Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/021

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 118-122).

XXI
À M. ERNEST FALCONNET.
Paris, 21 juillet 1834

Mon cher Ernest,

J'ai reçu ces jours-ci deux visites qui m’ont fait grand plaisir : la première, celle de ton excellent père la seconde, c’est la tienne, c’est ton paquet de bonnes lettres, d’amicales et sincères causeries, comme je les désirais ; c’est l’épanchement de ton âme, l’histoire de toi-même ; histoire dont j’étais si curieux, épanchement dont j’avais soif : car vois-tu, mon ami, quand on a mis entre soi deux cents lieues, on craint toujours de se perdre de vue ; on redoute de ne plus se retrouver les mêmes au retour, on a peur de ne plus se comprendre, quand on se reverra ; et voila pourquoi je t’ai en quelque sorte interpellé ; voilà pourquoi j’ai frappé à la porte de tes sentiments les plus intimes ; j’ai voulu faire vibrer la corde la plus sacrée de ton cœur, pour voir s’il rendait toujours le même son que le mien. Et maintenant, je me réjouis de cette expérience ; parce que je vois que nous sommes toujours aussi près l’un de l’autre, toujours frères par la pensée comme nous le sommes par le sang ; je suis heureux de voir qu’après avoir souffert ce que j’ai souffert, cherché comme j’ai cherché, tu crois ce que je crois ainsi, sans nous voir, pèlerins novices ; nous sommes arrivés par des routes semblables au seuil du même temple.

Seulement, mais ce n’est pas ici le lieu d’expliquer mon idée, je considère le catholicisme d’une manière plus absolue j’y vois la formule nécessaire du christianisme, comme le christianisme me semble la formule nécessaire de l’humanité. Je crois l’Église au-dessus des choses de ce monde. Je crois au culte comme profession de la foi, comme symbole de l’espérance, comme réalisation terrestre de l’amour de Dieu. À cause de cela, je pratique ma religion selon mes forces et selon les habitudes qui m’ont été données dès l’enfance, et je trouve dans la prière, dans les sacrements, l’indispensable soutien de ma vie morale au milieu des tentations d’une imagination dévorante et d’un monde hallucinateur. Quant aux opinions politiques, là aussi nous sommes d’accord, c’est-à-dire que, comme toi, je voudrais l’anéantissement de l’esprit politique au profit de l’esprit social. J’ai, sans contredit, pour le vieux royalisme tout le respect que l’on doit à un glorieux invalide, mais je ne m’appuierai pas sur lui, parce qu’avec sa jambe de bois il ne saurait marcher au pas des générations nouvelles. Je ne nie, je ne repousse aucune combinaison gouvernementale. Mais je ne les accepte que comme instrument pour rendre les hommes plus heureux et meilleurs. Si tu veux des formules, en voici :

-Je crois à l’autorité comme moyen, à la liberté comme moyen, à la charité comme but.

- Il y a deux espèces principales de gouvernements, et ces deux espèces de gouvernements peuvent être animées de deux principes opposés.

–Ou c’est l’exploitation de tous au profit d’un seul et c’est la monarchie de Néron, monarchie que j’abhorre.

-Ou c’est le sacrifice d’un seul au profit de tous et c’est la monarchie de saint Louis, que je révère avec amour.

-Ou c’est l’exploitation de tous au profit de chacun et c’est la république de la Terreur, et cette république, je la maudis.

-Ou c’est le sacrifice de chacun au profit de tous et c’est la république chrétienne de l’Église primitive de Jérusalem c’est peut-être aussi celle de la fin des temps l’état le plus haut où puisse monter l’humanité.

Tout gouvernement me semble respectable en ce qu’il représente le principe divin de l’autorité ; en ce sens je comprends l’omnis potestas a Deo de saint Paul. Mais je pense qu’en face du pouvoir, il faut aussi la place du principe sacré de la liberté ; je pense qu’on peut revendiquer énergiquement cette place ; je pense qu’on doit avertir d’une voix courageuse et sévère le pouvoir qui exploite au lieu de se sacrifier : La parole est faite pour être la digue qu’on oppose à la force ;c’est le grain de sable où vient se briser la mer.

L’opposition est une chose utile et louable, mais non l’insurrection. Obéissance active ; résistance passive : Les Prisons de Silvio Pellico et non Les Paroles d’un croyant.

Or, nous autres, nous sommes trop jeunes pour intervenir dans la lutte sociale. Resterons-nous donc inertes au milieu du monde qui souffre et qui gémit ? non  ; il nous est ouvert une voie préparatoire avant de faire le bien public, nous pouvons essayer de faire le bien de quelques-uns avant de régénérer la France, nous pouvons soulager quelques-uns de ses pauvres. Aussi je voudrais que tous les jeunes gens de tête et de cœur s’unissent pour quelque œuvre charitable et qu’il se formât par tout le pays une vaste association généreuse pour le soulagement des classes populaires . Je te conterai un jour ce qui s’est fait à Paris dans ce genre cette année et l’année passée je te le conterai, afin que tu voies s’il te convient d’y prendre part. J’ai fait bien peu de chose cette année, sauf mon droit, auquel j’ai travaillé plus que de coutume. Dans ce moment-ci, je suis aux prises avec les matières du quatrième examen, qui sont très-étendues et ne me laissent aucun loisir. Je t’écris a la hâte il est une heure du matin, il faut que je termine cette lettre, trop courte comme conversation, trop longue et trop décousue comme lettre de cérémonie tu excuseras l’un et l’autre, n’est-ce pas ? et puis, dans moins d’un mois, nous parlerons à notre aise de toutes ces choses que la plume rend si mal. Adieu.

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