Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/030

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 202-207).
XXX
A M. FOISSET
Château d’Arminvillers, 8 octobre 1847.

Monsieur et cher ami,

En quittant Rome, je vous écrivis un billet bien laconique mais je me consolais par la pensée de vous adresser à mon retour une longue lettre, où je vous féliciterais tout à mon aise de l’heureuse union dont vous m’aviez donné la nouvelle. J’y portais trop d’intérêt pour l’oublier, j’en ai su le lieu, le jour et l’heure et au moment où le Père Lacordaire bénissait votre bien-aimée fille et votre nouveau fils, au milieu d’une cérémonie où se trouvaient réunis tant d’éloquence, tant de talents et de vertus, si votre émotion paternelle vous eût laissé voir tous ceux qui assistaient par la pensée à ces noces chrétiennes, vous m’auriez aperçu dans le nombre, et j’ose croire que vous ne m’auriez pas vu le moins fervent ni le moins touché. Mon cœur y était pour deux, et si au sortir il m’eût été possible de vous approcher, à travers cette foule affectueuse qui vous pressait, en vous faisant compliment de votre gendre, je vous aurais remercié pour mon jeune ami.

La vérité est que le matin même de cette belle journée, comme nous montions en voiture dans je ne sais quelle bourgade de Suisse, je me souvins de ce qui devait se passer à Beaune, je le rappelai à ma femme qui aime tout ce qui vous est cher, et nous nous y unîmes d’intention. En arrivant à Paris, j’y trouvai cette quantité d’affaires attardées qui attendent un voyageur au retour et qui lui montrent combien il s’est trompé en comptant sur ce moment-là pour écrire à ses amis. Il est de fait que me voici revenu depuis deux mois, et que vous n’auriez point encore ces quatre lignes, si je ne m’étais dérobé pour huit jours aux importuns, et renfermé avec ma femme et mon enfant dans un château fort, garni de ses fossés et de son pont-levis, au milieu des forêts de la Brie, mais chez un châtelain fort courtois, M. de Francheville, dont vous avez dû lire, dans le Correspondant , quelques jolies pages.

Pour moi j’en ai lu de bien éloquentes, laissez-moi le dire ; de bien courageuses, de bien chrétiennes, sur les Girondins : «Irascimini et nolite peccare. » Je me rappelais encore cette belle fresque du Vatican que je .venais de voir, où les anges fustigent Héliodore, le violateur du temple. Il me semblait qu’ils vous eussent prêté leurs verges. Et qu’on sent bien cependant qu’elles arment une main amie, et qu’en brisant l’idole, vous cherchez à retrouver, à toucher le cœur chrétien qui battait naguère dans sa poitrine ! N’ajouterez-vous point quelque chose à ce travail, un des, meilleurs, si je ne me trompe, qui soient sortis de votre plume, et n’en ferez-vous point un livre, que nous voudrions tous avoir, dont nous serons heureux, dont nous avons besoin ? Car vous avez beau dire, le christianisme, qui peut se passer de tout comme Dieu lui-même, veut aussi comme Dieu être servi, représenté par des hommes. Cela est si vrai, que la Providence ne l’en a jamais laissé manquer, ne fût-ce que pour la consolation des faibles dans la foi, et pour soutenir ces esprits pusillanimes qui ont besoin d’être fiers de leur religion pour en être convaincus. Toutes les défections son rachetées par des vocations, saint Cyprien répare la chute de Tertullien, et tous les scandales des apostasies contemporaines ne s’effacent-ils pas devant l’astre naissant de Pie IX ? Il ne fallait pas moins que vos articles, applaudis, comme on a dû vous le dire, dans des rangs bien différents des nôtres. Il fallait cette verve et cet éclat pour relever un peu le Correspondant, qui languit bien depuis quelques mois. En revenant de Rome où tout est si grand, dans un moment où il semblerait facile aux catholiques, soutenus. par l’admiration du monde pour leur pontife, de reprendre une haute position, j’ai été attristé de trouver qu’ici ils étaient restés sur le terrain étroit et défavorable où ils avaient été obligés de se renfermer en des temps moins heureux. Après la condamnation de l’Avenir et sous le règne de Grégoire XVI, je comprends que les catholiques se fussent, pour ainsi dire, retirés et retranchés dans deux questions de liberté sur lesquelles ils savaient que Rome ne les foudroierait. jamais, la liberté de l’enseignement et celle des corporations religieuses. Mais je m’afflige de voir qu’après quinze mois d’un pontificat qui rappelle celui de Grégoire II et d’Alexandre III, d’un pontificat destiné à terminer la querelle qui fait depuis soixante ans le déchirement de. l’Europe, en concluant enfin l’alliance de la liberté et du christianisme, le Correspondant n’ait de véritable intérêt, de chaleur, de persévérance, de longs et fréquents articles que sur ces deux points, les Congrégations et l’Université. Non certes qu’il faille abandonner deux thèses si éloquemment soutenues, mais il faut reprendre les autres, et, en continuant de défendre deux causes qui ont le malheur de n’être pas populaires, nous jeter dans celles où nous sommes sûrs d’une juste et solide popularité. J’ai proposé, par exemple, à l'Univers d’ouvrir une souscription catholique pour donner au pape des fusils destinés à l’armement, de sa garde civique. J’y voyais l’utilité de prouver aux Romains que, derrière la froide réserve du gouvernement français, il y avait la chaleureuse adhésion de la France, de la France chrétienne, et que le souverain pontife pouvait compter sur d’autres sympathies que celles des radicaux et des mécréants. On a loué mon idée, qui était aussi celle de plusieurs. Mais, si on ne l’a pas mise à exécution, ne serait-ce point dans la crainte de nuire, par une sorte de concurrence, au pétitionnement pour la liberté d’enseignement ? Et comment se faisait-il, par exemple, que le Correspondant, qui a eu, qui possède encore des amis à Rome, qui est en mesure, de se faire parfaitement renseigner, n’ait pas encore publié un travail sérieux sur les événements qui vont peut-être marquer notre siècle d’un signe aussi mémorable que le siècle où les papes, désespérant entre des restes de la société antique, abandonnèrent Byzance et se tournèrent vers Charles Martel et ses Francs ? Pardonnez ce qu’il y a peut-être de trop vif dans mes mécontentements. Mais je suis encore tout ému d’avoir vu, d’avoir entretenu, d’avoir approché pendant trois mois ce grand et saint homme, dont nous ne sommes pas dignes, puisque nous ne savons pas le juger  !

Vous recevrez avec cette lettre un exemplaire d’un livre sur les Germains[1], que j’ai eu le tort peut-être de publier, mais que vous aurez la bonté d’accueillir avec indulgence. Je pense que vous aurez du plaisir à savoir que, pendant notre séjour à Rome, nous avons beaucoup vu l’abbé Gerbet ; il a été le guide de nos pèlerinages, le consolateur de nos peines : Il travaille toujours au troisième volume de sa Rome chrétienne, qui va être achevée. Si nous l’avions ici, ne serait-il pas, à l’Académie française, le successeur naturel de Ballanche ? Vous avez su la mort si sainte de cet excellent homme. Mais ce que les journaux ne vous ont pas assez appris, et ce que j’ai connu de bonne source, c’est l’éclatante conversion de Frédéric Soulié.

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  1. Les Germains avant le christianisme. Œuvres complètes d’Ozanam,t.III.