Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/018

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 98-104).
XVIII
À ERNEST FALCONNET.
Paris, 11 avril 1834.

Mon cher ami,

Tu es inquiet de ton avenir ; en vérité, voilà le malaise de la plupart des jeunes hommes : ambition du bien, prosélytisme, charité, intérêt personnel, amour-propre, tout cela se mêle dans une âme et y porte l’impatience de faire de grandes choses l’impatience veut devancer le temps et deviner ce qui n’est point encore ; on voudrait pouvoir s’admirer, par avance, pour les belles œuvres qu’on projette. Je connais cela, cher ami, parce qu’il y a beaucoup de cela dans un cœur que tu connais, mais que je connais mieux encore, dans le mien. Combien de fois n’ai-je pas voulu bâtir à l’avance l’édifice de mon existence, ramassant ce qui me semblait le plus propre à le faire grand et beau, depuis mon enfance d’écolier, où je songeais des poëmes en vers latins[1] , jusqu’à présent où je songe tant d’autres choses. Te rappelles-tu ces conversations à la promenade où nous parlions de ce que nous ferions un jour ? Nous aimions à découvrir le chemin par lequel nous passerions ensemble ; nous formions deux fantômes que nous appelions nos deux vies et que nous embellissions. à plaisir ; nous les faisions aussi semblables que possible, comme deux frères qui aiment à s’habiller de même. Nous nous proposions des études communes, des travaux animés du même esprit, tendant à un seul but. Eh bien, de tous ces rêves, s’en est-il réalisé un. seul ? Ne nous trouvons-nous pas maintenant divisés de lieux, de goûts, de genres d’études, et, je le crains bien, jusque sur les idées les plus importantes ? Voudrions-nous même que nos châteaux en Espagne d’alors fussent debout maintenant ? Pour moi, je proteste que non.

Pauvres gens que nous sommes, nous ne savons pas si demain nous serons en vie, et nous voudrions savoir ce que nous ferons dans vingt ans d’ici ! nous ignorons quelles sont nos facultés, quel peut être notre bonheur, et nous voudrions nous tracer une route inflexible pour le développement des facultés dont nous ne sommes pas sûrs, pour atteindre un bonheur qui est pour nous un mystère D’ailleurs, considère ceci : A quoi sert de voir ce qu’on doit faire, sinon à faire bien ? A quoi sert de connaître sa destination, sinon à l’accomplir ? A quoi bon voir le chemin, sinon à marcher ? Or, pourvu que le voyageur voie à dix pas devant lui, n’arrivera-t-il pas aussi bien que s’il avait tout le reste en perspective ? Pourvu que l’ouvrier sache à chaque heure du jour la tâche qui lui est imposée pour l’heure suivante, n’atteindra-t-il pas aussi sûrement au terme de l’œuvre que s’il avait sous les yeux le plan de l’architecte ? Et ne nous suffit-il pas de connaître notre devoir et notre destinée pour le moment le plus prochain de l’avenir, sans vouloir étendre nos regards jusqu’à l’infini ? Si nous savons ce que Dieu veut faire de nous demain, n’est-ce pas assez, et qu’avons nous besoin de nous soucier de ce qu’il nous commandera dans dix ans, puisque d’ici là il peut nous appeler au repos ? Je ne dis pas pour cela qu’il faille être insouciant et paresseux à suivre une vocation indiquée ; mais je dis qu’il faut se contenter d’en connaître une partie et la poursuivre avec énergie et calme, sans s’inquiéter de ce qui est encore caché.

La pensée de l’incertitude des choses humaines ne doit point briser nos courages et éteindre notre activité elle doit, au contraire, nous attacher plus fort au devoir du présent, en nous convainquant de l’ignorance de l’avenir. Tu trouverais bien de la paix et du contentement si tu pouvais te pénétrer de ces idées que nous ne sommes Ici-bas que pour accomplir la volonté de la Providence, que cette volonté s’accomplit jour par jour, et que celui qui meurt, laissant sa tâche inachevée, est tout aussi avancé aux yeux de, la suprême justice que celui qui a le loisir de l’achever tout entière ; que l’homme ne peut pas plus créer son être moral qu’il ne saurait créer son être physique, qu’on ne se fait point , orateur, philosophe, artiste, homme de génie, mais qu’on est fait tel peu à peu et insensiblement par la conduite de Dieu. Les plus grands hommes sont ceux qui n’ont jamais fait d’avance le plan de leur destinée, mais qui se sont laissé mener par la main. Un peu de confiance au Père céleste, sans la volonté duquel pas un cheveu ne tombe d’une tête humaine Hélas ! j’hésite à t’écrire ceci, peut-être déjà tu ne me comprends plus, comme moi, d’un côté, je commence à ne pas te comprendre. Mais je suis excusable de mon inintelligence. car les idées qui te viennent sont nouvelles pour moi mais le langage que je te tiens, c’est un langage que tu es accoutumé à entendre, et qui, peut-être à cause de cela, te paraît suranné, ascétique, que sais-je ? Mais, sois-en convaincu, mon cher ami, malgré les froideurs et les négligences dont tu as eu droit de m’accuser, je t’aime toujours ; parmi mes amis, tu es toujours celui sur lequel mes affections reposent avec le plus de complaisance, et je ne saurais porter l’idée que, si près du point de départ, nos deux routes dussent diverger pour toujours. Je t’aime, et comme avec mon ensemble d’idées et d’habitudes, je suis heureux, et que toi, au contraire, tu te trouves malheureux, je voudrais épancher dans ton âme un peu de cette tranquillité qui règne ordinairement dans la mienne. Depuis quelque temps, depuis surtout que j’ai vu quelques jeunes gens mourir, la vie appris pour r moi un autre aspect. J’ai senti que jusqu’ici, bien que je n’eusse jamais abandonné les pratiques religieuses, je n’avais pas porté assez avant dans mon cœur la pensée du monde invisible, du monde réel. J’ai pensé que je n’avais pas fait assez d’attention à deux compagnons qui marchent toujours avec nous, même sans que nous les apercevions :Dieu et la mort. J’ai trouvé que le christianisme avait été pour moi jusqu’ici une sphère d’idées, une sphère de culte; mais pas assez une sphère de moralité, d’intentions, d’actions. La lecture des œuvres de Pellico m’a surtout pénétré de cette idée, et plus je m’y attache, plus je sens en moi-même de désintéressement, de bienveillance et de calme; il me semble aussi que je, comprends mieux les choses de la vie et que j’aurai plus de courage à les supporter; il me semble que j’ai un peu moins d’orgueil. Cependant, ne va pas croire que je sois devenu un saint ou un ermite. J’ai le malheur d’être fort éloigné de l’un et je n’ai pas de vocation pour l’autre. Tout en pensant, comme je viens de te le dire, je suis un assez bon vivant, ne demandant pas mieux que la joie ; m’occupant peut-être-trop de littérature, d’histoire et de philosophie, faisant un peu de droit, et perdant-toujours, selon ma coutume, un temps considérable.

Bien que tu puisses me reprocher ce ton de sermon qui règne dans mes lettres, j’ai encore sur le cœur quelque chose que j’ai besoin de te dire. Il y a longtemps, mon cher ami, que je me suis aperçu que tu manquais un peu de franchise avec moi sur un seul point, parce que tu craignais sans doute de m’ouvrir l' âme. Je veux, parler de la foi ! Je suis bien sûr qu’en cette matière il s’est passé dans ton esprit des révolutions dont tu ne m’as point parlé, et dans lesquelles pourtant j’aurais été jaloux d’intervenir, non, certes, pour t’enseigner, je ne le puis ; mais pour partager un peu tes inquiétudes et te donner quelques consolations. Je ne pense pas que tu aies renoncé tout à fait aux croyances de ta jeunesse, mais tu es devenu indifférent à leur égard ; ou plutôt tu les as reléguées dans le domaine des opinions philosophiques, et tu as accepté le christianisme comme une noble et sainte. doctrine, mais en le modifiant selon tes propres. idées. Pourtant les idées religieuses ne sauraient avoir aucune valeur, si elles n’ont une valeur pratique et positive. La religion sert moins à penser qu’à agir, et si elle enseigne à vivre, c’est afin d’enseigner à mourir. Tu voudrais savoir ce-que tu feras dans dix ans d’ici, ce que tu feras pendant le court espace de la vie mais que seras-tu dans quatre-vingts ans d’ici et pendant tous les siècles après ? Voilà ce qu’il dépend de toi de déterminer. La valeur du christianisme est là, et non point dans l’attrait que ses dogmes peuvent présenter à des hommes d’imagination ou d’esprit. Je te conjure donc de t’ouvrir à moi sur ton état moral car je suis convaincu que là, toutes tes mélancolies ont leur source.

Une autre fois, mon cher ami, je t’écrirai une lettre un peu plus riante et plus variée,. de peur que tu ne t’imagines que je passe ma journée avec des têtes de mort et que je me prépare à entrer au séminaire ce qui certes est bien éloigné de mes pensées et de mes goûts. Mais, outre que j’avais besoin de répandre un peu de l’inquiétude qui pèse à ton sujet sur mon âme, j’avais les oreilles remplies des tristes nouvelles qu’on me donne des événements de Lyon, et qui suffisent bien pour rendre mon langage un peu plus sévère et plus réfléchi que de coutume. Mes respects affectueux à ton père, et ne doute pas que je ne t’aime toujours de toute la puissance d’une vieille et fraternelle amitié.

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  1. Ozanam avait entrepris au collège un grand poëme en vers latins sur la Prise de Jérusalem par Titus; M. Son père le destinait au notariat, ce qui ne plaisait guère an jeune écolier, mais il se consolait en pensant qu’il emploierait ses loisirs à son grand poème.