Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/065

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Lecoffre (Œuvres complètes volume 11, 1873p. 355-359).


LXV
À M. FALCONNET.


Orléans, 30 juillet 1851.
Mon cher cousin,

C’est bien tard venir partager ta douleur ; cependant tu me connais assez pour savoir combien devait me toucher cette triste nouvelle. Ainsi s’en vont l’un après l’autre tous ceux qui ont aimé mes pauvres parents, et nul ne leur fut plus fidèle que ton excellent père, dans leur vieillesse, dans leur solitude. Je n’oublierai jamais que ma mère était bien abandonnée la dernière année de sa vie, M. Falconnet continuait de la visiter avec une assiduité pieuse, et cette marque d’attachement m’allait jusqu’au fond du cœur. Mais ai-je besoin de rappeler tous les souvenirs reconnaissants qui me liaient à lui ? Sa figure ne se mêla-t-elle pas aux plus chères images de mon enfance ? Ne le vois-je pas encore nous menant tous deux chasser aux papillons, tantôt dans les saulées de Saint-Clair, tantôt sur le bord de la Saône, ou un dimanche soir nous nous amusâmes si bien à l’abri d’un hangar, tandis qu’il pleuvait ? Nous nous balancions aux deux bouts d’une grande poutre en équilibre, pendant que ton père, appuyé sur une canne que je reconnaîtrais encore, nous faisait faire des remarques instructives, et mêlait à nos jeux d’utiles leçons. Que de fois aussi encourageait-il mes études, tantôt par une félicitation, tantôt par un bon conseil Je sais telle parole de lui qui m’a donné de l’émulation pour plusieurs mois. Enfin il m’a conduit jusqu’au bout de la jeunesse quand je n’avais plus mon père pour m’y conduire ; et si ta mère avait contribué singulièrement à me conseiller un mariage où j’ai trouvé tant de bonheur, M. Falconnet fut un des témoins qui m’accompagnèrent à l’autel. Hélas ! ce jour-là, j’avais encore avec moi M. Jaillard qui vient aussi de mourir, comme s’il fallait, à mesure que nous formons de nouveaux liens ici bas, que les anciens se rompissent afin que notre tente ne tînt pas trop à la terre. Ah ! cher ami, tu ne le sens que trop ; et je sais par expérience quel brisement se fait dans nos entrailles quand nous perdons un père. Voici quatorze ans que la blessure saigne chez moi ; elle s’est adoucie, mais elle ne s’est jamais cicatrisée. Je ne connais qu’une consolation digne de ces grandes douleurs : c’est Dieu qui nous a repris ce qu’il nous avait donné rien ne se perd dans sa main, et lui qui ne permet pas qu’une goutte de pluie tombe inutilement, comment ne recueillerait-il pas deux âmes qui ont passé en faisant le bien, deux hommes dévoués à leurs devoirs de famille, passionnés pour tout ce qui était juste, éprouvés par des peines cruelles ? Assurément je prie pour eux, mais dans cette prière je trouve beaucoup de douceur. Il me semble que je vois se reformer, dans un monde meilleur, cette société de personnes respectables et chères qui m’entourèrent à l’entrée de la vie et qui m’attendent à la fin. Je m’habitue à-m’entretenir avec elles ; par elles, mes pensées s’élèvent plus tacitement vers ces régions invisibles où Dieu réside. Si Dieu y résidait seul, nous pourrions trop l’oublier ; mais en rappellant ainsi l’un après l’autre ceux que nous aimons le mieux, il nous force bien de prendre avec eux le chemin du ciel. Bénies soient nos saintes mères qui les premières nous ont enseigné ce chemin Quand, tout petits, elles nous apprenaient à croire, à espérer, à aimer, elles posaient, sans y penser, les degrés par où nous remontons jusqu’à elles, maintenant que nous les avons perdues. Heureux ceux qui savent vivre avec tes morts : c’est souvent le meilleur moyen de remplir ses devoirs envers les vivants.

Pour moi, mon cher ami, cette perte cruelle m’a inspiré un vif sentiment de repentir. Je me suis amèrement reproché d’avoir laissé passer un temps si long sans t’écrire, sans écrire à ton excellent père, sans donner à des parents que j’aimais si fort aucun signe d’attachement. Maintenant il faut mettre fin à cette espèce de négligence qui n’était certes pas l’oubli, mais plutôt l’embarras d’un homme surchargé de travail. En parcourant d’anciennes lettres, il y a quelques jours, j’envoyais une où ma bonne mère me parlait de toi comme de son enfant ; je retrouvais notre correspondance d’étudiants où nous nous traitions comme deux frères. Cher ami, renouons la chaîne ; au moins deux fois par an donnons-nous de nos nouvelles. Que je sache quelque chose de cette bonne et charmante cousine que j’ai à peine entrevue, et de l’enfant que je ne connais pas. Peut-être Dieu lui a-t-il donné des frères ou des sœurs. Ma petite fille à moi est toujours seule :heureusement, elle a une bonne santé. J’admire vraiment l’art infini de la Providence dans cette vie tout entrelacée de consolations et d’épreuves, de joies inexprimables et de douloureuses sollicitudes, qui nous tient sans cesse en haleine, qui ne nous permet jamais ni le repos ni le découragement. Au fond, et malgré bien des peines, je suis aussi heureux qu’on puisse l’être ici-bas, avec les blessures que nous fait la mort, et que ravive profondément la perte de ton bon père.

Je t’écris ceci d’Orléans, où l’on m’a envoyé pour faire des examens et où mille importunités ne me permettent pas de tracer deux phrases de suite. Pardonne donc, cher ami, si je n’ai pas trouvé toutes les paroles voulues pour un si grand malheur, mais compte toujours sur mon tendre dévouement.