendant les vacances du premier de l’an. Nous publierons huit cahiers de janvier à Pâques.

  1. Relire dans la Revue Socialiste du 15 juillet 1897 l’excellent article de Charles Henry sur l’Union pour l’Action morale et le Socialisme. — Note de Pierre Deloire.
  2. Il y a un intérêt à relire ce que tout le monde écrivait de l’Angleterre il y a trois ans.
  3. C’est-à-dire : tout article mercantile, et non, bien entendu, tout article rémunéré.
  4. On pardonnera cette expression à l’inadvertance de notre ami.