Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/029b

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 182-201).


NOTES DE VOYAGE


VENISE.


Mai 1847.


Nous sommes arrivés à Venise à l’heure la mieux choisie pour faire connaissance avec cette merveilleuse ville. La nuit tombait ; à la clarté d’un reste de crépuscule et de quelques fanaux, nous parcourûmes le grand canal dans toute sa longueur, bercés au fond de la gondole qui nous portait et qui rasait à chaque instant d’autres gondoles rapides et silencieuses. Je m’étonnais de voir ces embarcations d’une coupe si gracieuse, uniformément tendues de laine noire, le drap retombant devant et derrière la cabine avec des glands noirs, comme autant de catafalques. Est-ce un reste du caractère mystérieux des anciens Vénitiens ? est-ce une manière, de porter le deuil de la liberté et de la gloire ?

Nous avancions cependant et nous voyions à droite et à gauche les palais avec leurs riches galeries ; jusqu’à ce que nous nous engageâmes dans le petit canal qui nous menait à l’hôtel. Après les premiers soins du débarquement et de l’installation nous sortîmes à pied, nous, passâmes un petit pont et après avoir suivi quelque temps la petite rue qui longe Saint-Moïse, nous nous trouvâmes sur la place. Elle était inondée de la lumière que versaient les becs de gaz et qui la faisaient paraître immense. A gauche, les vieilles Procuraties si élégantes et si simples, où les ouvertures sont si nombreuses avec des supports si légers. A droite, les Procuraties nouvelles et le Campanile, pesant, trop peu orné, mais imposant par sa hauteur. Au fond, la ’basilique de Saint-Marc, sa façade découpée, ses dômes et ses croix puis, en retournant, la piazzetta, le palais ducal superbe et menaçant, les deux colonnes de saint Georges et de saint Marc, et enfin la mer. Cette fois, je ne voyais plus, je rêvais, et je ne pouvais croire à la réalité de cette vision, il me semblait que toute cette féerie allait s’effacer aux premiers rayons du jour : il était dix heures, on entendait de la musique de tous côtés, des groupes d’hommes et de jeunes femmes s’arrêtaient sous les portiques, et je commençais à comprendre tout ce qu’il y avait eu de voluptueux, de dangereux, dans cette vie enchantée des anciens Vénitiens, tout ce qui avait fait le charme de cette cité magique et tout ce qui en avait fait la perte.

Le jour est venu, dix fois je l’ai vu se lever sur Venise, et dix fois j’ai trouvé que mon rêve n’était pas évanoui : Venise m’a tenu bien plus que je ne m’en étais promis. Aucune église d’Italie, ni celle de Pise, dont j’aimais tant les belles colonnades, ni celle d’Orvieto avec ses bas-reliefs et ses peintures, ni le dôme de Saint-Vital de Ravenne, ni les mosaïques de Saint-Apollinaire, de Sainte-Marie Majeure et de la cathédrale de Montréal aucun monument religieux ne m’a paru plus instructif que Saint-Marc, qui réunit le style de l’Orient et celui de l’Occident, dont les mosaïques savamment disposées contiennent toute l’histoire du christianisme, tandis que les inscriptions qui couvrent ses murailles forment un grand poëme religieux.

Le palais ducal unit aussi d’une manière surprenante la sévérité et la légèreté. Rien de plus austère que ce grand mur percé de larges ogives béantes. Rien de plus hardi que de faire reposer cette masse sur une galerie découpée à jour où il y a si peu de pierres et tant de vide. On est effrayé surtout quand on considère l’angle qui fait le coin de la place et de la rive des Esclavons, ces colonnettes si grêles rappellent que tout l’édifice, la basilique, la place et la piazzetta reposent sur des pilotis, et que toute cette création de l’homme, comme celle de Dieu, est sortie de l’abîme. J’ai moins admiré les salles fameuses qui occupent l’intérieur et les peintures dont elles sont couvertes. Les grandes pages de Tintoret, de ce pinceau brillant, facile et trivial, m’ont fait regretter les peintures des deux Bellini qu’elles ont remplacées : elles ont gâté l’héroïsme de la vieille histoire de Venise. C’est ainsi que le pape Alexandre III est représenté mettant le pied sur le cou de Frédéric Barberousse. Dans les anciennes fresques du palais de Sienne, comme dans l’histoire, il n’est pas question de cet acte brutal le pape bénit et absout. Il ne faut pas oublier les deux balcons donnant sur la piazzetta et sur le quai tout ornés de sculptures comme le portail d’une cathédrale gothique. Jusqu’ici c’étaient des beautés connues d’avance par les récits des voyageurs. Mais j’étais loin de m’attendre à la magnificence de ces deux belles églises de Saints-Jean-et-Paul et de Sainte-Marie la Glorieuse, à la grâce de ces deux élégants édifices de Saint-Zacharie et de Sainte-Marie dell’Orto ; à ces admirables tableaux des vieux maîtres qui peuplent le musée de l’académie les deux peintres de Murano et leur paradis, Vivarini, Cima de Conegliano, Carpaccio si, grave et si simple, Bonifazio et les deux Bellini, ces deux frères unis dans une même gloire et dans le même tombeau. Que d’heures charmantes, que de moments trop tôt passés en gondole, sur les lagunes, et sur la grève du Lido où nous trouvions enfin les flots retentissants de l’Adriatique Que d’intéressants pèlerinages chez les bons Arméniens de Saint-Lazare, qui font si bien les honneurs de leur petit couvent aux briques rouges et aux riants jardins, aux îles de Murano et deTorcello, où d’antiques sanctuaires survivent encore à une prospérité qui n’est plus ! On dit que dans la basilique de l’Assomption de Torcello, l’évêque qui siégeait sur le trône épiscopal entouré de six rangs de prêtres et de diacres assis sur les bancs de pierre, comptait sous son autorité quatre cent mille diocésains : Aujourd’hui le prêtre qui garde ces ruines a un troupeau de quinze ou vingt familles. Cependant ces jouissances étaient mêlées de bien des tristesses. Je voyais dans une des salles du palais les figures allégoriques de Véronèse représentant tout ce qui fut la puissance de Venise avec des devises fastueuses la foi, numquam derelicta ; la justice et la force, etc., fundamentum reipublicae, custodes libertatis  ; la marine, robur imperii ; et cette liberté avait été bien mal gardée, cet empire bien mal soutenu. Dans la salle du grand Conseil, la suite des portraits des doges, et après le dernier la place restée vide pour les doges qui devaient suivre. Sur la place, les trois mâts dépouillés des bannières des trois royaumes qui faisaient jadis la gloire de la république, et sur la piazzetta, les canons autrichiens et les grenadiers hongrois qui les gardent.

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SAINT-GALL
2 juin 1847.

J’approchais avec émotion de ce pays de Saint-Gall, qui fut longtemps le foyer de la civilisation chrétienne pour l’Allemagne. Le lac de Constance s’étendait devant nous avec ses rives doucement inclinées, sans bornes comme la mer, et brumeux comme la mer du Nord. On apercevait Arbon et Bregentz, ces deux stations du pèlerinage de saint Colomban. A Rohrschach nous -nous enfonçâmes dans la vallée où coule la Steinach :ces lieux n’ont plus, comme au temps de saint Gall, un aspect sévère et menaçant. La pente n’est point rapide, les hautes montagnes ne paraissent pas encore, le pays tient moins de la Suisse que de la Souabe ; et je comprends pourquoi ce fut de ce côté que s’étendit principalement l’influence de la puissante abbaye. Dans l’endroit le plus élevé de la vallée, à 2,000 pieds au-dessus du niveau de la mer, est la petite plaine où le- saint construisit sa cellule. Tout auprès, un ruisseau tombe en cascade. A l’orient, la vue s’étend jusqu’au lac, a l’occident, la vallée s’abaisse de nouveau, et s’enfonce vers le pays de Schwitz et de Glaris, au sud, les montagnes d’Appenzell couronnées de neige se montrent derrière des collines boisées ; d’autres collines, chargées de bois de pins, s’élèvent du côté du nord tout ce paysage a une majesté qui n’est pas sans douceur. Mais au lieu de la solitude, des monuments sacrés, qui répondraient à la grandeur et à l’antiquité des souvenirs, je n’ai trouvé qu’une église construite avec le luxe et le goût détestable du dix-huitième siècle, deux hauts clochers flanquant une abside mesquine et surchargée d’ornements de somptueux bâtiments monastiques de la même époque, à demi ruinés maintenant et envahis par les administrations civiles ; enfin, une ville manufacturière et marchande, vivant de petite industrie et de petit commerce, où l’on ne fait plus de théologie, plus de grec ni de latin, mais d’admirables mousselines. Le monastère est remplacé par un chapitre, à la tête duquel on vient de mettre un évêque, accepté à grand’peine par les grands esprits du lieu. De tant de vieilles gloires, il ne reste que la bibliothèque en partie dévalisée au dernier siècle par ceux de Zurich. La ville a tué l’abbaye, qui fut sa mère.

EINSIEDELN.
juin 1847.

Einsiedeln nous a consolés de Saint-Gall. Cette grande colonie monastique qu’on trouve tout à coup dans une gorge sauvage, où l’on ne s’attendait à voir que des chalets et des pâtres, surprend et repose les yeux. Au cœur du canton de Schwitz, entre le lac de Zurich et celui des Quatre-Cantons, au pied du mont Etzel couvert de sapins, et au-bord d’un torrent, s’élève l’abbaye d’Einsiedeln, malheureusement reconstruite au siècle dernier, mais au moins encore debout, encore peuplée de ses religieux bénédictins, encore en possession de sa riche bibliothèque, de sa juste réputation de science et de régularité.

Quelle admirable histoire que celle de saint Meinrad, ce noble Germain du neuvième siècle, qui, après avoir été la lumière du couvent de Reichenau, alla servir Dieu dans la solitude, et y mourir sous les coups de deux meurtriers ! Sur son tombeau s’érigea la chapelle de Notre-Dame des Ermites, et la vénération des peuples, s’y attacha le ciel s’ouvrit pour la bénir, et ce fut la croyance universelle que le Christ lui-même était venu la consacrer ; accompagné de la Vierge, des anges et des saints. A dater d’alors, le sanctuaire d’Einsiedeln n’a pas cessé de recevoir des milliers de pèlerins et de les renvoyer pleins de foi ; de répandre dans toute la Suisse et l’Allemagne méridionale des rayons de lumière et d’amour.

Encore aujourd’hui l’église moderne enveloppe la chapelle reconstruite, après un incendie, sur la placée ! les proportions de l’ancienne. L’image de la Vierge qu’on y honore est la même que saint Meinrad avait emportée au désert. Quinze mille pèlerins y viennent chaque année. J’ai vu ces bonnes gens, agenouillés par groupes, dire à haute voix leurs prières devant chaque autel. J’ai vu une vieille mère, à la tête de sa famille, réciter les oraisons auxquelles tous les autres répondaient. Souvent debout, le chapelet ou le livre à la main, ils demeuraient immobiles, dans une attitude singulière de recueillement et de respect. J’ai remarqué un jeune paysan à genoux, le corps en avant et pour ainsi dire élancé comme dans une extase qui commençait à le détacher de la terre. Combien il est faux de dire que cette race germanique ne soit point faite pour le catholicisme  ! L’aspect de la petite ville d’Einsiedeln est très semblable à Notre-Dame de Lorette. Un nombre infini d’auberges, de boutiques de chapelets, tout semble. n’exister que pour les pèlerins. En face de l’abbaye, les habitations sont resserrées, presque toutes sont en pierre. Plus loin elles s’éparpillent, elles s’isolent elles ne sont plus qu’en bois. On voit bien comment un monastère engendrait une ville. Si la ville devenait plus grande, un jour ou l’autre, elle tuerait peut-être le monastère; mais Einsiedeln est a deux mille neuf cent quatre-vingt-dix pieds au-dessus du niveau de la mer, à mille pieds de plus que Saint-Gall, et il faut encore quelque temps avant que les manufactures et les usines aillent s’implanter à cette hauteur. L’industrie est une plante grimpante, mais le monachisme est monté plus haut qu’elle. Les chalets de la Suisse sont bien riants mais ces constructions de bois accusent un peuple encore nomade. Les peuples vraiment civilisés et sédentaires bâtissent en pierre la pierre ne se déplace pas. On reconnaît les mœurs décrites par Tacite «  Colunt discreti, ut fons, ut nemo placuit ~. » A Schwitz, par exemple, à peine quelques maisons se tiennent et se touchent; les autres se détachent, et toute la ville est éparse dans la vallée et sur les pentes voisines. Nous avons vu la Via Mala, les bains de Pfeffers; nous avons suivi des torrents dans les vallées étroites, assourdis par le bruit des cascades, écrasés par la hauteur menaçante des rochers. J’ai admiré toutes ces. choses; mais j’aime encore mieux un paysage silencieux et découvert, comme à Ragalz ou sur le lac des Quatre-Cantons ; de grandes lignes, des montagnes qui s’élèvent sur de larges bases et par des pentes douces, des transitions ménagées depuis la rive couverte de jardins jusqu’aux glaciers déserts. En général, les spectacles étranges, les beautés dramatiques de la nature, me touchent moins que ces beautés calmes, sans violence et sans bruit.

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ÉCHALLENS.
juin 1847.

Un des plus doux moments de ce voyage de Suisse, c’est la demi-heure que nous avons passée à Échallens. Nous n’avions ni calculé ni prévu cette station de notre pèlerinage. La chose s’était arrangée d’elle-même, comme tout ce qui s’arrange bien. Échallens se trouvait à moitié chemin du trajet de Lausanne à Yverdun. Je me rappelais que c’était le lieu où mon grand-père s’était retiré pendant les derniers mois de la Terreur, et dont ma mère m’avait si souvent parlé. Que n’aurai-je pas donné pour connaître la maison qu’habita ma famille! Du moins je voyais les petits bois et les jolis sentiers où ils allaient conduits cueillir des fraises. L’oncle chartreux marchait le premier en éclaireur, et, quand il avait découvert un nid de fraises, il appelait ses joyeuses nièces « Venez, mesdemoiselles, c’est tout rouge». Et l’on revenait avec des paniers tout pleins de ces jolis petits fruits qu’on mangeait avec du lait excellent. J’ai visite l’église où ma bonne mère a fait sa première communion, sous la direction de ce bon curé, qui lui répétait « Nous irons les deux, nous irons les deux en Paradis. » Je l’ai trouvée comme ma mère me l’avait décrite, partagée, hélas ! entre les deux cultes, le sanctuaire réservé aux catholiques, et fermé par une grille de bois, la nef commune aux catholiques et aux protestants d’un côté, la chaire du curé et le baptistère de l’autre, la chaire du pasteur et la table de la Cène. Cette chère église est bien misérable ; cependant j’y ai prié avec plus d’émotion que de coutume ; j’y ai remercié Dieu des grâces qu’il avait faites en ce lieu même à la petite exilée. J’ai prié pour ma bonne mère, parce que c’est un devoir de prier pour les morts ; mais, comme je la crois heureuse et puissante dans le ciel, je lui ai demandé de veiller sur nous, de nous aider à finir heureusement ce voyage trop long, et surtout d’obtenir à ses enfants quelques-unes de ses douces vertus. Ma femme et ma belle-mère priaient avec moi, et ma petite Marie s’agenouillait bien sagement devant la grille du sanctuaire. Amélie a voulu cueillir quelques fleurs sur la petite éminence où s’élève l’église. Ces fleurs ne sont pas celles que notre bonne mère foulait en allant à la messe, mais elles leur ressemblent, et plaise a Dieu que nous lui ressemblions autant !

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LA VALLÉE DE MOUTIERS.
Juin 1847.

après une journée passée a traverser le lac de Neufchâtel, et à côtoyer celui de Bienne, nous avions pris dans les montagnes un chemin escarpé et pittoresque qui nous avait menés coucher à Sonceboz, à une demi-heure environ de Pierre-Pertuis. Le lendemain, nous passâmes le Pertuis, c’est-à-dire le trou de rocher probablement percé par la nature et agrandi par la main des hommes, et nous nous trouvâmes sur l’autre versant du Jura, nous commençâmes à descendre dans cette belle vallée dé Moutiers qui sillonne, à peu près du sud au nord, l’ancien territoire de l’évêché de Bâle. C’est un admirable pays. Deux fois au-dessus et au-dessous de Moutiers, les gorges se resserrent, les rochers qui se poursuivaient depuis longtemps, sur la rive droite et la gauche du torrent, semblent se joindre et l’enfermer comme dans une prison dont les murailles hautes de cinq à six cents pieds vont toucher les nues. En quelques endroits, pour compléter l’illusion, les couches horizontales du rocher paraissent les assises d’un monument, et le sommet, sillonné, ébréché par la foudre et par la pluie, imite les créneaux d’une forteresse à moitié démantelée. De longues rangées de pins se tiennent en haut, hérissées et menaçantes, comme une armée en bataille. Quelquefois les constructions des hommes se confondent avec celles de la nature, , et je ne puis oublier une gracieuse église, nichée à une hauteur infinie au-dessus de nos têtes, et dont le petit clocher semblait tout joyeux de porter la croix si près du ciel. Je ne parle pas des cascades et du torrent qui s’en allait à grand bruit, tantôt à nos pieds, tantôt à une extrême profondeur, à demi caché par les touffes d’arbres penchées sur lui. J’aimais mieux les autres passages, et c’étaient les plus nombreux, où la vallée s’élargissait, les pentes s’inclinaient, s’arrondissaient en mamelons, formaient plusieurs plans disposés les uns derrière les autres, se couvraient de verdure et non pas seulement de sapins, mais de chênes, de châtaigniers, de feuillages plus variés et plus riants, pendant que la rivière pacifiée semblait comme un lac encadré dans des rives fleuries. De distance en distance, des croix, des madones, de petites chapelles dans le rocher, rappelaient qu’à la vue de ces beautés de la terre les hommes s’étaient souvenus de Dieu. Ce qui me frappait surtout, c’était l’activité industrieuse qui animait ce tableau. Le torrent faisait mouvoir beaucoup d’usines il y avait des moulins, des scieries, des fourneaux pour travailler le fer, et moi, qui n’ai pas de passion pour les merveilles de l’industrie, je ne pouvais me défendre d’une pensée qui m’a poursuivi tout-le jour. J’admirais cette loi du travail, venue de Dieu, embrassée par l’homme, s’étendant avec le progrès des siècles et des mœurs, et n’épargnant rien de ce qui semblait fait pour la liberté et le repos. Quoi de plus libre que l’eau et feu ? et cependant on est venu chercher ce torrent au fond de son désert ; on l’a contrarié par des barrages, emprisonné dans des canaux, pour le jeter sur des roues, pour l’attacher comme un esclave a la meule, pour faire agir des soufflets et des scies. On a enchaîné le feu dans les hauts fourneaux dans la pompe à vapeur ; dans la bruyante locomotive, on l’a attelé comme une bête frémissante. Quoi de plus calme, de plus majestueux, dans le repos et le silence, que ces grands arbres, qui semblaient nés pour ne rien faire, comme des fils de rois ! on les fait pourtant descendre de leurs rochers ; on les précipite dans la rivière, qui passe au bas et les emporte ; on les réunit en radeaux Le Rhin les emmènera dans des villes laborieuses, ou les uns seront équarris, façonnés sur les chantiers, pour former la quille, le mât de quelque vaisseau, et porter jusqu’au bout du monde le poids du trafic et de la spéculation ; les autres soutiennent la charpente de nos maisons ; les plus chétifs serviront à chauffer nos foyers. Voici un enfant qui garde des moutons ne sont-ce pas les plus oisives des créatures ! Mais, si les moutons ne font rien, c’est leur laine qui sera foulée, tordue, qui prendra mille formes pour nous vêtir ; et cet enfant qui siffle auprès d’eux, je veux qu’il n’écrive ni ne lise ; il faut bien au moins, tôt ou tard, qu’il sache son catéchisme, c’est-à-dire qu’il s’habitue aux idées de Dieu, de l’âme, de la mort, de l’éternité, c’est-à-dire aux plus laborieux exercices de l’esprit humain, à des méditations qui effrayaient Platon et qui inquiétaient Descartes.

OBERWESEL ET STOLZENFELS.
30 juin et 1° juillet 1847.

C’est au-dessous de Bingen que la vallée du Rhin se resserre tout à coup, et que le fleuve, pressé entre les rochers, se creuse un lit profond. Cette gorge se prolonge jusqu’à Coblentz l’entrée est gardée du côté du sud par les ruines féodales d’Ehrenfels, au nord. par la citadelle moderne d’Ehrenbreistein. Après, vient cette longue suite de châteaux, d’abbayes, de petites villes : Rheinfels, Rheinstein, Bacharach avec les tours de son ancienne église réduite en cimetière, et les rester d’une ancienne église de Templiers. Plus loin, Caub et la petite île fortifiée du Pfalz, s’élevant sur les eaux comme un vaisseau amarré qui n’attend que des ordres pour lever l’ancre et descendre le fleuve. Chaque sinuosité du Rhin forme comme un lac dont on ne voit pas les issues. Tout à coup le fleuve retourne, l’ouverture de la vallée se démasque, et un nouveau spectacle commence. Vers le milieu du trajet, au bord de l’un de ces lacs admirablement encadrés, là où le Rhin est plus étroit, la gorge plus solitaire, où les montagnes plus arides ne laissent voir que le rocher entrecoupé de vignes, loin de tout ce qui peut rappeler la civilisation moderne, s’élève une petite ville où le moyen âge est tout debout, Oberwesel.

Sur la rive gauche du fleuve s’étend une muraille d’environ un quart de lieué, encore crénelée à moitié, ailleurs ouverte par de larges brèches. Elle est percée de plusieurs portes à plein cintre, basses et sombres elle est fortifiée de meurtrières et flanquée de sept tours. A l’extrémité vers le nord, une haute tour. ronde à deux étages, puis deux tours carrées, puis une tour ronde plus basse ensuite vient la grande brèche suivie de deux petites tours octogones, et l’extrémité sud est marquée par une tour carrée, avec un couronnement octogone en ruine. Cette ligne forte se replie et enveloppe toute la petite ville à peu près en forme de trapèze. Du côté occidental une grande tour carrée s’élève entièrement ouverte d’un côté le lierre et les plantes grimpantes n’ont pas manquéde jeter leur voile sur ces débris. Dans cette enceinte, il y a des vergers, des jardins, un petit nombre d’habitations en bon état, surtout des masures et des chaumières, de misérables constructions de bois. Mais comme dans les moeurs du moyen âge, si les hommes ont des habitations misérables, ils ont mis la grandeur et la magnificence dans les églises. Deux grandes églises gardent, pour ainsi dire, les deux entrées de la ville, l’une au nord-ouest, l’antique paroisse de Saint-Martin ; l’autre, au midi et hors des portes, est une ancienne abbaye de femmes, sous l’invocation de la Vierge. Entre les deux, et vers le bord du Rhin, la petite chapelle de Saint-Werner, petit oratoire gothique, humble et charmant comme le saint enfant, comme le jeune martyr égorge par les Juifs, en l’honneur duquel elle fut élevée. L’église de Saint-Martin était fermée à cause des réparations qu’on venait d’y commencer ; mais on voyait à l’extérieur une belle nef percée de fenêtres ogivales. Pour façade, une large et haute tour carrée, crénelée, avec quatre petits balcons, exécutés aux quatre angles, et surmontés d’une petite tour octogone basse et qui manque de couronnement dans les fenêtres et les arcs de la frise, tantôt le plein cintre, tantôt l’ogive. Cet édifice a par-dessus tout un caractère de force et de puissance. L’église de Notre-Dame est un chef-d’œuvre d’architecture ogivale, à l’exception du clocher volumineux et lourd. Mais les nefs sont admirables, et celle du milieu s’élance avec une légèreté singulière l’abside, tournée vers le Rhin, est percée de cinq longues fenêtres. La façade est très-simple, et ne présente qu’une porte surmontée d’une belle fenêtre ogivale.

Au-dessus de la ville et du côté du sud, sur une colline escarpée, est le château, dont les vastes ruines annoncent une antique prospérité. Cependant les puissants seigneurs qui l’habitaient se faisaient gloire d’être bourgeois d’Oberwesel. La ville, au temps d’Henri VII, était ville impériale ; c’est, pourquoi on voit des aigles sur les murs. Nulle part au monde le moyen âge ne paraît plus conservé ; l’imagination a peu de frais à faire pour réparer les brèches de la vieille enceinte, et pour la repeupler de ses vieux habitants.

Ce travail de l’imagination est encore plus facile à Stolzenfels. Maintenant qu’un prince en a relevé et meublé les murailles, il n’en coûte rien pour se croire transporté au siècle de la chevalerie, et pour se représenter les conditions de la vie féodale. On comprend cette vie solitaire, mais indépendante; incommode, mais superbe ; cette richesse qui ne donnait point ce que nous appelons l’aisance, mais la force ; ce plaisir des yeux qui dominaient une admirable contrée sans y découvrir ni maître ni obstacle. A. cette hauteur, au-dessus des petits intérêts et des petites craintes, il était facile que les cœurs fussent élevés, invincibles. Si les nobles ont fait les châteaux, on peut dire aussi que les châteaux ont fait les nobles. Rheinfels, Ehrenfels, Marxsburg, Stolzenfels, Heidelberg ce sont les berceaux, ce sont les nids de tous ces aigles de batailles s’ils n’avaient pas habité dans les tempêtes, ils n’auraient pris ni un vol si haut, ni un cœur si intrépide.

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