Œuvres complètes de Frédéric Ozanam, 3e édition/Volume 11/064
Mon cher ami,
Je vous déclare que nous nous brouillerons, si vous continuez à vous moquer de moi, comme vous faites, avec l’excès de vos ’éloges. Sans doute l’amitié a bien la moitié du bandeau de l’amour mais,vous y voyez encore trop clair, et vous avez trop d’esprit pour ne pas apercevoir tout ce qui me manque. D’ailleurs, comme chrétien, vous ne devez pas tenter d’orgueil un ami qui, en sa qualité d’homme de lettres, n’est que trop sujet à ces tentations. Mais il y a deux sortes d’orgueil : celui qui est content de soi, c’est le plus commun et le moins mauvais et celui qui est mécontent de soi, parce qu’il attend beaucoup de lui-même et qu’il est trompé dans son attente. Cette seconde espèce, bien plus rafinée et plus dangereuse, est la mienne. Je ne suis nullement satisfait de ma personne, et j’ai trop de raisons de ne l’être pas. Au fond, mon esprit manque de force et de fécondité je n’en ai jamais rien obtenu que par un travail violent, et depuis que l’on m’oblige de travailler peu, ma stérilité devient désespérante. Je mets pourtant un livre sur le métier ; mais Dieu sait quand je l’aurai fini, si je ne retrouve pas un peu de santé et de verve ! La conclusion de tout ceci est que l’article de M. Terret me touche et me confond. J’attends le second pour lui écrire et le remercier, ne voulant pas le décourager en lui confiant ce que je pense de moi-même. Mais dès à présent je vous prie de lui dire combien il m’est doux de conserver à Lyon des amis si indulgents, si clairvoyants d’ordinaire, et si capables d’illusions quand il s’agit de moi.
Adieu, cher ami ;que de temps passé sans nous voir ! Ne viendrez-vous donc jamais, et faut-il que je vous aille trouver ? C’est le parti que je pourrais bien prendre l’année prochaine si vous nous tenez toujours rigueur. L’achèvement du chemin de fer me fait un plaisir infini, en mettant à ma portée ce cher Lyon où je n’ai pas de meilleur ami que vous.. Laissez-moi dire que vous n’en avez guère non plus de plus dévoué que votre ancien camarade du voyage de Saint-Point. N’est-ce pas la première date de notre amitié ?
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