Œuvres complètes de Frédéric Bastiat/Lettres à M. Horace Say (tome 7)

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À M. HORACE SAY.


Mugron, le 24 novembre 1844.


Monsieur,

Permettez-moi de venir vous exprimer le sentiment de profonde satisfaction que m’a fait éprouver la lecture de votre bienveillante lettre du 19 de ce mois. Sans des témoignages tels que ceux que renferme cette lettre précieuse, comment pourrions-nous savoir, nous, hommes de solitude, privés des utiles avertissements qu’on reçoit au contact du monde, si nous ne sommes pas un de ces rêveurs trop communs en province qui se laissent dominer par une idée exclusive ? — Ne dites pas, Monsieur, que votre approbation ne peut avoir que peu de prix à mes yeux. Depuis que la France et l’humanité ont perdu votre illustre père, que je vénère aussi comme mon père intellectuel, quel témoignage peut m’être plus précieux que le vôtre, surtout quand vos propres écrits et les marques de confiance dont vous entoure la population parisienne, donnent tant d’autorité à vos jugements ?

Parmi les écrivains de l’école de votre père que la mort a respectés, il en est un surtout dont l’assentiment a pour moi une valeur inappréciable, quoique je n’eusse pas osé le provoquer. Je veux parler de M. Ch. Dunoyer. Ses deux premiers articles du Censeur européen (De l’équilibre des nations) ainsi que ceux de M. Comte qui les précèdent, décidèrent, il y a déjà bien longtemps, de la direction de mes idées et même de ma conduite politique. Depuis, l’école économiste paraît s’être effacée devant ces nombreuses sectes socialistes, qui cherchent la réalisation du bien universel, non dans les lois de la nature humaine, mais dans des organisations artificielles, produit de leur imagination : erreur funeste que M. Dunoyer a longtemps combattue avec une persévérance, pour ainsi dire, prophétique. Je n’ai donc pu m’empêcher de ressentir un mouvement, je dirai presque d’orgueil, quand j’ai appris, par votre lettre, que M. Dunoyer avait approuvé l’esprit de l’écrit que vous avez bien voulu admettre dans votre estimable recueil.

Vous avez l’obligeance, Monsieur, de m’encourager à vous adresser un autre travail. Je consacre maintenant le peu de temps dont je puis disposer à une œuvre de patience, dont l’utilité me semble incontestable quoiqu’il ne s’agisse que de simples traductions. Il y a, en Angleterre, un grand mouvement en faveur de la liberté commerciale : ce mouvement est tenu soigneusement caché par nos journaux ; et si, de loin en loin, ils sont forcés d’en dire un mot, c’est pour en dénaturer l’esprit et la portée. Je voudrais mettre les pièces sous les yeux du public français ; lui montrer qu’il y a de l’autre côté du détroit un parti nombreux, puissant, honnête, judicieux, prêt à devenir le parti national, prêt à diriger la politique de l’Angleterre, et que c’est à ce parti que nous devons donner la main. Le public serait ainsi à même de juger s’il est raisonnable d’embrasser toute l’Angleterre dans cette haine sauvage, que le journalisme s’efforce d’exciter avec tant d’opiniâtreté et de succès.

J’attends d’autres avantages de cette publication. On y verra l’esprit de parti attaqué dans sa racine ; les haines nationales sapées dans leur base ; la théorie des débouchés exposée non point méthodiquement, mais sous des formes populaires et saisissantes : enfin, on y verra en action, cette énergie, cette tactique d’agitation, qui fait qu’aujourd’hui en Angleterre, lorsqu’on attaque un abus réel, on peut prédire le jour de sa chute, à peu près comme nos officiers du génie annoncent l’heure où les assiégeants s’empareront d’une citadelle.

Je compte me rendre à Paris au mois d’avril prochain pour surveiller l’impression de cette publication ; et si j’avais pu hésiter, vos offres bienveillantes, le désir de faire votre connaissance et celle des hommes distingués qui vous entourent suffiraient pour me déterminer.

Votre collègue, M. Dupérier, a bien voulu m’écrire aussi à l’occasion de mon article. C’est bon en théorie, dit-il ; j’ai envie de lui répondre par cette boutade de M. votre père : « Morbleu ! ce qui n’est pas bon pour la pratique n’est bon à rien. » — M.  Dupérier et moi suivons en politique des routes bien différentes. Je n’en ai que plus d’estime pour son caractère et la franchise de sa lettre. Par le temps qui court les candidats sont rares qui disent à leurs adversaires ce qu’ils pensent.

J’oubliais de dire que si le temps et ma santé me le permettent, sur votre encourageante invitation, j’enverrai un autre article au Journal des économistes.

Veuillez, Monsieur, être mon interprète auprès de MM. Dussard, Fix, Blanqui, les remercier de leur bienveillance et les assurer que je m’associe de grand cœur à leurs nobles et utiles travaux.

P. S. Je prends la liberté de vous envoyer un écrit publié en 1842, à l’occasion des élections, par un de mes amis, M. Félix Coudroy. Vous y verrez que les doctrines de MM. Say, Comte, Dunoyer ont germé quelque part sur notre aride sol des Landes. J’ai pensé qu’il vous serait agréable d’apprendre que le feu sacré n’est pas tout à fait éteint. Tant qu’une étincelle brille encore, il ne faut pas désespérer.




Mugron, lundi, octobre 1847.


…Notre pays a bien besoin de recevoir l’instruction économique. L’ignorance à cet égard est telle, que j’en suis épouvanté pour l’avenir. Je crains que les gouvernements n’aient un jour à se repentir amèrement d’avoir mis la lumière sous le boisseau. L’expérience que je viens de faire dans ce voyage me démontre que nos livres et nos journaux ne suffisent pas à répandre nos idées. Outre qu’ils ont bien peu d’abonnés, la plupart de ces abonnés ne les lisent pas. J’ai vu le Journal des économistes encore aussi vierge que le jour où il est sorti de chez notre bon Guillaumin, et le Libre-échange empilé sur les comptoirs, revêtu de sa bande. N’est-ce pas décourageant ? Je pense que l’enseignement oral doit venir en aide à l’enseignement écrit. Parmi les personnes qui assistent à une séance, il y en a toujours quelques-unes qui conçoivent le désir d’étudier la question. Il faudrait organiser des comités dans les villes et ensuite faire constamment voyager des professeurs. Mais combien en avons-nous qui puissent se dévouer à cette œuvre ? Pour moi, je le ferais volontiers, si je pouvais arriver à l’improvisation complète. Je suis tenté d’en faire l’expérience à Bordeaux. Sans cela, on ne peut que bien peu de chose…


Mugron, 12 avril 1848.


Mon cher ami, je cherche toujours votre nom dans les journaux, mais ils ne s’occupent pas encore d’élections. Il est probable que les clubs leur taillent trop de besogne. Je ne puis m’expliquer que comme cela le silence de la presse parisienne. Peut-être le théâtre de Paris est-il trop agité pour vos habitudes et votre caractère. Je regrette maintenant que vous n’ayez pas songé à aller vous installer dans quelque département. Les folies socialistes y ont excité une telle frayeur qu’à cause de vos précédents bien connus, vous auriez eu là de belles chances. Votre candidature a l’avantage de vous fournir l’occasion de répandre les saines idées. C’est beaucoup, mais ce n’est pas assez pour notre cause. Tentez donc un effort suprême, mettez de côté pour quelques jours votre réserve habituelle, faites de l’agitation, enfin ne négligez rien pour arriver à l’Assemblée constituante. Le salut du pays, je le crois sincèrement, tient à ce que nos principes aient la majorité.

S’il n’y a pas de changement dans l’état de l’opinion ici, mon élection est assurée. Je crois même que j’aurai l’universalité des suffrages, sauf ceux de quelques marchands de résine, effrayés par la liberté du commerce.

Tous les comités cantonaux me portent.

Dimanche prochain, nous avons une réunion générale et centrale. Il faudrait que je fisse un fiasco bien complet pour changer les dispositions des électeurs à mon égard.

Un fait bien étrange, c’est l’ignorance où l’on est dans ce pays, sur les doctrines socialistes. On a horreur du communisme. Mais on ne voit dans le communisme que le partage des terres. Dimanche dernier, dans une nombreuse assemblée publique, pour avoir dit que ce n’était pas sous cette forme que le communisme nous menaçait, on commençait à murmurer. On avait l’air de conclure de ces paroles que je n’étais que fort tièdement opposé à ce communisme-là. La suite de mon discours a effacé cette impression. Vraiment c’est bien dangereux de parler devant un public si peu au courant. On risque de n’être pas compris…

Je vous avoue que l’avenir m’inquiète beaucoup. Comment l’industrie pourra-t-elle reprendre, quand il est admis en principe que le domaine des décrets est illimité ? Quand chaque minute, un décret sur les salaires, sur les heures de travail, sur le prix des choses, etc., peut déranger toutes les combinaisons ?

Adieu, mon cher M. Say, veuillez me rappeler au souvenir de madame Say et de M. Léon.

P. S. La réunion centrale des délégués a eu lieu hier : je ne sais pourquoi elle a été avancée. Après avoir répondu aux questions, je me suis retiré, et ce matin j’apprends que j’ai eu tous les suffrages moins deux. Ayant oublié de jeter ma lettre à la poste avant de partir, je la rouvre pour vous faire part de ce résultat qui peut vous être agréable. Tentez un suprême effort, mon cher ami, pour que l’économie politique, morte au collége de France[1], soit représentée à la chambre par M. Say. Honte au pays, s’il exclut un tel nom aussi dignement porté !




Mugron, 16 septembre 1849.

Voici nos vacances qui, à peine commencées, vont finir, si même on ne nous les abrège. Va-t-on nous rappeler pour terminer le gâchis catholique ? Hélas ! il est à craindre que nous ne fassions que le gâcher encore un peu plus. Nous voilà dans une impasse sans issue. La République, par la volonté du ministère et au mépris de l’assemblée nationale, s’est mise au service de l’inquisition. Il faut maintenant de deux choses l’une : ou qu’elle aille jusqu’au bout, se faisant plus jésuite que le jésuitisme, ou qu’elle revienne sur ses pas, donnant raison à la Constituante, brisant le ministère et la majorité actuelle, courant la chance du désordre intérieur et de la guerre universelle. Les principes sont, de même que l’honneur,


…comme une île escarpée et sans bords ;
On n’y peut plus rentrer dès qu’on en est dehors.

Et encore les difficultés politiques sont ce qui m’effraye le moins. Ce qu’il y a de désolant pour ce pays, c’est de voir tous les hommes en évidence sacrifier l’un après l’autre toute dignité morale et tout esprit de consistance. Il résulte de là que toute foi se perd dans la population, et qu’elle cède au plus irrémédiable des dissolvants, le scepticisme.

C’est pourquoi je voudrais que la solution du problème social, telle que la donne l’économie politique la plus sévère, c’est-à-dire le self-government, eût un organe spécial. Il faut soumettre cette idée au public : que l’État garantisse à chacun sa sécurité et qu’il ne se mêle pas d’autre chose. Une publication mensuelle qui aurait ce but et se distriburait, comme celles de L. Blanc et Lamartine, à six francs par an pourrait être un tirailleur utile auprès du Journal des économistes. Nous en causerons bientôt, car je compte partir de Bordeaux le 28, si j’ai place au courrier…



Mugron, 3 juin 1850.

Mon cher ami,

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pourquoi avez-vous renfermé dans des limites si étroites l’excellente lettre que vous avez envoyée au dernier numéro du Journal des économistes ? En ce qui concerne les faits et les causes, elle est pleine de sagacité et décèle une expérience des affaires dont on nous reproche souvent, et avec quelque raison, de manquer. De tels articles satisfont toujours les lecteurs, et avancent les principes sans en parler. Vous devriez développer la pensée que vous ne faites qu’indiquer à la fin de votre lettre. Oui, par l’absence de spéculation, les céréales sont à un prix plus bas qu’elles ne devraient être, et il est infaillible qu’elles ne dépassent bientôt le taux normal. C’est la loi générale de l’action et de la réaction. La spéculation aurait rapproché les deux extrêmes d’une moyenne. Bien plus, elle aurait abaissé la moyenne elle-même, car elle aurait prévenu des gaspillages et des exportations imprudentes. Un travail de vous sur ce sujet serait fort utile tant au point de vue pratique qu’au point de vue scientifique. Sous ce dernier rapport, il dissiperait le funeste préjugé contre les intermédiaires et l’accaparement. Mettez-vous donc à l’œuvre.

Quoique je m’occupe peu de politique, j’ai pu me convaincre, avec douleur, que nos grands hommes d’État n’ont que trop bien réussi dans la première partie de leur plan de campagne qui est de semer l’alarme pour l’exploiter. Partout où j’ai passé, j’ai vu régner une terreur vraiment maladive. Il semble que la loi agraire nous menace. On croit Paris sur un volcan. On va jusqu’à invoquer la lutte immédiate ou l’invasion étrangère, non par des sentiments pervers, mais par peur de pis. On maudit la République, les républicains et même les résignés ; on blesse les classes inférieures par un luxe d’épithètes outrageantes. Bref, il me semble qu’on oublie tout, même la prudence. Dieu veuille que ce paroxysme passe vite ! où nous mènerait-il ?…

  1. La chaire de M. Michel Chevalier avait été supprimée et n’était pas encore rétablie. (Note de l’éditeur.)