Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 10/054

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 10, 1873p. 315-321).
LIV
À M.X...
Lyon, 21 février 1839.

Mon cher ami,

Le conseil municipal, à une majorité de vingt quatre voix sur trente-six, m’a nommé professeur de droit commercial. Mais cette nomination doit être confirmée par M. le ministre de l’instruction publique. En conséquence, j’ai écrit à M. Cousin qu’en le remerciant de là chaire de philosophie d’Orléans, je me trouvais néanmoins obligé par mes devoirs de famille d’opter pour la chaire de droit de Lyon. Dites-moi ce que vous pensez de mon choix et ce qu’en pensent mes amis les Parisiens. Ici j’en ai presque été blâmé. On s’accordait à croire que mes véritables intérêts étaient sur les bords de la Loire. Pour moi, j’avoue que j’étais flatté de la perspective d’une carrière exclusivement intellectuelle, d’une existence désormais départagée et par conséquent plus paisible, du voisinage de Paris, mais j’y opposais la dépendance, l’isolement dans une ville inconnue, et, par-dessus tout, la nécessité d’abandonner ma mère six mois de l’année, au péril de recevoir un jour une lettre comme celle du 12 mai 1837, et de voir se renouveler pour moi un de ces tristes voyages, dont votre amitié consolatrice a fait trois fois l’expérience.

D’ailleurs, il y a bien quelque douceur à ne point briser avec ses habitudes et son passé tout entier ; il y a place aussi dans ma nouvelle situation pour les illusions de l’avenir. On parle de la fondation d’une École de droit dans ce pays-ci, et vous comprenez que le professeur municipal serait à peu près sûr d’y trouver une chaire, c’est-à-dire inamovibilité, position honorable, et liberté d’agrandir à son gré la sphère de son enseignement. Si Dieu me prête vie et courage, et qu’il me fixe par une vocation définitive dans ces fonctions tranquilles, je croirai bien faire en mettant mes travaux personnels en harmonie avec mes devoirs publics, et en m’occupant d’une Philosophie et d’une Histoire du Droit, qui, traitées au point de vue chrétien, me sembleraient remplir une lacune bien vaste de la science et suffiraient à utiliser les années que je puis avoir à passer sur la terre. Le temps me dure de sortir des considérations générales, et d’entrer, comme on dit, dans une spécialité. Or, celle que je vous signale me paraît la plus apte à combiner les ressources de mes études littéraires et jurisprudentielles , et à ne rien laisser perdre de mon acquis. Je tiens à tout conserver, parce que je sens que c’est peu. Qu’en pensez-vous ? J’ai d’autant plus besoin de vos idées, que le souvenir récent de vos entretiens m’en fait plus vivement ressentir la privation.


Pour le moment, renfermé dans de plus modestes sollicitudes, je tâche de mettre la dernière main a mon travail sur Dante. Quelques cartons sur les passages qui à ma thèse ont subi des critiques raisonnables la traduction de plusieurs fragments de saint Bonaventure et saint Thomas, qui contribueront, j’espère, à détruire le préjugé de l’obscurantisme et du servilisme catholiques une demi-douzaine de chapitres des œuvres philosophiques de Dante pour la première fois reproduites en français ; enfin des notes, des éclaircissements et une dissertation sur les antécédents poétiques de la Divine Comédie[1]  : c’est bien de quoi nous occuper tous deux. Pardonnez cette association forcée que je vous impose. Mais vous m’avez permis d’espérer que vous surveilleriez l’impression de mes dernières feuilles, et mon amour-propre d’auteur y est trop intéressé pour que je vous en tienne quitte. Si vous avez entendu quelques observations judicieuses sur mon travail, si vous pouvez savoir ce qu’en a pensé Cazalès, je serai fort heureux que vous me le fassiez connaître pour que j’y fasse droit. Ci-incluse est une lettre pour M. Ballanche, où je lui demande ses avis. Veuillez la remettre si vous êtes curieux de causer avec cet homme éminent.

Mon cher ami, en vous parlant de mes intérêts, je n’oublie pas les vôtres, et je me rappelle la gravité des soucis qu’accusait votre dernière lettre. Je suis singulièrement touché des épreuves auxquelles vous êtes soumis. En effet, ce sont à mon gré des épreuves bien sévères que ces incertitudes sur une question d’où la vie entière doit dépendre, et dans de semblables circonstances, l’acceptation illimitée des volontés divines doit être singulièrement méritoire. Vous êtes trop pénétré de ces bons sentiments pour que le parti que vous prendrez ne tourne pas à votre bonheur et à votre salut.

Cependant je garde l’espérance qui m’est douce, de vous voir conserver quelque temps encore votre liberté, votre activité de vous voir tarder un peu avant de vous engager à de nouveaux devoirs qui vous captiveraient aujourd’hui tout entier et ne vous laisseraient le loisir ni d’apprendre ni de faire. Sans doute elle est triste et vide, cette existence solitaire que vous menez ; mais le travail peut la remplir, et la religion la consoler. Dieu et la science, la charité et l’étude, n’est-ce donc point assez pour enchanter votre jeunesse ? Et puis, pour vous dire toute ma pensée la virginité n’est-elle une vertu que pour les filles d’Eve ? N’est-ce pas elle au contraire qui fait une des principales gloires du Sauveur ? N’est-ce pas elle qu’il chérit surtout dans son disciple bien-aimé ? N’est-ce pas la plus belle fleur qui soit cultivée dans le jardin de l’Eglise  ? N’éprouvez-vous pas de la peine la laisser flétrir avant l’heure du midi ? Et ne seriez-vous pas heureux de l’emporter au ciel avec vous, si vous y étiez appelé pendant ces années encore dangereuses qui précèdent la maturité parfaite ? Avez-vous jamais vu, sans éprouver comme un serrement de cœur, le lendemain d’une noce ? Soyez sûr que l’homme abdique beaucoup de sa dignité le jour où il s’enchaîne au bras de la femme. Relisez saint Paul.

Cependant, veux-je donc prêcher le célibat éternel, universel ? A Dieu ne plaise Mais je voudrais qu’on attendît, pour l’union conjugale, l’époque où elle devient nécessaire, et où elle a cessé de pouvoir être funeste ; l’époque où l’esprit a atteint son développement, où la volonté a acquis toute son énergie, où l’on est compromis par ses travaux, par ses relations, par ses antécédents de toute espèce, de manière à ne pouvoir plus se dégager ; où l’on s’est fait quelque droit aux jouissances de la famille par les labeurs de la solitude ; où l’on peut offrir quelque chose, et non point tout recevoir ; l’époque enfin où l’on est sûr d’être maître chez soi et libre au dehors.

Vous me parlerez des douceurs de la vie domestique mais, mon cher ami, ce bien-être matériel ou sentimental, cet égoïsme à deux, est-il bien de saison ? La société est-elle si heureuse, la religion si honorée, la jeunesse chrétienne si nombreuse et si active, ceux qui peuvent travailler au bien général si désœuvrés, que vous soyez en droit, avec le talent que Dieu vous a donné, avec les connaissances et les encouragements dont vous êtes entouré, avec cette voix qui sûrement du fond du cœur vous appelle à l' œuvre, de vous retirer déjà, comme un ouvrier fatigué qui a porté le poids du jour et de la chaleur ? N’avez-vous donc jamais pris au sérieux tout ce que vous avez dit, écrit ou fait, tout ce que vos amis ont répété ou tenté avec vous ?Désespérez-vous de la régénération du pays, de l’amendement des idées ? Ou bien désespérez-vous de vous-même, c’est-à-dire de Dieu, qui vous a créé, racheté,sanctifié ? Vous avez de la peine à trouver votre place ici-bas ! et qui n’en peut dire autant ? Est-ce une raison pour justifier le suicide ? et n’est-ce pas un suicide, quand on est ce que vous êtes, d’aller à M. planter des choux ?

Je vous en prie, allez voir Montalembert, ou plutôt faites-lui demander quand il est visible. J’ai lieu de penser qu’il vous entretiendra de projets capables de préoccuper votre pensée, et de tempérer un peu le désœuvrement intellectuel où vous êtes. Avez-vous complétement abandonné votre idée d’une Histoire du Droit canon ? J’en serais fâché.

Excusez les sermons d’un homme qui n’en fait que parce qu’il en a besoin lui-même. Envoyez-moi le plus tôt possible le dernier procès-verbal de la Société de Saint-Vincent de Paul. N’oubliez pas les améliorations auxquelles vous aviez songé pour cette pauvre et chère Société. Ne vous fâchez pas de la brièveté et du désordre de cette lettre. Elle est écrite en mauvaise compagnie, je veux parler du mal de tête qui n’a cessé de m’assiéger ce soir. Portez-vous bien je puis apprécier le mérite de ce conseil et vous le garantir. Croyez-moi pour la vie

Votre ami dévoué.

Nous arrivons à l’époque la plus agitée de la vie d’Ozanam les avancés les plus flatteuses, les plus décisives lui arrivaient de tous côtés, et cependant des doutes sérieux sur sa vocation troublaient son âme des plus nobles inquiétudes. La ville de Lyon venait de se l’attacher par la création d’une chaire M. Cousin faisait de sérieuses instances pour le faire entrer, comme il disait, « dans son régiment » ; d’un autre côté M. de Montalembert le pressait de prendre une part active à la rédaction d’une nouvelle publication qu’il fondait : « Je vous en supplie, lui écrivait-il, donnez-nous donc quelques fragments de vos travaux, quelques éclats du monument que vous sculptez ; je vous demande ce service comme à un ami et à un frère d’armes sur la sympathie duquel je compte comme vous devez compter sur moi. »

Enfin l’abbé Lacordaire le prévenait le 19 février 1839 de

  1. Dante et la Philosophie catholiques au treizième siècle Œuvres complètes d’Ozanam, t. VI.