Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/053

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 310-314).

LIII
À M. DUFIEUX.
Paris, 18 novembre 1838.

Mon cher ami,

C’est une visite bien inattendue, mais aussi bien douce, que la vôtre, sous ce ciel de Paris où l’on vous a vu si rarement. Vous êtes le bienvenu alors même que vous venez le reproche sur les lèvres. J’ajoute que vous n’avez pas tous les torts de vous présenter ainsi, car mon seul adieu pour vous en quittant Lyon a été un embarras que je vous laissais. Mon silence depuis n’a guère pu manquer de vous sembler répréhensible et pourtant, s’il vous était possible, mon cher ami, de vous transporter brusquement au milieu de mes occupations et de mes sollicitudes, je suis sûr qu’à la petite rancune que vous croyez me devoir succéderait un sentiment de généreuse pitié. Mes affaires, assez heureusement engagées d’abord, ont subi de nouvelles complications. Le vote du conseil municipal, qui fixait le traitement du professeur futur de droit commercial, a été approuvé par le ministre de l’intérieur. Ainsi on ne peut point se plaindre des délais, et je vous remercie de vos offres amicales à cet égard. Bien qu’une partie des honnêtes gens qui veulent bien m’appuyer ne se trouvent pas en ce moment à Paris, cependant je demeure assuré de leurs favorables dispositions. Mais l’événement qui m’inquiète est la prochaine et probable retraite du ministre de l’instruction publique. En même temps, je suis disputé par les soins qu’exigent l’impression de mon ouvrage et la préparation de mes thèses ta lenteur désespérante des ouvriers me cause un retard fâcheux, et pour en éviter la prolongation il faut que je les harcèle sans relâche. Enfin l’amitié même, qui m’a conservé à Paris un assez grand nombre de. personnes capables de me voir avec plaisir, s’est réservé par là même le droit de prélever un tribut, fréquent sur mes heures, et souvent une demi journée se passe à recevoir et à rendre d’indispensables visites. Je trouve ainsi épreuve et contrariété jusque dans les circonstances qui devraient faire ma consolation et mon bonheur.

Pour vous, mon cher ami, en m’annonçant votre prochain voyage, vous avez singulièrement attristé pour moi la perspective de l’hiver de 1859; vous m’auriez causé de graves inquiétudes s’il s’agissait, non de réparer un mal, mais de continuer un bien commencé. Vous allez donc voir ma pauvre Italie Vous foulerez cette glorieuse terre dont les souvenirs peuplent encore aujourd’hui mon imagination. Vous mesurerez de l’œil ces monuments où si souvent se réfugie ma pensée. Nous aurons donc plus tard la joie d’en parier ensemble un point de contact de plus entre nos cœurs

Vous désirez l’indication d’un livre pour éclairer vos pas c’est dans votre cœur surtout qu’il faudra lire, mon ami. Votre mémoire a sans doute assez retenu les principaux récits de l’histoire ancienne et moderne pour que les lieux vous apparaissent entourés des grandes choses qui s’y sont accomplies. L’itinéraire le plus vulgaire vous indiquera les édifices et les collections à visiter, et vous donnera les renseignements nécessaires pour les comprendre. .Du reste, vous verrez, vous jugerez, vous admirerez par vous-même vous ne vous référerez pas aux arrêts des ciceroni et des touristes vous étudierez surtout avec indépendance ces institutions, ces populations si calomniées, si méconnues.

Si je retournais en Italie, pour charmer lesennuis et féconder les plaisirs de la route, je relirais surtout Tite-Live, Virgile, les Vies de quelques saints, comme saint Charles Borromée, saint François d’Assise, saint Grégoire VII, saint Grégoire le Grand, et les Actes des Martyrs. Ainsi je prendrais cette bienheureuse contrée par les deux côtés qui sollicitent et se disputent notre respect et notre amour. L’ouvrage de M. Rio, malgré quelques défauts, est d’une importance extrême pour faire connaître toute la partie jusqu’ici négligée, et précisément la partie catholique de l’histoire des arts. Je ne sais trop si vous pourrez, sans son secours, retrouver et apprécier, dans les musées et les églises, les œuvres touchantes et pures des peintres qui précédèrent Raphaël, et que leur disciple, ingrat sans le savoir, a fait oublier. Quoi qu’il en soit, demandez toujours qu’on vous montre dans les monuments et les galeries ce qu’on a de plus ancien, et que malheureusement on cache pour mettre en saillie et en lumière les créations artistiques de la Renaissance, seules honorées des louanges banales des voyageurs. Mais vous me demandiez des renseignements, et je crois me surprendre à vous donner des conseils Excusez ma présomption par mon attachement à cette chère Italie que je crains surtout de voir mal comprise par les gens de bien.

En terminant cette lettre, permettez-moi une plainte dont mon amitié se sent depuis longtemps redevable envers vous. Pourquoi envelopper de tant de précautions vos demandes de services ? Si votre délicatesse s’y prend ainsi pour me faire oublier ceux que vous m’avez rendus, elle y réussit mal. Vous m’humiliez profondément avec vos protestations et vos excuses. Ce n’est qu’à titre de fraternité chrétienne que j’ai osé vous déranger si souvent pour moi. Agissez au même titre et avec la même liberté. Ne voyez-vous pas combien de bons offices je vous dois depuis mon dernier départ seulement ? Je compte dans ce nombre les deux visites que vous avez bien voulu faire à ma mère, et dont elle m’a témoigné sa vive reconnaissance enfin et surtout la place que vous me garderez dans votre cœur et dans vos prières.

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